Stéphanie Lemarchand-Thieurmel Université Rennes 2
Résumé
La lecture des élèves en difficulté est ici étudiée sous deux aspects. Une enquête menée sur trois ans auprès de deux classes de lycées professionnels bretons donne accès aux lectures personnelles des élèves interrogés afin d’en établir le corpus. Celui-ci permet de mesurer l’impact de la culture des écrans sur leurs choix de livres. Le deuxième aspect questionné est celui de la lecture et de la réception des œuvres patrimoniales proposées à l’école. En effet, la culture scolaire induit d’autres modes de lecture et des comportements spécifiques face aux livres. Des entretiens avec une douzaine d’élèves permettent de saisir une certaine influence de la culture des écrans sur leur réception des œuvres et leur résistance à la compréhension des textes. Nous proposons d’examiner quelles sont les conséquences de cette culture des écrans : constitue-t-elle un enrichissement ou bien bloque-t-elle l’accès à la culture
« savante » que l’école tente de transmettre ? Nous observons un paradoxe de cette culture de l’image : si elle aide les élèves à comprendre et à apprécier un texte, elle est parfois un frein à l’imaginaire. L’apprentissage de la multilecture littéraire à l’école est donc un enjeu majeur pour conjurer une probable fracture culturelle.
Mots clés : Lycée professionnel, lecture, difficulté scolaire, culture d’écran, images mentales.
La lecture en lycée professionnel rejoint la question de la lecture des élèves en difficulté scolaire. En effet, l’orientation des élèves se fonde bien souvent sur l’exclusion plutôt que sur des choix véritables.
Ainsi, ce qui est en jeu en lycée professionnel réside dans le rapport à l’école de ces élèves. En effet, dans les deux classes que nous avons observées, si la majorité des élèves disent ne pas avoir de difficulté en français et si un peu plus de la moitié ont choisi leur orientation, nous estimons que cette orientation est largement conditionnée par un échec en collège qui les conduit à une orientation raisonnable au vu de l’institution. Reste qu’une large part d’entre eux, même dans ce cadre, souhaitait une autre orientation : treize élèves dans la classe de vente, neuf dans la classe secrétariat. Or, dans un système scolaire fondé sur l’écrit, la lecture constitue le critère principal de cette exclusion. Souvent conscients de cette relation entre l’écrit et l’échec scolaire, les élèves sont donc majoritairement réticents face à la lecture. Notre étude s’intéresse donc à des élèves plutôt en difficulté scolaire et peu lecteurs, qui relèvent très majoritairement de la culture des écrans. En outre, la question de l’origine sociale des élèves semble fondamentale pour expliquer la relation des élèves à l’école. Or, dans les classes que nous avons observées, le recensement du milieu socioprofessionnel des élèves fait apparaître qu’ils proviennent quasi exclusivement de classes moyennes et populaires.
L’enjeu – les faire accéder à la lecture de livres et surtout à la lecture littéraire des textes – est donc aussi de modifier leur rapport à la culture. Il importe alors de percevoir les conséquences de cette culture des écrans : comment l’apprécier ? Constitue-t-elle un enrichissement ou bien bloque-t-elle l’accès à la culture « savante » que l’école tente de transmettre ? Enfin, la culture des écrans sonne-t-elle le glas du jeu au profit du divertissement ?
La recherche sur laquelle s’appuie cet article est conduite dans le cadre d’une étude longitudinale sur la lecture d’élèves de lycée professionnel. Il s’agit de recueillir des informations sur leurs lectures personnelles et scolaires afin de saisir les influences de l’une sur l’autre, les résistances ou les enthousiasmes face à la lecture scolaire. En outre, nous
cherchons à examiner le rôle de la subjectivité dans la lecture scolaire. Il s’agit d’une recherche empirique et comparative entre deux classes, dont l’une est soumise à un protocole permettant de prendre en compte de manière systématique la subjectivité des élèves dans les lectures scolaires. Les résultats dépendent de la qualité du discours des élèves sur les œuvres et la lecture, ainsi que de la mémorisation des œuvres scolaires. La qualité du discours est appréciée en fonction du degré d’appropriation personnelle des œuvres et de l’usage qui en est fait.
Cette recherche s’appuie sur les théories de la réception des œuvres, en particulier sur les travaux de M. Picard (1986) et de V. Jouve (2005) sur les mécanismes de la lecture et le jeu qu’elle induit. La réception en contexte scolaire nécessite également le recours aux travaux des théoriciens et des didacticiens de la lecture : A. Rouxel et G. Langlade (2004), particulièrement, qui mettent en lumière les différents dispositifs permettant l’observation et l’analyse de la lecture subjective à l’école.
Enfin, s’agissant de lecteurs d’un milieu culturel particulier, nous utilisons les recherches en lecture sur les marges : N. Robine (2007) et M. Petit (2002) sont nos principales références ici. Les enquêtes récentes comme celle d’O. Donnat (2009) permettent de mettre en regard nos résultats avec des études plus vastes.
Il s’agit donc d’une recherche de terrain auprès des élèves de deux classes de lycée professionnel bretons, l’une de vente, l’autre de secrétariat.
Afin de construire le corpus des œuvres qu’ils lisent, qu’elles soient scolaires ou privées, nous avons procédé à une enquête par an sur les trois ans du cycle du baccalauréat professionnel.
Les enquêtes abordent différents sujets. Pour ce qui nous intéresse ici, deux questions ont été reprises tous les ans :
Il s’agit à la fois de construire le corpus des lectures des élèves et de mesurer le souvenir de leurs lectures scolaires.
Le corpus obtenu permet un classement des œuvres lues : il s’agit de lecture scolaire pour certains élèves, d’œuvres de littérature de jeunesse et d’une littérature populaire faite d’ouvrages à succès d’une part et d’histoires vraies d’autre part. Or, ce corpus amène naturellement à la question des écrans, ces derniers constituant une base très forte de ses œuvres. Certaines, en effet, sont lues manifestement parce qu’elles donnent naissance à des films ou des séries télévisées, à moins qu’elles n’en soient directement issues.
En outre, une autobiographie de lecteur a été réalisée par les élèves en première année pour saisir leur histoire de lecteur et sélectionner un échantillon représentatif de six élèves par classe.
Ces derniers ont participé à des entretiens semi-guidés qui permettent d’affiner nos résultats.
L’autobiographie de lecteur montre assez directement la concurrence de la lecture et des écrans. En effet, les élèves abordent assez souvent la lecture de la presse en ligne ; certains disent spontanément préférer les films aux livres, etc. Ainsi l’écran est-il un élément important dans la culture des élèves.
En outre, et dans le cadre scolaire, c’est lors de l’observation des résistances à la lecture d’œuvres longues, et devant les difficultés de certains élèves pour conduire une démarche d’interprétation des textes que nous avons été amenée à questionner la culture des élèves et l’influence des écrans sur leur lecture.
Par lecture, il faut entendre ici ces deux acceptions du terme : le déchiffrement et la lecture littéraire. Certains élèves, en effet, éprouvent des difficultés à comprendre un texte de manière littérale. D’autres passent ce cap, mais n’arrivent pass’approprier la lecture littéraire. Or, l’écran constitue l’essentiel de leur mode d’accès à la culture et favorise deshabitudes qui peuvent expliquer l’incompréhension des « règles du jeu » de la lecture.
La question des images est donc explicitement abordée lors des entretiens. Ceux-ci sont conduits au regard desmatériaux récoltés afin d’affiner nos connaissances et nos analyses des
situations constatées. C’est alors que la question des images, réelles ou mentales, est abordée par les élèves de manièrerécurrente et c’est donc sur ces aspects des entretiens que nous nous baserons ici. Quelques exemples sont choisis pour illustrer notre propos.
Les résultats exposés ici sont donc issus de l’analyse des autobiographies de lecteur et des déclarations des élèves sur leurs lectures personnelles et scolaires lors des entretiens.
La question qui s’impose à nous au vu des corpus obtenus et des déclarations des élèves est celle, énoncée par A. Barrère et F. Jacquet-Francillon (2008), de savoir si la culture des jeunes ainsi construite permet l’accès aux acquisitions scolaires ou, au contraire, leur fait obstacle.
Il se trouve que deux tendances contradictoires se révèlent dans nos travaux : si l’écran, et l’image en particulier,peuvent aider les élèves en difficulté de lecture, en revanche, la culture des écrans influence si profondément l’acte de lire qu’elle peut dénaturer son fonctionnement même, générant alors des difficultés supplémentaires pour les élèves. Or,c’est justement dans cette contradiction qu’il est possible de saisir le rôle des images dans la lecture et d’imaginer pour les élèves des articulations qui favorisent la multilecture qui, pour nous, ne va pas sans culture multimodale.
Pour les élèves les plus en difficulté – ceux qui peinent à terminer un livre court, ceux qui n’y arrivent jamais – le recours au film peut être un facteur de motivation à la lecture et de compréhension des œuvres. D’une part, le recours aux écrans, et particulièrement aux films, peut favoriser et même stimuler le choix d’œuvres et l’accès à l’autonomie des élèves dans la lecture ; d’autre part, le film adapté d’une œuvre, en proposant des images en lieu et place des mots, permet l’accès à la compréhension des livres pour les élèves ayant des difficultés de déchiffrement.
L’écran et l’autonomie dans le choix des textes
L’écran, en effet, est parfois facteur d’autonomie dans le choix des livres lus. Le lecteur, perdu dans le dédale desrayons des librairies, choisit un livre qu’il connait par d’autres
médias ou par son groupe d’amis. Cette situation est utilisée par l’industrie de la culture qui décline une même histoire sous différents formats : le film, le livre et le jeu vidéo en particulier. Il s’agit souvent d’un phénomène sériel, c’est-à-dire d’une stratégique tournée vers la reproduction d’un succès ou encore de créations pensées, dès l’origine, sous forme sérielle (Laurichesse, 2011). Ainsi se crée un événement commercial et culturel dans lequel les jeunes se reconnaissent et qui marque leur appartenance au groupe de pairs.
L’écran constitue alors une véritable culture. En effet, spontanément, le film ou la série télévisée sont les références que citent les élèves comme exemples d’œuvres. En outre, l’enquête d’O. Donnat (2009) montre que 17% de la population relève de cette unique culture d’écran et que 61% des personnes n’accédant à la culture qu’à travers la télévision ne lisent pas de livres. Or, ce sont surtout les jeunes des milieux défavorisés qui ont cette culture des écrans. Lorsque le film ou la série télévisuelle aide les élèves à choisir ou à lire des œuvres, nous entrevoyons une possibilité de les faire accéder à une culture plus ouverte à la multimodalité.
Le livre est, en outre, d’un accès difficile pour de nombreux élèves. À la fin de notre enquête longitudinale, alors que les élèves ne vont pas tarder à quitter le lycée, nous percevons cet élément dans plusieurs entretiens. S’orienter dans une librairie ou dans les rayons d’une bibliothèque n’est pas toujours aisé. Le genre de livres que l’on doit choisir est une autre épreuve. Ainsi, l’écran constitue une double source pour choisir les livres. Les élèves, habitués aux réseaux sociaux et à internet, choisissent volontiers des livres par les propositions de leurs pairs via les sites et les blogues. Une élève d’ailleurs finira même par tenir un blog de présentation de ses lectures. C’est sur ces sites qu’elle trouve de nouvelles lectures et constitue sa PAL1. Mais c’est aussi en voyant des films ou des séries télévisées que les jeunes choisissent parfois de lire le livre qui leur correspond, l’industrie de la culture associant, nous l’avons vu, les médias autour d’une même histoire, d’un même scénario.
Dans les classes observées, Lisa, élève de secrétariat, illustre parfaitement ce type de comportement. Dans son autobiographie de lectrice et dans le premier entretien, Lisa fait effectivement, une place de choix à l’écran dans sa motivation à la lecture, notamment par
1 PAL selon Alice est sa « Pile à lire ». L’expression est employée dans son autobiographie de lecteur en Terminal.
ça qui m’a donné envie de lire. En fait, c’est souvent ça. » ;
En somme, toutes les lectures de Lisa proviennent de découvertes via l’écran et elle passe facilement d’un média à l’autre.
En outre, lorsque Lisa évoque son passage du film au livre, elle apporte un éclairage nouveau sur le rôle que peut prendre le cinéma. En effet, ce qu’elle cherche dans le livre ce sont les détails, « des passages qui n’étaient pas dans le film, mais dans le livre », dit-elle.
Selon elle, pourtant, les émotions qu’elle vit sont les mêmes, qu’elles viennent du film ou bien du livre. Sa posture delectrice est en effet en attente de l’histoire et attentive à l’intrigue. La lecture semble donc conditionnée par ces images, immédiatement perceptibles, ne nécessitant pas d’activité interprétative importante. Sa posture se situe un peu entre lefugueur et le spectateur décrits par Annie Rouxel (2004). Fugueur, car elle est attentive à l’intrigue, mais spectateurpour le rapport au temps qui lui fait préférer les livres. Elle explique, en effet, qu’« un film qui dure trop longtemps ça va me lasser, mais après le livre je peux le lire en plein de fois c’est mieux ! ».
Cette remarque est assez rare pour être soulignée : le temps permis par la lecture est un facteur de plaisir pour cette élève.
En revanche, ce sont bien les images, comme celles d’un livre illustré, qui permettent à Lisa l’accès au texte. Celui-ci est associé aux images pour donner, dans l’album de littérature jeunesse, le sens de l’histoire racontée et le plaisir de lire. Pour Lisa, il semble que l’association film-livre soit du même ordre.
Ses choix de livres sont donc associés à des films regardés. En outre, elle dit chercher les mêmes choses dans les deuxsupports. Comme pour beaucoup d’élèves, il n’y a pas de
distinction dans les attentes : le plaisir viendra de l’action et de la qualité de l’histoire. Si Lisa aime le film Twilight, par exemple, c’est parce qu’il y a « de l’action ». Cependant, lorsqu’elle passe à la lecture, ce sont les détails qui prennent de l’importance. C’est donc l’action qu’elle connait, puisqu’elle a vu le film, qui lui permet de s’arrêter sur les détails lors de la lecture.
Cependant, on peut légitimement se demander si la revendication qu’elle formule, en disant qu’il lui faut de l’action pour qu’elle aime le livre, ne cache pas en réalité une gêne pour énoncer ce qu’elle cherche vraiment dans sa lecture. On peut s’étonner, en effet, que ce roman soit cité en référence, car il s’agit d’une histoire d’amour et c’est la raison pour laquelle ce livre est plébiscité par les jeunes filles. Or, dans le roman Pauline de Dumas, proposé en seconde et qu’elle n’a pas aimé, la seule scène qu’elle cite comme intéressante est celle du bal. En somme, une scène sans beaucoup d’action, mais ou « les sommeillantes princesses » (Petit, 2002, p. 53) peuvent peut-être se réveiller. La situation de cette jeune fille nous semble ambivalente. Sans l’écran, elle n’aurait pas accès à la lecture, car elle ne sait pas comment choisir un livre et subit, en outre, l’influence de ses pairs. Cependant, elle semble répondre à un certain consensus culturel autour du film et du livre. Le bon film serait le film d’action, un bon livre doit proposer davantage de détails ; en somme l’expérience serait différente selon le support que l’on choisit. Pourtant, jamais l’émotion n’est envisagée en tant que telle.
En outre, si les histoires d’amour semblent très présentes dans ses choix, elles ne sont jamais évoquées directement. Nous pensons qu’il s’agit là d’une forme de pudeur qui se traduit par une autocensure sur ce que pourrait lui procurer la lecture dans son engagement intérieur. Lors de nos entretiens, nous retrouvons ce phénomène au moins une autre fois. Sofia, en effet, explique qu’elle ne lit pas pour ne pas trop rêver. L’accès à l’intériorité, à une émotion, semble interdit.Le film, mettant à distance des émotions trop intimes, grâce, paradoxalement, aux images et donc au réalisme des scènes, permet d’aborder ces aspects sans que le spectateur ne soit complètement « englouti » dans ses émotions intimes.
Finalement, si le film aide Lisa à choisir ses livres et à prendre plaisir aux détails, c’est bien le livre qui lui donne accès à certains éléments de sa propre personnalité. C’est dans la répétition, dans la relecture qu’elle trouve plaisir. L’enjeu del’école est donc ici de lui donner des clés pour qu’elle avance dans la compréhension des mécanismes et desenjeux de la
lecture. Il semble aussi pertinent de s’interroger sur les habitudes de lecture que donnent le film et la culture des écrans, nous y reviendrons dans la seconde partie.
Dans le cas de Lisa en particulier et de nombreux autres élèves, le film et, plus largement l’écran, constituent des vecteurs de la lecture : vecteur pour l’accès aux livres, mais aussi pour leur compréhension.
Création d’images mentales via l’écran : une indispensable béquille ?
Afin de préparer, compléter ou accompagner la lecture de l’œuvre de M. Shelley, Frankenstein, nous avons proposé aux élèves de recourir au film de Kenneth Branagh réalisé en 1994. Dans la classe de vente, le film a été entièrement montré à l’ensemble des élèves après une phase de lecture autonome et nous avons interrogé les élèves faibles lecteurs sur l’apport de ce média. Les résultats permettent de mesurer la ressource qu’est le film pour la compréhension littérale de l’œuvre.
Il s’avère que certains élèves, alors même qu’ils ont suivi la séquence de classe, peinent à comprendre certains passages du livre. Or, si le film de Kenneth Branagh est parfois assez peu fidèle au livre, il permet à ces élèves de comprendre l’histoire ou de saisir la richesse de la lecture. Sans cette aide, la lecture de Frankenstein leur est pénible et ils ne terminent pas le livre. Le film leur permet de progresser dans la compréhension de l’histoire et dans la production d’un discours sur l’œuvre.
C’est le cas de Romain, par exemple : « Je pensais que le monstre n’avait que pour but de tuer son créateur, mais à la fin […] le monstre ressent des sentiments de tristesse, c’était son père ». En fait, les difficultés de lecture qu’éprouve Romain l’empêchent de prendre plaisir à cette lecture. Le jeu des hypothèses actualisées au fur et à mesure de la découverte du texte, processus propre à la lecture justement, ne peut pas vraiment être opérant, car sa lecture est trop lente. Pour cet élève, les mots peuvent parfois être oubliés au fur et à mesure de la lecture et l’histoire semble stagner : l’œuvre perd alors de son intérêt. Romain dit d’ailleurs n’avoir pas aimé l’histoire de Frankenstein, mais avoir aimé le film. Ce paradoxe s’explique par cette difficulté de déchiffrage. Le film, ici, réactive le jeu du lecteur qu’est Romain. D’ailleurs, il explique qu’il cherche à se créer des images mentales lorsqu’il a « un peu de mal dans le livre ». Le filmsert donc de béquille en quelque sorte. En outre, si Romain
explique qu’il n’a pas aimé le livre, il est conscient que la construction du film est fidèle à ce qui l’a gêné dans sa lecture. Il s’agit selon lui « d’un retour vers le passé, mais [le film] est plus facile à comprendre ». Sans le film, Romain n’aurait donc pas pu avoir accès à l’histoire racontée et produire le discours qu’il tient sur la structure de l’œuvre.
Le film tient ce même rôle dans l’accès à l’œuvre d’une autre élève, Ayfer, pour qui la lecture de Frankenstein semble impossible. Pourtant, elle explique, lors d’un entretien, qu’elle a aimé le film. Le recours aux images lui permet d’accéder au sens que l’on cherche à produire en classe : « Ouais c’est vrai j’ai compris, là c’est bon ! », nous dit-elle. Le film semble aussi relancer sa lecture. Elle explique en effet : « En fait moi j’aime pas trop lire. Je préfère regarder. Alors le film, il m’a aidée à comprendre le livre parce qu’il y a des scènes qui sont pareilles. Du coup quand j’airecommencé à lire, je comprends mieux, vu qu’il y a des images, je comprends mieux ! ». Les images mentales ne semblent pas se créer spontanément pour Ayfer ; le film lui donne accès à des images qu’elle peut faire siennes et qui lui permettent de passer outre la difficulté du déchiffrement et du vocabulaire. Le film peut donc jouer un rôle important pour qu’elle accède à la lecture, mais surtout pour qu’elle commence à produire une interprétation du texte.
Les images mentales qui manquent à Ayfer ne sont pas forcément fabriquées par tous les lecteurs. M. Petit explique qu’elle n’est toujours pas certaine que « la lecture fasse surgir en [elle] des images » (Petit, 2007, p. 49). Il est d’ailleurs probable qu’en guise d’images, la plupart des lecteurs ne se fabriquent, comme elle, qu’une esquisse, « une vague teinte d’ensemble » (Petit, 2007, p. 49). Cependant, les élèves en difficulté semblent sensibles à ces images et ce sont elles qui leur permettent un accès aux mots.
On revient donc ici à la question de la culture des élèves, puisque le film, la télévision plus précisément, prend, dans leurs pratiques culturelles, la place du livre. Fabien, par exemple, explique que, si, petit, il lisait des livres pours’endormir, c’est en regardant la télévision qu’il attend aujourd’hui le sommeil. Fabien, lui aussi, accède au sens de Frankenstein grâce au film. Même s’il dit n’avoir pas tout compris, l’entretien montre une véritable opinion qu’il peut défendre grâce au film.
Chantal Horellou-Lafarge et Monique Segré (2007) affirment que les feuilletons télévisés créés à partir de romans sont« un soutien, un support de la lecture des textes, ils incitent à
lire les romans en en guidant la compréhension et l’interprétation » (p. 94-95). Elles comparent les veillées d’autrefois aux films d’aujourd’hui, parlant de « médiation active et efficace de la lecture ». Pour elles, la télévision n’est pas une concurrence à la lecture. Pour l’affirmer, elles s’appuient, sur une enquête qui montre que les adolescents grands lecteurs regardent autant la télévision que les non-lecteurs. Dans le cas de Romain, Ayfer et Fabien, cette constatation semble pertinente.
Cependant, le film n’a pas fait l’objet d’une étude spécifique. Il a été proposé comme support à la lecture et les études de quelques passages ont permis de montrer qu’un film adapté d’un livre en constitue plus une lecture singulière qu’une fidèle reproduction. Lorsque nous travaillons sur les interprétations possibles, les élèves font, le plus souvent,référence au livre ou bien confondent les deux supports, mêlant l’un et l’autre sans distinction.
Finalement, ici, le film joue un rôle de médiateur entre une œuvre ancienne et un élève en difficulté aujourd’hui. L’important, à notre avis c’est que la filiation du film avec l’œuvre écrite soit connue de l’élève. Le film en effet, dans ce cas est une lecture singulière, une interprétation du texte. Cependant, le fait que l’image peut parfois aider les élèves à lire des œuvres cache mal le fait que la culture des écrans, ou plus précisément ici, la culture télévisuelle empêche souvent l’accès à la lecture littéraire.
C’est donc sur cet aspect que nous allons maintenant nous attarder. Dans l’échantillon d’élèves participant à notre recherche, nous percevons davantage les problèmes que posent les habitudes liées à l’hégémonie des écrans que les possibilités qu’elles recèlent. Deux éléments majeurs retiennent notre attention : l’effet de l’image sur le « sujet »en comparaison des effets de la lecture et ce que Pierre Nora (2007) appelle la « rupture civilisationnelle » (p. 23). Celle-ci semble être du domaine de la « déludification » dont parle Michel Picard (1986, p. 311). Nous pensons qu’elle reproduit et creuse les inégalités sociales que l’école tente, au moins, d’atténuer.
2 Ce terme est emprunté à M. Picard (1986, p. 311). Il s’agit pour lui de nommer la disparition du jeu dans la société de consommation et d’écrans. Si la lecture comme jeu n’est pas l’unique façon de lire, elle est, selon lui, la seule qui soit véritablement constructive pour l’individu. Or, la lecture de divertissement, liée à la société de consommation, qui n’a rien à voir avec le jeu, gagne tant de terrain qu’elle amène à ce qu’ilnomme
« déludification ». Nous proposons ici d’examiner en quoi le changement de civilisation lié à une nouvelle culture « multimodale » peut, parfois et pour certaines populations, priver l’homme de jeu.
Images mentales et effets de l’image : le rapt
Nous avons vu à quel point la création d’images mentales peut être nécessaire à certains élèves pour qu’ils accèdent aux mots et au récit. C’est un apport fondamental pour les élèves faibles lecteurs. Nous pensons d’ailleurs que c’est là que la subjectivité peut intervenir, permettant au lecteur de construire son texte singulier. Le lecteur s’engouffre alors dans son propre imaginaire à partir d’une description, d’un mot ou plus souvent encore d’un blanc du texte (Eco, 1985). Il reproduit des lieux qu’il connaît ou bien laisse son inconscient conquérir cet espace de liberté et de création. Peu importe finalement, c’est bien là que l’histoire du lecteur commence, c’est là qu’il devient sujet. Or, le film offrant desimages prêtes à l’emploi prive parfois le spectateur de cet espace de liberté.
Dans certains cas, en effet, le film capte l’imaginaire et peut empêcher la création autonome d’images mentales. C’est en cela que nous parlons de rapt. Le lecteur s’abandonne aux images et ne peut plus lire sans la création d’images trèsréalistes, proches de celles d’un film.
On retiendra de la description de J.-L. Baudry sur l’effet de l’image de cinéma, l’idée de coup d’état :
Le film avec la soudaineté d’un coup d’état, exerçait sur nous un pouvoir tyrannique mais de courte durée […] le film avait un étrange pouvoir d’aspiration tel que je paraissais collé à l’écran comme une feuille morte à une grille d’égout (Petit, 2002, p.57).
Ainsi, l’habitude de « voir des films » et l’attitude passive qu’elle semble parfois induire conduisent les élèves observés à lire les livres comme ils voient des films.
Le processus de création d’images mentales peut être lié aux livres particuliers que choisissent les élèves. Ils offrent parfois une telle similitude d’écriture avec le mode filmique que, spontanément, l’élève met des images de film sur sa lecture. Cet événement se produit, par exemple à la lecture de Twilight. En effet, Sarah, élève de secrétariat, n’est pas gênée lorsqu’elle voit un film après avoir lu un livre ; elle alterne les deux supports. Elle lit par exemple le tome 1 puis regarde le film du tome 2. Elle lit comme elle regarde un film. La qualité toute relative du film et la simplicité de l’ouvrage sont les causes probables de cette aisance à passer d’un support à l’autre. Parfois, elle semble mêmeconfondre les images d’un
film avec les siennes propres. Dans son autobiographie de lectrice, en effet, elle explique :
« un jour des images me sont venues, je pensais que c’était un film auquel je pensais, et en fait, c’était à un livre que j’avais lu ». Ceci est révélateur d’une influence particulière de l’écran sur la lecture. L’imaginaire est construit en lien avec l’univers réaliste de l’écran. L’image mentale qui est, pour beaucoup de lecteurs, vague et liée à des émotions plusqu’à de véritables images est ici construite « comme un film ». Il faut être « dedans » disent les élèves en parlant du livre, et ce dedans n’est pas en eux, il est dans l’image, c’est un dedans extérieur au lecteur. Celui-ci devient parfois incapable de laisser l’émotion guider son imaginaire. Ce « coup d’État » décrit par J.-L. Baudry, qui prend possession de lui est vu avec beaucoup de circonspection en ce qui concerne l’écran. Mais l’effet du film reste le même, il accapare l’être et le met dans un certain état de léthargie.
Le fait que Sarah lise comme elle regarde un film dévoile l’usage qu’elle fait de la lecture. C’est une lecture pour soi, tournée vers son propre contentement, une lecture dans laquelle elle s’abandonne, au contraire peut-être d’une lecture active avec laquelle on se construit. D’ailleurs cet abandon est assez bien décrit dans son autobiographie. Elle expliqueen effet :
« ça fait du bien de se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre, de vivre la vie de quelqu’un d’autre ». En outre, lors du deuxième entretien, c’est le même terme qui revient, « dedans », et ce, à plusieurs reprises. Cette récurrence montre une certaine posture de lecteur. Sarah fait corps avec l’histoire et les personnages, elle semble tout entière du côté du lu(Picard, 1986), elle investit, ou est investie plutôt par l’histoire et les personnages. Ce régime quasi unique de lecture chez Sarah montre aussi l’influence de la culture de l’écran. Ce qu’elle cherche, c’est de l’action et un certain réalisme propre aux films : « on dirait que c’est vrai », explique-t- elle. Il faut que l’univers soit connu d’elle pour qu’elle adhère aux livres, que les histoires aient « un rapport avec les choses de la vraie vie », que les images, en somme, soient facilesà construire.
Ceci peut expliquer une certaine difficulté ressentie, lors de la lecture de Pauline de Dumas, par exemple, à « se mettre dedans », car l’époque lointaine et certains éléments complexes, comme le découpage temporel et les changements de narrateur, freinent cette création d’images.
Les livres lus par les élèves, ceux de G. Musso, comme de M. Levy ou de S. Meyer, dans notre échantillon, ou de S.King, dans l’étude de C. Baudelot (1999), ont ce point commun de
proposer des histoires qui peuvent être facilement « imaginées », voire imagées et transformées en films. Les images mentales sont faciles à mettre en scène grâce à l’habitude des images qu’ont les élèves. En outre, les événements se situent, la plupart du temps, à une époque connue d’eux et très souvent dans une réalité proche de la leur. Le récit tel qu’il est organisé dans des romans du XIXe siècle qui appartiennent aux classiques ne leur permet peut-être pas de faire fonctionner ces images. En somme, l’exercice de la lecture requiert une habitude du récit qui s’est peut-être perdue.
Finalement, le lecteur ne joue pas, mais « est joué » par un imaginaire construit de l’extérieur. C’est ainsi que nous pouvons interpréter le « dedans » qui revient sans cesse dans le discours des élèves à propos des films. Ils se glissentdans un imaginaire préfabriqué par l’image. Sans l’image, ils ne peuvent plus créer leur univers propre.
De l’usage du film : le divertissement contre le jeu.
Cette absence de jeu, ce que Picard appelle « déludification » (Picard, 1986, p. 312) est peut- être le point central de cette rupture de civilisation. Selon lui, elle sonne aussi le glas de la littérature, laissant le jeu à quelques initiés chanceux et c’est en cela que l’on peut parler de clivage social. Et c’est bien pour cela que l’école doit s’emparer de cette question.
La classe de vente s’est vue proposer une bibliographie à chaque fin d’année scolaire pour préparer l’année suivante. Dans cette liste paraissent des propositions issues du programme parmi lesquelles un tiers des œuvres sont des films. Or, sur les trois ans, seul un élève a regardé Orange Mécanique, de Stanley Kubrick, mais c’est parce que ce film lui a été conseillé par un ami. En somme, le film « scolaire » n’a pas plus de succès que les conseils de lecture ! Si cela montre le peu d’estime que les élèves ont pour les prescriptions scolaires, cette attitude traduit l’usage qu’ils font du film. Pour eux, il s’agit d’un divertissement. Le film les lie à leur groupe de pairs, construisant une culture, leur culture, parfois très différente de celle que leur propose l’école. Or, ce n’est pas le rôle de l’école que de divertir ou de reproduire telle quelle la culture des adolescents ; d’ailleurs, ils ne le souhaitent pas ! Regarder un film est, pour ces élèves, un passe-temps. L’usage qu’ils en font est du domaine de la récréation ; Picard parle de rêvasserie3 ou encorede fausses lectures (Picard, 1986). Le
3 M. Picard parle de cela à propos de lectures qui n’enclenchent jamais sur le réel. Il s’agit d’une fuite qu’il lie à l’immaturité du sujet. Ce modèle de lecteur nous semble correspondre au spectateur de film dont nous parlons ici, c’est pourquoi nous transposons cette expression à la lecture de film.
lecteur-spectateur qu’est l’élève ressemble beaucoup à l’auditeur de conte dont parle M. Picard et il en a l’attitude passive. Celle-ci, dit-il, diffère profondément de l’activité ludique ; elle ressemble en revanche à l’exemple de dévoreuse de livres qu’il présente : « Elle lit tout, elle lit pour se délasser, comme d’autres regardent une série à la télévision » (Picard, 1986, p. 61-62). Nous retrouvons ici le cas de Sarah.
Étudier un film à l’école relève donc d’un exercice qui semble « gâcher le plaisir », tout comme une étude de texte peut parfois gâcher le plaisir de lire ; nous connaissons cette expérience. En outre, cela interroge sur l’accès des élèves à un cinéma qui pourrait les mettre en position d’activité, de réflexion et donc de sujet actif. C’est donc le type de film,largement dominé par les séries américaines, et la posture passive que ces dernières induisent parfois qui constituent l’univers culturel des élèves ; ce n’est pas celui que propose l’école. Sur ce point, il est évident que l’écran ne fait que reproduire les inégalités sociales existantes.
Dans les cas étudiés, lire et regarder un film procèdent donc parfois de la même posture. La recherche du plaisir immédiat est un des traits saillants de cette culture du divertissement. L’activité divertissante n’a d’ailleurs pas besoin d’être suivie dans le long terme ; au contraire, elle peut être rapidement quittée pour une autre activité. Christian Baudelot l’explique ainsi :
Les nouveaux moyens de communication – télévision, presse, magazines, téléphone portable – les ordinateurs, les consoles de jeux engendrent et forment peu à peu l’esprit à de nouvelles catégories mentales de perception et de réception […] ils incitent à une consommation fragmentée à une pratique du time sharing, de la tache de fond, du zapping (Baudelot, 1999, p. 22).
Il explique aussi que la culture des jeunes « disqualifie la lenteur et le temps que réclame l’appropriation personnelle d’un livre » (Baudelot, 1999, p. 22).
En outre, l’habitude du cinéma et notamment du film d’action, qui est une référence pour les élèves, expliqueégalement leur manière de lire. Embarqués par les images, ils sont mis
« hors-jeu ». Cette relation au temps frénétique, liée à des œuvres toujours proches de la réalité, ne permet pas l’accès au symbolique, à la métaphore, au jeu ; aucune question ne se pose pour les élèves. Lorsque le jeune regarde un film, «les images semblent directement perçues et comprises» explique Nicole Robine (2007, p. 54). Ils ignorent les ressources de la lecture, ils ne connaissent pas les règles du jeu. Or, un « jeu dont on n’est pas conscient n’est
pas un jeu » dit Henriot (1969 In Picard, 1986, p. 119). Il s’agit d’une illusion, d’un écran de fumée.
Dans les cas étudiés, la culture des écrans donne donc des résultats paradoxaux. Si elle permet parfois une compréhension fine des textes et donne accès à des œuvres, en revanche, elle bloque l’imaginaire de certains élèves, les met en position de spectateurs.
Deux problèmes doivent alors être soulevés : d’une part le rôle de l’école face à ce paradoxe, d’autre part l’importance de rendre compte du clivage qui persiste dans la culture des écrans au-delà de la qualité des œuvres.
En effet, la qualité de l’image n’est pas toujours en cause dans la manière d’appréhender les œuvres picturales ou télévisuelles. Parfois, c’est la capacité à mettre en regard des œuvres et des imaginaires variés, gage d’une lecture riche et singulière, qui manque au spectateur comme au lecteur.
La culture nouvelle qui naît de ces écrans donne lieu à une littérature prolifique. Ce qui est étudié est le changement quel’on appelle rupture civilisationnelle (Nora, 2007) ou révolution (Serres, 2012), qui touche au domaine du savoir en général et du livre plus particulièrement. Ce changement affecte la société tout entière. Il est considéré comme porteur de démocratisation du savoir, si ce n’est de démocratie tout court.
M. Serres montre, en effet, cette externalisation du savoir et explique ainsi le manque d’attention aux maitres qui ne détiennent plus qu’une part infime des connaissances à la disposition de Petite Poucette : « Ce savoir annoncé, dit-il, tout le monde l’a déjà. En entier. À disposition » (Serre, 2012, p. 36). Remarquons cependant que son analyse s’appuie sur le regard qu’il porte aux étudiants. Certes, la démocratisation de l’enseignement supérieur est un fait incontestable. Cependant, peut-on comparer ces étudiants aux lycéens de baccalauréat professionnel ? La démocratisation ne s’accompagne-t-elle pas d’une acculturation, justement, qui fait la qualité et la richesse de ces étudiants entre deux cultures, entendue ici comme un métissage entre la culture populaire et la culture d’élite, une culture
nécessairement multimodale ? La facilité d’accès au savoir que procurent les écrans est une réalité, mais ce savoir est inutilisable s’il n’est pas compris.
J.-L. Dufays, à la suite d’Y. Reuter (Dufays, Gemenne et Ledur, 1996) montre qu’il est possible de lire littérairement des textes non littéraires (Dufays, 2005). Cependant, nous pensons que cela n’est possible qu’à celui qui maitrise la lecture littéraire, justement. En revanche, il est tout à fait possible de lire de manière non littéraire une œuvre, de ne pas la comprendre, ou d’être pris au jeu, sans devenir acteur de sa lecture, autrement dit sans conséquence dans la construction du sujet.
De la même manière, si cette culture de l’écran est gage de démocratisation, le savoir étant à la portée de tous, il semble que celle-ci ne soit possible qu’à condition que l’usage de l’écran soit un usage raisonné. Or, ce qui nous intéresse ici est la dimension de reproduction sociale qui se fait jour à travers les cas étudiés.
Le film d’auteur comme la série télévisée peuvent être d’une grande richesse, être lus littérairement. Mais ils peuvent également se voir comme un divertissement générant une attitude passive. Si la lecture fait l’œuvre, il est pourtant évident, dans les cas étudiés, que l’œuvre est encore une matière inaccessible à certains.
Le savoir se déplace, les subtilités de l’appropriation des connaissances nécessaires également et sans doute le lecteur ou le spectateur braconne-t-il4 de-ci de-là la matière qui lui permettra de se construire et de survivre. Cependant, il est important de ne pas ignorer les marges et ce qu’une culture populaire fait des œuvres et des écrits dont elle dispose.
La société tout entière est en mutation, très bien. Cependant n’oublions pas que pour certains, cette mutation ne changera pas grand-chose à leur situation culturelle et économique. La démocratisation promise ne viendra pas sans un effort pour rendre accessible cette masse d’informations. Il est peut-être un peu optimiste de penser aujourd’hui que nous sommes à la fin de l’ère du décideur (Serre, 2012, p. 41).
4 Le braconnage est une expression empruntée à M. De Certeau (1990), elle désigne l’appropriation détournée que la culture populaire fait parfoisde celle que la société tente de lui imposer. Il s’agit d’un acte de résistance.
Finalement, c’est la culture de l’élève qui conditionne l’impact de l’image sur lui-même. En lycée professionnel, la culture quasi exclusive de l’écran de la plupart des élèves entrave leur imaginaire ; plus encore, elle dépossède les jeunes qui n’ont pas d’autres ressources pour construire leur imaginaire. La barrière culturelle reste donc le premier clivage entre les élèves, puisque la culture de référence – ici, la culture des écrans– conditionne la réception des œuvres. Les enjeux de l’école ne sont donc pas fondamentalement bouleversés par les mutations culturelles en cours. Il s’agit bien de permettre une véritable appropriation des biens culturels, de réduire des clivages sociaux, de démocratiser le savoir, en somme. Ce qui change vraiment, ce sont les outils à disposition pour ces jeunes et l’apprentissage nécessaire qui en découle. Il est probable que les enfants dont la culture est multimodale sont moins sujets à cet accaparement. Il s’agit bien d’un clivage social que l’école a vocation de réduire.
Les choix des élèves, en termes de littérature, sont fortement influencés par leurs lectures antérieures et personnelles. Ils constituent une continuité que les lectures scolaires peinent à infléchir. Il semble évident que ces choix sont conditionnés par la culture télévisuelle des élèves. Cette influence explique les difficultés des élèves à saisir les lectures scolaires et à y adhérer.
La culture des écrans donne pourtant des éléments pour construire la démarche d’acculturation que constitue, dans ce cas précis, l’apprentissage de la lecture littéraire.
Il est bien évident que les propositions scolaires de romans ou de films résistants à la compréhension immédiate représentent une véritable acculturation. Ces œuvres viennent perturber le spectateur, jouer avec lui, le perdre et ouvrir alors un monde multiforme et polysémique. C’est dans ce mouvement de bousculement et d’interprétation, que naît le sujet. Il s’agit donc pour l’école – et notamment dans les classes de lycée professionnel où les élèves n’ont parfois que l’école pour ouvrir leurs horizons culturels – de rendre visibles le jeu et l’intérêt qu’il recèle.
Si les technologies numériques semblent porter des clivages culturels forts, elles permettent pourtant
de métisser les textes et les images, et donc de mélanger, bien mieux que toutes les technologies précédentes, les modes de pensée qui y correspondent […] elles s’emploient aujourd’hui à intégrer les repères traditionnels de la culture du livre dans le monde des écrans, bref à métisser ces deux cultures (Bach, Houdé, Léna, Tisseron, 2013, p. 22).
Éduquer à l’écran et proposer une lecture multimodale aux élèves, c’est permettre, sinon une vraie égalité, au moins une réduction des clivages ; pour cela, il faut accepter de jouer. Il serait peut-être intéressant, d’ailleurs, d’interroger les enseignants à ce sujet. N’est-ce pas pour contourner la difficulté de « faire lire » une œuvre longue aux élèves, et notamment aux élèves en difficulté, que les enseignants préfèrent parfois l’étude d’un film à celle d’un livre ? Une solution souvent évoquée pour accompagner le mouvement de ces changements de civilisation est de recourir à la dimension subjective de la lecture, qu’elle soit de livres ou de films. C’est à travers et par l’acceptation et la compréhension de sa propre subjectivité que le sujet se construit. Or, nous avons vu à travers quelques cas que c’est cette dimension subjective, intime, que les élèves parfois refusent ou fuient. C’est donc sur ce terrain sans doute que l’école peut encore agir.
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