Des voies multimodales d’enseignement/apprentissage de la littérature: vers une didactique de la «multi lecture»et de le «multiécriture» littéraire


Nathalie Lacelle, Ph.D., professeure  à l’UQÀM
Jean-François Boutin, Ph.D., professeur à l’UQ – Lévis (UQAR)

La découverte de l’imprimerie a donc été pour l’humanité une véritable révolution spirituelle.
Il semble que notre époque […] se trouve sous le coup d’un bouleversement non moins radical, dont les conséquences nous échappent encore.
– George Gusdorf, La parole.

Ces derniers mots furent imprimés pour la toute première fois en… 1952! Pourtant, la criante actualité des propos du célèbre philosophe et épistémologue français s’impose à l’esprit de toutes celles et de tous ceux qui s’intéressent, de près ou de loin, à la communication humaine, à son apprentissage et à son enseignement. Dans le cadre du congrès annuel 2013 de l’Association canadienne-française pour l’avancement de la science (ACFAS), des didacticiennes et didacticiens issus de l’ensemble de la francophonie se sont réunis afin de réfléchir collectivement et de débattre autour de la question cruciale de l’évolution de l’enseignement / apprentissage de la littérature à l’école, et ce, en fonction de la réalité communicationnelle d’un monde irrémédiablement engagé, désormais, dans un espace numérique – cyberespace – de plus en plus synchrone et, surtout, métissé (Kress, 2003; Rowsell, 2013; Tyner, 1998).

L’enjeu des ces 14es Rencontres des chercheurs en didactique des littératures[1] consistait conséquemment à tenter la (re)définition , voire la consolidation, des particularités et des visées de ce tout nouveau « écosystème culturel » (Vandendorpe, 2012), amalgame de plus en plus débridé de littérature et de pratiques culturelles des élèves sur des supports qu’on pourrait notamment appeler des multitextes littéraires (Boutin, 2012). Tout cela, bien sûr, serait réalisé dans une perspective didactique essentiellement scientifique, c’est-à-dire préoccupée par la réception, la production, la médiation, la médiatisation et la transposition du littéraire en contexte multimodal.

Afin de mieux comprendre cette transformation significative de la relation du sujet apprenant – sujet lecteur / scripteur – aux toujours plus diversifiés systèmes narratifs (Lacelle et Boutin, 2013) qui croisent son quotidien, des paradigmes éprouvés sont alors convoqués : postmodernisme, théorie du champ / de l’espace social, socioconstructivisme, théories de la réception, dialogisme, etc. Or un modèle explicatif force le passage et impose, dans l’analyse de la présente problématique, la pertinence de ses postulats. Dérivé direct du paradigme de la sémiotique sociale (Halliday, 1978; van Leeuwen, 2005), la multimodalité (Jewitt, 2009; Kress, 1997, 2010; Kress et van Leeuwen, 2001; Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012) permet d’investiguer, aussi bien de façon épistémologique qu’à partir d’une perspective hautement pragmatique, l’impact didactique, certes, mais aussi social et culturel, des transformations de forme, de contenu, de réception et de création qui caractérise l’univers littéraire actuel et à venir.

Car l’expansion prodigieuse de la communication multimodale contemporaine (Kress et van Leeuwen, 2001)- cette dernière mobilisant en simultanée plusieurs modes, langages et médias à partir de supports variés (analogiques, numériques, etc.)- génère une véritable culture multimodale qui bouleverse nécessairement les certitudes de la pédagogie « classique »(Buckingham, 2003), notamment en matière d’enseignement / apprentissage de la littérature. Donnat (1998) évoque même une hybridation de la culture cultivée, c’est-à-dire sa plausible mutation au contact de la culture dite « de l’écran ». Aujourd’hui, le lecteur / scripteur averti et efficace, sinon compétent, doit désormais déployer avec rigueur et efficacité les clés de compréhension de nombreuses ressources sémiotiques (Kress et van Leeuwen, 2001) tout en s’exprimant sur des supports toujours plus originaux, interactifs, diversifiés et, conséquemment, complexes (Stafford, 2011). S’il souhaite vraiment saisir l’ensemble du sens propre à chacun de ces différents messages, il doit alors maitriser différents codes linguistiques, littéraires et culturels.

Ainsi, les pratiques actuelles de consommation culturelle des jeunes (réception; production) s’inspirent d’une logique à la fois pragmatique (commerciale) et postmoderne (déconstruction, reconstruction, hybridation) qui les amènent, par exemple, à s’intéresser à des films, à des bandes dessinées et à des romans afin de prolonger leur pratique individuelle et/ou en réseau des jeux vidéo. À contresens, ils densifient l’expérience de réception d’une œuvre romanesque par la spectature de son adaptation cinématographique et/ou par la recherche de son intertextualité explicite et/ou implicite dans nombre de jeux vidéo. Évidemment, dans tous les cas de figure possibles, certains jeunes y vont de leur commentaire personnel d’appréciation sur leur blogue ou par l’entremise des réseaux sociaux. Bref, les œuvres de littérature, voire leur(s) adaptation(s) et autres dérivés, incitent ainsi le lecteur/spectateur à confronter, réinterpréter, traduire, transposer ses expériences du littéraire (Visy, 2010; Lacelle, 2009) à partir du métissage de fils narratifs multiples et distincts, ce qui, en bout de course, complexifie nécessairement son expérience du littéraire tout en la stimulant (Vandendorpe, 2012). Cela, d’ailleurs, est tout aussi vrai pour le joueur (Gee, 2006 et 2013) qui en profite fréquemment pour explorer divers espaces narratifs en marge de sa pratique.

Sans surprise, les médias de masse, a fortiori ceux dits numériques, sont devenus des assises incontournable pour les jeunes, car c’est par leur fréquentation assidue qu’ils se renseignent sur leur univers, développent des attitudes, représentations, croyances et se forgent une identité propre (Chung 2007). Cela se produit au moment précis où émerge l’idée d’un « citoyen de la globalité numérique » (Crockett, Jukes et Churches, 2011). Si culture et plaisir littéraires – narratifs – commandent de plus en plus fréquemment, de nos jours, l’usage de ressources foncièrement synchrones (messages SMS, réseaux sociaux, télévision, jeux vidéo, etc.) et multimodales (texte, image, sonorisation et cinétique), les exigences d’une réelle lecture / écriture littéraire n’en demeurent pas moins intrinsèques et deviennent, conséquemment, un défi majeur pour ceux qui souhaitent arrimer les pratiques de son enseignement et celles de son apprentissage formel et / ou informel (Gee et Hayes, 2011) à cet éclatement majeur – et sans doute irrévocable -des cadres formels du domaine littéraire. La didactique de la littérature (lecture / écriture littéraire) devrait devenir dès lors le lieu de prédilection de la prise en compte, par le sujet apprenant, de cette profonde métamorphose formelle, notamment caractérisée par le recours, dans les multitextes, aux différents modes sémiotiques, et ce, en fonction des contingences singulières de chacune des productions convoquées (Rowsell, 2013).

Ainsi esquissée, la question de la légitimité d’un enseignement formel de la réception / production multimodale des textes littéraires sur des supports variés semble désormais obsolète. De toute façon, les jeunes n’attendent surtout pas l’école pour s’engager fortement dans des pratiques informelles de la multimodalité littéraire (Kalantzis et Cope, 2012). Conséquemment, il appartient à la didactique d’entreprendre, une reconfiguration rationnelle, critique et rigoureuse des pratiques éducatives actuelles qui sont liées, en général, au domaine de la littératie (Kress, 2003; Rowsell, 2013), et, en particulier, à celui de la littérature (Lebrun, Lacelle, et Boutin). Cela s’impose d’autant plus que l’école francophone, qu’elle soit belge, suisse, française ou québécoise, reste en décalage, notamment dans ses instructions officielles, avec cette «nouvelle donne» communicationnelle (Lacelle et Boutin, 2012).

Ce numéro thématique de la Revue de la recherche en éducation rassemble une première fournée – substantielle! – de contributions qui participent pleinement à l’atteinte de cet ambitieux objectif. Les thèmes émergeant des contributions des auteurs à ce numéros ouvrent des voies multimodales à l’enseignement/apprentissage de la littérature : «Culture et littérature à l’ère numérique» (Monique Lebrun ; Claude Puidoyeux; Stéphanie Lemarchand-Thieurmel), «Rapport texte/image» (Luc Maisonneuve; Marie-Josée Fourtanier; Anne Leclair-Halté), «Dispositif didactique multimodaux» (Nicolas Rouvière; Morgane Le Meur; Jean-Louis Dufays; Sébastien Ouellet), «Univers transmédiatiques» (Sylvain Brehm, David Vrydaghs), «Lecture et spectature» (Martine Courbin; Hélène Cuin), «Littérature et technologie» (Pierre Moinard; Sandrine Bazile; Laetitia Perret-Truchot) et «Multimodalité et interdisciplinarité» (Virginie Martel et Jean-François Boutin; Moniques Richard; Antje Kolde).

Références

Buckingham, D. (2003)« Media Education and the End of the Critical Consumer ». Harvard Educational Review, vol. 73, n° 3, p. 309-328.

Boutin, J.-F. (2012). « De la paralittérature à la littératie médiatique multimodale. Une évolution épistémologique et idéologique du champ de la bande dessinée ». Dans Lebrun, M., Lacelle, N. et Boutin, J.-F. (dir.), La littératie médiatique multimodale. Québec : PUQ, p. 33-43.

Crockett, L., Jukes, I. et Churches, A. (2011). Literacy Is Not Enough. 21st-Century Fluencies for the Digital Age. Corwin: Londres.

Chung, S. K. (2007). « Media Literacy Art Education: Deconstructing Stereotypes in the Media». The International Journal of Art & Design Education, UK, 26 (1).

Donnat, O. (1998). Les pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, Paris, La Documentation française.

Gee, J. P. (2006). What Video Games Have to Teach Us about Learning and Literacy. New-York: Palgrave MacMillan.

Gee, J. P. (2013). The Anti Education Era. Creating Smarter Students through Digital Learning. New-York: Palgrave MacMillan.

Gee, J. P. et Hayes, E. R. (2011). Language and Learning in the Digital Age. New-York: Routledge.

Gusdorf, G. (1952). La parole. Paris: PUF.

Halliday, M. A. K. (1978). Language as Social Semiotic. The Social Interpretation of Language and Meaning. Londres: Arnold.

Jewitt, C. (dir.) (2009). The Handbook of Multimodal Analysis. New-York: Routledge.

Kalantzis, M. et Cope, B. (2012). Literacies. Cambridge : Cambridge University Press.

Kress, G. (2003). Literacy in the New Media Age. New-York: Routledge.

Kress, G. et van Leeuwen, T. (2001). Multimodal Discourse: The Modes and Media of Contemporary Communication. New-York: Routledge.

Kress, G. (2010). Multimodality. A Social Semiotic Approach to Contemporary Communication. New-York: Routledge.

Lacelle, N. (2009). Modèle de lecture-spectature, à intention didactique, de l’œuvre littéraire et de son adaptation filmique. Thèse inédite. Montréal : Université du Québec à Montréal, Département des sciences de l’éducation. http://www.archipel.uqam.ca/2537/

Lacelle, N. et Boutin, J.-F. (2013). «Vers une « multilecture » et une «multiécriture» littéraire ? Des voies multimodales d’accompagnement de la littérature en classe (cinéma, jeu vidéo, bande dessinée, etc.) ». La lettre de l’AIRDF, 53, p. 9-11.

Lebrun, M., Lacelle, N. et Boutin, J.-F. (dir.) (2012). La littératie médiatique multimodale. Québec : PUQ.

Van Leeuwen, T. (2005). Introducing Social Semiotics. Londres: Routledge.

Rowsell, J. (2013). Working with Multimodality. Rethinking Literacy in a Digital Age. New-York: Routledge.

Stafford, T. (2011). Teaching Visual Literacy in the Primary Classroom. New York: Routledge, 2011.

Tyner, K. (1998). Literacy in a Digital World. Londres: LEA.

Vandendorpe, C. (2012). «De nouveaux horizons de lecture et leurs implications pour l’école». Dans Lebrun, M., Lacelle, N. et Boutin, J.-F. (dir.), La littératie médiatique multimodale. Québec : PUQ, p. 17-32

Visy, G. (2010). De la plume à l’écran: textes et films en analyse. Paris : Publibook, coll. “Audiovisuel-cinéma Français”.

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