Développer conjointement la compétence multimodale et les compétences sémiotiques spécifiques à l’aide d’un dispositif associant la littérature, les séries télévisées et la bande dessinée (1)


David Vrydaghs, Université de Namur

Résumé

Le développement d’une littératie multimodale s’est accompagné de l’essor de réflexions didactiques soulignant l’importance de la compétence multimodale comme compétence capable d’améliorer la lecture littéraire et les compétences sémiotiques propres à chaque média abordé. On cherchera à montrer l’intérêt d’une telle combinaison à partir d’un dispositif associant des multitextes en apparence très différents (soit une œuvre littéraire, une bande dessinée et un extrait de série télévisée consacrés à des personnages, des histoires et des univers distincts). Celui-ci a été élaboré dans le cadre d’une activité de formation continuée d’enseignants de français du secondaire (Belgique). Il a été testé et co-construit par les enseignants. Les résultats de cette expérimentation tendent à confirmer l’importance de la compétence multimodale pour le développement de compétences propres à la lecture littéraire.

Mots-clés

Littératie multimodale, compétence multimodale, compétence en lecture littéraire, ingénierie didactique.

1 Une version plus brève de cet article a été publiée dans le n°53 de La Lettre de l’AIRDF.

Problématique

De nombreuses recherches parues ces dernières années dans les pays anglo-saxons (Buckingham, 2003 ; Kress, 2010) et francophones (Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012) ont montré avec insistance que la culture contemporaine se caractérisait par une multiplication des modes de production et de réception des textes comme par une diversification de leurs supports et de leurs canaux de diffusion. Une telle complexification des pratiques de lecture et d’écriture, dans le cadre d’un recul de la littératie classique comme forme la plus usuelle et la plus courante de communication et de création (Vandendorpe, 2012), a amené les chercheurs à parler de littératie multimodale pour désigner ces nouvelles pratiques caractérisées par « l’usage, en contexte réel de communication médiatique, de plus d’un mode sémiotique pour concevoir un objet ou un événement sémiotique. Le mode sémiotique est alors défini comme toute ressource– sémiotique – utilisée afin de représenter le sens, par exemple l’image, l’écriture, le son, la gestuelle, le regard, voire la parole, etc. » (Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012, p. 3). L’essor de ce paradigme de recherche a également entraîné une réflexion didactique insistant sur la nécessité de développer des dispositifs centrés sur ce type de littératie. L’un des objectifs premiers de ces dispositifs fut de permettre le développement, chez les apprenants, d’une compétence propre,dite multimodale, mesurant la capacité à comprendre (ou à s’exprimer au moyen de) au moins deux médias, utilisés ensemble (Lebrun et Lacelle, 2011). Dans cette perspective, Monique Lebrun, Nathalie Lacelle et Jean-François Boutin ont développé, en commun ou séparément, plusieurs dispositifs didactiques combinant lecture et spectature d’œuvres. La plupart du temps, ces dispositifs associaient des œuvres similaires dans leurs histoires et leurs personnages – un roman et son adaptation cinématographique, par exemple (Lacelle et Langlade, 2007). Plus rarement, le corpus traité dans l’ingénierie didactique proposée était constitué d’œuvres que n’unissait pas une relation aussi directe : par exemple, deux bandes dessinées d’auteurs de nationalité différente, mais qui avaient pour points communs d’être en noir et blanc et de mettre en scène des héros adolescents confrontés à l’histoire, l’un au Québec, l’autre en Iran (Lacelle, 2012). C’est ce type de dispositif, où les œuvres en présence ne constituent pas des adaptations d’une mêmehistoire, mais partagent plutôt des traits esthétiques ou thématiques, que nous

proposerons ici dans l’intention de montrer qu’il peut contribuer au développement conjoint d’une compétence multimodale et d’une compétence textuelle spécifique.

Cadre conceptuel

Les objets au cœur du dispositif que nous avons construit semblent à première vue très différents. Sémiotiquement, d’abord, puisqu’il s’agit d’un roman, d’une série télévisée et d’un album de bande dessinée. Thématiquement, ensuite, dans la mesure où les histoires racontées n’ont guère de point commun. Le seul point de rencontre, en fait, entre ces divers objets sémiotiques réside dans leur traitement de l’intrigue, typique de l’esthétique romanesque. Pour le direautrement, ces productions culturelles participent de cette catégorie du romanesque, apparue dans le discours

des écrivains sur leur art au XVIIe siècle et que les études littéraires redécouvrent depuis une

décennie. On comprendra à cet énoncé que l’objet choisi pose immédiatement question sur le plan didactique. Il ne s’agit pas, en effet, d’un objet didactique, caractérisé par des instructions officielles et abordé en tant que tel dans des pratiques de classe (Reuter, 2007), mais d’un objet extrascolaire théorisé dans l’une des disciplines contributoiresde la discipline scolaire

« français ». Avant de préciser les contours que nous entendons donner à cet objet en situation scolaire, nous voudrions rappeler ses significations dans le domaine des études littéraires.

Le romanesque comme objet littéraire

Définir précisément ce que l’on entend par « romanesque » dans les études littéraires constitue une gageure tant l’étiquette est labile. Trois emplois majeurs se détachent néanmoins. Le romanesque peut en effet désigner, en premier lieu, une catégorie critique, utilisée par les écrivains et les penseurs de la fin du XVIIe siècle à nos jours (Pfersmann,2006) pour juger de la

qualité et de l’intérêt des romans (Costentin, 2004 ; Denis, 2004). Celle-ci a souvent une valeur négative – elle désigne alors une œuvre dont l’histoire est peu vraisemblable et a de ce fait des effets pervers sur des lecteurs trop naïfs –, mais elle peut aussi être employée pour souligner certaines qualités des fictions visées : leur pouvoir de divertissement, leur invention d’un monde de beauté et de perfection, leur capacité à faire retomber les lecteurs en enfance (Denis, 2004).Le romanesque est également une catégorie analytique, employée par les théoriciens et les

historiens de la littérature (depuis le dernier quart du XXe siècle surtout) pour désigner une

manière de raconter propre à certaines fictions (Schaeffer, 2004). Celles-ci se déroulent généralement dans un monde connu du lecteur (qu’on pourrait donc dire « réaliste »), mais les événements et les caractéristiques des personnages qui y évoluent sont, eux, perçus comme invraisemblables. Ces fictions, où les péripéties et les coups de théâtre sont légion, donnent aussi à lire un conflit de valeurs, présenté de façon manichéenne. En faisant triompher le bien, le romanesque répondrait, comme le fait remarquer Thomas Pavel (2004), à un désir d’évasion des lecteurs vers « un monde de la perfection morale », « un monde où les justes sont heureux et les méchants punis » (p. 288). C’est ce que Jean-MarieSchaeffer (2004) appelle pour sa part le

« romanesque blanc », réservant l’étiquette de « romanesque noir » (p. 298-299) aux fictions représentant un monde se pliant à la volonté de puissance de quelques individus, le plus souvent d’un seul. Enfin, le romanesque est aussi une catégorie ontologique désignant « une manière particulière de concevoir la vie par comparaison avec sa représentation artistique » (Schaffner, 2004, p. 268). Est qualifiée de romanesque une personne qui agit avec l’extravagance des personnages de roman, un lieu qui invite à la rêverie ou encore une situation qui paraît invraisemblable.

Ces trois définitions se complètent plus qu’elles ne s’excluent : la première manifeste la charge polémique d’une manière de raconter ; la seconde définit cette modalité de la fiction de façon rigoureuse ; la troisième interroge les effets de cette manière de raconter dans le « monde réel ». Si l’on mêle ces trois définitions, le romanesque en vient àdésigner une esthétique. Comme toute esthétique, il dispose en effet de traits spécifiques (définition 2), suscite des réactions critiques – qu’elles soient positives ou négatives – (définition 1) et fournit des modèles d’action (définition 3).

Notons encore que, dans tous les cas de figure, le romanesque n’est pas un genre, mais un registre, soit une manière de raconter (Viala, 2002). À ce titre, il constitue une catégorie transgénérique et transmédiatique. Le romanesque est transgénérique dans la mesure où il peut apparaître dans tout genre fictionnel (romans, nouvelles, certaines formes de poésie, etc.), et même, parfois, dans certaines (auto)biographies. Qu’on pense, par exemple, à l’autobiographie de Michel Tremblay, Un ange cornu avec des ailes de tôle, qui tend à présenter l’auteur à l’aide de nombre decaractéristiques des héros romanesques (Vrydaghs, 2009) ; ou au Limonov

d’Emmanuel Carrère, biographie du poète russe qui fait de ce dernier un personnage de roman. La catégorie est également transmédiatique : elle peut en effet se manifester dans tous les arts de la fiction (comme le cinéma, la bande dessinée et les séries télévisées). Pensons, par exemple, à Indiana Jones, aux Aventures de Tintin ou de Spirou et Fantasio ou encore à 24 heures chrono, toutes fictions romanesques exploitant des médias différents.

2.2. Le romanesque comme objet didactique

Pour que la catégorie du romanesque devienne un objet pour la classe, il faut d’abord qu’elle soit identifiable comme objet à lire. Certes, certains des objets traditionnellement donnés à lire en classe de français sont romanesques (par exemple les romans d’aventures, les romans de la passion amoureuse, certains romans historiques, etc.) ; toutefois,cette dimension spécifique n’est pas abordée comme telle. Un vrai travail de définition du romanesque comme objet didactique est donc nécessaire. On en esquissera les premières lignes dans ces pages.

On propose dans cette perspective de construire cet objet « romanesque » en opposition avec un objet didactiqueomniprésent dans les pratiques de classe comme dans les instructions officielles : le récit réaliste. Le récit romanesque se distingue en effet de ce dernier par son goût pour les péripéties et les invraisemblances comme par son axiologie très marquée (quand le récit romanesque est plus descriptif et propose souvent une vision critique et nuancée d’une société). Il convient aussi que, d’objet lu (ou regardé) par un nombre important d’adolescents dans des pratiques extrascolaires, l’œuvre romanesque devienne un objet pour la classe, c’est-à-dire qu’elle fasse l’objet d’un apprentissage et soit le lieu d’exercice de certaines compétences. Parmi ces dernières, les plus importantes sont sans doute la compétence pragmatique générale (Lebrun et Lacelle, 2011), en particulier dans sa dimension de reconnaissance et d’analyse des messages idéologiques portés par les textes, et la compétence multimodale, définie plus haut, en particulier dans sa dimension de reconnaissance et d’analyse de la simultanéité d’utilisation de codesdifférents (paroles, sons et images mobiles dans les séries télévisées ; texte et image fixe dans les bandes dessinées ; texte et, parfois, illustration dans les romans).

Méthodologie

Sujets

Le dispositif présenté dans ces pages a été mis au point dans le cadre d’activités de formation continuée des enseignants de français des 2e et 3e degrés de l’enseignement secondaire de transition (Belgique). Il a été discuté, testé et en partie construit par les enseignants – une vingtaine – qui ont participé aux deux journées de formation intitulées «Aborder le romanesque contemporain à travers la littérature, les séries télévisées et la bande dessinée » (ces journées se sont déroulées les 24 et 25 janvier 2013 à l’Université de Namur, dans le cadre de FORFOR – forum de formations organisé pour les enseignants du réseau libre par le Cecafoc (Centre catholique de formation continuée)).

Ce dispositif est prévu pour des élèves de la fin du 2e degré, voire du début du 3e degré de l’enseignement secondaire, soit des adolescents âgés de 15 à 17 ans en moyenne.

Corpus et outils

Le dispositif présenté aux enseignants était fondé sur les multitextes suivants :

  • le premier chapitre des Princes vagabonds, roman de l’auteur américain Michael Chabon, donné ici en traduction française. L’écrivain y rend hommage au roman de capes et d’épées en plongeant le lecteur dans les aventures d’un duo improbable, Amram, hercule africain, et Zelikman, médecin juif. Ce duo est chargé d’escorter un prince khazar déchu en Asie centrale. Celui-ci, aidé des deux aventuriers, parviendra à prendre la tête d’une armée pour chasser l’usurpateur du pouvoir et rependre possession de son trône.
  • une séquence de la série télévisée The Mentalist, créée par Bruno Heller et diffusée sur CBS depuis 2008 (sixsaisons à ce jour). Cette séquence est le début de l’épisode 6 de la première saison (soit 1-06), où Jane découvre l’identité d’une victime avant la police et les experts médicaux grâce à l’observation minutieuse d’une main.
  • les trois premières planches de La Frousse aux trousses, 40e tome des Aventures de Spirou et Fantasio, paru en 1988 et que l’on doit à Tome et Janry. Spirou et Fantasio escortent quelques malades atteints d’un hoquet chronique dans un pays en guerre afin qu’ils y vivent les plus grandes peurs, seul espoir de guérison pour eux.

Avant d’aborder ces documents, les enseignants avaient suivi un bref exposé théorique sur la notion de romanesque, précisant notamment le traitement particulier du personnage du héros dans ce type de fiction (point qui sera central dans le dispositif présenté ici). On connaît les problèmes que posent aux lecteurs les personnages de fiction et leursfonctions. Pierre Glaudes et Yves Reuter (1996) rappellent par exemple que les lecteurs d’un même ouvrage n’identifient pas tous un même nombre de personnages. Certains s’en tiennent aux personnages principaux, d’autres aux personnages anthropomorphes, d’autres encore sont capables d’intégrer dans cette notion des paysages, des villes,etc. Dans le cas précis du romanesque, il faut encore tenir compte de trois aspects centraux : le personnage romanesque est excessif (ce qui implique de se demander en quoi il l’est et par rapport à quoi cet excès se marque) ; il est construit en relation forte, spéculaire, avec un ou plusieurs antagonistes (Vrydaghs, 2011) ; il est porteur de valeurs qui, elles aussi, se construisent par opposition aux contre-valeurs de ses adversaires.

Ces enseignants avaient également reçu une brève formation aux principaux outils de lecture de la bande dessinée et des séries télévisées, multitextes absents de leur formation initiale. Cette formation proposait quelques clés de lecture de la bande dessinée à partir des ouvrages fondamentaux d’Harry Morgan (2003) et de Thierry Groensteen (2007). Les spécificités narratives des séries télévisées furent quant à elles présentées à partir des ouvrages de référence de MartinWinckler (2002, 2012), de Jean-Pierre Esquenazi (2010) et de Sarah Sépulchre (2011).

Déroulement

Le dispositif a été élaboré en deux temps lors de ces journées de formation. Le premier temps consistait en une phase d’exploration, par les enseignants, des documents décrits plus haut. Ces derniers ne leur étaient pas distribuésconjointement, mais successivement. Ils durent d’abord lire le premier chapitre du roman de Michael Chabon (cf.annexe 1) avec pour seule consigne de

repérer les personnages aux caractéristiques romanesques et d’énumérer celles-ci. Ils devaient ensuite faire le même exercice à partir de la séquence de The Mentalist présentée plus haut et, enfin, des trois premières planches de LaFrousse aux trousses. Au terme de ce premier repérage, il leur était encore demandé d’analyser chaque document à l’aide des observations spécifiques faites pour les autres. Autrement dit, à la fin de cette première phase, les enseignants devaient exercer leur compétence multimodale.

Dans un second temps, les enseignants devenaient les coauteurs de ce dispositif : sur la base des résultats de l’exploration des documents, ils concevaient, en groupe, des exercices pour leurs classes de français.

Résultats

Résultats des analyses menées par les enseignants (1re phase de la construction du dispositif)

Pour rappel, la première phase de construction du dispositif didactique était une phase expérimentale durant laquelleles enseignants découvraient successivement trois multitextes avec pour seule consigne le repérage, dans ces derniers, des héros romanesques et de leurs caractéristiques spécifiques.

Une première mise en commun a été effectuée après la lecture du premier chapitre des Princes vagabonds. Dans celui-ci, le lecteur fait connaissance avec les deux protagonistes principaux du livre, Amram et Zelikman. Le premier cité dîne dans une auberge lorsqu’il est interrompu par l’arrivée de Zelikman, qui l’insulte ouvertement et le provoque en duel. Amram relève le défi, ce qui suscite aussitôt une soif de paris chez les voyageurs présents à l’auberge. Impressionnés par la carrure de l’Africain, ces derniers misent majoritairement sur un succès de celui-ci. Contre touteattente, c’est pourtant Zelikman qui remporte le duel, laissant Amram pour mort. Il se retire ensuite dans sa chambre, où il accueille Amram, son complice, pour partager avec lui l’argent des paris.

Le repérage des enseignants s’est d’abord concentré sur Amram, considéré comme le prototype du héros romanesque.Les participants à la formation n’ont pas manqué de mettre en évidence la

pratique courante de l’hyperbole dans la description de ce personnage : « géant africain », « large dos », « son crâne luisant à la collerette laineuse dont la teinte argentée attestait une ancienneté acquise seulement par les plus aguerris », « sa nature sanguinaire », etc. Certains ont également tenu compte, dans leurs observations, de l’illustration de Gary Gianni qui accompagne ce chapitre et souligne la force d’Amram (cf. annexe 2). Dans un second temps, et après avoir identifié en Zelikman un complice de l’hercule, ils ont aussi repéré un usage de l’hyperbole dans la caractérisation dumédecin juif : « grand échalas blond », « jarrets maigres », « triste figure »,

« blanc comme suif », « longue physionomie », etc. Enfin, nombreux furent ceux qui soulignèrent les origines mystérieuses des deux personnages.

Le visionnage de la séquence de The Mentalist et la lecture de la bande dessinée, menés dans un second et un troisième temps, ont fait apparaître d’autres aspects du personnage romanesque. Certes, les enseignants ont eu majoritairement l’attention attirée par des phénomènes proches de la description hyperbolique (les capacités d’observation et de déduction hors du commun de Patrick Jane, la rapidité et la souplesse de Spirou). Mais ils ont également été frappés par des caractéristiques visuelles des personnages : l’air insouciant de Spirou alors qu’il est en situation de grand danger ou le costume trois-pièces de Patrick Jane comme signe de sa distinction. Ceux qui connaissaient la série ont aussi ajouté spontanément la voiture (une vieille Citroën DS), le goût du thé et le choix d’un vieux divan en cuir comme autres éléments singularisant le personnage de Jane dans l’univers de The Mentalist. L’observation la plus importante, car la plus novatrice par rapport à leur analyse du texte littéraire, portait sur le rôle des personnages

« normaux » de l’histoire (les policiers et les scientifiques dans The Mentalist, la foule venue écouter Spirou dans La Frousse aux trousses). Ces derniers, par leur présence et le regard qu’ils portent sur le personnage romanesque, en soulignent les spécificités.

À la suite de cette remarque, nous avons proposé aux enseignants de relire le premier chapitre des Princes vagabonds afin de voir si un tel équivalent s’y trouvait. Ils ont alors repéré la présence de spectateurs dans l’auberge, enparticulier celle du « jouvenceau imberbe » et du

« cornac borgne qui accompagnait le jeune homme ». Ils se sont montrés aussi plus attentifs aux vêtements et aux comportements des deux hommes qu’ils ne l’avaient été lors de leur première lecture.

Nous leur avons enfin demandé d’exercer leur compétence multimodale en partant cette fois de ce que leur première lecture leur avait appris pour transposer cet acquis aux autres multitextes considérés : ils ont alors souligné le rôle de l’hyperbole cinétique et iconique (attitudes frondeuses et mystérieuses à l’excès du personnage dans The Mentalist, traits caricaturaux des personnages de BD).

Une récapitulation de leurs observations, organisée en fonction des différents multitextes abordés, a donné lieu au tableau suivant :

Roman (avec illustration)Série TVBD
CaractéristiquesDescriptionsAspect visuel duAspect visuel du
apparues dès la 1rehyperboliques despersonnagepersonnage
lecture/spectaturepersonnages(physique, costume,(expressions,
ustensiles, etc.)mouvement, etc.)
Importance des tiersImportance des tiers
dans le jugementdans le jugement
d’exceptionnalitéd’exceptionnalité
Caractéristiques apparues grâce à l’exercice de la compétence multimodaleAspect visuel du personnage (physique, costume, ustensiles, etc.)Importance des tiers dans le jugement d’exceptionnalitéUtilisation de l’hyperbole cinétique (attitudes frondeuses et mystérieuses à l’excès du personnage)Utilisation de l’hyperbole iconique (traits caricaturaux)

Construction de questionnaires et d’activités pour la classe (2e phase de la construction du dispositif)

La seconde phase consistait en l’élaboration de questionnaires et d’activités pour la classe, à partir des documents traités lors de la première phase (une place était toutefois laissée à l’apport de documents personnels).

La logique suivie lors de cette phase consistait à faire cohabiter, chez les élèves, des postures de distanciation et d’analyse avec des postures d’investissement subjectif. Les activités de lecture et de discussion furent aussi conçues de telle sorte que les élèves soient amenés à appréhender les différents multitextes les uns par rapport aux autres,comme autant de réalisations singulières

d’un même type de personnage romanesque, et non les uns à la suite des autres, comme autant de réalisations autonomes.

L’élaboration de la phase d’analyse visait surtout à établir des questionnaires qui n’enfermeraient pas les élèves dans un seul modèle de lecture, tout en étant centrés sur l’exercice des compétences textuelles spécifiques et l’apport de la compétence multimodale à la lecture des œuvres littéraires. Parmi les questions imaginées par les enseignants, plusieurs portaient sur le repérage des caractéristiques romanesques des différents personnages comme, par exemple,celle-ci : « Quels sont à tes yeux les éléments qui font d’Amram/du Mentaliste/de Spirou un personnage exceptionnel ?» D’autres, plus spécifiques, interrogeaient le rôle des personnages secondaires : « Comment les policiers réagissent-ils aux provocations de Patrick Jane ? » Enfin, quelques-unes incitaient les élèves à mobiliser leur compétence multimodale, telle celle-ci : « Y a-t-il des personnages équivalents aux policiers dans la scène de l’auberge ? Si oui, lesquels ? » Ou encore celle-ci : « Comment vous représentez-vous visuellement le personnage d’Amram/de Zelikman ? »

L’attention portée à l’investissement subjectif se traduisait par une série de questions portant sur l’intérêt des élèvespour les personnages et la suite de l’histoire, comme par exemple celles-ci :

« La fin du chapitre vous a-t-elle surpris ? », « Avez-vous envie, après la lecture de ce premier chapitre, de découvrir la suite de l’histoire ? », etc.

Discussion des résultats

L’objectif visé par la construction d’un tel dispositif en formation continuée d’enseignants était de faire percevoir à ces derniers que la lecture comparée d’œuvres multimodales permet de développer ou d’affiner des compétences textuelles spécifiques – c’est-à-dire propres aux différents (multi)textes – et des compétences multimodales proprement dites.

Dans la phase de test comme dans la phase d’élaboration, la compétence multimodale a bien été perçue par les enseignants comme une compétence centrale, permettant d’améliorer la compréhension du phénomène examiné dans ses différentes composantes, et soutenant en outre des compétences textuelles spécifiques, qui s’en trouvaient améliorées.

Ces résultats restent toutefois incomplets, dans la mesure où le contexte de formation continuée ne permet pas un suivi suffisant de la transposition du dispositif en classe de français. En effet, les enseignants n’étant pas engagés dans un projet de recherche, ils n’ont aucune obligation de tester ce dispositif en classe. Certains (4/20) l’ont fait et m’en ont brièvement parlé par courriel. Il en ressortait un grand attrait des élèves pour ce type d’approche et un investissement réel dans les tâches, mais aucune donnée suffisante pour observer finement, chez leurs élèves, l’exercice (ou non) de la compétence multimodale et l’apport de celle-ci aux activités de compréhension à la lecture.

Conclusions

Si l’absence de résultats significatifs en classe ne permet pas de tirer de véritables conclusions, l’élaboration de ce dispositif en discussion avec des enseignants du secondaire a tout de même mis en lumière : 1°) l’intérêt de ceux-ci pour les dispositifs multimodaux, pour autant que ces derniers enrichissent la lecture de textes littéraires, perçue comme le cœur de leur discipline scolaire ; 2°) l’absence, chez les enseignants, de formation à la lecture de multitextes et à l’exercice conscient et maîtrisé de la compétence multimodale. Ce deuxième point est le plus préoccupant, car il apparaît comme un véritable obstacle à la création de séquences de cours réellement multimodales et permettant d’exercer pleinement cette compétence.

Annexe 1 – Incipit des Princes vagabonds (Chabon, 2012, p. 11-13)

Depuis d’innombrables années, un mainate surprenait les hôtes du caravansérail par sa capacité à cracher desinconvenances en dix langues et, avant que la bagarre n’éclatât, tout le monde croyait que celui qui avait injurié le géant africain avec tant de grossièreté et tant de verve n’était autre que ce vieux démon à langue bleue accroché à son perchoir. Partagé entre l’étude d’un petit plateau de chatrang [ancêtre du jeu d’échecs] en ivoire […] et son ragoût de mouton aux pois chiches […], l’Africain occupait la place la plus proche de la cheminée, tournant son large dos à l’oiseau afin d’embrasser du regard les portes et la fenêtre, dont les volets étaient grands ouverts sur le crépuscule bleu. En cette belle soirée d’automne au royaume d’Arran, dans les contreforts orientaux du Caucase, ces deux natifs des jungles brûlantes, l’Africain et le mainate, étaient bien les seuls à chercher à réchauffer leurs os. L’origine exacte de l’Africain demeurait un mystère. Son bambakion gris matelassé au capuchon effrangé, porté sur une tunique blanche déchirée, indiquait qu’il avait servi jadis dans les armées de Byzance, mais les œilletons de cuivre des courroies de ses cothurnes suggéraient un séjour en Occident. Personne ne s’était hasardé à chercher à savoir si les langages des empires connus […] lui étaient intelligibles. Avec sa peau qui avait le poli d’une bouilloire de cuivre ternie, ses yeux aussi féminins que ceux d’un chameau, son crâne luisant à la collerette laineuse dont la teinte argentée attestait une ancienneté acquise seulement par les plus aguerris et, surtout, avec son air tranquille qui claironnait sa nature sanguinaire à la quasi-totalité des voyageurs les plus inexpérimentés rencontrés sur ce petit éperon de la route de soie, l’Africain ne semblait ni inviter aux questions ni promettre qu’il les tolérerait. Chez les hôtes du caravansérail, un instant d’admiration salua donc l’audace du volatile quand celui-ci sembla déclarer, dans un excellent grec, que l’Africain dépeçait sa pitance avec les manières qu’on attendrait d’un rejeton bâtard d’un vautour à tête chauve et d’unsinge de Barbarie. Après que l’insulte eut été lancée, l’Africain continua de manger un moment, sans lever les yeux du plateau de chatrang, sans du tout paraître avoir entendu la remarque. Puis, avant que quiconque eût compris qu’une si belle invective dépassait même les pouvoirs du mainate et que, cette fois, l’oiseau était innocent de la calomnie, l’Africain plongea la main gauche dans son cothurne droit et, d’un geste continu possédant la fluidité de celuid’un

fauconnier lâchant son ange fatal dans le ciel, sortit un acier arabe étincelant, à la poignée grossière emmaillotée de bandelettes de cuir, et l’envoya chasser à travers les bancs.

Ni le jouvenceau imberbe assis juste à droite de sa proie ni le cornac borgne qui accompagnait le jeune homme ne devaient oublier la mélopée funèbre de la dague fendant les airs. Avec le bruit d’une lettre décachetée par une main impatiente, celle-ci transperça la calotte du chapeau noir à larges bords porté par la victime, un grand échalas blond, originaire de quelque terre enfouie sous les brumes, qui était arrivé à cheval cet après-midi là par la route de Tiflis. C’était un gaillard frêle, aux jarrets maigres et à la triste figure, blanc comme suif, dont les cheveux formaient deux rideaux dorés de part et d’autre de sa longue physionomie. […]. Le chapeau s’envola de la tête de l’échalas, comme pour exprimer sa surprise, et alla se coller contre un pilier du mur de torchis derrière lui. Son propriétaire laissa échapper une syllabe barbare dans le baragouin catarrheux de sa patrie.

Annexe 2 – Illustration de Gary Gianni pour le premier chapitre des Princes vagabonds

(Chabon, 2012, p. 15)

Références

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