La littératie visuelle: génèse, défense et illustration


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La littératie visuelle: génèse, défense et illustration. Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, .

Monique Lebrun, Professeure, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Résumé
La littératie visuelle est un concept nouveau, qui vient enrichir celui, mieux connu, de littératie médiatique multimodale. À l’heure où Internet submerge divers publics d’images de toutes sortes, il convient de se demander comment l’école peut contribuer au développement d’une littératie visuelle qui rende l’usager à la fois actif et critique. L’article se penche sur la nature des images et leur lecture afin de mieux définir cette nouvelle littératie visuelle, qui doit beaucoup, entre autres, au courant des multilittératies. Il traite également de la pertinence de la littératie visuelle à l’école et analyse quelques exemples de projets inspirants dans le domaine.

Abstract
Visual literacy is a new concept that enriches the one better known as multimodal media literacy. At a time when Internet overwhelms various public images of all kinds, it is appropriate to consider how school can contribute to visual literacy’s development, making the user both active and critical. This article examines the nature of images and their reading in order to better define this new visual literacy, which owes much, among others, to the multiliteracies’ current. It also discusses the relevance of visual literacy at school, and analyzes some examples of inspiring projects in the field.

Mots-clés : Littératie visuelle, littératie visuelle numérique, littératie médiatique multimodale, multilittératies, lecture de l’image

Keywords: Visual literacy; digital visual literacy; multimodal media literacy; multiliteracies; image reading

Introduction

L’image a un lien incontestable avec le souvenir, le rêve, le jeu, l’enfance. Nos premiers pas en littératie ont été faits par le biais de l’image, (ou du moins visuellement) puisque le code écrit nous était inaccessible. Nous nous sommes socialisés par l’image, celle de nos albums, de la télévision, et avons développé grâce à elle nos capacités affectives. Lorsque l’heure de la rentrée scolaire a sonné, nous avons eu accès à d’autres sortes d’images, celles de nos manuels de toutes sortes. Nous avons appris, grâce aux méthodes de lecture qu’un message se déchiffre de façon linéaire, de gauche à droite, alors que, jusque-là, nous appréhendions les images dans un ordre libre, en fonction de notre subjectivité. De l’image à la lettre, quel saut, qui n’est pas sans rappeler cette différence entre les écritures idéographiques et symboliques: toute écriture était à l’origine formée de dessins et certaines s’en sont graduellement distancées plus que d’autres.

Avant l’ère électronique, l’école entretenait avec l’image des rapports ambigus, selon Ardon (2002), ne la voyant parfois que comme simple auxiliaire de l’enseignant, et parfois comme objet de réflexion et d’apprentissage. L’école des années 2000 a résolument remis de l’avant l’importance de l’image, ou mieux, d’un langage iconique à décoder et encoder selon des normes qui doivent tant à la tradition qu’à l’émergence des nouvelles technologies numériques. L’étude de l’image n’est plus uniquement cantonnée aux cours d’arts plastiques ou d’histoire de l’art. Tranquillement, elle migre vers ce que les Anglo-Saxons appellent les «arts langagiers», traduction un peu trop littérale de language arts, et qui réunit l’étude de tous les langages, qu’ils soient verbaux, visuels, auditifs et autres.

Dans ce texte qui se veut une introduction au 1er colloque international du LIMIER, je traiterai dans l’ordre : 1) de la nature des images et de leur lecture ; 2) de la naissance, de la définition et des paramètres de la littératie visuelle (LITV); 3) des liens entre la littératie visuelle et les multilittératies; 4) des raisons pour lesquelles la littératie visuelle est nécessaire à l’école; 5) de perspectives pragmatiques en littératie visuelle.

  1. Nature et lecture des images

Le mot «image» est polysémique. Le français ne dispose malheureusement pas de la distinction que font les Anglo-saxons entre image et picture. En anglais, le mot image a surtout le sens d’une représentation collective d’une réalité, alors que picture désigne plutôt la représentation d’une chose par l’un des arts graphiques ou plastiques. Quant au terme «illustration», il désigne une image qui accompagne un texte ou un discours; l’usage même du mot «illustration» dans certains contextes laisse entendre que celle-ci est tributaire du texte et que son rôle n’a pas à être questionné. Que l’on soit en français ou en anglais, le concept d’images est lié à celui de représentation et implique donc des règles de construction et de fonctionnement, qu’il faut connaître pour les interpréter. C’est l’un des rôles de l’enseignement. En effet, l’image n’est pas un objet atemporel: il faut la mettre en contexte et l’insérer dans une série pour la faire «parler», en utilisant également des grilles d’analyse diverses (picturales, idéologiques, sociologiques, etc.). Et c’est ici qu’interviennent les spécialistes.

On connaît les travaux sémiotiques de Barthes (1964) concernant l’image. Il a distingué, dans le code iconique, le sous-code dénotatif (niveau de la simple perception de l’image, de l’information première qu’elle présente) et le sous-code connotatif (niveau des associations de diverses natures, affectives, symboliques idéologiques, etc.). Il a également parlé de la fonction d’ancrage de l’image par le texte

(par redondance ou complémentarité du texte par rapport à l’image) et par la fonction de relais entre texte et image.

Actuellement, les approches concernant l’étude de l’image varient, comme le rappelle Baetens (2013). Selon lui, si l’on se base sur les propriétés matérielles de l’image, on peut parler alors d’images fixes ou mobiles, analogiques ou numériques. Si l’on envisage ses différents usages, alors on aura la vision, le visionnage/visionnement, la copie, l’appropriation, l’étalage, la dissimulation, la collection, etc. Il mentionne enfin l’analyse de l’image basée sur la valeur culturelle et son statut social: on évoquera alors les images uniques ou reproduites, originales ou banales, protégées par copyright ou du domaine public, etc.

Certains auteurs, comme Robertson (2007), parlent également de «rhétorique visuelle» pour évoquer la force de persuasion de l’image et sa capacité à s’adapter à l’auditoire. La littératie visuelle (dorénavant LITV) a aussi ses figures de style (ex: appel au pathos, au logos; usage de certaines couleurs, de certains symboles, de certains arrangements qui évoquent la métaphore, la métonymie, etc.). La manipulation d’images aide également à l’effet rhétorique. Il faut cependant s’en méfier parfois. Ainsi, dans la campagne de publicité de la Peugeot, en 2004 (voir Julliard, n.d.), la voiture est présentée comme dégageant dans son sillage un parfum aromatique: bel oxymore qui risque de faire oublier à l’acheteur la pollution qu’engendre l’automobile (voir figure 1).

Figure 1 – Exemple d’oxymore (publicité de Peugot, en 2004 (dans Julliard, n.d.)

La perspective interdisciplinaire permet d’unifier ces trois approches. Dans l’une de ces sciences interdisciplinaires, les «études culturelles», ou cultural studies, on parle maintenant volontiers de «culture visuelle», et ceci, autant à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris qu’à l’université Cambridge du Massachusetts. Les objets manipulés par les chercheurs du domaine sont en général marqués par des structures hybrides et l’intermédialité (la bande dessinée, le roman graphique et la novellisation, par exemple). Ainsi, dans la perspective intermédiale de Rajewsky (2005), on peut étudier les mots comme des images (en poésie visuelle), les mots comme accompagnateurs d’images (dans les livres illustrés) et les mots référant à des images (comme mentions intertextuelles de matériel non-textuel).

Pour Mitchell (1986), les images sont toujours mêlées à des mots et à d’autres éléments issus des cinq sens. Il en est de même des média non visuels: un texte, par exemple, produit des images mentales. Lire des images est donc pour Mitchell plus compliqué qu’il n’y paraît et il faut recourir à diverses sciences pour y arriver. Quant aux technologies numériques, elles apportent selon lui de nouvelles façons de produire, d’emmagasiner, de transformer, de distribuer, voire de percevoir et d’«expérimenter» l’image.

On en vient ainsi à parler de relations image-texte, ou de relations entre le linguistique et l’iconique, si l’on veut, soit celles entre deux modes sémiotiques dont l’hybridation est notre propos. Une image ne sera jamais considérée de la même façon dans une discipline basée sur le texte et dans une autre basée sur l’image. Dans les «études culturelles», par exemple, la culture visuelle renvoie à de nouveaux modes de visualité, générés par l’apparition du numérique, et à des postures de spectateurs associant consommation et production. Dans les études littéraires, par ailleurs, certains chercheurs sont prêts à envisager de nouvelles façons d’aborder l’image: c’est le cas des spécialistes en narratologie ouverts à la littératie visuelle. Ainsi, le « narratif» est étudié non seulement dans le texte classique, mais dans plusieurs médias. Le texte essaie actuellement de se réinventer dans l’aire iconique (ou visuelle), ce qui ouvre la porte à de nouvelles recherches.

Même la psychologie cognitive a son mot à dire dans le domaine. Vygotsky (1972) a affirmé la nature visuelle de la pensée en disant que le mot n’est pas un symbole direct d’un concept, mais bien une image, une courte esquisse mentale de concept, une courte histoire, en fait, de ce concept. Plusieurs chercheurs, dont Danesi (1993) et Hobbs (2002), croient que le processus de pensée est enraciné dans les images visuelles.

Les chercheurs en éducation ont pour leur part livré certaines typologies de l’image et défini son rôle. Ainsi, Fang (1996) reconnaît six rôles aux illustrations des albums: elles établissent le cadre de l’action, contribuent à développer les personnages et l’intrigue, à fournir différents points de vue, ajoutent de la cohérence à l’œuvre et renforcent le texte. Elles contribuent donc à améliorer la réception esthétique du lecteur, à améliorer son langage et sa créativité. Quant à Levin, Anglin et Carney (1987), ils reconnaissent quatre fonctions conventionnelles à l’image insérée dans un texte: décorative, représentionnelle, organisationnelle et interprétative. Les images
organisationnelles constituent pour lui un cadre structurant le contenu d’un texte (ex.:

une carte géographique). Les images interprétatives sont celles qui aident à clarifier un texte (cf. les schémas en biologie). Les images transformationnelles sont, pour leur part, non conventionnelles et atypiques; ce sont celles qui procurent des clés mnémoniques. Elles sont souvent créées par un lecteur voulant se remémorer sous forme de synthèse différents éléments d’une information disparate.

Il existe aussi de nombreuses recherches sur l’image dans les manuels scolaires. Ainsi, Huyhn (2008), par exemple, a analysé finement les différents rôles de l’image dans les manuels de collèges et de lycées. Elle mentionne qu’on peut caractériser les images selon qu’elles sont dans un rapport d’illustration muet au texte ou disert avec médiation verbale, sous la forme d’une rubrique, d’un commentaire ou d’un questionnaire à visée didactique. Elle parle d’image propédeutique à la lecture, qui donne à voir le texte selon une analogie référentielle. L’image sert à donner des repères historiques et culturels pour lire le texte: c’est un moyen de contextualisation du texte littéraire

Jacquinot (1977) et Moles (1981) ont déploré que l’école française de leur époque se soit centrée sur la seule utilisation de l’image comme «substitut analogique du monde». Pour Jacquinot, le cinéma, entre autres, a trop souvent été utilisé en classe à titre purement illustratif, en gommant les spécificités de son langage. Selon elle, déferlement d’images mobiles de la télévision et du cinéma a un peu occulté l’importance des images fixes telles que la photo, le dessin, la peinture, qui favorise parfois plus une activité réflexive. Pour ces deux chercheurs, l’école française des années 80 et 90 se méfiait de l’image, car elle pouvait s’opposer à l’écrit, sur lequel le système d’apprentissage est fondé. L’image semblait aussi trop près de l’«imaginaire», ce qui semble pour certains l’antithèse du savoir, et donc de la rationalité. Avant que n’apparaissent les écrans d’ordinateur, l’image, pour ces deux chercheurs, c’est surtout celle de l’écran de cinéma et de l’écran de télévision, synonymes de pratiques
culturelles décriées par les élitistes de la culture.

  1. Naissance, définition (s) et paramètres de la LITV

Après avoir décrit la naissance de la LITV, nous analyserons les nombreuses tentatives de définitions auxquelles elle s’est prêtée, pour enfin souligner à quel point l’arrivée des technologies de l’information et de la communication (TIC) et de la perspective interdisciplinaire ont fait évoluer le concept.

2.1. Historique: les débuts de la LIV et les tentatives de définition et de standardisation du champ
On s’accorde à dire que le père de la LITV telle qu’elle est actuellement connue dans le monde anglo-saxon est John Debes, qui a mis de l’avant le concept en 1969, à la première conférence nationale américaine sur la littératie visuelle. Il était alors coordonnateur de projets éducatifs pour la compagnie Kodak de Rochester (NY) et fondateur du Kodak Magazine. Cette publication commencera grâce à lui à réunir à partir de 1967 des spécialistes de l’image et les éducateurs, qui commenceront ainsi à dialoguer. Il est également le fondateur de la International Visual Literacy Association (IVLA) en 1968. En 1970, le Centre de littératie visuelle de l’Université de Rochester ouvrait ses portes. En 1969, l’émission de télévision Sesame Street, subventionnée par la fondation Carnegie, commençait et contribuait ainsi à développer la littératie des jeunes Américains d’âge préscolaire, dont la littératie visuelle.

Pour Debes, la LITV réfère à un ensemble de compétences visuelles qu’un être humain développe par le regard et d’autres expériences sensorielles. Il s’agit là, bien évidemment, d’une définition incomplète, dont les paramètres restaient, à l’époque, à explorer. Debes a répété en 1972 cette définition (cf. Fransecky et Debes, 1972) et a

mentionné que le développement de cette compétence est fondamental à l’apprentissage. À l’époque où Debes a fait part de sa définition de la LITV, la littératie n’était conçue que comme textuelle et c’est pourquoi la définition de la LITV utilise des termes de la littératie classique. Par ailleurs, Debes a eu le mérite de faire remarquer que les travaux de psychologie, des années 40 et 50, avaient porté une grande attention aux relations entre le verbal et le visuel.

Avgerinou et Ericson (1997) retiennent pour leur part la définition de la LIV de Curtiss (1978), qui parle d’habileté à comprendre un énoncé visuel, sur quelque support qu’il soit et à s’exprimer dans au moins une discipline visuelle — on remarque ici les deux volets: compréhension et production.

En 2001, la International Visual Literacy Association (IVLA), qui réunit tous les chercheurs ayant de près ou de loin un rapport avec l’image, a mené une étude sur la définition de la LITV et a abouti à la formulation suivante: «groupe de compétences acquises en vue de l’interprétation et de la production de messages visuels » (Brill, Kim et Branch, 2001, p. 9). Donc, on voit la continuité par rapport aux autres définitions citées.

2.2. Les points de convergences des définitions selon divers chercheurs

Tous les contributeurs à la définition de la LITV reconnaissent l’aspect interdisciplinaire, touchant l’art, la philo, la linguistique, la psycholinguistique, la psycho cognitive, la perception visuelle, l’imagerie mentale, la sociologie, l’anthropologie culturelle, la technologie éducative, la sémiotique et les théories de la communication. On trouvera dans le tableau 1, ci-dessous, les points de convergence de toutes les définitions, selon Avgerinou (2009).

Tableau 1 – Les points de convergence dans les définitions de la littératie selon Avgerinou (2009)

1- Affirmation de l’existence d’un langage visuel et de son parallélisme avec le
langage verbal;
2- LITV comme habileté cognitive touchant également le champ de l’affectif;
3- utilisation indifférenciée des termes « habiletés» et « compétences» en LITV;
4- reconnaissance des deux volets: compréhension et production;
5- affirmation que la LITV s’enseigne, s’apprend et peut se développer;
6- liens entre la LITV et les autres habiletés sensorielles;
7- liens serrés entre communication visuelle, pensée visuelle et apprentissage visuel,
en LITV;
8- affirmation de la nature interdisciplinaire de la LITV.

Par la suite, les chercheurs, dont particulièrement Avgerinou et Ericson (1997), ont mieux défini le design visuel et l’analyse d’images. Le design visuel comporte des éléments visuels de base : ligne, contour, direction, ton, couleur, échelle, dimension, mouvement, à quoi il faut ajouter l’arrangement, l’équilibre, le dynamisme, l’emphase, la fidélité et l’harmonie graphique. Pour l’analyse d’images, on procède généralement en quatre phases: description des éléments graphiques composant l’image, analyse de leurs combinaisons, interprétation du message communiqué et, enfin, appréciation esthétique.

Avgerinou (2009) suggère une liste de onze compétences touchées par la LITV, qui peut s’avérer utile pour les designs pédagogiques. On les retrouve dans le tableau 2 ci- dessous.

Tableau 2 – Les compétences en littératie visuelle, selon Avgerinou (2009)

1- Connaissance du vocabulaire visuel et de ses composantes: point, ligne, contour,
forme, espace, texture, lumière couleur, mouvement ;
2- connaissance des conventions visuelles: signes et symboles visuels et le sens que
la société leur reconnaît, en Occident;
3- pensée visuelle: l’habileté à transformer toute information en dessin, graphique,
image;
4- visualisation: processus par lequel l’image visuelle se forme;
5- raisonnement verbo-visuel: raisonnement logique et cohérent à partir d’images;
6- visionnement critique: application des habiletés en pensée critique à la LITV ;
7- discrimination visuelle: habileté à percevoir les différences entre les stimuli
visuels;
8- reconstruction visuelle: habileté à reconstruire dans leur forme originale des
images partiellement occultées;
9- sensibilité à l’association visuelle: habileté à associer des images visuelles portant sur un même thème; liée à la sensibilité à l’association verbo-visuelle, qui porte sur les liens entre les messages verbaux et leurs représentations visuelles pour en
rehausser le sens;
10- reconstruction du sens: habileté à visualiser et reconstruire verbalement ou
visuellement le sens d’un message à partir d’une base incomplète;
11- construction du sens: habileté à construire le sens d’un message visuel donné sur
la base d’une information visuelle ou verbale.

Des normes de compétences en LITV pour les niveaux lycées et universités ont été adoptées en 2011, par la Association of College & Research Libraries des États-Unis, et approuvées par une cinquantaine d’institutions d’enseignement. Le tableau 3, ci- dessous, résume ce que peut faire l’individu visuellement lettré, selon cette association.

Tableau 3 – Les normes de compétence en littératie visuelle pour les niveaux secondaire et post-secondaire (Association of College & Research Libraries)
1- Préciser la nature du matériel visuel requis;
2- trouver le matériel visuel requis et y accéder;
3- analyser et interpréter le sens des images et des médias visuels;
4- évaluer les images et leurs sources;
5- utiliser efficacement les images et les médias visuels
6- produire des images et du matériel visuel significatif;
7- comprendre les enjeux éthiques, sociaux, légaux et économiques entourant la
création et l’usage des images et du matériel visuel et les utiliser de façon éthique.

Il existe également d’autres normes, dont celles de l’American Association of School Libraries (AASL) (Standards for the 21st Century Learner). La National Council of

Teachers of English (NCTE) a écrit des normes pour tous les niveaux d’éducation, en se basant sur le fait que l’étudiant du XXIe siècle doit pouvoir créer et analyser des textes multimédiatiques. La bataille n’est pas gagnée. En effet, l’Association of American Colleges and Universities qui avait inclus les compétences visuelles dans ses normes en 2002 les a retirées en 2007.

2.3. La LITV, une interdiscipline moderne

Actuellement, sous la poussée des « études culturelles», la LITV s’oriente de plus en plus vers une perspective interdisciplinaire, comme l’illustrent bien des revues comme Visual Studies ou des sites comme «Culture visuelle. Média social d’enseignement et de recherche». Pour Breitenstein (2013), la LITV est une interdiscipline moderne, ce que l’on voit bien dans les travaux de l’IVLA, qui ont permis de constituer le champ. Actuellement on voit même poindre des collaborations transatlantiques. Ainsi, l’Université de Lille3 et le CNRS ont créé un réseau thématique pluridisciplinaire et collaborent, depuis 2007, avec la Duke University sur la notion de visual studies. De grandes universités américaines (comme la Cornell University, la Chicago University et la Rochester University) ont des départements de Visual studies de même que les universités européennes de Leuven (Belgique), de Brighton (Grande-Bretagne), de Lund (Suède) et de Jocobs (à Bremen en Allemagne).

L’interdisciplinarité a ses forces et ses faiblesses. Ainsi, tous ne s’entendent pas sur le concept d’interdisciplinarité. Il faut faire preuve de créativité pour surmonter les barrières entre les disciplines traditionnelles. Souvent, on aboutit à des parallélismes plus qu’à une véritable imbrication des disciplines affirme Dogan (2006), qui préfère parler d’hybridation de fragments de champs disciplinaires comme en sciences sociales (ex.: l’économie politique, la psychologie sociale…). L’hybridation n’est pas seulement dans les termes: elle est aussi dans les méthodes. Ainsi, on peut se

permettre d’exporter des méthodes d’analyse quantitative comme la bibliométrie.

2.4. La redéfinition de la LITV lors de l’apparition des TIC: LITVN

Les technologies numériques peuvent-elles augmenter les habiletés de littératie visuelle? On ne le sait pas encore, mais, chose certaine, l’inverse est vrai: les habiletés en lecture et en écriture aident l’usager à bien utiliser les interfaces graphiques du Web.

Une très grande partie de l’information est maintenant numérique, réseautée et accessible immédiatement. Les environnements virtuels se multiplient. Les modes d’apprentissage changent donc. Les réseaux sociaux rendent floues les frontières entre producteurs et consommateurs. En conséquence, il faut reconceptualiser la LITV qui devient LITVN (littératie visuelle numérique), définie comme l’habileté à la fois en compréhension et en production relative à l’information visuelle d’origine (Morgan Spalter et van Dam, 2008. Pour ces auteurs, la LITVN, c’est l’habileté à : (1) évaluer de façon critique le matériel visuel numérique, en deux ou trois dimensions, fixe ou animé; (2) prendre des décisions sur la base de représentations visuelles numériques de données ou d’idées; (3) utiliser l’ordinateur pour communiquer visuellement.

Il faut donc préparer adéquatement de nouveaux producteurs/consommateurs: ceux de la LITVN, qui auront les habiletés et connaissances suivantes (voir tableau 4 ci- dessous), s’ajoutant aux connaissances et habiletés de la simple LITV.

Tableau 4 – Les habiletés et connaissances nécessaires en littératie visuelle numérique (Morgan Spalter et van Dam, 2009)

1- Une connaissance fonctionnelle des éléments visuels produits numériquement;
2- une compréhension de base des éléments du design visuel et des médias qui y sont
reliés;
3- une attitude rationnelle et non dépendante des émotions, face à la perception des
éléments visuels;
4- une compréhension des aspects représentationnels, explicatifs abstraits et
symboliques des images;
5- une habileté à appliquer leurs connaissances visuelles à l’aide des médias
électroniques;
6- une capacité à être des consommateurs informés et critiques de l’information
visuelle;
7- une habileté à être des producteurs d’information visuelle;
8- une capacité à être des communicateurs visuels efficaces;
9- une capacité à être des «penseurs visuels» expressifs et innovants dans la solution
de problèmes.

Pour Morgan Spalter et van Dam (2009), il a fallu, pour que la LITVN existe, que la science des ordinateurs progresse, surtout depuis les années 80. Il a fallu aussi que se crée le WWW (world wide web) et son monde visuel numérique, nécessitant ainsi une meilleure éducation visuelle, facilitant la recherche et le partage d’images. Cela a changé, disent-ils, le rôle de l’image dans notre culture.

  1. Les liens de la LITV avec les multilittératies

On peut légitimement se demander les liens qu’entretient conceptuellement la LITV avec la multilittératie, dont la naissance, à la fin des années 90, coïncide avec l’essor de la LITV sous l’impulsion des nouvelles technologies.

C’est en 1996 que se sont réunis aux États-Unis une dizaine de chercheurs anglo- saxons (Gee, Luke, Cope, Kalantzis, etc.) provenant de diverses disciplines et tous intéressés à reconceptualiser la littératie. Ce New London Group (1996, 2000), comme il s’est appelé, était interpellé par les changements importants des moyens de

communication et, également, par l’hétérogénéisation croissante des populations occidentales, sous l’effet des migrations. Leur manifeste de 1996 a donc pris parti contre une conception de la littératie fondée uniquement sur la communication graphique et proposé comme alternatives le concept de littératies multiples (ou multilittératies).

Comme l’ont souligné les membres du New London Group (1996), dans le terme même de «multilittératies» on retrouve l’idée de multiplicité des modes de fabrication du sens, soit les modes visuel, auditif, textuel, etc. tout autant que les contextes sociaux de ces modes. En conséquence, ces chercheurs insistent beaucoup sur une pédagogie insérée dans la culture d’un groupe. L’adoption de la multilittératie donne accès à un monde plus complexe et met l’accent sur l’engagement critique nécessaire pour participer pleinement au futur.

Pour le New London Group, la LITV n’est que l’un des six éléments des multilittératies, avec la littératie tout court (linguistique), les littératies auditive, gestuelle, spatiale et multimodale (cf. la figure 2). Plus spécifiquement, le London Group veut tenir compte des images et de leurs relations avec l’écrit, de même que de l’interface entre les sens linguistiques et visuels dans le multimédia. Pour eux, les multilittératies créent leur propre pédagogie. Celle-ci doit être basée sur des expérimentations qui supposent une manipulation d’éléments (linguistiques et visuels) afin que les étudiants développent des habiletés et un métalangage. On doit leur faire prendre compte du contexte sociopolitique et du but de ces éléments, qu’ils en soient analystes ou créateurs.

Figure 2 – Le modèle des multilittératies du New London Group (1996, p. 24)

Parallèlement à ces chercheurs, d’autres, tels Kress (2010), Jewitt (2008), Jewitt et Kress (2003), Hobbs et Frost (2003), Kress et Van Leeuwen (1996), stimulés par l’apparition des nouveaux médias, s’interrogeaient sur les dimensions sémiotiques d’une littératie en mutation. On leur doit d’avoir mis de l’avant le rôle des divers modes (linguistique, iconique, auditif, gestuel) dans la création du sens et la mise de l’avant du paradigme de la «multimodalité», conjugaison d’au moins deux modes sémiotiques dans la production / émission / réception / compréhension d’un message. C’est le fondement même de la littératie multimodale, fécondée concurremment par les multilittératies et leur idée de prolifération des canaux médiatiques, d’où le fait que

cette littératie soit mieux connue sous le nom de littératie médiatique multimodale (multimodal media literacy).

Le modèle de Kress et Van Leewen (1996) exposé dans leur Grammaire de l’image (The Grammar of Visual Design) offre un cadre utile à la compréhension métalinguistique. Les deux auteurs se sont inspirés de la linguistique systémique fonctionnelle de Halliday (1994) pour bâtir leur modèle, qui rend compte du fait que tout texte a des aspects sociaux, culturels et contextuels qu’il faut considérer, de même que la prise en considération de leur but (intentions) et de leur auditoire. Dans leur modèle, les images représentent des actions, des objets, un décor. Elles créent une relation significative avec le spectateur par l’usage de la couleur, de l’angle, du type de média employé, etc. Ainsi donc, la place de la LITV se distingue mieux, à l’intérieur de ce modèle. Les données visuelles, et donc la LITV, ne font pas partie d’un monde à part, mais sont bel et bien insérées à la fois dans les multilittératies et dans la littératie médiatique multimodale. D’ailleurs, les théoriciens tant des multilittératies que de la littératie médiatique multimodale croient que, si l’on situe la littératie visuelle dans le cadre plus général qui est le leur, on accède à des niveaux différents et plus étoffés d’analyse de l’image. Les multilittératies, la littératie médiatique multimodale et la LITV partagent d’ailleurs quelques points communs: soit le fait qu’elles constituent un
«langage», qu’elles se concrétisent tant sur des supports traditionnels que numériques,
et, enfin, qu’elles se veulent critiques des contenus idéologiques sous-jacents aux messages véhiculés, et donc, socialement responsables.

  1. Pour une prise en compte de la littératie visuelle à l’école

J’ai déjà souligné le fait que l’école se méfie quelque peu de la littératie visuelle. Dans un premier temps, je reviendrai sur les raisons de cette méfiance, pour ensuite parler

des objectifs d’une éducation à la LITV et, finalement, de ce qui pourrait être fait aux niveaux primaire et secondaire.

4.1. Les jeunes et leurs habiletés avec les images

Les adolescents, plus particulièrement, sont littéralement envoûtés par l’image (Hersent, 2003). Ils ont connu de grands bouleversements de l’offre audio-visuelle, surtout de l’offre numérique. Les écrans occupent dorénavant une place démesurée dans leurs loisirs. Ils se promènent dans un marécage d’informations visuelles et n’ont aucune formation pour les déchiffrer systématiquement et les évaluer de façon critique, aux dires de plusieurs auteurs (Metros, 2008; Sosa, 2009, etc.).

Cette omniprésence affecte inévitablement leur rapport à l’écrit, donc leur rapport aux images et celui à l’école. Ont-ils pour autant les habiletés de décodage et de compréhension de l’image que j’ai évoquées précédemment? Maîtrisent-ils particulièrement celles d’analyser le mérite esthétique d’une œuvre et de la situer dans son contexte culturel? Rien n’est moins sûr, et ceci sans parler des techniques de production d’une image en adéquation avec les objectifs de communication recherchés De plus, ils éprouvent de la difficulté à s’exprimer eux-mêmes visuellement, à évaluer la valeur d’une image par rapport à une série d’autres. Ils copient des images sur le Net, mais peinent à en dessiner une. Ils peuvent tourner un vidéoclip en accolant des images, mais peinent à rédiger un script. Ce manque d’acuité visuelle commence dès le jeune âge, car la LITV ne s’enseigne pas, ou tout comme (problème de la prétendue supériorité du verbal sur le visuel, comme mentionné précédemment). Les psychologues cognitivistes nous apprennent pourtant que l’œil humain recherche spontanément l’ordre et la hiérarchie visuelle, et que le fait de miser sur le visuel peut dans certains cas, clarifier des concepts complexes et réduire la charge cognitive.

Grâce à Brumberger (2011), on dispose d’un portrait statistique contrasté sur les habiletés technologiques des jeunes. Devant l’absence de fondements empiriques à l’assertion de Prensky (2001) à l’effet que les jeunes de l’ère numérique auraient développé des connaissances certaines en littératie visuelle et numérique, Brumberger (2011) s’est lancé dans une recherche terrain sur le sujet. Il a administré sur le web un questionnaire portant sur la littératie visuelle à 485 étudiants du Virginia Tech, dont la moyenne d’âge était de 19,4 ans, échantillon mâle à 59% et caucasien à 82%. La moitié des 90 questions portait sur les usages et habiletés en littératie visuelle. Il apparaît que dans leurs usages du web, les sujets font davantage confiance aux informations écrites qu’à celles qui sont illustrées: ainsi, sur des sites de géolocalisation tels que Mapquest ou Google Map, ils sont 67% dans ce cas. Leur usage des appareils photo et vidéo numériques va dans le même sens. Ainsi, 82% disent utiliser un appareil photo numérique, mais 55% le font moins d’une fois semaine. Quant à leurs habiletés avec ces appareils, elles varient: 54% s’estiment légèrement compétents dans l’utilisation d’un appareil photo numérique et 11% seulement se trouvent très bons. Concernant l’édition de leurs photos, seuls 14% se disent assez habiles pour les retoucher et le font fréquemment, 10% ne le faisant jamais, et 38%, rarement.

Plus de la moitié des sujets de Brumberger (2011), soit 57%, n’utilisent pas du tout la caméra vidéo. Des 43% qui restent, les deux tiers le font moins d’une fois par mois et se déclarent eux-mêmes peu habiles avec l’appareil. Ils ont commencé à le manipuler vers 13 ou 14 ans. La moitié de ces utilisateurs occasionnels ne manipule jamais les vidéos tournées à l’aide de logiciels spécialisés.

L’enquête de Brumberger (2011) a également touché les logiciels utilisés pour les présentations (ex.: Powerpoint), pour l’édition de photos et d’images (ex.: Adobe Photoshop), pour le dessin (ex.: Adobe Illustrator) et pour la construction de sites web
(ex.: Adobe Dreamweaver), qui sont tous des logiciels ayant une forte orientation

visuelle. Les sujets se trouvent moyennement habiles ou très habiles à utiliser Powerpoint. Les auto-perceptions en habiletés d’édition de photos et d’images sont légèrement moindres, 38% des répondants se déclarant ici très habiles et 21%, légèrement habiles. Pour ce qui est de la manipulation des logiciels d’illustration, les perceptions baissent encore: 18% se déclarent très habiles et 40%, légèrement habiles. Quant à la création de sites web, c’est une activité où 15% des sujets s’estiment très compétents (ces mêmes sujets maîtrisent d’ailleurs les langages HTML et XML) et un autre 11%, moyennement compétents, 53% des sujets n’y ayant jamais touché.

L’enquête a abordé la question de la confiance des sujets quant à la fiabilité des images et illustrations diverses. Étonnamment, 87% des sujets présument que les images vues sur le Web sont ou parfois ou souvent manipulées (altérées), et ceci, que le site web soit reconnu ou non pour son sérieux et sa crédibilité. Ceci est très différent de ce qui se passe pour les journaux, car seulement 35% des sujets croient que les images qu’ils contiennent aient pu être altérées, ce qui est à peu près le même pourcentage que pour les revues. Le questionnaire d’enquête présentait même des exemples de photos (phénomènes naturels, actualités politiques ou sociales) en demandant si elles étaient altérées. L’analyse des résultats démontre que le jugement des sujets se base sur des critères subjectifs et qu’ils manquent de références ou de culture pour interpréter correctement les photos: les pourcentages de bonnes réponses varient selon les photos, mais sont inférieurs à 50%.

Une pareille enquête remet en question l’affirmation de Prensky (2001) et prouve que même une interaction constante avec les nouvelles technologies ne crée pas automatiquement des habiletés de littératie visuelle: il faut enseigner celles-ci pour les développer optimalement.

4.2. Le rôle incontournable de l’école

C’est en raison de la prolifération des images auxquelles les jeunes sont exposées et de l’inertie qui les guette face à elles qu’il faut aider la nouvelle génération à les décoder, en insérant la LITV dans les programmes. Morgan Spalter et van Dam (2009) s’étonnent d’ailleurs que l’institution scolaire tarde à le faire. La LITV serait-elle trop interdisciplinaire? Les méthodes et approches pédagogiques seraient-elles trop exigeantes pour l’enseignant? On peut aussi avoir une autre explication à l’aspect marginal de la LITV à l’école, soit leur suspicion envers les images, leur pouvoir de manipulation et leur subjectivité prêtant à interprétation. Cette crainte est ancienne et toujours d’actualité: que l’on pense à l’allégorie de la caverne chez Platon, aux iconoclastes du temps de la Réforme, aux talibans détruisant les bouddhas géants de Bâmiyân, et ceci, près de 200 ans après la création des premiers appareils photo. Par ailleurs, il se peut, comme le croit Bamford (2003) qu’une partie de la LITV se développe spontanément chez l’élève, sans input professoral. Il faut cependant l’affiner, sinon, elle reste superficielle. Le fait de l’enseigner permet de développer la pensée critique, d’appuyer le développement des habiletés verbales et écrites, etc.

Il serait donc souhaitable d’intégrer la LITV tout au long du curriculum, par la production d’images, la manipulation d’images à l’aide de diverses techniques, l’analyse de valeurs contenues dans l’image, l’expérimentation de logiciels d’images (Adobe Photoshop), des activités diverses basées sur les images (création de cartes de vœux, examen de logos de compagnies, création d’un dico visuel, création d’images stéréotypées).

Parmi les pays qui se sont lancés dans l’aventure, on peut mentionner l’Australie et, dans une moindre mesure, la Grande-Bretagne et les États-Unis, dont les curriculums audacieux font la part belle à la LITV, mais, en général, celle-ci est le fait d’esprits

audacieux et individualistes. Ces enseignants habituent leurs élèves à réfléchir et à s’exprimer de façon multimodale. Ils les incitent à aller au-delà de la copie d’images sur le Web et à comprendre le contexte culturel et social de ces images, à identifier leur signification historique, leur style, leurs techniques de production, à évaluer avec les termes adéquats leurs mérites esthétiques, à y réagir émotivement, à les évaluer au plan éthique et, enfin, à les créer. En France, par ailleurs, on accorde une place importante au cinéma et à l’audiovisuel dans le cadre plus large de l’éducation à l’image, comme le veut le Ministère de l’Éducation Nationale. Depuis quelques années, on élargit l’étude aux jeux vidéos et aux œuvres numériques, sans pour autant que les expressions « littératie médiatique multimodale» ou « littératie visuelle» soient utilisées. Au Québec, l’étude de l’image est cantonnée aux cours d’arts plastiques et aux rares parcours en littératie médiatique multimodale que tentent des enseignants de français utilisant de façon créative les nouvelles technologies; les programmes officiels, pour leur part, n’ont pas encore abordé les relations texte-image.

4.3. Les objectifs éducatifs de la LITV

En 2003, la North Central Regional Educational Library (NCREL) (Bibliothèque éducative régionale centre-nord) (cité dans Hattwig, Bussert, Medaille et Burgess, 2013) a préparé une liste d’objectifs de littératie visuelle pour les besoins spécifiques des éducateurs. Ces objectifs touchent à la fois l’analyse, l’interprétation et la création d’éléments visuels. Selon la NCREL, un élève qui a des compétences en LITV peut comprendre les éléments de base du design, des techniques et des médias visuels; contrôler les influences émotives et cognitives dans sa perception des éléments visuels; et enfin, comprendre une grande variété d’images: représentationnelles, explicatives, abstraites et symboliques. C’est donc à la fois un producteur et un consommateur d’information visuelle, de même qu’un critique de celle-ci.

Les chercheurs s’entendent généralement pour dire que l’enseignant doit composer avec la complexité des images médiatiques et avec les manipulations techniques dont elles ont fait l’objet. Son rôle est surtout de montrer aux élèves comment organiser et évaluer l’information transmise par les images, que celles-ci soient analogiques ou numériques. À la fin du processus, les élèves devraient être devenus plus critiques des images que leur présentent les médias.

On peut distinguer deux grandes approches dans l’enseignement de la LITV. La première est celle dans laquelle l’enseignant guide ses élèves dans le décodage des éléments visuels en leur enseignant d’abord des habiletés analytiques. La production visuelle ne vient qu’ensuite. L’autre approche mise sur la production en LITV comme moyen d’enrichir la littératie verbale, en associant l’image à la culture populaire et à la grande culture.

  1. Perspectives pragmatiques en littératie visuelle

Il est parfois difficile d’isoler des expérimentations portant sur la LITV de celles portant sur la littératie médiatique multimodale, où l’image joue tout de même un rôle important. J’en citerai néanmoins quelques-unes qui me semblent porteuses.

5.1. L’expérience de Shurtleff (2006) sur la production de vidéos et la visualisation

Le but du chercheur était d’explorer les préférences de ses étudiants pour les textes graphiques et les films, de même que leurs associations visuelles. Il voulait également tester les réactions de faibles lecteurs face à l’utilisation du script et de la production vidéo. L’auteur a dû familiariser ses élèves avec la terminologie cinématographique en
début de parcours et leur en a donné des exemples dans différents films. Il a vu que le

script et la production vidéo aidaient les non-lecteurs à visualiser un texte écrit et que même les lecteurs qui les utilisent ont de meilleures interactions avec un texte écrit. Il rejoint Goodman (2003), pour lequel la création de vidéos est l’un des meilleurs moyens pour développer la littératie critique. Il conforte également la thèse de Neuman (1995), selon lequel certaines habiletés cognitives propres à la lecture, telles que la création d’inférences et la visualisation, peuvent être améliorées par des pratiques métacognitives explicites utilisant la vidéo, le film ou tout autre matériel non imprimé.

5.2. L’expérience de Callow (2008) sur l’utilisation des textes multimodaux pour accéder à l’interprétation critique

S’inspirant des travaux de Kress et van Leeuwen (1996), Callow (2008) a présenté des textes écrits, visuels et multimodaux à une classe sur le thème de la démocratie. Il a pratiqué l’étayage auprès des élèves, de façon à ce qu’ils apprennent non seulement la grammaire visuelle, la composition des textes multimodaux, mais également l’analyse critique à propos de l’utilisation de ces images en politique et campagne publicitaire électorale. Il a appliqué un modèle sémiotique fonctionnel pour décrire les textes utilisés (soit des textes représentatifs de la situation, des participants, etc.), ayant des aspects interactifs (concernant les relations entre l’objet vu et le spectateur) et des aspects compositionnels (structure et poids de l’information entre les divers éléments visuels du message).

Après avoir lu le matériel fourni, les élèves ont eu à produire un dépliant électoral, en faisant la démonstration de leur esprit critique face aux images et en adoptant un métalangage visuel. Ainsi, ils ont beaucoup appris à propos de la démocratie, tout en s’initiant à la LITV. Pour l’auteur, le plaisir démontré par les élèves lors de la lecture et de l’interprétation des images leur permet de développer des compétences

métalinguistiques et multimodales susceptibles d’être réinvesties dans la création de textes multimodaux.

5.3. Le Visual Literacy Project

Junius Wright, un enseignant en Language Arts (arts langagiers) (littérature européenne et écriture de création) à la Academic Magnet High School de Charleston, en Caroline du sud a mis sur pied le Visual Literacy Project. Le projet en question est doté d’un site Internet complet fournissant des exemples de leçons et de ressources. Il est également accompagné d’un blogue et d’entrevues d’artistes. Il est destiné à aider les enseignants à intégrer la LITV dans leurs classes. Les propositions pédagogiques retrouvées sur ce site sont originales. Ainsi, le projet Shrek initie à la satire et le projet Othello, à l’humanisme de la Renaissance. On présente une exploration du romantisme à travers l’art et la poésie. Les différentes formes d’art sont touchées: non seulement la littérature, mais aussi la musique, l’architecture et le cinéma.
Les leçons proposées font toutes appel à du matériel visuel, numérique ou non. Par exemple, pour Shrek, on nous donne des liens vers des vidéoclips satiriques, de même qu’une liste de sites web contenant des contes de fées à partir desquels produire une satire. Le site de Wright n’est pas le seul sur le sujet, mais il nous semble exceptionnel par son souci d’interdisciplinarité et d’auto-formation des enseignants.

5.4. Les projets du Groupe LITMEDMOD intégrant l’image

Ce groupe de recherche a mené plusieurs expérimentations où le rôle de la littératie visuelle est important. Ainsi, dans un projet d’exposition virtuelle (Lebrun, 2012), des élèves de 15 ans ont eu à créer un diaporama sur l’un des thèmes rattachés à la Préhistoire, à la suite de la lecture du roman Pourquoi j’ai mangé mon père, de Roy Lewis.

Le cadre théorique de l’expérimentation tient compte des travaux de Boubée (2007) sur la recherche d’images numériques chez les jeunes, de même que de ceux de Bertrand et Carion (2007) sur les opérations cognitives, telles que la comparaison et la référence faites à partir des images. Pour la classification des images produites par les élèves, trois typologies sont retenues, soit celle de Barthes (1964), basée sur les différences entre les images d’ancrage et de relais, celle de Marsh et White (2003), sur les relations plus ou moins étroites entre l’image et le texte, et celle de Salway et Martinec (2004), de nature logico-sémantique, sur les rapports d’égalité de statut entre le texte et l’image (voir la figure 3).

Figure 3 – Cas de relation prédominante de l’image sur le texte (Lebrun, 2012, travaux d’élèves)

Une autre recherche du groupe LITMEDMOD porte sur l’écriture d’une autobiographie multimodale sur Evernote (application permettant de combiner textes, images et sons) d’élèves de 15 ans à la suite de la lecture du récit Un ange cornu avec des ailes de tôle, de Michel Tremblay (Lebrun, 2013). La grille d’analyse des productions multimodales tient compte des icônes culturelles de la culture populaire selon les trois perspectives de Hagood, Alvermann et Heron-Ruby (2010), soit la culture de masse, la culture folklorique et la culture de la vie quotidienne. Les icônes culturelles étant intertextuelles et hypertextuelles par nature, on peut analyser les sens qu’elles portent par connotation. Dans le travail d’un élève présenté en figure 4, on voit que Harry Potter est devenu, pour l’adolescent du début du XXIe siècle, une icône culturelle car il porte en lui des valeurs de fantaisie et de pouvoir de l’imaginaire (transcrites tant par le texte que par l’image) qui se sont ancrées dans sa mémoire et l’ont aidé à bâtir son identité.

Figure 4 – Harry Potter, une icône culturelle (Lebrun, 2013, travaux d’élèves)

Conclusion

La technologie a vraiment changé la relation de l’école avec l’image, et ce n’est qu’un début. L’école formera de plus en plus des êtres «visuellement lettrés». Cela signifie, entre autres (Griffin, 2010), que les élèves devront connaître l’histoire des formes visuelles d’expression tout autant que les pratiques de la littératie visuelle, particulièrement les techniques visant un effet particulier. Ils seront à l’aise dans la manipulation de la photographie, du film, de la vidéo, du design graphique. Ils auront de l’acuité visuelle et seront capables d’articuler tous les éléments visuels pour développer une compétence visuelle, celle-ci étant souvent alliée à la compétence multimodale.

Le présent collectif parle de littératie visuelle sous divers noms: littérature illustrée, littératie illustrée, littérature de jeunesse. On passe de l’abécédaire à l’album, puis au livre illustré, dont les bandes dessinées. Il est largement question d’accompagnement

de la lecture, d’analyse de manuels, de projets d’innovation pédagogique en lecture et dans d’autres disciplines recourant à l’image, mais moins de l’image comme langage à part entière dans une perspective multimodale et encore moins du versant numérique de la littératie visuelle. Il faut en conclure que la littératie visuelle a encore besoin qu’on l’explore à la fois théoriquement et empiriquement…

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