L’album documentaire: quelle construction de l’information entre texte et image? (1)


Anne Leclaire-Halté, Université de Lorraine (ESPÉ), Centre de Recherche sur les Médiations (CREM)

Les albums documentaires font partie du secteur éditorial de la littérature de jeunesse. Très peu d’études leur sont aujourd’hui consacrées, alors même que les collections évoluent en même temps que les savoirs et la médiation livresque entre ces derniers et le jeune lecteur. Ouvrages multimodaux, composites (Bautier, Crinon, Delarue-Breton et Marin 2012), se différenciant parfois peu de la production fictionnelle, ils nécessitent des compétences de lecture liées à leur particularité plurisémiotique (ils peuvent mêler textes, photos, images, schémas…). L’article qui suit s’appuie sur la comparaison de deux doubles pages d’albums documentaires pour préciser, dans une perspective à la fois sémiotique et cognitive, la façon dont se joue la complémentarité du texte et de l’image dans la construction de l’information par le lecteur, tant au niveau global de l’organisation de la double page (entre titre, éléments textuels et iconiques) qu’à un niveau plus local (traitement du rapport générique/particulier, degré d’intersection variable entre texte et image, complémentarité texte/image dans l’informativité).

Mots-clés : documentaire, littérature de jeunesse, relation texte/image, sémiotique, construction de l’information.

1 Une version plus brève de cet article a été publiée dans le n°53 de La Lettre de l’AIRDF.

Le documentaire est un genre minoré dans l’école française si l’on considère, comme le fait

F. Ballanger (2004 et 2008), que :

  • dans les fonds de livres des bibliothèques, notamment des BCD (bibliothèques scolaires), les documentaires sont significativement moins nombreux que les albums, les contes ou les romans (tout au moins en 2004) ;
  • aucun ouvrage documentaire ne figurait dans les listes d’ouvrages recommandés pour le cycle II ou le cycle III publiées en France par le ministère ;
  • en formation initiale des enseignants, l’enseignement de la littérature de jeunesse est souvent limité aux œuvres fictionnelles.

A cela s’ajoutent les résultats d’une enquête récente sur les supports utilisés en classe : sur 880 titres cités en tout par les enseignants interrogés apparaissent seulement 34 titres d’ouvrages documentaires (Bonnéry, Crinon & Marin, à paraître). Les livres de fiction dominent donc à l’école.

Quant à la littérature didactique récente, si la compréhension des textes documentaires a donné lieu à des publications(voir Giasson 2005, par exemple), l’album documentaire, lui, en tant que support mêlant plus intimement texte et image, est peu étudié2 : généralement, l’intérêt porte sur le texte, que les images peuvent aider à comprendre, mais passur le support vraiment hybride que constitue l’album.

Pourquoi s’intéresser aux albums documentaires ?

  • Ils font partie de la production en littérature de jeunesse ;
  • ils peuvent jouer un rôle dans l’accès des élèves à la connaissance ;
  • ils permettent la mise en place de compétences de lecture de supports hybrides transposables dans la lecture d’autres supports ;
  • ils peuvent aussi contribuer à éveiller la sensibilité esthétique par leur mise en page, les jeux entre textes et images.

Notre objectif dans cet article est de décrire le rapport texte/image dans les albums documentaires contemporains, dans la mesure où une description précise de ce rapport permettra de mieux assurer la médiation entre ces albums et lesélèves. La construction de

2 A notre connaissance, seule V. Boiron traite de la lecture des albums documentaires par les élèves de cycles 1 et 2 dans un article de Recherches paru en 2012.

compétences en lecture par ces derniers est liée à la connaissance de ces supports, ce qui nous conduira à traiter la question suivante : comment le texte et l’image interagissent-ils pour assurer la dimension informative du documentaire ?

N. Auger et D. Jacobi, dans un article d’Aster (2004) écrivent que l’histoire déjà longue du documentaire « en fait un dispositif culturel stable, de sorte que la créativité des auteurs et des éditeurs infléchit et enrichit des usages appris, dès leur jeune âge, par les lecteurs, au point de devenir des activités cognitives quasi automatiques. […] Du coup, toute l’attention et la mémoire de travail se trouvent disponibles pour comprendre le texte et scruter les détails des plages visuelles ». Une telle position nous semble discutable. Tous les élèves, loin de là, n’ont pas la maîtrise de ces usages, n’ont pas automatisé les activités cognitives suscitées par la lecture des documentaires. Au contraire, E. Bautier et al. ont montré dans un article de Repères (2012) combien la gestion des difficultés liées à l’appréhension des supports pluricodés proposés aux élèves est discriminante. C’est dans la perspective de contribuer à éviter cette discrimination que nous proposons le début d’analyse qui suit.

Cadre théorique et méthodologie

Notre analyse s’appuie sur un article de J.-M. Klinkenberg, « La relation texte-image. Essai de grammaire générale » (2008). Ce sémioticien distingue, entre texte et image, des relations morphologiques, syntaxiques et sémantiques. En abordant ces dernières, il définit trois types de relations entre texte et image : la redondance, l’allotopie et lacontradiction. L’allotopie est la rupture de l’isotopie entre le texte et l’image, si bien qu’une accommodation est nécessaire pour en construire une et la contradiction est un cas extrême de l’allotopie. Dans les albums documentaires, allotopie et contradiction ne sont pas présentes, contrairement à un certain nombre d’albums fictionnels. Y est par contre particulièrement fort le troisième type de relation entre texte et image, appelé redondance par Klinkenberg, qui précise que la redondance parfaite n’existe pas : elle ne peut être que partielle, et, en fait, il s’agirait ici plutôt de complémentarité. Il souligne en effet que les sémiotiques linguistique et iconique n’ont pas les mêmes potentialités. Par exemple, la sémiotique iconique permet la présentation simultanée des objets, ce que ne permet pas la sémiotique linguistique ; en revanche, celle-ci autorise l’expression de modalités ou de quantifications inaccessible à la sémiotiqueiconique. Chacun des deux sous-énoncés, le texte ou l’image, offre donc nécessairement un surcroit d’information par rapport à l’autre.

Nous nous proposons d’étudier comment se joue cette complémentarité dans deux doubles pages d’albums animaliers, reposant sur deux conceptions différentes de l’ouvrage documentaire. L’une (pages 14-15) est tirée de « La souris »,appartenant à la collection Patte à patte (Milan) et destinée à la tranche d’âge 7-11 ans. L’autre (pages 42-43) estissue de

« Petits et grands félins » (à partir de 9 ans), de la collection Les yeux de la découverte chez Gallimard, et est consacrée au guépard. Par commodité, ces deux doubles pages seront désormais désignées par les lettres S (annexe 1) et G (annexe 2).

Analyse

Organisation globale de la double page

Les doubles pages présentent les éléments suivants : la photo principale, le texte principal, des photos secondaires, des légendes de ces photos (S) ou des textes secondaires accompagnant ces photos (G).

Si l’on interroge d’abord la relation entre le titre de la double page et l’ensemble de cette dernière, le titre de S, «Curieuse de tout », correspond tout à fait à l’image principale qui montre une souris en train de courir sur une corde à linge : une souris se promenant en un tel endroit est sans doute bien curieuse, tout comme il est curieux de voir une souris en un tel endroit. Dans G, seule une partie du titre (« Le guépard bat tous les autres à la course ») est reprise par l’image principale, puisque celle-ci représente uniquement l’animal, hors de tout contexte. D’emblée, le lecteur sait qu’il va devoir chercher des indications concernant la vitesse de l’animal dans le texte, les images plus petites ou les textes les accompagnant. En effet, l’intersection entre le titre et l’image principale est moindre dans G que dans S.

Se pencher sur l’organisation globale de la double page amène aussi à prendre en compte la présence du texte et de l’image de façon quantitative. Pour Jamet (2008, p.188),

« l’intelligibilité d’une illustration dépend souvent de la présence d’informations verbales complémentaires. Des difficultés peuvent naître de l’absence de référents verbaux en mémoire lorsqu’ils ne sont pas présentés explicitement sur le document par un système de légende ou de texte explicatif. » Dans S comme dans G, les images sont accompagnées de texte : légendes pour S, textes pour G. Cependant ce que dit Jamet est à nuancer. Si on a beaucoup à lire pour comprendre le pourquoi de la présence d’une image, cela peut être problématique pour le jeune lecteur. C’estpourquoi G, qui présente beaucoup plus de texte

que S, peut paraître plus difficile à lire. En même temps, ce n’est pas parce qu’il y a beaucoup d’images et peu de texte qu’un documentaire est plus facile à lire (Boiron, 2012). Il faut pouvoir inférer à partir des images, comme on le verra par la suite.

Quant à la relation entre les divers éléments des doubles pages, dans S, par transitivité, tous les éléments sont en interaction, les images secondaires avec leur légende, et ces deux dernières avec le texte et l’image principaux. Tous ces éléments reliés entre eux donnent son unité à la double page. Moles, décrivant les messages scripto-visuels (1978, p. 22) parle d’une technique de commentaire à trois éléments : « la légende commente l’image qui ne se suffit pas pour sa propre compréhension, l’image ou la figure commente le texte et, à la limite, l’image commente sa propre légende. » On retrouve dans S cette dialectique à trois éléments. Par exemple, une image secondaire, une photo d’une tête de souris, est là pour commenter l’emploi d’un terme de la légende, celui de « vibrisse », en même temps que la légende commente l’image. Par ailleurs, l’image de la tête de souris reprend le texte principal où il est question des fines moustaches de cet animal, les « vibrisses », très sensibles au toucher.

Cette interaction étroite n’existe pas dans G, où un certain nombre d’images ne peuvent se comprendre sans le texte qui les accompagne, et sont complètement indépendantes du texte principal. Certes, il existe dans G une complémentarité du texte et de l’image dans l’apport d’informations, mais de façon beaucoup moins unifiée que dans S.

Les relations texte/image au sein de la double page

Trois caractéristiques sont à relever. Tout d’abord, derrière le rapport texte/image dans les deux documentaires que nous décrivons se lit un traitement différent du rapport générique/particulier. Le texte de S commence par la phrase suivante: « La souris ne voit pas très bien ». Le « la » est générique. L’image de S opère une particularisation, puisqu’elle montre une souris, en situation, sur une corde à linge. Dans G, l’animal dont il est question, le guépard, apparaît en une photographie détourée, hors situation. Il semble alors que le degré de particularisation soit moindre dans G que dans S. Le guépard en image est ici un spécimen, un représentant de l’espèce. La particularisation peut sans doute permettre une meilleure mémorisation et une meilleure compréhension, dans la mesure où elle est associée à une concrétisation favorisant l’élaboration d’une image mentale.

Autre caractéristique : image et texte ont certains éléments en commun, mais ne se superposent pas. L’image découpe une partie de ce qui est dit dans le texte, le sous-énoncé iconique sélectionne des éléments du sous-énoncé verbal, comme le souligne Klinkenberg (2008) dans son étude. Dans S, l’image reprend trois phrases du texte, elle correspond à une scène de ce dernier, elle efface en partie la fictionnalisation, puisque le texte se présentait sous forme de récit mettant en scène une souris voulant échapper à un chat. Dans G, seul l’objet sur lequel porte l’information est donné à voir : l’image principale, qui ne montre que le guépard, est plus restrictive, l’intersection texte/image se révèle moins grande. Il y a donc des degrés dans la relation texte/image sur le plan de la zone de recouvrement entre les deux. On peut penser que plus le recoupement est grand, plus l’image aide le lecteur dans sa compréhension du texte, dans la mesure où elle favorise l’activation de connaissances du monde nécessaires pour comprendre.

Il existe enfin des différences entre les deux documentaires dans la complémentarité texte/image pour l’apport d’informations. En ne regardant que les images de S, on apprend que la souris est à peine plus grande qu’une pince à linge, qu’elle garde son équilibre grâce à sa queue, qu’elle a de grandes moustaches, qu’elle est capable de grimperverticalement à une ficelle avec ses pattes. L’image livre donc un certain nombre d’informations, dont certaines nécessitent de faire des inférences, comme celle de la taille de la souris, que l’on peut tirer du fait que l’animal est photographié en contexte. Si l’image apporte des informations que le texte ne donne pas explicitement (par exemple sur la taille de la souris), le texte, lui, apporte des informations que l’image ne donne pas (sur la vue et l’ouïe de la souris et sur le fait que le chat est son ennemi, par exemple). Dans S, texte et image sont informativement complémentaires. Chacun des deux sous-énoncés, texte comme image, offre un surcroît d’information par rapport à l’autre. La lecture encomplémentarité est nécessaire pour avoir le plus d’informations possible, même si, séparément, les deux sous-énoncés sont informatifs.

Dans G par contre, les images ne sont informatives que si les textes les accompagnant sont lus (on peut signaler que les photos détourées ne donnent aucune information sur la taille du guépard). Or, pour Jamet (2008, p. 188), « [l]’utilisation de sources d’informations visuelles multiples sous formes textuelle et illustrée comporte un risque important de surcharge si ces différentes sources ne sont pas intelligibles individuellement (i.e. si l’apprentissage nécessite de lestraiter simultanément pour les intégrer). » C’est le cas ici, dans G les sources que

constituent le texte et l’image ne sont pas intelligibles individuellement, elles doivent entrer en interaction pour être comprises et une surcharge cognitive peut en résulter.

En conclusion, ce travail, à ses débuts, est en l’état très incomplet : il offre une description « à plat » de deux doubles pages de documentaires, sans aborder le traitement de la relation texte-image par les élèves. Une suite logique serait de prendre en compte la lecture de ces derniers, par exemple en donnant à quelques classes des doubles pages issues d’ouvrages différents et en interrogeant l’information que les jeunes lecteurs en retirent, pour accéder à la façon dont ils gèrent texte et image dans leur élaboration de l’information.

Cependant la description que nous avons initiée n’est pas inutile, dans la mesure où elle peut être réinvestie en formation des enseignants : avoir des outils pour analyser la construction d’une double page de documentaire, abordée sous l’angle de la relation texte/image dans l’apport d’information, peut permettre à ceux-ci de mieux anticiper les difficultés des élèves.

Enfin, ce travail montre l’intérêt d’articuler sémiotique et approche psychocognitive de la compréhension pour traiter de la relation texte/image.

Annexe 1 (S)

Annexe 2 (G)

Références

Auger, N. et Jacobi, D. (2004). Autour du livre scientifique documentaire : un dispositif de médiation entre adulte et enfant lecteur. Aster, 33, 215-241.

Ballanger, F. (2004). Métamorphoses et enjeux du documentaire aujourd’hui. Les cahiers du C.L.P.C.F., 10, 4-7.

Ballanger, F. (2008). Les documentaires sont aussi de la littérature…de jeunesse. Cahiers pédagogiques, 462, 17-19.

Bautier, E., Crinon, J., Delarue-Breton, C. et Marin, B. (2012). Les textes composites : des exigences de travail peu enseignées ? Repères, 45, 63-80.

Boiron, V. (2012). Genres de discours, objets du monde et modes d’organisation des connaissances. Recherches, 56, 95-114.

Bonnéry, S., Crinon, J. et Marin, B. (à paraître). Des inégalités d’usage de la littérature de jeunesse en primaire ? Une enquête. Spirales, 55.

Giasson, J. (2005). La lecture. De la théorie à la pratique. Bruxelles : De Boeck.

Jamet, E. (2008). Peut-on concevoir des documents électroniques plus efficaces ? L’exemple des diaporamas. Revue européenne de psychologie appliquée, 58, 185-198.

Klinkenberg J.-M. (2008). La relation texte-image. Essai de grammaire générale, Bulletin de la Classe des Lettres, Académie royale de Belgique, 6 (19), 21-79. Consulté le 14 novembre 2013 au http://gemca.fltr.ucl.ac.be/docs/cahiers/20090128_Klinkenberg.pdf.

Moles, A. (1978). L’image et le texte. Communication et langages, 38, 17-29.

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