Dans le contexte numérique, les modalités de l’éducation aux médias évoluent, notamment face à l’individualisation croissante des pratiques médiatiques. Dans le cadre d’un travail doctoral interrogeant la transmission des savoirs sur lesmédias, nous avons utilisé le MédiaLog, un outil à la fois scientifique et pédagogique conçu pour que les répondants y consignent leurs activités médiatiques sur plusieurs jours. Nous restituons cet outil dans son contexte théorique et méthodologique en expliquant ses liens avec les enquêtes « Emploi du temps » et la méthode des media diaries. Enfin, deux enquêtes, l’une réalisée sur des productions écrites d’étudiants ayant participé à une expérience interculturelle, et l’autre sur la durée de l’année scolaire dans deux établissements secondaires, montrent la richesse de cet outil, tant au niveau heuristique qu’au niveau pédagogique. La montée en réflexivité qui en résulte s’inscrit dans une démarche d’éducation critique aux médias : il contribue en effet à dénaturaliser les usages, à rendre visible leur intégration à la vie quotidienne, et ainsi à amorcer chez les répondants une réflexion à leur sujet.
In the digital age, media education evolves, particularly because of the growing individualization of media use. Our doctoral work investigated how knowledge about media is transmitted. To this end, we used MediaLog, a scientific and pedagogical tool in which respondents wrote down their activities with media in a several days span. In this article, we present MediaLog in its theoretical and methodological contexts while explaining how it derives from timetable studies and media diaries. Finally, two researches, one conducted on texts produced by students having participated in anintercultural experience, and the other carried out in two high schools during a whole school year, show the richness ofthis tool, both on epistemological and pedagogical levels. The resulting enhanced reflexivity leads the respondents towards critical media literacy by contributing to denaturalize media use, making the integration of media in everyday life visible, and initiating a reflection about them.
Les enquêtes portant sur les usages des médias, qu’elles soient portées par des organismes publics, parapublics ou privés, tendent à montrer que les populations les plus jeunes, même les moins favorisées, possèdent le plus d’équipements médiatiques (téléphone, console de jeu, télévision, etc.) et qu’elles sont les plus susceptibles de développer des usages émergents (Octobre, 2014). Cela en a fait le public privilégié de l’éducation aux médias. Processus éducatif visant au développement de compétences vis-à-vis des médias, exercé en milieu scolaire formel ou non formel, cet enseignement existe depuis le début du XXe siècle dans de nombreux pays; il se développe parallèlement aux médias de masse pour protéger, puis accompagner les apprenants dans leurs usages (Landry et Basque, 2015).
Dans le contexte numérique, les modalités de cet enseignement évoluent, notamment face à l’individualisation croissante des pratiques médiatiques. Notre travail doctoral, portant sur la médiation des savoirs en éducation aux médias, s’interrogeait notamment sur les modalités de transmission de ces derniers1. Dans ce cadre, nous avons utilisé un outil méthodologique, le MédiaLog, pensé pour appréhender les usages, ces derniers étant compris comme « le fait de se servir de quelque chose, d’appliquer un procédé, une technique, de faire agir un objet, une matière selon leur nature, leur fonction propre afin d’obtenir un effet qui permette de satisfaire un besoin2 », s’appliquant ici à des dispositifs numériques. L’usage se distingue de l’utilisation et de la pratique, car
[l]’utilisation rend compte d’actions non socialisées, comme l’envisage la sociologie des usages, pour qui l’utilisation correspond à l’interaction directe entre l’individu et l’objet technique. À partir du moment oùune épaisseur sociale est prise en compte, on parle d’usage ou de pratique. Entre l’usage et la pratique, le degré d’instrumentation contribue à dissocier les deux : la pratique englobe plusieurs actions complexes et socialisées, l’usage recouvre des actions élémentaires et socialisées.
(Pierrot et al., 2019, p. 72)
En quoi le MédiaLog est-il un outil original, permettant à la fois d’appréhender les usages et de développer la littératie médiatique dans une démarche d’éducation critique aux médias ?
Pour répondre à cette question, nous décrivons dans un premier temps les caractéristiques de la littératie médiatique juvénile, en précisant que celle-ci n’est pas homogène et fait l’objet d’inégalités entre les groupes sociaux. La réflexivité, notamment, est l’un des pivots de ces inégalités, ce qui justifie de déployer une démarche d’éducation aux médias visant à la mettre en œuvre. Dans un second temps, nous introduisons le cadre méthodologique de notre étude, centré autour de la notion de temporalité, c’est-à-dire la périodicité et la durée des usages, via les études d’emploi du temps, les journaux d’usage (media diary) et les apports pédagogiques du MédiaLog, instrument dédié à l’auto-observation et au développement de la réflexivité. Enfin, nous restituons les résultats de deux démarches d’enquête ayant mobilisé ce dispositif, d’une part auprès de cohortes d’étudiants en France et en Allemagne et d’autre part dans l’enseignement secondaire.
Différentes études qualitatives ont permis d’expliciter le lien entre adolescence, sociabilités et pratiques médiatiques (Barrère, 2011; Fluckiger, 2008; Octobre, 2014). L’adolescence est une période de la vie caractérisée par de multiples transformations, en premier lieu celle du corps, mais aussi des conditions de socialisation. C’est une période d’« autonomie sans indépendance » (Galland, 2017) – autonomie relationnelle et culturelle, mais dépendance financière et matérielle vis-à-vis des parents. De nombreuses études montrent que les jeunes ont une sociabilité plus intense et davantage tournée vers l’extérieur que les plus âgés, à tel point que la sociabilité amicale est aujourd’hui considérée comme une composante fondamentale de la définition des cultures adolescentes (Beaudouin, 2009). Constituée de «liens forts » au sens de Granovetter (1974), cette sociabilité est de plus en plus soutenue par l’usage des moyens de communication numériques, notamment des réseaux sociaux, qui induisent également des enjeux d’intégration et de réputation (Déage, 2018).
Dans leur enquête sur le visionnement connecté des jeunes générations québécoises, Thoër et al. (2015) soulignent qu’Internet est un mode d’accès aux divertissements audiovisuels de plus en plus populaire auprès des jeunes. YouTube est le site préféré des jeunes de 8 à 15 ans, devant les réseaux sociaux. Selon l’équipe de chercheurs, trois facteurs ont contribué à cette situation : la multiplication des appareils, la taille croissante des écrans et l’amélioration de la qualité de la connexion, auxquels on pourrait ajouter le développement exponentiel de l’offre de contenus sur Internet, celle-ci résultant des mutations profondes au sein des industries culturelles. Thoër et al. (2015) soulignent la baisse de l’écoute télévisuelle chez les 17-25 ans : ceux-ci apprécient le sentiment d’autonomie que leur donnent les hébergeurs de vidéos, les plateformes de vidéos à la demande et les services de streaming qu’ils utilisent, par rapport au flux télévisuel. Ils ont la possibilité de se construire un programme de visionnement très personnalisé. Leurs pratiquessont de plus en plus individualisées et difficiles à quantifier précisément.
La prise de distance vis-à-vis des modèles parentaux caractéristique de l’adolescence passe donc par l’investissement dans les relations interpersonnelles avec les pairs et le développement d’une consommation culturelle propre, par lesquels l’autonomie s’affirme (Barrère, 2011).
Les discours sur la jeunesse et son rapport aux médias sont légion (Rieffel, 2014). D’après Buckingham (2010), ils se divisent en deux branches : ceux qui sont « excessivement optimistes », qualifiant les jeunes de « digital natives » naturellement compétents avec les outils numériques, et d’autres qui postulent que les médias entraînent la « mort de l’enfance » et l’abêtissement des jeunes générations. Or ces positionnements, rarement étayés par des études empiriques, ne tiennent pas compte de la diversité des usages et dessituations sociales. La culture juvénile et la littératie médiatique ne sont pas homogènes. La littératie médiatique, qui désigne l’ensemble des compétences permettant « d’évoluer de façon critique et créative, autonome et socialisée dans l’environnement médiatique contemporain » (Fastrez, 2010, p. 36), est répartie inégalement entre les groupes sociaux. Elle recouvre les connaissances, les savoir-être et les savoir-faire relatifs aux médias et se distingue de l’éducation aux médias, qui est le processus éducatif visant le développement de ces compétences (Fastrez et Philippette, 2017). Cette définition n’est pas normative, la littératie pouvant prendre différentes formes et s’appliquer aux compétences et pratiques effectives, en partie bricolées et implicites, n’impliquant pas nécessairement de connaissances sur l’outil et ses enjeux.
Les compétences renvoient à la capacité de résoudre des problèmes en articulant des connaissances et en adoptant certaines dispositions selon la situation, de manière non stéréotypée (Fastrez et De Smedt, 2013). Celles-ci se trouvent affectées par le statut des individus ainsi que par leur origine sociale. Cordier (2015) observe ces inégalités à partir des compétences informationnelles des collégiens, surévaluées par les enseignants, faisant éprouver aux individus un sentiment de déficience sociale en cas d’échec. En outre, les compétences relationnelles, rarement prises en charge par l’École qui les garde en dehors de son périmètre (Fluckiger, 2008), sont essentielles à l’intégration au groupe de pairs, et ne sont pas innées : « la maîtrise des normes et codes qui gouvernent les échanges et pratiques culturelles numériques nécessite un apprentissage » (Dauphin, 2012, p. 56). L’adolescent doit apprendre, par imitation et compréhension des règles régissant le groupe, comment se comporter pour bénéficier de l’appui de ses pairs, sous peine de sanctions sociales (Déage, 2018). A l’inverse, l’École privilégie une littératie médiatique basée sur des compétences informationnelles et techniques (Fluckiger, 2008), mais sans nécessairement corriger les inégalités préexistantes (Gobert, 2012). Or les enfants de milieux favorisés font preuve de plus d’aisance avec les outils connectés et de plus d’éclectisme dans leurs pratiques (Rieffel, 2014). Le Web participatif peut ainsi donner l’image d’une démocratisation de l’expression, alors qu’en réalité, ceux qui s’engagent sont déjà privilégiés socialement et économiquement (Mercklé et Octobre, 2012).
La capacité à donner du sens aux informations, aux actions et aux hiérarchisations collectées, en d’autres termes à faire preuve de réflexivité, est également l’objet d’inégalités importantes (Octobre, 2018). L’enjeu est d’être en mesure de dépasser une vision à court terme, ludique et utilitariste, des usages, afin d’envisager Internet comme un espace de construction des connaissances et de comprendre ses « affordances », c’est-à-dire ses contraintes techniques et ses espaces physiques. Cette réflexivité est essentielle pour opérer un transfert des compétences relationnelles, informelles, à d’autres domaines. Par pratiques informelles on entend « les pratiques sociales ordinaires, non prescrites ou régulées par une autorité, non structurées de manière explicite, mais efficaces dans la satisfaction qu’elles procurent au quotidien » alors que les pratiques formelles sont « prescrites par l’école, modélisées selon des critères d’efficacité collective, de rendement informationnel mais aussi de légitimité culturelle » (Béguin-Verbrugge, 2006). Or les jeunes issus de familles mieux dotées en capital culturel ont un avantage important en la matière. Le développement de la réflexivité est par conséquent un enjeu important pour résorber les inégalités. Cela a contribué à nous orienter vers un protocoled’enquête permettant de la mettre en œuvre.
Les pratiques numériques juvéniles sont souvent abordées par le biais d’instruments « traditionnels » : questionnaires, entretiens, observations (p. ex., Cordier, 2015; Jehel, 2015; Pfaff- Rüdiger et Riesmeyer, 2016). L’inscription des usages dans le temps, leur périodicité et leur durée – ce que nous désignons sous le terme de « temporalité » – ont souvent un rôle annexe, leur observation est plus rare. Pronovost (2017) souligne que, alors que 40 % du temps libre est consacré aux médias, les publications sur leur usage traitent peu du rapport au temps, que ce soit pour mesurer des durées ou appréhender les représentations que se font les individus du volume de temps passé sur les médias.
Nous présentons ici le cadre méthodologique de notre recherche ayant permis d’aborder les pratiques via les temporalités avec l’objectif de générer de la réflexivité. Nous revenons sur les enquêtes sur l’emploi du temps et la notion de « journal d’usage » (media diary) afin de contextualiser l’outil du MédiaLog et d’en souligner l’intérêt épistémologique et pédagogique.
Les enquêtes portant sur l’emploi du temps sont anciennes; Pronovost (2017) en a retracé la genèse jusque dans les années 1920 en URSS et aux Etats-Unis. Ces études reposent sur une conception du temps linéaire et quantitatif, fortement liée au processus d’industrialisation, et sur l’idée que le temps ayant une valeur, il est possible de le mesurer. Leur objectif est de « mesurer et décrire de la manière la plus précise possible l’utilisation effective du temps, sur une période qui est habituellement celle de la journée » (Pronovost, 2017, p. 230-231). Plusieurs méthodes sont possibles, tel le recours à un journal d’usage rempli en autonomie portant sur une journée ou plus (jusqu’à une semaine), ou la reconstitution par téléphone, avec un enquêteur, de la journée de la veille; ou encore l’envoi de messages à certains moments de la journée demandant quelle activité le répondant est en train de faire. Dans les deux cas, le pas des activités est d’environ dix minutes. Les activités sont ensuite codées selon des nomenclatures spécifiques, qui réduisent la diversité des réponses tout en augmentant leur intelligibilité : les données peuvent ainsi être agrégées et comparées avec les éditions antérieures, ou faire l’objet de comparaisons internationales.
Les enquêtes sur l’emploi du temps sont plutôt descriptives; elles ne donnent pas accès aux significations et aux représentations, mais produisent des données quantitatives et standardisées. Elles ont l’avantage, par rapport aux étudesde participation culturelle (par exemple celles menées par le département d’études et de statistiques du ministère de la Culture en France), de limiter les phénomènes de surévaluation ou de sous-évaluation d’une activité, en fonction de sa légitimité culturelle, car elles ne font pas appel à la mémoire à long terme du répondant. Elles présentent également des avantages pour l’étude des rapports aux médias. Pronovost (2017) insiste sur le fait que les études d’emploi du temps, notamment pour analyser les temps d’écoute de la télévision, sont les plus précises. Elles représentent une alternative aux études focalisées sur un seul média et/ou dans un seul cadre temporel et spatial (p. ex., le temps libre ou le travail).
Les résultats des enquêtes d’emploi du temps, codées sous la forme « d’activités », sont classés dans des catégories rigides; il est donc difficile d’y analyser la place des outils numériques dans la vie quotidienne. Ces outils sont souvent utilisés de manière fragmentée, pour envoyer des messages ou consulter les réseaux sociaux, ou parallèlement à une autre activité, par exemple dans les transports; ils sont donc souvent renseignés en « activités secondaires ». Pour pallier ce problème, il est possible de concevoir des instruments centrés uniquement sur l’usage des outils numériques. C’est le cas d’un projet mené à l’Université de Brême, intitulé MedTag, visant à développer un outil permettant d’appréhender les usages en situation de mobilité dans une perspective ethnographique (Berg et Düvel, 2012). Cet outil est un « journal d’usage » (media diary), qui se présente sous la forme d’un carnet, dans lequel le répondant consigne ses activités médiatiques avec l’heure de début et de fin ainsi que différentes informations, comme le lieu ou la présence d’autres personnes. Le terme de « journal » (en anglais, diary) réfère à des écrits personnels, voire intimes; il s’agit d’une forme d’« autonarration » et d’un soutien à la mémoire individuelle, tout comme l’autobiographie, les chroniques, les mémoires et d’autres formes littéraires. Grâce à son profond engagement avec l’appropriation des médias dans la vie quotidienne, « cette approche aide à saisir la complexité des interactions communicatives qu’ont les individus à travers différents médias » (Berg et Düvel, 2012, p. 72, traduction libre). La nature expressive du matériau et sa perspective subjective offrent un support à la réflexivité.
L’utilisation d’outils d’auto-observation pour mesurer la consommation de médias n’est pas nouvelle, elle remonte auxannées 19403 (Lev-on et Lowenstein-Barkai, 2019). Plus récemment, on peut citer l’étude de Couldry et al. (2007), purement qualitative, accordant une grande liberté aux répondants, ainsi que celle de Fellenberg (2008), utilisant un journal mixte présentant des entrées standardisées et non standardisées ayant servi d’inspiration à l’étude de Berg etDüvel (2012).
Les journaux d’usage présentent néanmoins des limites importantes : le fait que les répondants doivent les remplir en autonomie implique un risque de décrochage important ainsi que des données possiblement incomplètes; l’implication et la motivation doivent être particulièrement importantes pour produire des données fiables et exploitables. Thoër et al. (2020) ont ainsi demandé à leurs répondants de remplir un journal d’activité décrivant les contenus audiovisuels qu’ils regardent, mais les résultats ont été moins significatifs que ceux des focus groups, car moins contrôlés. D’autres études permettent de rendre compte des temporalités sans intervention des répondants par l’utilisation de logiciels enregistrant l’activité sur mobile (Figeac et Chaulet, 2020; Lev-On et Lowenstein-Barkai, 2019), mais elles sortent du cadre des journaux d’usage.
L’objectif de ce type de recherche, en réalité, est moins d’obtenir des données très précises et fiables que d’intéresser le répondant à ses propres usages en le mettant en position d’observateur : il s’agit, d’après Berg, d’une forme d’éducation aux médias (Berg, 2019). Le journal permet ainsi au répondant de mieux connaître ses propres répertoires médiatiques, ceux-ci désignant l’intégralité des médias qu’une personne utilise régulièrement et dont l’agencement fait sens pour ladite personne (Hasebrink et Domeyer, 2012).
Les journaux ont l’avantage de rendre les usages explicites et ainsi de générer une prise de recul vis-à-vis d’eux; il s’agit en ce sens d’une démarche pédagogique réflexive. C’est le cas du protocole développé par Wiesinger et al. (2016), dont l’autrice est une chercheuse américaine spécialisée dans les recherches sur les médias, le journalisme et la digital literacy. Elle a développé son propre journal d’usage (MédiaLog) à l’usage de ses étudiants. Dans le cadre d’un cours, elle leur demande de s’auto-observer pendant trois jours, puis de cesser d’utiliser leur média préféré pendant deux jours, tout en continuant à s’observer et à noter leurs usages sous forme de temporalités, d’appareils et d’activités. Chaque appareil (téléphone, ordinateur, télévision, tablette, radio et console de jeux) fait l’objet d’un document séparé, ce qui implique, pour les étudiants, d’identifier à chaque fois le média qui est « au centre » de leur activité.
Après les cinq jours d’auto-observation, les étudiants rendent leur MédiaLog au professeur, qui se sert ensuite des données pour réaliser des graphiques, permettant de confronter les étudiants à leurs propres usages. Ceux-ci s’expriment alors au sujet de ces résultats : s’attendaient-ils à de tels usages, ou sont-ils au contraire surpris ? Pensent-ils, par la suite, changer leur consommation? La confrontation à ces données quantifiées peut être comprise comme un commentaire externe de l’expérience et des activités des étudiants, des éléments qui relèvent habituellement de leur « territoire personnel ». L’enjeu est d’intéresser les étudiants à leurs propres usages en les objectivant. Le formatage des chiffres sous forme de visualisations graphiques confronte à une trace, à un moment vécu, tout en étant une donnée décontextualisée. Ainsi, ces données permettent une prise de recul et le développement d’une attitude critique, la remise en cause des cadres de pensée préexistants, favorisant une meilleure compréhension de ses pratiques et de son propre répertoire médiatique.
La méthode développée par Wiesinger et al. (2016) a été reprise et adaptée au contexte transfrontalier par notre équipe de recherche au sein de l’Université de Haute-Alsace, dans l’optique de comparer les usages et représentations desmédias d’étudiants français et allemands – un projet intitulé CUMEN (Culture des Médias Numériques4). Pour cela, les étudiants de la filière information-communication, ainsi que des étudiants partenaires dans d’autres universités (p. ex., à l’Université de Freiburg ainsi qu’à l’Université technique d’Ilmenau) ont rempli pendant cinq jours le MédiaLog initié par Wiesinger.
Le tableau 1 présente la forme que prend le MédiaLog pensé par Wiesinger et traduit en français. À chaque média correspond un tableau spécifique, chacun divisé en cinq colonnes : « date », « horaire », « durée totale », « information détaillée » (nature de l’activité) et « quoi d’autre ? » (activité annexe). À l’issue de la période d’auto-observation, durant laquelle de nombreuses lignes ont été ajoutées aux différents tableaux, ainsi qu’après deux jours passés sans leur média préféré, les étudiants ont produit un commentaire sous forme écrite, ce qui constitue un matériau pour l’analyse qualitative. Les questions qui guident l’analyse, élaborées par Wilhelm (Wiesinger et al., 2016), sont présentées dans l’illustration 1.
D’un instrument de mesure destiné à la pédagogie, le MédiaLog devient, dans le projet de recherche CUMEN, un support pour l’analyse comparative. Ce projet a permis de constituer une base agrégeant les données de plus de 400 individus. Le protocole de recueil de données via le MédiaLog a ensuite été enrichi par des entretiens collectifs, au cours desquels les étudiants ayant pris part au dispositif ont pu échanger sur leur expérience. L’exercice proposé aux étudiants dans le cadre du projet CUMEN n’a pas pour objectif de produire des données objectives, mais plutôt des éléments exploratoires, d’envisager l’ancrage des pratiques dans la vie quotidienne et leur importance pour les répondants. Ces derniers, en participant, engagent une démarche transformatrice, réflexive. En effet, « sont réflexifs des dispositifs qui renvoient aux utilisateurs une représentation dynamique de leur état et/ou de leur activité » (Dagiral etal., 2019, p. 33). De tels dispositifs s’inscrivent dans une démarche d’éducation critique aux médias :
En plaçant l’acteur social dans cette relation objectivée et réflexive au monde, le courant critique répond en partie aux préoccupations majeures du projet d’éducation aux médias initiant une réflexion personnelle sur ses pratiques médiatiques et son rapport médié au monde à partir de l’analyse des contenus et des systèmes médiatiques vus sous le prisme du rapport signifiant qu’ils construisent au monde. Ce rapport est (individuellement et collectivement) construit et les outils théoriques et réflexifs mis en œuvre en éducation aux médias sont articulés à des préoccupations sociales d’émancipation.
(Loicq, 2017)
La première étude que nous présentons prend pour objet des productions d’étudiants dans le cadre de leur participation au projet CUMEN; nous avons eu uniquement recours aux données textuelles réalisées suite à leur auto-observation, que nous avons codées manuellement. Pour la deuxième enquête, nous avons fait le choix d’une enquête de terrain. Toutes deux sont des études comparatives franco-allemandes qui s’appuient sur l’outil du MédiaLog et la notion de réflexivité, s’inscrivant dans une démarche d’éducation critique aux médias.
Les étudiants ayant participé à l’exercice du MédiaLog ont rempli un journal d’usage sur cinq jours et répondu aux cinq questions mentionnées plus haut. Nous avons fait le choix de nous pencher sur la question « Pourquoi avons-nous besoin des médias ? » et d’y appliquer la méthode de l’analyse de contenu afin d’objectiver les occurrences et de structurer les thématiques présentes dans les réponses. Le codage manuel d’un corpus de textes produits par 189 répondants, réalisé à l’aide du logiciel Sphinx iQ2, a permis de faire émerger les aspects les plus importants aux yeux des étudiants ayant participé au projet. Pour des raisons de lisibilité, nous utilisons les termes « répondants allemands » et « répondants français » dans cette analyse, mais nous entendons par là « répondants des cohortes issues d’universités françaises » et « répondants des cohortes issues des universités allemandes », nous gardant de toute essentialisation5. Les fonctions des médias mentionnées avant les autres ont été codées comme ce qui était le plus important pour le répondant.
La figure 1 offre une visualisation des résultats de la codification. Nous pouvons observer que le pôle « information et connaissances » (s’informer sur l’actualité, rechercher des informations) obtient la majorité des avis. Une répondante allemande indique par exemple : « Pour moi mon usage des médias satisfait en premier lieu mon besoin d’informations »; une répondante française va dans le même sens :
J’aime apprendre et réaliser une veille personnelle […]. Aussi, accéder à une multiplicité de sources (magazines en ligne, articles partagés sur les réseaux sociaux, chaînes YouTube, etc.) représente pour moi la possibilité de me nourrir d’un flux de connaissances plus facilement et rapidement. […] Cela me permet d’avoir la sensation de savoir toujours ce qui se passe et pas seulement dans le domaine de l’actualité comme on l’entend dans le journal télévisé.
Le divertissement arrive en seconde position, suivi de près par le pôle communication-lien social, le travail et enfin l’aspect pratique, c’est-à-dire la simplification de la vie quotidienne permise par les médias. À l’issue de ce processus de codification, nous avons conclu que les perceptions des médias, leur intégration à la vie quotidienne, semblaient varier selon différents degrés. Nous avons identifié quatre types de positionnement : extériorité, enrichissement, intégration et menace.
La posture d’extériorité consiste à intégrer peu d’affectivité dans sa relation aux médias, à les considérer sous un angle avant tout fonctionnel, comme des outils et rien d’autre. Cela s’accompagne d’un sentiment de maîtrise :
Les médias comblent chez moi un besoin de « divertissement », j’entends par là un besoin de « mouvement », un endroit où poser mon regard, un sujet sur lequel discuter, une occupation toute trouvée en somme pour ne pas avoir à en chercher une autre. Une occupation confortable et rassurante, car rien ne m’est demandé, les informations, les sons et les images me sont envoyés sans exiger aucune réflexion, aucun mouvement ni aucune réponse de ma part.
Dans la posture d’enrichissement, les étudiants mettent l’accent sur le rôle de l’information et de l’accès à la connaissance; ils mobilisent la découverte, la curiosité et la créativité comme des valeurs qui guident l’usage, ils investissent une certaine affectivité et font preuve d’enthousiasme envers les outils utilisés, car ils enrichissent leur vie. Dans la posture d’intégration, la recherche de sécurité et d’un soutien psychologique prévalent; les médias permettent de s’échapper du quotidien. Les étudiants concernés vont jusqu’à décrire une forme de dépendance assumée, voire revendiquée. Dans certains cas, les médias sont décrits comme le prolongement presque organique de soi-même et ont une dimension affective forte. Ces trois dimensions sont partagées équitablement entre étudiants allemands et français.
Enfin, les médias peuvent être conçus comme une menace lorsqu’ils deviennent trop présents. Les répondants, engrande majorité des Allemands, font état de fatigue médiatique, d’un risque de dépendance découlant d’une trop grande place dans la vie quotidienne, de porosité des frontières entre le virtuel et le réel et du manque d’authenticité des relations :
On est continuellement informé par les médias, souvent indépendamment du temps et du lieu. Nous sommes « recouverts » par les médias numériques. Il n’y a souvent plus aucune séparation entre « le monde virtuel » et « réel », entre la réalité et la fiction. Je remarque sans cesse à quel point je suis « envahie » par les médias. Pour cette raison, cela devient encore plus important pour moi de ne pas laisser les médias penser à ma place et d’en faire une utilisation critique.
La répondante citée ci-dessus relie son sentiment « d’envahissement » par les médias numériques, présents dans tous les aspects de la vie quotidienne et la nécessité de développer une « utilisation critique » afin de continuer à penser par soi-même. Certains verbatims appartenant à cette catégorie soulignent finement les paradoxes des pratiques, nécessaires et importantes, mais qui prennent trop de place et génèrent de l’anxiété. Cette ambivalence est exprimée ici par une autre répondante, via l’expression « d’amour-haine » :
C’est très important pour moi d’avoir tous les jours des nouvelles des gens qui me sont les plus proches, par exemple ma famille et mes meilleurs amis […]. On a toutefois la peur constante et totalement irrationnelle de rater quelque chose et donc on reste tout le temps sur son portable. […] Tout le monde a déjà connu, par exemple, la petite fin du monde qu’on ressent quand un contact est en ligne mais ne répond pas, ou quand quelqu’un n’est pas joignable. Bien que je reste d’avis que le téléphone est mon média préféré, je parlerais plutôt d’une relation « d’amour-haine ».
Cette étude visait à explorer les données qualitatives produites par les étudiants suite à l’auto-observation de leurs usages : on peut ainsi affirmer que la réflexivité permise par l’objectivation de ses propres usages permet de verbaliser un rapport à l’objet qui serait resté tacite, tout en le questionnant. La confrontation à ce corpus de données textuelles bilinguistiques, qui a eu lieu au début de notre parcours doctoral, a fait surgir des éléments exploratoires de comparaison ainsi que des questionnements – notamment au sujet de la posture critique vis-à-vis des médias – qui ont motivé la mise en place d’une enquête de terrain. Pour aller plus loin et mieux appréhender la transmission de savoirs sur les médias, nous avons souhaité obtenir des éléments de première main sur la culture numérique des lycéens dans le contexte franco-allemand en analysant leurs répertoires de pratiques.
Notre travail doctoral visait à cerner les enjeux communicationnels de la médiation des savoirs dans le système scolaire formel, plus précisément dans le secondaire; cela impliquait de s’intéresser aux acteurs, à leurs discours et à leurs pratiques. Nous avons donc réalisé une enquête de terrain en milieu scolaire auprès d’adolescents dans deux lycées jumelés, à Strasbourg et à Pforzheim (Bade-Wurtemberg, Allemagne), tous deux spécialisés dans les sciences de gestion et proposant donc des formations similaires. Pour des raisons d’anonymat, nous avons renommé ces établissements Olympe de Gouges et Sophie Scholl.
Les échantillons que nous avons formés sont de taille modeste (en France, N = 15 et en Allemagne, N = 13), car nous souhaitions développer un lien personnel avec les répondants et les motiver à participer à l’enquête sur la durée de l’année scolaire, qui a eu lieu d’octobre 2017 à juin 2018. Nous avons développé une approche empirique et comparative. Dans une démarche de triangulation des données, nous avons déployé différents outils méthodologiques : focus groups, questionnaires déclaratifs, journaux d’usage – pour explorer les temporalités – et entretiens individuels de bilan, qui nous ont permis de préciser certains aspects des répertoires médiatiques des répondants ainsi que de sonder leur littératie médiatique. Nous nous sommes appuyée sur les travaux de Pfaff-Rüdiger et Riesmeyer (2016) sur lalittératie médiatique et de Thoër et al. (2015) sur le visionnement connecté, pour bâtir nos questionnaires et grilles d’entretien.
Le premier contact avec les participants de l’étude s’est fait par le biais d’un entretien collectif. Nous avons divisé chaque groupe en deux sous-groupes afin de les interroger, une première fois, sur leurs rapports à différents sujets : leur usage d’Internet et des réseaux sociaux, les temporalités des médias, leur utilité dans leur vie quotidienne, les questions relatives à la vie privée et leur rapport à l’information. Lors de cette première phase de l’enquête, nous avons également distribué un questionnaire aux participants. Celui-ci portait sur les équipements ainsi que le contexte sociodémographique des élèves. En termes d’équipements, si tous les élèves sans exception ont un téléphone portable, ils sont moins nombreux à avoir leur propre tablette (56 % contre 74 % qui y ont accès dans leur foyer) et ordinateur portable (52 % contre 78 %), et 41 % possèdent leur propre télévision; la « culture de la chambre » de nos participants est donc plus une culture du téléphone que de la télévision. Nombre d’entre eux s’en servent pour regarder des contenus audiovisuels, communiquer et faire des recherches pour l’école; c’est le pivot de leurs pratiques. Trois élèves possèdent un ordinateur fixe personnel, destiné essentiellement aux jeux vidéo; parmi les possesseurs d’une console (la moitié des participants), un seul est une fille.
Les outils mobilisés pendant les deuxième et troisième phases de l’enquête étaient les journaux d’usage et des questionnaires déclaratifs, que les élèves ont remplis sur les ordinateurs présents dans leurs lycées. Nous voulions déterminer s’il était possible de retracer la journée des répondants par le biais de leurs pratiques médiatiques, ou si au contraire de nombreuses activités étaient réalisées hors-ligne – saisissant ainsi l’ancrage de ces outils dans la vie quotidienne. En nous inspirant de la méthodologie des enquêtes « budget-temps » canadiennes telle que présentée par Pronovost (2017), nous avons demandé aux participants de remplir un document en se remémorant leurs activités médiatiques de la veille. Nous avons alterné entre un jour de semaine et un jour de week-end, afin d’observer le rôle structurant – ou non – de l’institution scolaire sur les pratiques, comparé à une journée de temps libre. Nous avons demandé aux répondants, dans chaque questionnaire distribué conjointement au journal d’activité, de contextualiser leur journée de la veille, s’il s’agissait d’une journée normale ou inhabituelle, et si les pratiques renseignées dans le MédiaLog correspondaient à leurs habitudes.
Le document à remplir est un tableau dans lequel chaque ligne correspond à une activité et qui comprend sept colonnes, qui ne correspondent pas exactement au MédiaLog de Wiesinger; nous en donnons l’illustration au tableau 2. Nous avons en effet ajouté le but de l’activité, qui nous paraissait important, car il nous informe sur les motivations du répondant à s’y engager ainsi que sur les fonctions attribuées aux outils médiatiques. Le lieu de l’activité et les éventuelles personnes présentes (« avec qui ? ») nous renseignent sur son contexte; celle-ci a-t-elle par exemple lieu au domicile, à l’extérieur, à l’école ? Est-ce une activité plutôt solitaire ou collective? Permet-elle de s’occuper ou de travailler ses sociabilités ? Enfin, « quelle autre activité » repose sur le constat de la multiplicité des tâches parallèles; les activités réalisées sur les médias le sont souvent parallèlement à une autre, qu’elle soit médiatique – par exemple, aller sur les réseaux sociaux en regardant la télévision. Les réponses aux différentes catégories sont complètement libres.
Comme nous pouvons le voir sur le tableau 2, certains participants ont répondu de manière personnelle et imagée : « se promener » évoque une idée de flânerie, de mobilité, plus parlante que si la répondante (Marine, lycée De Gouges) avait seulement eu à choisir entre des catégories prédéfinies et avait coché « Réseaux sociaux ».
En parallèle du journal d’activité, les répondants devaient remplir un questionnaire déclaratif au sujet de leurs pratiques de visionnement connecté et leurs compétences médiatiques. Le questionnaire est souvent associé à la recherche quantitative et statistique. Cependant, dans notre cas, les questionnaires déclaratifs nous ont fourni des données de type qualitatif, qui ont été utilisées pour construire une grille d’entretien personnalisée pour chaque répondant.
Les données ont été codées « au fil de l’eau » selon une approche de théorisation enracinée (Glaser et Strauss, 1967) à la suite de chaque phase d’enquête, l’analyse permettant d’en préparer la phase suivante. La dernière partie de l’enquête a consisté à reprendre les éléments issus des différentes sources de données, l’entretien collectif, les différents questionnaires et les journaux d’activité, afin de voir émerger les répertoires médiatiques des élèves et identifier des points à approfondir lors d’un entretien individuel. Nous avons élaboré une grille d’entretien pour chaque participant, en fonction de ses pratiques et de son profil, afin de les confronter à leurs pratiques et de générer de la réflexivité. Nous avons pu demander à chacun d’apporter des précisions, surtout dans les cas où des réponses contradictoires avaient été données dans différents questionnaires, ce qui pouvait être lié à l’évolution des pratiques au cours de l’année scolaire. Nous les avons également fait revenir sur des goûts en termes de visionnement de contenus, évoqués rapidement en entretien collectif ou dans les questionnaires, pour faire verbaliser aux élèves les raisons de leurs préférences.
Nous avons commencé chacun des entretiens individuels en informant les participants du volume de temps passé sur les médias (d’après leurs MédiaLogs) et en leur demandant de les commenter. La plupart des participants n’ont pas étésurpris par le volume horaire présenté, qui correspond dans la plupart des cas à la réalité de leurs pratiques (« Moi j’utilise pas beaucoup », Esma, lycée De Gouges; « j’utilise mon téléphone de manière constante », Elias, lycée Scholl).Parfois, les données du Médialog ne correspondent pas à la réalité des pratiques. Cela permet à Allan (lycée De Gouges) d’exprimer une préférence pour un usage sédentaire des médias (« quand je suis chez moi je l’utilise »). Sa pratique est conforme à celle du reste du groupe : les élèves du lycée De Gouges déclarent majoritairement se servir des médias chez eux, contrairement aux élèves du lycée Scholl qui s’en servent beaucoup à l’extérieur et en présence de leurs amis. Chez certains participants, comme Julia (lycée Scholl), cette confrontation permet de faire surgir une relation de dépendance à l’égard du téléphone et des réseaux sociaux comme outils de connexion aux autres et au monde : quand elle ne l’a pas sous la main elle se sent « vide » et « se sent mieux avec le téléphone ».
Nous avons en outre pu demander à certains de revenir sur une pratique en particulier. Par exemple, Timo (lycée Scholl) est très attaché à sa pratique des jeux vidéo, qu’il explique par son ancrage biographique (il a commencé à jouer vers huit ans, accompagné par son oncle).
La colonne « but de l’activité » du MédiaLog de Timo, dans le tableau 3, lui permet de verbaliser l’objectif de sa pratique. Ici, l’intensité de la pratique du jeu vidéo a pour objectif de s’améliorer. L’engagement dans la pratique se traduit par une amélioration des performances. Interrogé sur la finalité de cette pratique, Timo nous répond :
Ça fait plaisir quand on s’améliore et en plus, on s’améliore automatiquement. Et si je jouais beaucoup moins, par exemple si je passais 2, 3 ou 4 semaines sans jouer à Fortnite, mes amis seraient bien meilleurs que moi. […]. C’est pas une compétition mais quand même on se retrouverait exclu. Et plus tu t’améliores, plus c’est agréable et plus tu montes en niveau, dans d’autres jeux, GTA, tu montes de plus en plus en niveau, c’est la base de l’addiction.
Pour lui, il est nécessaire de rester au même niveau que ses amis. L’investissement dans la pratique l’aide à maintenir sa sociabilité et à ne pas être exclu tout en éprouvant du plaisir à s’améliorer.
Timo, mais également Laurane (lycée De Gouges), se distinguent par le degré d’investissement qu’ils accordent à leurs loisirs. Leur engagement sur le long terme leur a permis de développer leurs centres d’intérêt au point d’obtenir une expertise sur des sujets donnés : ils orientent leurs pratiques informationnelles. Timo connaît ainsi en détail l’actualité des maisons de disque qui l’intéressent, il suit le passage de ses artistes préférés de l’un à l’autre; Laurane a une connaissance poussée de l’écosystème des Youtubeurs, qu’elle a suivis de près, avant de s’intéresser à la K-Pop.
Ces cas de figure sont néanmoins rares. Lorsque nous demandons à Pierre (lycée De Gouges) pourquoi il a produit et publié des vidéos sur YouTube, il nous répond sous forme tautologique, « ben juste faire des vidéos »; interrogé plus avant, il précise que c’est pour « informer les gens » et « essayer des jeux ». Quant à Marine (lycée De Gouges), elle indique qu’elle passe beaucoup de temps à regarder des séries turques sur YouTube; celles-ci sont structurantes pour son répertoire médiatique. Cependant, quand nous lui demandons pourquoi elles lui plaisent, elle ne peut en verbaliser les raisons et nous répond que c’est seulement « par habitude » et « pour passer le temps » qu’elle les regarde; elle les a connues via ses parents et a continué de les regarder en autonomie, à son rythme. La plupart des répondants ne peuvent expliquer précisément les raisons et origines de leurs centres d’intérêt, car ils n’ont pas conscientisé leurs pratiques; notre dispositif d’enquête contribue à les dénaturaliser et donc à amorcer chez eux une réflexion à leur sujet.
Les données temporelles renseignées dans le MédiaLog ont permis de confronter les élèves à la temporalité de leurs usages en situation d’entretien. Notre volonté était de les accompagner ainsi vers une meilleure connaissance de leurs propres pratiques, tout en obtenant davantage d’éléments de contexte au sujet de leurs répertoires médiatiques.
Dans le cadre de notre recherche franco-allemande, ces deux études reposant sur l’étude des temporalités et la réflexivité ont fait émerger des axes exploratoires de comparaison franco- allemande au sujet de la littératie médiatique.
Dans l’étude portant sur les étudiants, quelques différences ont émergé : si le pôle information-connaissance est dans les deux cas l’aspect le plus important, les étudiants allemands de notre corpus accordent une plus grande importance au lien social et à l’aspect pratique, organisationnel des médias, par rapport aux répondants français où le besoin de divertissement ainsi que le travail (universitaire ou pas) est davantage mis en avant. Parmi les fonctions sociales remplies par les médias, nous avons pu observer que rester en contact, être souvent connecté, partager sa vie (pas forcément de manière ouverte, cela pouvait être en réseau fermé sur WhatsApp) et le besoin de flexibilité étaient des catégories plutôt mentionnées par les répondants allemands. La posture critique concernait principalement ces derniers vis-à-vis de leurs propres pratiques6. Pour corroborer cela, nous pouvons aussi citer les résultats de focus groups réalisés dans le cadre du projet CUMEN, qui ont permis à des répondants français et allemands ayant participé au projet d’échanger sur leur expérience. Les étudiants allemands se sont montrés dans l’ensemble plus déterminés à protéger leur vie privée et à exprimer un besoin de déconnexion.
Dans le cas des lycéens, les activités médiatiques renseignées par les élèves du lycée Scholl sur leurs MédiaLogs étaient plus structurantes dans leur vie quotidienne, mais aussi plus courtes et fragmentées que celles du groupe français : ils renseignent en moyenne 7,5 entrées par jour et au lycée De Gouges, 3,5 entrées. Ils semblent également passer plus de temps sur les médias : 5 h 37 en moyenne en semaine et 8 h le week-end, contre respectivement 4 h 19 et 5 h 33 au lycée De Gouges. Les activités hors-ligne, dans l’ensemble, avaient la préférence chez ces derniers – passer du temps entre amis et en famille est privilégié. Ils concentraient leurs usages en soirée, sur le visionnage de contenus, le plus souvent en famille, mais aussi en solitaire sur le téléphone portable, dans la chambre. Les élèves du lycée Scholl ont davantage d’usages communicationnels et sont plus nombreux à exprimer un besoin social rempli par les médias, comme l’exprime Nora (lycée Scholl) : « je ne pourrais pas vivre sans, parce que je ne saurais plus ce qui se passe, et je n’aurais plus aucun vrai contact avec mes amis, en dehors de l’école ». Cela rejoint les résultats de la première étude, montrant que rester en contact était plus important pour les répondants allemands que français; il s’agit donc d’un axe exploratoire de comparaison.
Une autre différence entre les participants français et allemands, repérée dans les phases finales d’entretien, résidait dans leurs connaissances au sujet du financement des plateformes numériques et de la question des données personnelles. Alors qu’aucun répondant français n’a abordé ces questions, ce fut le cas de quelques répondants allemands. Par exemple, Elias (lycée Scholl) sait qu’elles se financent via la publicité ciblée; de la même manière, Jonas sait que son iPhone « sait tout sur [lui] ». Ces éléments de connaissance, néanmoins, n’ont aucune influence sur leurs usages, car les bénéfices qu’ils en tirent, en termes de divertissement et de sociabilité, ont priorité. Tous ces éléments ouvrent des pistes de réflexion concernant la notion de privacy ainsi que ses ancrages culturels (Wilhelm et Bosler, 2018).
En rapportant cela aux résultats globaux de notre thèse, nous faisons l’hypothèse que le système éducatif allemand via la philosophie éducative de la Bildung7, encourage l’acquisition d’éléments de connaissances et de dispositions critiques vis-à-vis des médias. Il se pourrait également que la tradition théorique critique, héritée de l’école de Francfort et toujours présente dans le paysage académique germanophone (Neumann-Braun et Müller-Doohm, 2000; Schiefner-Rohs, 2012), dont découle en partie le concept de « compétence médiatique » (Medienkompetenz), joue un rôle. Le concept de compétence médiatique a en effet été théorisé par Baacke en se fondant sur l’approche critique (Baacke,1999; Barbieri, 2017) et il est toujours en usage aujourd’hui (Henzler, 2015).
Notre travail doctoral avait entre autres pour objectif de répondre à la question des modalités de construction et de transmission des savoirs en éducation aux médias. Dans ce cadre, nous avons envisagé l’éducation aux médias comme un processus « d’auto-éducation » (Landry et Basque, 2015) en choisissant l’outil du MédiaLog. Il s’agit d’uneméthode de recherche se présentant sous la forme d’un journal d’usage, dans lequel une personne consigne ses activités médiatiques sur une durée définie, et donc de s’auto-observer. Les enquêtes ont permis d’étudier la temporalité despratiques, celle-ci étant peu prise en compte dans les études sur les médias (Pronovost, 2017), ainsi que de soulever des axes exploratoires de comparaison franco-allemande. Ainsi, en montrant l’importance des médias dans la vie quotidienne des répondants, et en appréhendant la structuration de leurs répertoires médiatiques, cet outil a permis de leur faire développer une réflexivité, c’est-à-dire une prise de recul sur leurs propres pratiques, à des fins pédagogiques; or cette démarche est en pleine émergence, et n’est pas encore très répandue (Berg, 2019). La littératie médiatique se trouve ici redéfinie, dans le sens où elle inclut des éléments de savoir au sujet de ses propres pratiques et répertoires, obtenus grâce à une démarche réflexive.
L’enjeu de la réflexivité est à la fois scolaire et politique. Cette dernière permet de mieux comprendre les « affordances » des outils et de transférer les compétences informelles dans le domaine formel; elle rend également possible le développement d’une critique. Or cette réflexivité a moins de chance d’aboutir si les pratiques jugées « non légitimes » sont maintenues aux portes de l’école, et/ou condamnées par celle-ci. Prendre en compte les pratiques réelles, plutôt que de promouvoir des pratiques uniquement « légitimes » et « sûres », permet d’accompagner les apprenants dans la compréhension de l’univers médiatique, et favorise le dialogue entre adultes et élèves. L’étude des répertoires permet d’appréhender les pratiques des élèves et les éléments de savoir qu’ils possèdent déjà : elle constitue donc une piste fructueuse pour la transmission de savoirs sur les médias dans le cadre scolaire.
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