Sylvain Brehm, Université du Québec à Montréal
Résumé
Cet article vise à établir que la lecture est une activité fondamentalement multimodale en ce qu’elle mobilise des représentations imaginaires qui, par nature, revêtent une dimension à la fois conceptuelle et sensorielle. Aussi, contrairement à ce qu’ont pu avancer des théoriciens comme Iser, lire consiste à construire du sens en activant, indirectement, les sens. L’analyse d’une transmédiatisation sur support numérique du poème L’Horloge de Baudelaire est l’occasion d’examiner les nouvelles formes de lecture induites par le passage de la page à l’écran.
Mots-clés : lecture, multimodalité, numérique, imaginaire, représentations mentales, poésie.
1 Une version plus brève de cet article a été publiée dans le n°53 de La Lettre de l’AIRDF.
La pluralité, l’interaction croissante et les caractéristiques des modes actuels d’accès à l’information sont en train de modifier en profondeur, et vraisemblablement de manière durable, nos manières de lire et de produire du sens. À l’heure où priment la multimodalité, l’immersion dans des univers fictionnels (ceux des jeux vidéo, par exemple) et l’établissement de parcours de lecture singuliers (notamment grâce aux liens hypertextuels), comprendre et interpréter revêtent des formes nouvelles (Lebrun, Lacelle, Boutin, 2012).
Comme toujours dans les périodes de transition, des voix s’élèvent pour annoncer la fin de la lecture, voire de la culture, tandis que d’autres manifestent un enthousiasme débridé en affirmant qu’on dispose désormais de nouvelles manières de susciter le plaisir de lire. Il convient sûrement, on s’en doute, d’être un peu nuancé et, surtout, de porter un regard attentif aux mutations dont nous sommes à la fois acteurs et spectateurs.
Je me propose, pour commencer, de montrer que si la lecture semble parfois rébarbative, c’est peut-être parce qu’on a trop longtemps évacué ses dimensions sensorielle et émotionnelle, ainsi que l’investissement imaginaire qu’elle suscite, au profit exclusif de sa composante sémantique. Après avoir établi que pour construire du sens, on mobilise bien souvent nos sens, j’examinerai comment les pratiques culturelles actuelles convoquent notre imaginaire et dans quelle mesure elles nous amènent à modifier nos manières de lire. Pour ce faire, je m’appuierai sur l’analyse d’une version numérique du poème L’Horloge de Baudelaire. Cela me permettra de rendre compte de l’impact des environnements numériques sur l’acte de lecture, mais ausside mettre au jour des
« compétences transversales » qui permettent d’envisager des convergences entre la lecture et des pratiques culturelles actuelles, dont la pratique vidéoludique.
Bien que le terme « imaginaire » soit utilisé fréquemment par des théoriciens et des critiques littéraires, peu derecherches approfondies ont été consacrées à la formation et
au rôle des représentations mentales du sujet-lecteur, hormis quelques travaux récents (notamment Gervais, 2007).
De fait, depuis les fondements de la psychologie moderne et l’Essai sur l’imagination créatrice de Ribot, les recherches fondatrices, qui continuent d’inspirer de nombreuses réflexions actuelles, ont surtout été menées dans les champs de la philosophie (Husserl, 1991; Sartre, 1986; et, dans une moindre mesure Ricœur, 1975) et des sciences humaines (Bachelard, 1948, 1960, 1965; Durand, 1961, 1969, 1978). Or, ces travaux ne s’intéressent pas vraiment aux spécificités et à la singularité de la rencontre entre un texte et son lecteur. Ainsi, les analyses textuelles qui se rattachent à la mythocritique, fondée par Gilbert Durand (1979), se proposentessentiellement de confronter l’univers mythique d’une œuvre à celui dans lequel évolue le lecteur afin de déceler ce qui, dans un texte, relève d’une « subjectivité universalisable » (Durand, 1961, p. 9).
De prime abord, la réflexion de Wolfgang Iser dans L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique (1985/1972) semble particulièrement prometteuse, dans la mesure où le théoricien consacre plusieurs pages au caractère visuel et affectif de la représentation. Elle est également originale, dans la mesure où Iser est l’un des rares chercheurs à prendre en considération l’image mentale dans l’analyse de l’acte de lecture. Toutefois, il minimise considérablement le rôle de l’image, qui consiste exclusivement, selon lui, à synthétiser les aspects essentiels de l’objet visé par le texte:
Nos images mentales ne visent pas à créer, à faire vivre physiquement sous nos yeux les personnages du roman, leur pauvreté optique se traduit du reste par le fait qu’elles ne font pas apparaître le personnage comme objet, mais bien comme porteur d’une signification (Iser, 1985, p. 250)
Dépossédée de ses aspects iconiques, l’image est réduite à sa dimension conceptuelle (sémantique). En fait, cette conception restrictive de la nature et de la fonction de l’image procède du statut du lecteur implicite modélisé par Iser. Sans ancrage empirique, ce lecteur implicite est inscrit dans la structure même des textes. À ce titre, il ne peut évidemment se voir attribuer les mêmes prérogatives qu’un authentique sujet-lecteur.
Les travaux menés en sciences cognitives, à peine quelques années après la parution de l’ouvrage d’Iser, témoignent d’une même méfiance à l’égard des images mentales. En effet, le « modèle de situation » (Van Dijk et Kintsch, 1983) et le « modèle mental » (Johnson-Laird, 1983, 1988), élaborés pour rendre compte des processus cognitifs mis en œuvre lors de la compréhension d’un texte, évacuent eux-aussi les dimensionsaffective et sensorielle de la lecture2. Ces deux modèles, assez semblables, reposent sur trois niveaux distincts de représentations. Le dernier, le plus élaboré et le plus abstrait, constitue une structure analogue à l’état du monde visé par le texte. Néanmoins, il serait vain de vouloir attribuer à cette configuration représentative un caractère iconique. Johnson-Laird le précise lui-même: « les modèles mentaux sont des structures analogues au monde, et les images […] sont les corrélats perceptifs des modèles à partir d’un point de vue particulier » (Johnson-Laird, 1988, p. 165; traduction libre). À ce titre, si un modèle mental peut contenir des images, il ne se confond pas avec elles.
En somme, «[j]usqu’à maintenant la psychologie a étudié la signification objective des choses et des événements et a délaissé l’étude de leur signification qui dépendrait des affects, des émotions et des motivations des individus» (Syssau, 2006, p. 66). Même un chercheur comme Michel Denis, qui s’est particulièrement intéressé aux images mentales, les considère essentiellement comme des « suppléments cognitifs » (Denis, 1989, p. 106). Les théories de la lecture, quant à elles, ont également surtout privilégié la dimension sémantique de la lecture, au détriment de ses composantes sensorielle et émotionnelle.
Depuis quelques années, cependant, on observe une revalorisation de l’image mentale et une remise en question de la primauté du concept aussi bien dans le champ des sciences cognitives que dans celui des études littéraires.
2 Je renvoie, pour de plus amples détails sur les convergences entre les théories de la lecture et les travaux en sciences cognitives, àmon article « Du sens aux sens : les représentations mentales dans l’acte de lecture ».
Des chercheurs tels que Varela (1993), Lakoff et Johnson (1999) ou Barsalou (1999) défendent l’idée d’une inscription corporelle de l’esprit, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Varela. Ils adhèrent, en ce sens, à une conception de la « cognition incarnée » (embodied cognition), selon laquelle nos connaissances sont conservées en mémoire à long terme sous une forme amodale (concept) et modale (percept) (Barsalou, 1999).
On ne peut manquer d’établir un rapprochement avec la manière dont plusieurs théoriciens de la littératureconçoivent les représentations imaginaires élaborées lors de la lecture :
La littérature échappe à la sensation brute, serait-ce celle de son matériau verbal, en même temps qu’elle émancipe le percept des circonstances matérielles de son apparition, une lande déserte ou une mer en furie pouvant faire l’objet d’une perception littéraire sans qu’on soit en présence d’autre chose que d’une page d’écriture ou d’une séquence de mots. Ni pur art ni simple savoir, la littérature est idées métissée d’affects, connaissances croisées avec des sensations, de l’épistémè mariée à de l’esthésie, sans possible divorce entre concept et percept, unis pour le meilleur et pour le pire dans ce qu’on peut appeler, avec les psychologues de la cognition, une imagerie ou une image mentale – percept élevé au rang de concept, ou plutôt concept ancré dans le terreau du percept (Ouellet, 2000, p. 8-9).
La lecture est, en effet, un « travail d’imagination » et de construction permettant à un sujet « d’investir, dans un mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur, [s]es images sous les mots du texte » (Thérien, 2007). Ce travail repose sur la mobilisation à la fois de notre compétence linguistique et de notre connaissance du monde.
Michel Tremblay nous fournit, dans son roman Des nouvelles d’Édouard, une illustration probante de la nature de l’investissement imaginaire d’un sujet-lecteur lors de ses expériences esthétiques. Édouard, personnage récurrent des Chroniques du Plateau Mont-Royal, est vendeur de chaussures à Montréal au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Bien qu’issu d’un milieu populaire, il s’est construit une culture sur mesure au contact des chansons, des livres, des films québécois et français. Fort de cette
« connaissance » de la France, Édouard s’embarque pour Paris, en quête d’un monde qu’il espère conforme à celui qu’il a imaginé :
Comme je vous l’ai expliqué avant mon départ, j’ai choisi de partir pour Paris sans me documenter; toutce que j’en sais me vient des films en noir et blanc que j’ai vus et des romans en couleur que j’ai lus. Très naïvement, je l’avoue, je m’attends à croiser Simone Signoret déguisée en Casque d’or ou Arletty, dans son personnage de Garance. Les Français, quand y débarquent chez nous, cherchent bien les Indiens et Maria Chapdelaine, pourquoi je partirais pas, moi, à la recherche de Gervaise ou de Lucien de Rubempré! Paris, pour moi, est un fabuleux trésor folklorique dans lequel je vais pouvoir puiser à deux mains (Tremblay, 1997, p. 88; je souligne)
Si la naïveté d’Édouard est aussi touchante qu’amusante, elle n’en est pas moins révélatrice de la manière dont notre imaginaire est façonné par nos expériences esthétiques et dont il détermine notre rapport au monde (Brehm, 2007). À cet égard, les propos du personnage de Tremblay montrent bien que l’immersion fictionnelle, et le plaisir qui en découle, repose sur une lecture dite participative, que l’on a longtemps dépréciée et opposé de manière exclusive à une lecture distanciée. De même, l’hétérogénéité des références culturelles d’Édouardrend caduques les oppositions habituelles entre production de la sphère restreinte et élargie (Bourdieu, 1991),œuvres du passé et contemporaines, françaises et québécoises. Enfin, le fait de souligner que les films vus sont en noir et blanc alors que les romans lus sont en couleur met en évidence la diversité et la spécificité des représentations élaborées et mobilisées par Édouard. L’imaginaire de ce dernier ne se réduit ainsi pas à une «bibliothèque intérieure » (Louichon et Rouxel, 2010), mais, plus largement, à une « médiathèque intérieure »,c’est-à-dire à une configuration dynamique et réticulaire de ce que Rastier nomme des
« simulacres multimodaux » (Rastier, 1991).
À ce titre, le « savoir » d’Édouard n’est ni empirique, puisqu’il est médiatisé par des expériences de lecture et de spectature, ni purement conceptuel, dans la mesure où il ne peut être assimilé à une « compétence encyclopédique » (Eco, 1985). En revanche, il est profondément ancré dans l’imaginaire, que l’on peut définir, à la suite de Chassay et Gervais « comme un ensemble d’images et de signes, d’objets de pensée, dont la portée,la cohérence et l’efficacité varient, dont les limites sont sans cesse à redéfinir, mais qui s’inscrit indéniablement au cœur de notre rapport au monde, de cette confrontation au réel » (Chassay et Gervais, 2002, p. 11).
Ainsi, l’imaginaire du sujet-lecteur présente trois caractéristiques majeures:
« expérience perceptive médiate » (Ouellet, 2000, p. 9). Pensons au fameux roman de Süskind, Le parfum, qui convoque un riche imaginaire olfactif.
Ces trois dimensions m’apparaissent essentielles, car elles caractérisent également notre écosystème culturel contemporain.
En effet, le continuum médiatique actuel (télévision, Internet, cinéma, bande dessinée, etc.), qui repose sur un phénomène de reprise et d’intertextualité généralisées, contribue particulièrement à l’instauration de nouvelles formes de syncrétisme qui façonnent notre imaginaire. Si des procédés tels que le collage, la citation, le détournement de sens, de sons ou d’images ne sont pas nouveaux, ils ont été amplifiés par l’essor des jeux vidéo, d’Internet et des réseaux sociaux. Les nouveaux supports de création et de diffusion ouvrent à l’intermédialité et à la transmédialité des horizons inédits.
À ce phénomène s’ajoute l’évolution des dispositifs technologiques qui visent à accroître l’immersion phénoménologique et fictionnelle des spectateurs, auditeurs, joueurs, lecteurs (qui peuvent être tout cela au cours d’une même expérience) à l’aide d’images animées tridimensionnelles, d’installations sonoresambiophoniques et d’interfaces corps- machine qui tendent à naturaliser l’interactivité.
Cette interactivité est justement constitutive de nombreux rapports que nous entretenons avec les objets du quotidien, et, notamment, les objets culturels. Les œuvres hypermédiatiques, en particulier, présentent à elles seules les caractéristiques évoquées plus haut : elles offrent la possibilité de mettre en relation n’importe quel élément (texte, son, etc.) appartenant à divers registres (« savant » ou non) en combinant plusieurs systèmes sémiotiques.
Cela, bien entendu, n’est pas sans conséquences sur les pratiques de lecture. L’avènement du numérique, des hypertextes et de l’interactivité dont ils sont le support, a conduit plusieurs chercheurs à parler d’« hyperlecture» (Bélisle, 2004; Gossin, 2004). La transition vers une forme complètement nouvelle de lecture est cependant loin d’être complète: « [n]on seulement la lecture de livres représente l’expérience prototypique de la lecture, mais le livre constitue, pour la majorité des lecteurs, la forme la plus élaborée qu’ils connaissent du texte écrit » (Van Cuyck et Bélisle, 2004, p. 142). Peut-être la généralisation des manuels scolaires numériques conduira-t-elle à un renversement significatif dans ce domaine. Pour l’instant, cependant, les propos de Van Cuyck et Bélisle conservent toute leur pertinence. Il convient aussi de remarquer que l’hyperlecture, qui ne se confond pas avec la lecture de livres numériques, demeure encore une pratique marginale dès lors qu’on s’intéresse exclusivement à la littérature hypermédiatique (narrative ou poétique). Cette dernière forme un corpus d’avant-garde, ce qui tend à confirmer la prégnance des habitudes traditionnelles de lecture et, plus profondément peut-être, d’un attachement à des formes conventionnelles d’intrigue et de narration qui sont aussi celles que l’on mobilise pour interpréter les conduites humaines (Bruner, 2002; Ricœur, 1986).
Il ne fait aucun doute, en revanche, que la dimension multimodale des œuvres a un impact sur la lecture. Celle-ci est effectivement tributaire du format et de la matérialité du support du texte: « [l]es formes produisent du sens et un texte est investi d’une signification et d’un statut inédits lorsque changent les supports qui le proposent à la lecture » (Chartier, 1989, p. 1509). Il est tentant d’objecter que la coprésence du texte et
de l’image est ancienne (en particulier dans les bandes dessinées et les livres illustrés), mais force est de reconnaître que les dispositifs numériques modifient radicalement le rapport aux textes. Ils nous convient à des expériences non plus seulement cognitives, mais aussi sensorielles, et ils nous confrontent à des configurations sémiotiques complexes fondées sur l’interaction de différents systèmes signifiants : iconique, verbal, sonore. Comme nous allons le voir dans un instant, cela implique, pour les lecteurs, d’établir de nouveaux repères dans l’œuvre, d’élaborer leurs propres parcours de lecture et de conserver la trace de ces parcours.
En 2003, Julie Potvin réalise une version hypermédiatique du poème de Baudelaire, extrait des Fleurs du Mal : « L’Horloge3 ». Une brève analyse de cette transmédiatisation du texte original va me permettre de rendre compte de son impact sur l’acte de lecture. Elle va également me donner l’occasion de montrer quelques points communs entre le parcours de lecture dans l’hypermédia « L’Horloge » et la pratique de certains jeux vidéo.
La lecture du poème numérique s’accomplit au gré de la découverte successive de six tableaux (deux autres sont consacrés respectivement au titre et aux remerciements) correspondant aux six quatrains du texte original. Le passage de l’un à l’autre s’effectue en activant une petite horloge sur le coin supérieur droit de l’écran. De plus, les quatre derniers vers du poème sont reproduits à l’endos de cartes de tarot sur lesquelles le lecteur doit cliquer pour qu’ils apparaissent. Impossible, toutefois, de modifier la séquence des vers : l’ordre d’apparitionest conforme à celui de la version originale quelle que soit la carte que l’on pointe. De même, le parcours de lecture dans son ensemble est contraint par le dispositif numérique qui ne permet aucun retour en arrière. En ce sens, l’interactivité est assez faible et c’est plutôt l’attention particulière accordée par Potvin à la mise en page, à la typographie, aux images (fixes et animées) et aux illustrations sonores qui nous amène à relire le poème de Baudelaire avec un autre œil.
3 Disponible sur le site www.perte-de-temps.com (consulté le 12 mai 2013). Je remercie Geneviève Grisé et Mathieu Bergeron de m’avoir fait connaître cette transmédiatisation du poème de Baudelaire.
En fait, la mise en images de ce poème et l’ajout d’une trame sonore induisent un changement notoire : c’est moins le texte de Baudelaire qui nous est proposé, qu’une lecture de ce poème par Potvin. Il s’agit, en effet, d’un « texte du lecteur » (Mazauric, Fourtanier et Langlade, 2011) présentant conjointement le texte et son interprétation, les illustrations évoquant la fuite du temps, l’imminence de la mort, etc. Loin d’encourager le lecteur à établir son propre parcours interprétatif et à révéler la polysémie du poème, la multimodalité semble plutôt mise au service de la complémentarité entre les signes verbaux et les signes iconiques.
Toutefois, le transfert de la page vers l’écran a un impact important, aux plans perceptif et cognitif, qui mérite d’être examiné. Comme je l’ai indiqué plus haut, la disposition des vers et la typographie ont fait l’objet de choix particuliers de la part de la conceptrice: les vers ne sont pas alignés et surgissent, au contraire, à divers endroits sur l’écran; la typographie est irrégulière (certains mots sont en lettres capitales, d’autres enminuscules) ; plusieurs caractères sont partiellement effacés. Ces changements entravent les automatismes perceptifs (déchiffrage des caractères, empan) et la reconnaissance des conventions génériques (qui permettent de distinguer la forme d’un poème classique de prime abord). De même, le rythme irrégulier d’apparition des vers ainsi que l’impossibilité de revenir à une strophe précédente soumettent les processus cognitifs à des contraintes particulières, en exacerbant, notamment, la relation entre « protention » (attente) et « rétention » (Iser, 1985).
Paradoxalement, l’omniprésence du dispositif ne semble pas faire écran. Plus précisément, la conscience de la présence de ce dispositif qui médiatise, littéralement, notre rapport au texte, n’empêche pas pour autant l’impression d’être plongé dans cet espace à la croisée du verbal, de l’iconique et du sonore. On peut établir un rapprochement avec ce que Ryan désigne comme une forme de « medium-aware immersion » (Ryan, 2001, p. 351). Cette immersion procède incontestablement de la sollicitation des sens (vue et ouïe), mais aussi de la nécessaire familiarisation avec l’interface de l’hypermédia qui peut dérouter, voire agacer certains lecteurs, mais aussi conférer une dimension ludique et heuristique à l’acte de lecture. La disposition en tableaux suscite,de plus, une attente à chaque fois renouvelée et réactive inconsciemment
le plaisir qu’on a éprouvé, enfant, au moment de tourner la page et de découvrir ce qui va suivre.
La prise en compte de l’aspect ludique de cette forme de lecture m’amène à suggérer quelques rapprochements possibles avec la pratique des jeux vidéo. Dans un article consacré à la représentation de l’espace dans les jeux vidéo, Walther montre que sur l’écran du joueur
[d]eux systèmes de signes se côtoient et s’influencent : celui de l’interface, avec lequel interagir pour atteindre le second, celui de la mission interne au jeu. Quand le premier relève d’une sorte d’«herméneutique fonctionnaliste » (décodage de signaux dans un but utile), le second est là pour structurer l’espace du jeu (interprétation de signes complexes dans une liberté de création relative, contrainte par la nature prédéterminée des étapes et des liens) (Walther, 2003, p. 212).
L’analogie avec la lecture d’un texte hypermédia est frappante. Dans le poème de Baudelaire transmédiatisé, en effet, il nous faut composer avec les signes de l’interface graphique (les horloges sur lesquelles il faut cliquer pour changer de tableau ou les cartes de tarot qu’il faut retourner pour pouvoir lire les derniers vers) et les signes (verbaux) du texte lui-même. Par ailleurs, à la différence d’une version papier du poème de Baudelaire où le support tend à se rendre transparent au profit du seul texte, la version numérique peut être perçue comme un objet singulier qui appelle à la contemplation en soi et pour soi. Ce phénomène, qui se manifeste déjà lors dela lecture de livres illustrés, revêt ici une dimension bien plus importante et s’apparente à ce que l’on observe dans de nombreux jeux vidéo (Grand Theft Auto, Assassin’s Creed, Final Fantasy, etc.) qui proposent des univers de plus en plus riches et complexes, dans lesquels la déambulation est non seulement permise mais souvent même encouragée. Les finalités premières du jeu sont alors détournées et la résolution de la quête et la poursuite de l’action deviennent (momentanément) secondaires. De même, la construction de sens, lors de la lecture du poème hypermédiatique peut apparaître secondaire et s’effacer au profit d’un pur plaisir esthétique.
Ces observations invitent à repenser le rapport que l’on entretient avec les textes littéraires et les mondesimaginaires dont ils sont porteurs. Elles nous permettent aussi
d’envisager une didactique de la lecture littéraire qui se fonde sur des compétences ou des attentes forgées grâce à d’autres pratiques culturelles, sans céder à la démagogie mais sans, non plus, se priver de montrer aux jeunes lecteurs la richesse, l’intensité et la profondeur de l’expérience littéraire.
L’émergence de nouveaux supports et de nouveaux objets littéraires, mais aussi, plus largement, l’essor de pratiques culturelles qui reposent sur la multimodalité et l’interactivité invitent à s’interroger sur les compétences de lecture qu’il va être nécessaire d’acquérir. Doit-on envisager une formation des lecteurs qui s’appuie sur un réaménagement et une actualisation des savoirs acquis ou, de manière plus radicale, repenser complètement les pratiques de lecture, comme le laisse entendre Chartier lorsqu’il affirme qu’« il n’y a pas de processus d’apprentissage transmissible de notre génération à la génération des nouveaux lecteurs » (Chartier, 1997, p. 93) ?
Une chose est certaine, les nouveaux supports et la nature hybride des textes multimodaux appellent des formes différentes de saisie des signes. L’espace de l’écran n’est nullement comparable à celui de la page. Non seulement il n’est pas soumis au format unique (la présentation du texte en colonne, avec des marges) que l’on retrouve dans tous les livres, mais il intègre en plus des signes variés. La coprésence de ces signes iconiques, textuels et sonores nécessite une capacité à les hiérarchiser (tous n’ont pas la même valeur signifiante) et à les faire interagir.
En d’autres mots, si l’on est parfois subjugué par la supposée immédiateté de l’image (et du son), il est impératif de former des lecteurs aptes à construire du sens à partir de la multitude d’informations qui leur sont présentées simultanément. Cela implique de leur apprendre comment éviter l’interférence (liée au brouillage sémantique et à la surcharge cognitive) et mettre en œuvre des stratégies d’interréférence (Serres, 1972). Ils’agit, pour ce faire, de promouvoir une lecture à la croisée du sémantique et du sensible, une posture qui (ré)concilie le sens et les sens.
Enfin, plus que jamais, former des lecteurs revient à former des métalecteurs. Dans Du papyrus à l’hypertexte, Vandendorpe affirme: « loin d’être un donné, même cognitif, le sens est le produit de notre activité de compréhension ou d’expression et n’a d’existence que dans le processus même qui le fait naître » (Vandendorpe, 1999, p. 72; je souligne). Ces propos sont toujours d’actualité et doivent être également présents à l’esprit des jeunes lecteurs afin qu’ils ne cessent de porter un regard critique sur les liens entre les signes verbaux, iconiques et sonores que proposent les œuvres, mais aussi qu’ils demeurent conscients des modalités de leur propre lecture, puisque ils sont désormais appelés à être des « lectacteurs » (Weissberg, 1999).
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