Lire des textes littéraires à l’ère des humanités numériques


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Lire des textes littéraires à l’ère des humanités numériques. Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, .

Monique Lebrun Université du Québec à Montréal

Résumé

Nous sommes envahis non seulement par les médias électroniques de toutes sortes, mais également par un discours pédagogique enjoignant les enseignants à revisiter leur pédagogie de façon à en tenir compte. Cet article se présentecomme une réflexion préliminaire à l’adoption des modalités d’un tel changement de paradigme, plus spécialement dans les études littéraires, où a cours la notion de « classique», avec ce qu’elle suppose d’adhésion aux valeurs de beauté et d’universalisme, de tradition héritée du passé. Le propos est divisé en cinq sections. Après une interrogation sur le sens des nouvelles humanités issues du numérique suivent deux développements très liés, l’un portant sur les mutations de la lecture en fonction des nouveaux supports textuels et l’autre, sur l’appréciation du texte littéraire à l’heure de la lecture àl’écran. Les deux dernières sections, elles aussi dans le prolongement l’une de l’autre, abordent les pratiques informelles des jeunes à l’ère du numérique et comment l’école a commencé à en tenir compte.

Cinq mots-clés

Humanités numériques, enseignants de français, littérature, lecture à l’écran.

Liminaire en hommage à Michel Serres

Petite Poucette est installée à la cafétéria de son collège. Son ordinateur portable est sur la table devant elle, son roman-codex, non loin. Son iPad lui sert à consulter des livres en ligne, connectés au serveur « en nuage » Amazon, mais également des textes sous format PDF, connectés à ses autres appareils électroniques grâce au service de stockage Dropbox. Pour le moment, elle écoute de la musique sur son iPod, mais, tout à l’heure, elle utilisera son téléphone intelligent pour envoyer des textos à ses amis.

Introduction

Nous sommes envahis non seulement par les médias électroniques de toutes sortes, mais également par un discours pédagogique enjoignant les enseignants à revisiter leur pédagogie de façon à en tenir compte. Une réflexion s’impose avant d’adopter les modalités d’un tel changement de paradigme, plus spécialement dans les études littéraires, où acours la notion de

« classique», avec ce qu’elle suppose d’adhésion aux valeurs de beauté et d’universalisme, de tradition héritée du passé. On peut légitimement demander ce que deviendra l’idéal de l’honnête homme, modèle pluriséculaire s’appuyant sur la lecture des « classiques».

Daunay (2007), dans sa magistrale synthèse sur l’enseignement de la littérature, balise notre champ d’études: «Concernant l’enseignement de la littérature, la didactique du français est essentiellement un champ de discussions théoriques, qui portent aussi bien sur le statut des objets enseignables et sur les conditions de leur enseignabilité que sur la sélection des outils théoriques permettant l’approche de ces objets. » (2007 p. 139). Voilà donc un champ d’intervention clairement défini : de quels objets est-il question dans ces cours et de quelles méthodes? Puisque nousdiscutons d’un changement de paradigme, ces questions ont une grande importance. Daunay (2007) note également, dans l’historique de la discipline, et ceci, dès le début de la constitution du champ disciplinaire, soit dans les années soixante-dix, une « affiliation idéologique progressiste », les chercheurs interrogeant soit le rôle social de l’école, soit les outils théoriques permettant de repenser la littérarité. Sur ce dernier point d’ailleurs, plusieurs réflexions ont porté sur l’extension du champ littéraire à la paralittérature.

Notre propos est divisé en cinq sections. Nous nous interrogerons tout d’abord sur le sens des nouvelles humanités issues du numérique, puis suivront deux développements très liés, l’un portant sur les mutations de la lecture en fonction des nouveaux supports textuels et l’autre, sur l’appréciation du texte littéraire à l’heure de la lecture à l’écran. Les deux dernières sections, elles aussi dans le prolongement l’une de l’autre, aborderont les pratiques informelles des jeunes à l’ère du numérique, puis la façon dont l’école a commencé à en tenir compte.

Les humanités, quelles humanités ?

Le surgissement de ce que l’on peut bien appeler, à l’instar de Douehi (2011), l’humanisme numérique est le résultat quelque peu enivrant et affolant à la fois de la confluence d’un héritage culturel riche et foisonnant d’une part, et des avancées de technologies numériques qui permettent vraiment de réaliser le « village global », d’autre part. L’expression est née en 2006 et connaît depuis un incontestable succès, même si, comme le rappelle Mounier (2012), on peut s’interroger sur les paradigmes intellectuels qui fondent ces nouvelles humanités (ainsi, la place laissée àl’interprétation dans ces recherches qui semblent tout entières dirigées par les données, ou encore la placedémesurée de la littératie d’information dans un environnement web

1.0 ou 2.0 qui ne semble avoir été créé que pour la produire, la disséminer et la consommer) et sur la structuration du champ.

Les humanités numériques, ou digital humanities, ont leur manifeste, publié sur le site de THATCamp (voir Darcos, 2011). Les points 2 et 3 nous semblent particulièrement intéressants :

2. Pour nous, les digital humanities concernent l’ensemble des Sciences humaines et sociales, des Arts et des Lettres. Les digital humanities ne font pas table rase du passé. Elles s’appuient, au contraire, sur l’ensemble des paradigmes, savoir-faire et connaissances propres à ces disciplines, tout en mobilisant les outils et les perspectives singulières du champ du numérique.

3. Les digital humanities désignent une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des Sciences humaines et sociales.

Il est difficile, assurément, nous disent Le Deuff et Berra (2012), de trouver un champ commun à toutes les disciplines permettant de constituer cette transdiscipline, d’où la nécessité de travailler en collaboration en sollicitant des usagers ou chercheurs aux compétences diverses. De plus, comme le remarque Le Deuff (2012), il convient d’interroger les savoirs, par-delà la question des techniques. L’utilisateur doit devenir de plus en plus habile avec ses outils et traiter de mieux en mieux l’information, de façon à pouvoir éventuellement devenir producteur de textes. La définition ci-dessus fait apparaître le concept de transdiscipline, soit d’une translittératie convoquant des compétences de l’ordre du savoir et du savoir-faire à mobiliser pour produire du sens dans ce nouvel environnement.

Le mot « humanités », qui porte en lui-même, nous dit Berra (2012) un sens quelque peu désuet nous renvoyant à l’humanisme de la Renaissance, peut être revivifié et acquérir un sens nouveau, complémentaire à celui qu’on lui a accolé dans les sciences humaines et sociales. Wikipédia note simplement qu’il s’agit d’un champ d’études et de recherche au croisement des sciences humaines et sociales et de l’informatique. Plusieurs chercheurs vont plus loin. C’est entre autres le cas de Douehi (2011), qui a entrepris une véritable réflexion de nature épistémologique.

Pour Douehi, le numérique est plus qu’un outil : il engendre une culture, c’est-à-dire une nouvelle façon de voir le monde, mais qui tient toutefois compte de l’ancienne et s’appuie en partie sur elle. En effet, nous dit Douehi, le numérique est une culture d’anthologie. C’est également une culture de l’hybridation du réel et du virtuel, d’ancienneset de nouvelles pratiques, de concepts et d’objets. Les nouvelles techniques ont la capacité « d’imposer des formes de comportement émanant de leur potentiel et la temporalité associée aux objets et aux moyens d’une autre culture, voired’une autre civilisation » (2011, p. 11). Pour Douehi, l’humanisme numérique n’accepte pas passivement les catégoriesproduites par la culture numérique, mais se permet de les réinventer de façon toujours différente (ex.: les réseaux sociaux, les livres numériques, qui montrent que le livre, comme « objet » – mais devenu immatériel – subsiste).

Liu (2012), de son côté, voit tout le potentiel interdisciplinaire du numérique, qui lui permettra de bâtir des ponts entreles disciplines des sciences humaines d’une part, et entre ces dernières et les

disciplines scientifiques, d’autre part. Il espère que se développera une critique culturelle de ces humanités numériques. Il croit que les années de naissance de l’ordinateur personnel ont entrainé une sorte de « cyberlibertarianisme», où philosophie prônant la liberté individuelle sur le Web. Il est temps de dépasser l’engouement pour les prouesses instrumentales du numérique et de passer à une critique et à une hiérarchisation des contenus en fonction de buts bien identifiés. C’est à cette seule condition que les humanités numériques seront des humanités à part entière.

Les humanités numériques sont à l’aube de leur développement. Divers centres de recherches, dont le Center for History and New Media à Washington, développent des outils nouveaux, forment des spécialistes et cherchent à établir des passerelles entre la recherche spécialisée et les besoins du grand public (Mounier, 2012). Leur défi est de veiller à ce que la fascination pour l’outil numérique ne conduise autant les chercheurs que les simples usagers à des corpus instrumentés et à des usages non contrôlés. En France, depuis 2008, le Forum d’Avignon – culture, économie et média – analyse les changements provoqués par le numérique dans l’écosystème de la culture. Il travaille en collaboration avec l’atelier BNP-Paribas (2010), spécialisé dans la veille technologique et dans l’innovation. Pour eux, «[l]’association d’objets high-tech avec des plates-formes de services en ligne est une des nouvelles clés de l’accès à la culture » et « [l]es sciences et l’enseignement doivent relever le défi d’un monde rendu de plus en plus complexe par la prolifération des réseaux numériques » (2010, p. 11).

La permanence de la lecture, au-delà des mutations des supports textuels

Les humanités numériques s’appuient sur le texte numérique Celui-ci est immatériel dans son essence.

La dématérialisation consiste à réécrire des objets physiques sous la forme de composants numériques utilisables par un ordinateur, un processus connu sous le nom de numérisation. La re-matérialisation consiste à réintégrer ces composants numériques dans un objet dont le design est mieux adapté que celui d’un ordinateur et qui propose un usage spécifique (Atelier BNP-Paribas, 2010, p. 11)

Cependant, quel que soit le support, lire, c’est construire son rapport à soi et au monde. En devenant électronique, le texte ne perd pas cette capacité de nous engager dans cette réflexion. Toutefois, les humanités numériques nous fontentrer dans une littératie qui n’a rien à voir avec la

littératie traditionnelle: c’est de littératie numérique ou de translittératie dont il est question désormais, soit cette habileté à lire, à écrire et à interagir avec d’autres à travers une variété d’outils, de plateformes, de médias qui mettent en jeu l’oralité, le signe écrit, l’imprimé, l’illustration, etc. Le comportement lectoral se transforme et s’inscrit dans un contexte global diversifié et en mutation constante.

Le furetage semble être une caractéristique de la lecture à l’écran, ainsi que l’ont remarqué presque tous les chercheurs. Wolf (2007) dit que la lecture à l’écran entraine le lecteur a gérer la surcharge informationnelle en écrémant ; c’est ce que l’on appelle le « browsing », également désigné par les termes de « furetage » ou « écrémage », ou encore «picorage ». Pour Gervais (2008), le furetage est aussi de la « lecture », alors que Vandendorpe (2008) est plus réticent àen accepter l’idée. En fait, tout dépend de la conception que l’on se fait de la « lecture », qui réunit trois concepts selon Gervais (2008), soit la manipulation, la compréhension et l’interprétation, quelles que soient les caractéristiques matérielles du support.

Peut-on dire dès lors qu’on est passé de la lecture proprement dite à un acte qui s’apparente à de la « consommation » culturelle (où la quantité et la facilité d’accès des « produits » l’emportent sur la qualité)? Mais de quel texte parlons-nous ? Du texte imprimé, long ou bref, ou de sa version immatérielle sur support numérique ? D’ouvrages reconnus par la tradition ou de formes nouvelles qui, tels les blogues et les tweets, sont les manifestations de l’aspect social queprend la plupart du temps la lecture sur support numérique ? Quels sont les contenus culturels des uns et des autres ? En somme, de quelle culture sont-ils porteurs et que devient le texte littéraire?

Littérature, livres électroniques et appréciation du texte

Dans les temps héroïques des premières analyses de textes par ordinateur, soit dans les années soixante et soixante-dix, le pouvoir de l’électronique était principalement utilisé pour analyser les champs lexicaux et les occurrences lexicales. Avec l’amélioration des outils électroniques sont venues, à partir des années soixante-dix, les études comparatives à large spectre, considérant des corpus très étendus, qui ont servi à épauler les analyses interprétatives « humaines », entre autres par des procédures d’analyse textuelle de plus en plus raffinées, selon Rommel (2004). Par ailleurs, nousrapporte Guillaud (2012), on compte actuellement 12 millions de livres numérisés

dans plus de 400 langues (soit cinq milliards de pages). Les possibilités d’analyse quantitative de cet immense corpus sont incommensurables, venant épauler les intuitions des chercheurs et comblant les limites de leur mémoire individuelle. À travers tous ces travaux qui se profilent, c’est l’étude des mentalités d’une époque et des représentations du monde d’un auteur qui semblent se mettre en place. Guillaud espère que, par un effet de corrélation ou de sérendipité, on puisse en arriver à « une appréciation générale du contexte de production de l’œuvre très supérieure à celle que n’importe quel érudit pourrait acquérir en lisant en bibliothèque, même pendant toute une vie » (2012, p. 4). Il faudra dorénavant revoir la définition de l’érudit, donner moins de place à la mémoire et davantage aux intuitions et aux capacités d’analyse. Certains auteurs, dont Le Deuff et Berra (2012) ne parlent pas de l’érudit des nouvelles humanités, mais d’un humaniste numérique, connaissant les capacités des langages informatiques et doué d’autres compétences relatives aux savoirs.

On peut se demander si on peut se construire comme sujet lecteur à travers des textes/œuvres numériques. Soulignons que, pour Demougin (2005), la démarche littéraire ne consiste pas tant à se frotter à une culture littéraire qu’à « se construire, dans la langue, une nouvelle médiation au monde […]. Il s’agit là de construire, ou plutôt de prendre encompte la construction d’un rapport intime à la lecture et à l’écriture littéraires dont on conçoit bien qu’il est à la limite du champ didactique » (2005, p. 2-3; c’est nous qui soulignons). Le texte, quelle que soit sa forme matérielle, aide donc à se construire comme sujet lecteur.

Liu (2011a aborde indirectement l’écriture littéraire nouvelle en traitant des changements de

« formes » ayant eu cours depuis l’invention de l’écriture. À l’origine, on peut noter l’absence de toute forme, puisque la narration était conçue pour être récitée par des locuteurs lui donnant sa forme par des choix prosodiques personnels. Puis sont apparus les espaces, la ponctuation, les majuscules, les paragraphes, les chapitres, les index divers, les tables des matières, la numérotation des pages, etc., la forme traditionnelle que l’on connaît, en somme. Cela a son importance lorsqu’on lit des textes en ligne, textes qu’il faut formater en langage informatique, dont il faut prévoir la mise en page, les polices, etc.

Liu (2012, 2011b) dresse un parallèle entre la lecture littéraire « distante » du texte littéraire sur écran et la lecture «rapprochée » du texte imprimé. Celle-ci serait également « extensive » (et non « intensive »), hypertextuelle, et non linéaire, distraite et superficielle, et non concentrée. Certes, tout est question d’échelle et d’expérience personnelle, mais d’autres chercheurs ont étudié expérimentalement les distinctions entre les deux types de « lectures » et arrivent aux mêmes résultats. Par ailleurs, poursuit Liu (2011b), grâce aux avancées technologiques, nous sommes maintenant en mesure d’aller vers des recherches extrêmement pointues comme celles- ci :

Quelle différence cela fait-il que nous choisissions la forme d’un blog, d’un tweet ou d’une revue en ligne pour narrer des événements émouvants, comiques ou tragiques ? […] Quels effets formels de type haïku ou graffiti suscite la limite de 140 caractères d’un tweet (et seraient-ils différents si chacun utilisait 247 caractères, le maximum secret autorisé au terminal de Twitter)?

L’œuvre littéraire elle-même n’est pas exempte des métamorphoses apportées par le numérique ainsi que l’ont entre autres démontré les travaux de Gervais (2004, 2008). Certains ne diffusent plus maintenant leurs créations que sur le web, en recourant entre autres à la multimodalité. Des communautés virtuelles de lecteurs se créent ; d’aucuns prolongent sur le net l’écriture de leurs œuvres de fiction favorites. Et que dire de la mutation des supports de la lecture de textes littéraires ! Au Forum d’Avignon en 2012, Bain & Company (2012) rendent compte des résultats d’uneenquête qui en dit long : aux Etats-Unis, un noyau dur de 12 à 13% de lecteurs ne lisent des ouvrages littéraires que sur e-book et le tiers le font principalement sous forme numérique.

Les jeunes et le numérique; des pratiques informelles à foison et un enlignement sur la culture populaire

La jeune génération est à l’avant-garde des pratiques que nous venons de décrire. Comme le dit Michel Serres (2011), les jeunes d’aujourd’hui, qu’il surnomme Petit Poucet ou Petite Poucette, puisqu’ils peuvent envoyer des textos avec leurs deux pouces, « habitent le virtuel », et « ne connaissent, ni n’intègrent, ni de synthétisent comme leurs ascendants». Leurs fonctions cognitives se sont transformées avec le support numérique. Que leur transmettre, se demande-t- il ? Le savoir, qui est partout sur la Grande Toile, mais en prenant en considération leurs capacités cognitives spécifiques.Rappelons-nous que Montaigne voulait une tête « bien faicte »

plutôt qu’une tête bien pleine. La découverte de l’imprimerie a changé la pédagogie ; celle des technologies numériques doit imposer à son tour une nouvelle paideia, nous dit Serres. Nous citerons ici trois enquêtes, l’une sur la lecture de textes numériques et les deux autres sur les rapports des jeunes à la culture numérique, afin de mieux cibler la relation des jeunes aux écrits numériques.

Les enquêtes PISA sur les capacités de lecture, d’écriture et de calcul des élèves sont internationales et leurs résultats sont très publicisés. En 2009, PISA a sondé pour la première fois la compréhension de l’écrit électronique à travers vingt pays. Les élèves ont dû répondre à une série de questions leur demandant entre autres d’utiliser un moteur de recherche électronique et de choisir les mots clés et des pages écrans appropriés pour répondre aux questions posées. Une équipe française s’est penchée sur l’analyse des résultats des élèves de l’Hexagone (Ahr, Butlen et Élalouf, 2012). Selon les chercheurs, les élèves ont une conception étroite de la lecture transmise par l’école : ils la perçoivent comme un acte principalement relié à la littérature et comme une source d’inconfort. Par contre, la lecture sur écran, qu’ilsn’assimilent pas à la

« vraie » lecture, est fréquemment associée au plaisir.

S’appuyant sur les résultats d’une autre enquête, « Les loisirs des 6-14 ans », et sur des entretiens réalisés auprès des jeunes et de leurs parents, Octobre (2008) a analysé les rapports des jeunes à la culture afin, entre autres, de mieuxsaisir les mutations engendrées par la révolution numérique. Elle note ce qu’elle appelle un « chainage culturel » dans la consommation, soit, par exemple, le fait de visionner des films tirés de romans déjà lus (ex. : Le seigneur des anneaux, Harry Potter), ce qui lui permet de parler de concurrence, sur un même objet culturel, entre anciens et nouveaux médias; ce type de concurrence serait plus important que celui entre les pratiques culturelles savantes et populaires. D’ailleurs, remarque-t-elle, il y a un certain flou dans la distinction entre ce qui est « savant » et ce qui est « populaire». Il y a eu ouverture des modèles culturels et multiplication de producteurs de nouveaux biens culturels, ce qui a remis en cause le rôle de l’école dans la validation des échelles de légitimité des savoirs, que ce soit pour la lecture (littéraire ou non), la musique ou les arts en général, ainsi que le notent plusieurs auteurs, dont Fluckiger (2008), Pasquier (2005) et Octobre (2008.

Selon l’Atelier BNP-Paribas (2012), près de 30% des mille jeunes de 15 à 25 ans de l’enquête internationale conduite en ligne en 2012 (cinq pays, soit la France, l’Allemagne, les États-Unis, l’Inde et la Corée) disent utiliser des applications leur permettant de créer des livres et des jeux vidéo (contre 37% qui créent des films ou encore de la musique). Comme le disent les sondeurs (Atelier BNP-Paribas, 2012, p. 13) : « [l]es jeunes adoptent massivement les réseaux numériques pour leurs usages culturels, mais pour découvrir les nouveaux contenus les méthodes traditionnelles restent prépondérantes. ». Ces « méthodes traditionnelles » sont le réseau d’amis et la famille, l’Internetgénéral et l’écoute de la radio et de la télévision, qui, tous les trois, dépassent les réseaux sociaux comme source d’information en 2012. Cependant, la situation évolue très vite. Actuellement, l’accès direct en ligne à de la musique, à des photos/images, à des vidéos/films, à des jeux et, enfin, à des livres est l’activité préférée des jeunes. Lorsqu’il s’agit de téléchargement, l’ordre des préférences reste le même, les livres venant en dernier. Il existe des variantes selon les cinq pays sondés. Ainsi, en France, le téléchargement de livres ou leur consultation en ligne sont très faibles : 6% téléchargent fréquemment des livres contre 35% qui téléchargent fréquemment de la musique et 29% qui téléchargent régulièrement des livres contre 78% qui téléchargent régulièrement de la musique.

L’explosion des pratiques numériques des jeunes facilite leur perméabilité à la culture populaire, bien que celle-ci n’ait pas attendu le numérique pour se manifester. Cette culture populaire a-t- elle le statut d’une véritable culture, et les œuvres qui en sont issues sont-elles dignes de reconnaissance ? Schaeffer (2000) a souligné, dans son Adieu à l’esthétique, la nécessité de recourir à de nouveaux critères pour l’appréciation des produits culturels. Les critères esthétiques ne doivent plus être les seuls à assurer la légitimité des œuvres : il faut y adjoindre désormais des critères sociaux. En somme, le jugement esthétique doit être inséré dans son contexte anthropologique. Ainsi, la série Star Trek est devenue, surtout aux Etats-Unis, mais également ailleurs dans le monde, un produit culte, car la communauté interprétative qui y était sensible la trouvait porteuse de la signification de notre univers.

La littérature dite pour « jeune adulte » (la yalit anglo-saxonne, ou young adult littérature) a connu un envol extraordinaire depuis quelques années chez une clientèle avide d’aventures et de sensations fortes. C’est unelittérature écrite pour des adolescents et parlant de ce qui les

concerne. Plus encore, elle reflète les conflits entre l’individu et la culture, dirait Freud. C’est une littérature des commencements, de jeunes héros porteurs de sagesse et de rêves (Proukou, 2005), illustrant les grands mythes de l’humanité (cf. Amos d’Aragon et Harry Potter). Detrez et Renard (2008) font état, dans leur enquête, des lectures diverses des adolescents interrogés, dont leurs lectures de textes littéraires au sens large, entre autres l’heroic fantasy et la science-fiction. Cette littérature est consommée non seulement sous forme de livres, mais également de produits dérivés, dont les films et les jeux vidéos (voir les sagas Twilight et Hunger Games). Elle alimente les blogs d’ados. À preuve, le forum « bouquinerie » sur le site « ados.net » (http://www.forumdesados.net/la-bouquinerie-f22.html). Le 11 mars dernier, on y retrouvait des discussions sur Les âmes vagabondes, de Stéphanie Meyer, de même que sur les romanciers Stephen King et Guillaume Musso. Certes, les jeunes n’y font pas preuve d’une lecture distanciée, mais on pourrait espérer qu’un enseignant créatif, utilisant ce genre de site, amène les élèves à dépasser leur première lecture subjective

Du côté des jeunes créateurs de contenus littéraires (au sens large), on peut citer les consommateurs des sites defanfiction qui, à partir des ouvrages de culture populaire très médiatisés (qu’il s’agisse de livres, de séries télévisées, de jeux vidéo, etc.), s’investissent dans des réécritures diverses, prolongements ou détournements des œuvres originales. Ces mordus d’une créativité dans la marge font partie d’une communauté de consommateurs de produits culturels aux règles exigeantes, codifiées et qui sont très souvent inconnues des enseignants (ex : les sites autour de la saga Twilight, dont http://www.unpeudelecture.com/article-33199919.html, où les jeunes prolongent le plaisir de l’aventure livresque en écrivant d’autres épisodes pour les personnages de la série).

Les jeunes se construisent donc une « culture numérique », et ceci, la plupart du temps en dehors de l’école. Cette culture a ses valeurs (ex. : expression de soi, désir de partage de documents et de

« trouvailles »), ses connaissances (ex. : meilleurs sites d’échange de photos, techniques pour construire des multitextes), son orientation vers les icônes culturelles de masse et ses pratiques propres (ex : usage du blogue, des abréviations, création de contenus nouveaux par remixage/hybridation/redocumentarisation -– ce qui est une pratique de translittératie). Ainsi, ils peuvent prendre des images sur Internet, les transformer et les répandre dans diversesformes

d’auto-publication dont des blogues, des forums de discussion, ou encore des sites personnels. Les images de séries télévisées américaines, entre autres, sont largement mises à contribution.

Quand les textes et outils numériques entrent en classe de littérature

Que fait l’école de ces habiletés numériques des jeunes? Voit-elle à quel point l’intrusion de la culture numérique dans leur univers modifie profondément leurs relations avec les modes d’apprentissage et d’appréhension du monde? PourDagnaud (2003) les savoirs acquis sur le Web sont hétérogènes et non organisés et devraient interpeller les enseignants.

Les enseignants de lettres se présentent parfois eux-mêmes comme les derniers des Mohicans, les défenseurs du canon classique des études littéraires. Cet ensemble d’œuvres de qualité triées et ordonnées tant par le système scolaire que par le système éditorial et qui se présentent souvent sous forme d’anthologies ou de morceaux choisis, dans une visée programmatique, est difficile à gérer. Actuellement, la réflexion sur le canon en fonction des apprentissages scolaires porte moins sur la glorification du passé à assurer que sur sa relecture en fonction d’un héritage culturel à transmettre, et même à (re)construire (Fraisse, 2011).

Schmitt (2006), dans son éclairant article sur le dégoût littéraire des jeunes, s’intéresse au lectum, ou « récit du souvenir de lecture », soit « la formulation même très fruste d’un affect concernant cet acte de lecture passé, l’implication singulière d’un être, à travers son discours, dans ses adhésions ou ses rejets » (2006, p. 163). Les jugements de valeur sur les lectures sont pour lui intéressants, qu’ils soient implicites ou explicites, car ils éclairent la réception des textes chez les jeunes, en conjuguant les références au contexte et aux préceptes scolaires aux souvenirs personnels. Les jeunes auraient selon lui peu d’appétence pour

un corpus d’œuvres de langue française qui mêlent un référent national (personnages, décors, histoire et société…) avec une langue dans son génie propre. Le tropisme pour l’étranger anglo-saxon dans le lectum non institué est en revanche fortement marqué. Non qu’il s’agisse de textes dans leur version originale (les lecta se font sur des traductions), mais parce que les référents renvoient faiblement ou pas du tout à des realia proprement nationaux, et que le français y apparait comme un code linguistique purement utilitaire) (2006: 169 ).

Des chercheurs en appellent à plus d’ouverture de la part de l’école. C’est d’ailleurs l’esprit qui anime Bertagna (2009) lorsqu’elle fait remarquer la pérennité des mythes antiques et littéraires perceptibles à travers les films, les bandes dessinées, les chansons et les jeux vidéo et qu’elle propose à l’école de réinvestir. Ainsi, les valeurs humanistes s’inscriront dans le patrimoine culturel des jeunes sans qu’ils en soient toujours conscients. Sous l’impulsion de ces chercheurs, l’école tente donc de se démocratiser quelque peu au plan culturel en donnant droit de cité à des œuvres hors du patrimoine classique ou en le revisitant à l’aide des nouveaux médias. Il faut dire qu’avant même l’immixtion du numérique, des pratiques novatrices d’intertextualité (entre autres des approches combinant texte et image) avaient permis de revivifier cet héritage humaniste. Le numérique lui ouvre un large éventail de possibilités, que ce soit par des banques d’images tirées de sites culturels, par des expositions virtuelles, des vidéos sur l’Antiquité ou la littérature en général directement accessibles sur la Grande Toile.

Certes, il appartient aux enseignants de rester critiques face aux nouveaux produits du numérique et de la culture populaire. Ainsi en est-il de la critique portée à l’endroit de la culture de masse, qui se nourrirait de stéréotypes(Prévost, 2011). Il est évident que derrière le concept de

« production de masse » se profile l’idée de standardisation, de conformisme et d’uniformisation. Dans les œuvres littéraires, cela se traduit souvent par des trames narratives répétitives, des personnages caricaturaux, entre autres. Cependant, ce qui est un fait un stéréotype permet de structurer les représentations des lecteurs. Si le stéréotype est détourné, on aborde alors la véritable création littéraire. De plus, un texte littéraire, surtout s’il est « classique », peut donner naissance à des métatextes, hypertextes et adaptations diverses, que Louichon (2012) appelle des

« objets discursifs secondaires ». L’enseignant ne doit pas se détourner de ceux-ci en classe, car leur aspect souvent allégé séduira les élèves et permettra à l’enseignant de les faire accéder à l’œuvre d’origine : ainsi, des enfants du primaire sont venus aux contes de fées classiques via le film Shrek.

Parallèlement, dans les revues spécialisées (Le français aujourd’hui, Spirale, Québec français) paraissent de plus en plus d’analyses de pratiques pédagogiques intégrant les nouvelles technologies à la classe de français : expériences sur l’usage scolaire des blogues, production vidéo, utilisation pédagogique du jeu éducatif en ligne, etc. Le Ministère del’éducation nationale

de France (MEN) publie, depuis quelques années sur son site des exemples inspirants de parcours pédagogiques où les apprentissages fondamentaux sont bien soutenus par les nouveaux outils, voire revivifiés : la nouvelle littératie vient ainsi compléter la littératie traditionnelle dans un environnement didactique de qualité. On peut même ajouter que la maîtrise de cette nouvelle littératie donnera aux jeunes l’accès à d’autres types de savoirs de nature générale (le savoir communiquer à l’aide d’outils numériques, l’habitude du travail en équipe, etc.).

Voici quelques exemples, parmi d’autres, suggérés officiellement aux enseignants sur le site du MEN: produire un journal de lecture numérique, créer une émission de critique littéraire, participer à un concours d’écriture à l’ordinateur, collaborer à la création d’un blog sur la poésie, créer un musée virtuel, éditer des textes collaboratifs en ligne sur le principe du wiki, acquérir une culture littéraire grâce à la baladodiffusion. Les activités proposées sont audacieuses et vont bien au-delà du désormais traditionnel traitement de texte. Les outils vont de l’ordinateur au téléphone intelligent, en passant par la tablette et le tableau interactif. D’autres sites offrent également des suggestions didactiques dans lemême sens, dont le Café pédagogique (onglet

« enseignants/lettres »), et le Récit (onglet « ressources/domaine des langues »).

Conclusion

Nous sommes donc face à un changement de paradigme dans l’expansion de la culture humaniste. Le livre, qui était son principal support, cède souvent la place à l’écran pour certaines fonctions spécifiques et auprès de certains publics, plus particulièrement les jeunes. Il est sûr que la situation est quelque peu déstabilisante pour l’enseignant de lettres.

Cependant, nous l’avons vu, les jeunes vivent un engouement pour les nouveaux produits numériques semblable à ce que, sans doute, les intellectuels de la Renaissance ont connu lors de l’apparition du livre imprimé. L’écran numérique n’est pas le concurrent du livre, mais son complément. Pourquoi attendre de l’élève, alors qu’il dispose d’outils aussi fabuleux, qu’il répète un discours conforme et convenu sur les œuvres à l’étude ? Apprenons-lui au contraire à manipuler les technologies de façon créative, à la fois pour qu’il prolonge le plaisir de lecture et pour qu’il devienne à son tour producteur de sens, à l’instar de ces deux enseignants (Carpentier et Hébert, 2012) qui ont expliqué, dansles pages de la revue Le français aujourd’hui, leur

démarche de création d’un musée virtuel avec leurs élèves, la manipulation des outils numériques, entre autres la création d’un wiki servant d’espace à l’écriture collaborative, étant au service de l’écriture poétique.

Bien sûr, les outils numériques modifient les démarches des enseignants de littérature, mais ils lui permettent égalementde redonner de la vigueur à leur métier, et encore plus, à leur conception de l’enseignement.

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