Quelques considérations littéraires sur la lecture des textes et des images


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Quelques considérations littéraires sur la lecture des textes et des images. Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, .

Max Roy, Professeur, Université du Québec à Montréal

Résumé
L’usage des textes illustrés en classe n’empêche pas les difficultés de lecture des élèves mais représente plutôt un défi pour l’enseignement. Des connaissances historiques et socioculturelles, des habiletés cognitives et une sensibilité esthétique restent nécessaires. Par ailleurs, des codes et des stéréotypes de la bande dessinée se retrouvent parfois dans les œuvres littéraires et inspirent un mode de lecture particulier. Dans tous les cas, s’exerce une fonction de guidage à l’intention des lecteurs.

Abstract
The use of illustrated text in class does not prevent reading difficulties for students but rather represents a teaching challenge. It is still necessary to have historical and sociocultural knowledge, cognitive skills and aesthetic sensitivity. Furthermore, we may sometimes find the codes and stereotypes of comics in literary works; they inspire a particular reading mode. In any case, a leading function is applied for readers.

Mots-clés : lecture, littérature, images, bande dessinée, enseignement
Keyword : reading; literature; images; comics; teaching

Introduction
On pourrait croire que les liens entre les mots et les images ont toujours existé, bien qu’ils aient différé selon les époques, les sociétés et leurs cultures. L’écriture même en garde la trace temporelle. Mais le texte —ce que nous entendons comme tel, depuis les lointaines inscriptions retrouvées dans la pierre jusqu’aux hypertextes de fiction, en passant par les serments de Strasbourg et les Calligrammes d’Apollinaire— est bien plus qu’une écriture, évidemment. L’image, pour sa part, n’est pas qu’une forme, et sûrement pas un signe vide de sens. Elle est, à l’évidence, aussi complexe par ce qu’elle donne à voir et à entendre. Si toute saisie d’un texte ou d’une image commande l’action du sujet, la lecture de l’un et de l’autre ne se passe pas d’apprentissage. Partant, cela peut-il se faire en collaboration, par des influences réciproques?

La question se pose inévitablement dans la classe de français, où sont abordées des formes variées de documents: poèmes et contes illustrés, bandes dessinées, pièces de théâtre, etc. Leur légitimité culturelle est largement reconnue et les adaptations de textes en images ne se comptent plus. Des œuvres littéraires ont inspiré tant les arts de la scène que la peinture, le cinéma et la bande dessinée. Dérivés ou non de la littérature, de tels objets culturels ont leurs qualités et leurs exigences propres, ce qui représente un défi pour l’enseignement. Cela appelle évidemment une réflexion didactique et des choix pédagogiques, mais d’autres aspects de la question ne sauraient être ignorés. Je soumets ici quelques considérations d’un point de vue littéraire, notamment à partir de recherches sur la formation des lecteurs.

  1. Formes littéraires et habiletés de lecture

Même s’ils admettent la valeur du 9e art, il y a un malaise, sinon un malentendu, chez des lettrés et des enseignants —peut-être aussi chez des parents d’élèves— quant à la place de la bande dessinée à l’école. Ce médium, dans lequel l’image occupe une place centrale, n’est-il pas destiné surtout au divertissement? Quelle est sa pertinence didactique? Est-ce un objet d’enseignement en soi? Est-ce un moyen de faire apprendre autre chose, la langue, les arts et la littérature, évidemment?

Pour les littéraires, pour les spécialistes de la littérature, ce qui est premier dans l’œuvre à lire, c’est le TEXTE (cela vaut autant pour sa forme dialoguée au théâtre). Pour les élèves, ce qui est perçu en premier dans l’œuvre, ce sont les LETTRES (le code de la langue écrite). Le décodage des lettres est aussi un premier obstacle évidemment, et qui est insurmontable pour certains. Pour les lecteurs, celles et ceux qui ont acquis la maîtrise du code, ce qui compte, ce qui les motive, c’est le PLAISIR (lié à l’émotion, la surprise, l’anticipation, etc.). C’est bien aussi la recherche du plaisir qui fait agir tout être humain, dès sa naissance. C’est ce qu’il éprouve, enfant, à l’heure du conte.

La question est de savoir comment aider des élèves à devenir, non pas des littéraires, mais des lecteurs. Le texte illustré, entre autres la bande dessinée, peut certainement susciter un intérêt pour la lecture, comme il est vrai que l’enseignant y contribue par son attitude et son enthousiasme. Mais la motivation des élèves tient également à leur satisfaction de lecture et à leur succès en classe. Reste que nombre d’élèves ne possèdent pas les habiletés pour les atteindre.

Les difficultés de lecture chez les jeunes élèves, mais aussi chez des adolescents et même chez des étudiants de cégep, reposent pour beaucoup sur une méconnaissance des références historiques et socioculturelles présentes dans les œuvres littéraires. Cette inadéquation culturelle est un phénomène connu, qui a autant de conséquences que l’illettrisme. Elle nuit considérablement à l’intelligibilité des textes. Ce fait avéré justifie, si besoin était, que la classe de français diffère d’une classe de grammaire. Les enseignants des niveaux secondaire et collégial peuvent témoigner de la nécessité d’accompagner leurs exposés littéraires de toutes sortes de commentaires: éthiques, sociologiques, culturels, etc.

D’autres difficultés reposent, surtout chez les plus jeunes, sur l’ignorance de règles logiques dans un texte (par exemple, les procédés anaphoriques et narratifs). On pourrait penser que des aptitudes éprouvées ailleurs, des réflexes de joueurs, par exemple, y suppléeraient. D’après nos observations, toutefois, les compétences narratives d’élèves qui s’adonnent à des jeux vidéos ne sont pas garantes de leurs capacités de lecture de romans. Cela contredit l’hypothèse du transfert de certaines habiletés d’un mode cognitif à un autre.

Nous avons voulu (Roy, 1999), avec des enseignants du secondaire, mettre à l’épreuve autrement une telle hypothèse, en faisant créer des illustrations par les élèves de 3e année pour résumer un roman du terroir: Un homme et son péché, de Claude-Henri Grignon (1933). Le but était de dégager, au terme d’un travail collaboratif, le plan du récit et de faire voir sa logique. Ce type de mandat confié à des élèves tient lieu d’analyse de récit rudimentaire. À défaut de connaître le contexte historique, les élèves s’approprient l’histoire racontée dans le roman. Cette saisie diégétique ne suffit pas évidemment à la compréhension d’une œuvre. L’intervention de l’enseignant devra faire apparaître sa complexité et sa résonance. Il faut savoir que la tradition religieuse et familiale a valeur de déterminisme dans le célèbre roman de Grignon. En l’occurrence, celui-ci a connu plusieurs adaptations à la radio, à la télévision, au cinéma et même dans une bande dessinée d’Albert Chartier parue en feuilleton entre 1951 et 1970. À cet égard, l’exercice des élèves pourrait même permettre une introduction à l’histoire institutionnelle et culturelle, ce qui n’est pas étranger au propos littéraire, évidemment.

Une autre considération importante pour les littéraires est certainement la dimension esthétique. Il importe alors de développer chez les apprentis-lecteurs une sensibilité au matériau textuel. Cela exige une attention soutenue aux mots, qui doit être encouragée par les enseignants. Dans les albums destinés aux enfants et plus spécifiquement dans les bandes dessinées, sauf erreur, le texte n’est pas accessoire ni négligeable, au contraire. S’il y a une économie, ce n’est pas au détriment de la valeur des mots, qui se trouvent fixés dans les bulles et ailleurs pour reproduire des pensées, des dialogues et des indications de tous ordres. Cette sorte de «photographie des mots», diversement codée selon le genre et la provenance des albums, induit un travail de lecture tout aussi exigeant que pour n’importe quel texte. C’est peut-être même, parfois, plus exigeant parce que laconique. On peut avancer que l’image supplée ce que ne dit pas le texte et inversement, ce qui enjoint l’attention du lecteur et le confirme dans sa compréhension.

  1. Une traduction par l’image

Toute lecture opère, dans la pensée, des transitions entre des objets abstraits et concrets. Le virtuel prend une forme reconnaissable, assimilable au produit de l’expérience et de l’apprentissage. Il importe peu que les référents soient bel et bien le reflet du monde réel. Ce qui

compte, c’est plutôt l’image mentale qui se construit à partir d’un signe, d’un mot d’une icône. Pour ce faire, les clichés et les références communes ont une fonction importante. On connaît les propositions de Dufays (2011) sur le rôle des stéréotypes dans la lecture. C’est certainement le cas aussi dans la lecture d’œuvres illustrées, comme les bandes dessinées. La prise de conscience de ce phénomène pourrait être très instructive pour des lecteurs en formation. Cependant, il s’agit là d’une faculté métacognitive, difficilement acquise.

Comme le cinéma, la photographie, l’opéra, la peinture et les autres arts, la bande dessinée a elle- même inspiré d’autres genres d’œuvres: au cinéma, par exemple, Sin City et les superhéros des comics books. Elle a aussi créé de nouvelles références, sinon des stéréotypes qui s’intègrent à une culture commune (la Castafiore, les Dalton, etc.). Au-delà de la personnification, elle propose un mode narratif reconnaissable pour qui le veut bien. J’en donnerai pour exemple un épisode d’un roman de Jacques Poulin, les Grandes marées. On me permettra de reprendre ici, pour l’essentiel, un passage d’une étude que j’ai consacrée à la référence littéraire (Roy, 2007). Rappelons d’abord que le roman renferme de «multiples interrogations sur le langage et la représentation ». En effet, la précision linguistique constitue une véritable obsession pour le personnage central qui est un traducteur de bandes dessinées. Je retiens un épisode, en particulier, mettant en scène un professeur de la Sorbonne, nommé Mocassin, spécialiste de l’image et de la bande dessinée, qui parle abondamment et savamment.

Il ressemble à Tournesol, dans Tintin, et il est pareillement dur d’oreille. Pour corriger [ce handicap], on lui offre un appareil d’un nouveau genre qui consiste en une petite bille auditive. Une fois l’appareil introduit dans l’oreille du professeur, il se produit «un son étrange qui ressembl[e] à un roulement mécanique. (Poulin, 1978, p. 133)

La suite n’est pas moins étonnante:

Mocassin, les yeux clos, dodelinait de la tête.
Un instant plus tard, le bruit de roulement fut interrompu par un timbre clair, puis il reprit et fut ensuite coupé par un cliquetis, et, pendant une minute, tous ceux qui étaient là entendirent distinctement cette série de sons: roulement… timbre… roulement… cliquetis… roulement…

—C’est comme une machine à boules, murmura l’Homme Ordinaire qui exprimait ainsi l’avis unanime des spectateurs.
Le roulement mécanique s’éteignit sur un dernier cliquetis.
Dans le silence qui suivit, le professeur Mocassin se mit à vaciller sur sa chaise et il tomba de tout son long sur le sol.
Il était sans connaissance. (Poulin, 1978, p. 133-134)

À la suite d’un dérèglement dans la mécanique du cerveau, le savant professeur est, au sens propre, «sans connaissance»: il devient «maboul», selon une expression familière. L’aspect burlesque et caricatural de la scène ne manque pas de rappeler certaines bandes dessinées. Le lecteur ne peut pas l’ignorer et sa compréhension en dépend. Le récit s’affiche clairement comme une fiction et il exige un mode de lecture approprié. Cela se confirme, d’ailleurs, dans la suite du roman. Transformé, le professeur «s’intéresse désormais aux profondeurs de l’inconscient et, lorsqu’il est lui-même inconscient, il adopte un pseudo-langage de primates, qui n’est autre que la langue singe imaginée par l’auteur de Tarzan». Dans ce roman de Poulin, l’univers de la bande dessinée s’impose explicitement. D’une part, les références à cet univers abondent. D’autre part, l’épisode illustre le résultat du travail du personnage principal qui est traducteur de bandes dessinées.

Un tel récit commande une lecture à plusieurs niveaux, sinon à plusieurs modes où se conjoignent des connaissances et des expériences diverses. Cette opération est complexe, mais elle devient vite, à l’usage, un réflexe naturel de lecture. En découvrant un texte, tout lecteur habile puise dans ses expériences de la vie courante, incluant ses souvenirs de lecture et de visionnement de films, pour lui donner du sens. À une autre occasion (Roy, 2008), j’ai appelé ce réservoir de connaissances le fictionnaire du lecteur. Ce sont autant d’images mentales préconstituées qui sont activées au moment de la lecture et qui permettent au sujet de progresser dans le texte. Mais, pour être satisfait, son travail ne s’arrête pas là. Quelles que soient les résistances qu’il offre, un texte est toujours l’occasion de découvertes. C’est un territoire à connaître, à investir et, éventuellement, à partager avec d’autres lecteurs: des camarades de classe, des parents, un réseau social…

  1. Pour conclure: suivre le guide

Puisque «le texte est une machine paresseuse», selon la formule connue de Umberto Eco, il appelle la coopération, le travail conscient ou non, du sujet lecteur. À moins d’inaptitudes ou de consignes particulières, le lecteur n’exclut rien à priori. Cette disposition ne plaide pas en faveur d’une errance, encore moins d’un égarement dont le résultat serait peu apprécié, c’est le cas de le dire, en classe. Elle invite plutôt à chercher des guidages dans la découverte du texte. Dans le passage des Grandes marées, les emprunts à un univers «imagé» signalent une voie à suivre, une façon de lire le récit et de goûter la caricature du savant professeur… Encore faut-il y avoir été initié. À cet égard, l’enseignant a justement un rôle de guide. Les sentiers qu’il emprunte balisent le travail de découverte. Il lui revient de trouver les voies et les moyens pour faciliter à ses élèves l’accès à un nouveau territoire: le monde possible du texte… avec ou sans images. Puisque ce monde est en expansion, qui sait ce qu’il exigera demain?

Références

Dufays, J.-L. (2011). Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire (2e éd. actualisée, préface de V. Jouve). Bruxelles, Belgique : Peter Lang.

Grignon, C.-H. (1933). Un homme et son péché. Montréal, Canada : Totem. Poulin, J. (1978). Les grandes marées. Montréal, Canada : Leméac.
Roy, M. (dir). (1999). Lecture active du récit littéraire. Activités d’animation de la lecture d’œuvres narratives (romans et autres récits) pour la troisième année du secondaire. Saint- Laurent, Canada : Renouveau Pédagogique.

Roy, M. (2007). La référence comme effet de lecture. Dans B. Gervais et R. Bouvet (dir.), Lecture active du récit littéraire. Théories et pratiques de la lecture littéraire (p.133-147). Montréal, Canada : Presses de l’Université du Québec.

Roy, M. (2008). Culture littéraire et fictionnaire des lecteurs. Dans M. Roy, M. Brault et S. Brehm (dir.), Formation des lecteurs. Formation de l’imaginaire (p.17-30). Montréal, Canada : Université du Québec à Montréal, Collection Figura (Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire), no 20.

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