Rencontres avec des oeuvres patrimoniales sur des forums et des blogues scolaires


Pierre Moinard Université de Cergy-Pontoise

VISIBILITE DES LECTURES ET INTERPRETATIONS COLLABORATIVES1

Résumé

Les forums et les blogues possèdent des spécificités contribuant à la production collaborative d’un discours (éventuellement multimodal) sur des lectures tout en offrant l’occasion d’un examen précis des processus à l’œuvre. En contexte scolaire, des échanges asynchrones en ligne ne pourraient-ils pas favoriser le partage des interprétations? Comment entrent-ils en synergie avec des pratiques d’enseignement fondées sur l’objectivation progressive des lectures premières d’œuvres littéraires?

Notre proposition apportera quelques réponses à ces questions en analysant des données collectées sur des forums et des blogues scolaires ouverts pour des lycéens en 2011 et 2012 et dédiés à la lecture de textes littéraires. Dans ces situations exigeantes, les élèves doivent donner, par écrit, une forme scolairement acceptable à leurs interprétations alors même qu’elles se cherchent. Les enseignants tentent d’orienter cet effort, en intervenant en ligne. Nous examinerons d’abord l’évolution des « posts » en « textes de lecture ». Dans « Le roman de la lecture », Alain Trouvé (2004) désigne ainsi les « textes d’élucidation » d’une lecture littéraire, dans lesquels « émotions et affects interfèrent avec les jeux de l’esprit » (p.13). Nous analyserons ensuite les gestes professionnels des enseignants. Nous repèreronsenfin la manière dont élèves et professeurs envisagent la visibilité que ces situations de communication confèrent aux lectures subjectives.

Mots-clés

Forums, blogues, lecture littéraire.

1 Une version plus brève de cet article a été publiée dans le n°53 de La Lettre de l’AIRDF.

Les forums et les blogues possèdent des spécificités pouvant contribuer à la production collaborative, par des lecteurs en communauté, d’un discours (parfois multimodal) sur leurs lectures. Nous questionnons les relations entre les mouvements propres aux échanges asynchrones en ligne et l’activité de lecture partagée par des lycéens. Des conversations à distance ne pourraient-elles pas favoriser le partage des interprétations ? Comment entrent-elles en synergie avec des pratiques d’enseignement fondées sur l’objectivation progressive des lectures premières d’œuvres littéraires ?

Nos données sont tirées de forums et de blogues dédiés au lycée à la lecture de textes littéraires. La nécessité poséepar les programmes de lycée français (2010) de construire des interprétations

« à partir des propositions » des élèves sur des textes dont la valeur littéraire est postulée a conduit deux professeurs delettres à employer les échanges asynchrones en ligne, désinhibants et aptes à favoriser la collaboration. Leurs travauxhybrides2 impliquent des élèves de seconde et de première du cursus général de deux lycées de la région parisienne recrutant des élèves issus de catégories socioculturelles plutôt favorisées dans un des cas, hétérogènes dans l’autre.

Le corpus analysé ici est constitué de :

  • la discussion en ligne consacrée à un dialogue de Diderot, « Entretien d’un père avec ses enfants », sur un forum3 ouvert par Mme T. pour une classe de première. Ce fil compte 75 messages, du 30/09/2012 au 18/10/2012. Le professeur suscite des échanges en amont du cours ; en classe, elle projette des extraits choisis du forum ; enfin, après le cours, elle ménage un retour au forum pour approfondir des interprétations.
  • deux blogues de lecture orchestrés par Mme F. en 2011. Le premier rassemble diverses publications des élèvessur le roman de Mathias Enard, « Parle-leur de batailles, de rois

2 Pour une part en ligne, pour une autre en classe, en synergie.

3 Dans cette communication, « forum » est utilisé pour décrire un espace numérique dans lequel les messages se suivent en fil sans filtrage a priori; « blogue » est réservé aux outils de gestion des contenus permettant une activité éditoriale de publication du « blogueur » qui autorise et organise les textes.

et d’éléphants », qui évoque, dans un récit émaillé d’envolées poétiques, quelques mois de la vie de Michel Ange, parti à Constantinople édifier un pont sur le Bosphore pour le sultan Bajazet. Le second est consacré au roman de Maryline Desbiolles, « Aizan , qui campe une jeune fille tchétchène émigrée à Nice, dont les souffrances et les espoirs sont suggérés avec délicatesse.

Ce corpus principal est complété par quelques données sur les représentations des enseignants et des élèves à partir d’un fil de discussion sur la pratique scolaire du forum, proposé à ses propres élèves par Mme T., et des réponses des deux professeures à de brèves enquêtes par courriel en avril 2012 et 2013.

Nous suivrons d’abord comment les « posts » et des articles constituent une conversation écrite qui peut se cristalliser en « textes de lecture ». Nous rapporterons ensuite cet effort collaboratif des élèves-lecteurs à des gestes professionnels trouvés par les enseignants pour canaliser les échanges en ligne. Nous examinerons enfin comment émerge une visibilité particulière des lectures dans les échanges en ligne pour en interroger l’influence sur l’activité interprétative des élèves.

L’évolution en ligne des « posts » et des articles en « textes de lecture »

Dans « Le roman de la lecture », Alain Trouvé (2004) nomme « textes de lecture » les « textes d’élucidation » où «émotions et affects interfèrent avec les jeux de l’esprit » (p.13). Il isole ainsi une forme particulière de « textes de lecteurs » (Mazauric, Fourtanier, Langlade, 2011 ; Trouvé, 2011) comme moyen de donner forme à des synthèses issues de la dialectique de la participation et de la distanciation, processus qui, selon Jean-Louis Dufays et ses collaborateurs, définit la lecture littéraire (2005). En quoi la dynamique conversationnelle des échanges asynchrones en ligne favorise-t-elle des productions textuelles qui tendent vers ces « textes de lecture » ?

Des conversations écrites

Les échanges asynchrones à distance, en contexte scolaire ou non, sont caractérisés comme des

« conversations écrites » par de nombreux chercheurs (Mangenot et Celik 2004 ; Delaunay-

Téterel et Metton-Gayon, 2009 ; Marcoccia, 2004). Notre corpus s’envisage également comme un flux d’échanges textualisés présentant une dimension conversationnelle. Chaque intervention d’élève visant à rendre compte efficacement d’une lecture interprétative se donne à la fois comme une proposition et une réponse. Ainsi, même en l’absence de marques explicites d’interlocution, les messages s’affinent en entretenant un jeu de reprises etajouts. La

« conversation » s’exprime dans la succession des articles ou dans le dialogue articles- commentaires.

Ces situations demeurent exigeantes pour les élèves, puisqu’il s’agit, par écrit, de construire une expression publique de lectures subjectives recevables à la fois par leurs pairs, leur professeur et potentiellement par tout internaute. Il leur faut donc donner une forme scolairement et socialement acceptable à leurs interprétations émergentes, alors même qu’elles se cherchent.

La fixation d’un matériel signifiant

Sur le forum, la conversation en ligne présente une phase de négociation du matériel langagier et sémiotique pour objectiver les participations et avancer des significations.

Si cette œuvre était une couleur, un animal et un plat… A vous! Les messages se succèdent comme autant de réponses à cette demande professorale de « portrait chinois ». Les extraits choisis ci-dessous reconstituent comment les dix premiers « posts » coordonnent les moyens de dire une lecture interprétative et les affects des lecteurs.

Message 1, par Valentine4 : Si cette œuvre était un plat se serait un plat sucré salé. Si cette œuvre était un animal se serait un zèbre, car il a deux couleurs. Le blanc pour la conscience et le noir pour la loi…

Message 5, par Flora : Tout d’abord, si cette œuvre était une couleur, se serait le gris. C’est le juste milieu entre « bien» et « mal » et c’est cette idée que l’on retrouve chez tous les personnages, ainsi que dans leurs opinions…

Message 7, par Vincent : Si cette œuvre était une couleur, ce serait le blanc qui représente la loi juste ou injuste. Le blanc représente aussi la morale et l’éthique. Si c’était un animal, ce serait unpanda. Ses taches noires représenteraient l’execution de la loi

4 La graphie des posts est conservée dans les citations.

sans penser à son opinion alors que son pelage blan représenterait la justice et la bienfaisance sans penser aux lois injustes.

Message 8, par Marie-Elise : Si ce livre était une couleur il serait gris comme le ciel gris d’un orage d’automne car cela représente cette cruauté permanente envers les pauvres […]

Message 9, par Alan : Si cette œuvre était une couleur ce serait le gris car c’est pour moi le meilleur représentation en couleur de deux idées qui s’opposent […] Si cette œuvre était un plat ce serait un plat chaud-froid: le chaud serait pour les lois et le froid la liberté

Message 10, par Charline : Premièrement, si cette œuvre était une couleur ce serait le gris parce que dans le livre on retrouve toujours deux théories qui s’opposent, soit il faut respecter la loi mais cela nous semble injuste; soit c’est notre conscience qui nous pousse à enfreindre la loi : c’est notre éminence grise ! La vie est donc ni toute blanche ni toute noire c’est un mélange de contradictions.

Les associations analogiques, d’abord flottantes, se fixent progressivement. L’adjectif « gris » fait l’objet d’associations diverses. D’abord avec l’idée de « juste milieu » (message 5) puis avec celle d’une « cruauté » (message 8), avant de renvoyer à une fusion des contraires. Le message 9 insiste sur le caractère convaincant de ce rapprochement sans susciter aucun démenti C’est pour moi le meilleur représentation en couleur de deux idées qui s’opposent » (message 9). Ce commentaire du « mélange », en effet, va au-delà de la perception de contraires pour poser la lecture du dialogue comme un dépassement des positions antagonistes. Le message 10 reprend et confirme l’association. Parallèlement, d’autres manières de figurer les tensions perçues par les lecteurs se diffusent : des expressions oxymoriques, comme « sucré/salé » ou « chaud/froid » ; des allusions à des structures visuelles contrastées(zébrures ou taches). En élargissant le regard à l’ensemble du fil, on note que le tournoiement des associations ne se résout pas toujours de cette manière, mais laisse parfois ouvertes deux ou trois « représentations » concurrentes.

En donnant forme au trouble de lecteurs confrontés pour la première fois aux dialogues de Diderot, les échanges circonscrivent un terrain commun qui détermine une participation partagée et oriente l’effort interprétatif. La conversation se structure ainsi autour de trois isotopies principales qui constitueront un cadre signifiant de l’ensembledu fil.

  • L’association d’idées ou de jugements contraires (qui étonne mais mobilise la réflexion des élèves).
  • La variété des formes et des idées (qui déconcerte ou irrite certains lecteurs).
  • La violence de certains propos ou de certaines attitudes morales (en rupture, aux yeux des participants, avec l’aménité générale des personnages).

C’est donc en situant des zones d’incertitudes et de signifiances partagées par le groupe des lecteurs que les échanges se maintiennent. En déterminant ce qui est dicible de la subjectivité du lecteur, la négociation initiale oriente aussi bien la lecture que l’écriture. Une telle étape est systématiquement repérable dans les autres fils de Mme T., tout comme dans des échanges en forum dédiés à la lecture hors de l’école. Sur le blogue de Mme F., une telle négociation préalable aux échanges ne peut être aperçue – sans doute a-t-elle été effectuée ailleurs, lors d’ateliers d’écriture. Cependant, les articles critiques qui y sont publiés s’enrichissent bien dans la circulation des termes et des sèmes.

La recherche de « textes de lecture » convaincants

Tenir une place dans ces échanges asynchrones revient en quelque sorte à répondre à la demande lancée par le professeur tout en se situant par rapport aux « coups » avancés par les premiers lecteurs. Ce mouvement aboutit, selon des modalités récurrentes dans les différents espaces observés, à une recherche collaborative de « textes de lecture ».

Lors du retour au forum, après le cours en classe, les élèves de Mme T. prolongent le jeu analogique qui avait animé la phase de négociation pour proposer des images beaucoup plus synthétiques. Des « articles critiques » les composent pour reconstituer un arc interprétatif qui joint la concrétisation analogique à l’interprétation.

Message 48, article critique de Dana : Si ce livre était un animal, je pense que ce serait un papillon malin car chaque homme sur terre possède un avis propre à lui-même […] lorsqu’il est partagé avec d’autres personnes (lors d’undébat par exemple), la nymphose vient et on

« s’épanouit » […].

Le filage métaphorique rend désormais intelligible le choc des opinions et des valeurs qui avait troublé les élèves. Le motif surprenant du « papillon malin » surgit comme une trouvaille interprétative qui donne une signification au débat mis en scène par Diderot.

Les blogues de Mme F. présentent aussi de véritables conversations par reprises et variations de trouvailles imagées.

Dans le roman de Mathias Enard, le pont sur le Bosphore est en général repéré comme représentatif du lien entre deux mondes et la ville cosmopolite de Constantinople, comme symbolique du mélange des cultures. Des rédacteurs inspirés choisissent de filer ces motifs narratifs pour représenter leur jugement esthétique sur le roman.

Lorsque Michel-Ange aperçoit pour la première fois une danseuse […] et dont il tombe sous le charme. Sous le charme de ce corps parfait et c’est ce qui constitue avec la construction du pont, le deuxième pilier du livre. 26 mars 2011.Article de Laurent, Claire, Lucas et Lucie.

Ce texte initie un transfert des images : les motifs du texte sont réinvestis pour tisser un commentaire imagé. Il suscite un certain nombre de prolongements :

Cet univers lyrique et touchant que Mathias Enard décrit avec volupté grâce au ciment de sa poésie. 27 mars 2011. Article de Grégory, Clara et Pauline.

Parle-leur de batailles de rois et d’éléphants, la vinaigrette de la littérature par excellence ? Quoi de meilleur qu’une bonne vinaigrette où la moutarde lie parfaitement deux éléments opposés, tels que l’huile et le vinaigre ?[…] Michel-Ange découvre […] une ville ouverte sur deux cultures, deux religions, deux civilisations, deux modes de vie, et prend conscience de l’importance du pont, dont le rôle, comme celui de la moutarde, serait de lier tous ces aspects de la ville différents voire opposés. […] 28 mars 2011. Article d’Adrien, Thibault, Aurélie et Manon.

Les participants cherchent des images de plus en plus savoureuses dans un dialogue des articles entre eux et avec letexte de Mathias Enard. Ainsi, en associant des innovations sur le plan de

l’inventio comme sur celui de la dispositio, certains articles deviennent des matrices déclenchant ou modelant les propositions qui suivent.

Des gestes professionnels au service d’une présence pédagogique en ligne

Dans le modèle théorique de la « communauté de recherche » (Garrison, 2003, p.1), la projection d’une « présence » à distance est posée comme essentielle à la collaboration. Un sentiment de présence en fait mais agissant réellement sur la qualité des interactions à distance. L’articulation de ses trois dimensions : « psychoaffective », « cognitive » et «pédagogique » soutient les apprentissages en contexte de cyberapprentissage. Annie Jézegou définit précisément laprésence pédagogique comme le « rôle joué par les formateurs dans la conception, la facilitation et la direction des processus cognitifs et sociaux pour atteindre des résultats d’apprentissage » (2010, p. 12). Elle la juge déterminante en ce qu’elle agit sur les autres dimensions.

Comment la présence pédagogique entretenue par les professeurs soutient-elle à distance l’objectivation des lectures et l’effort interprétatif ?

Par la création des environnements numériques.

Mme T. a retenu un habillage sobre et lisible, sans illustration : les contributions des élèves se succèdent en un « fil ».Mme T. n’a activé que la fonctionnalité « commenter » si bien qu’elle

s’interdit de filtrer a priori les « posts » ou de les affecter à des rubriquesmais elle régule en ligne les productions.

Sur les blogues de lecture de Mme F., l’apparence est soignée et la navigation facilitée par le menu des rubriques. Pour le blogue dédié au roman de Mathias Enard, une bande déroulante est bordée par des photographies en gros plan de reliures anciennes. Le déroulement informatique auquel le visiteur est invité est encadré par une image fixe qui suggère le feuilletage d’un livre

Mme F. affecte les publications à des rubriques dont les dénominations indiquent les consignes qui ont déclenchéantérieurement le travail d’écriture. Ainsi la troisième s’intitule-t-elle

« Question 2 : Quelles sont vos impressions de lecture ? Si cet ouvrage était un tableau…, une couleur…, une mélodie…, un objet…, un paysage…, un goût ou un plat…, un poème…, ce serait…? » L’espace numérique renvoie explicitement aux ateliers dont il est la vitrine en spatialisant les étapes du travail ; on affiche ainsi la progression de la distanciationdes lectures et de l’épaississement des textes, des « impressions de lecture » aux « articles critiques ».

Par des instructions en ligne

Sur le forum, Mme T. lance le fil de discussion par une instruction initiale : Si cette œuvre était une couleur, un animal et un plat… A vous!(Message 1)

Par la suite, elle oriente les échanges par une demande explicite de textualisation : Pour vous relancer dans la réflexion et l’écriture, je vous indique deux sites utiles pour la rédaction d’un article critique. (Message 28)

De telles interventions en ligne proposent des formats de représentations des lectures (les analogies, les articles critiques) et encouragent explicitement à la collaboration. Les points de suspension dans ces consignes remplissent une fonction analogue à celle des rubriques dans les blogues en situant la place dévolue à la présence des élèves-lecteurs.

Par des régulations au cours des échanges

Des interventions ajustées actualisent la présence pédagogique pendant les semaines que durent les échanges. Régulièrement, Mme F. rend publics ses encouragements et ses relances en utilisant la fonction « commentaire » : C’est TB Vinoth ! Bravo !!! Dites-moi: pourquoi le bleu symbolise l’Occident? Cependant quand elle veut souligner unconseil plus général, elle insère un article entre les textes des élèves : Toutes vos remarques sont intéressantes, mais ilfaudrait vous appuyer sur des passages précis ! Mme F.

En comparant les interventions au cours des échanges des deux professeurs, on note des styles différents de la présence pédagogique. Mme T. projette en ligne une présence professorale qui prolonge directement celle qu’elle a en classe, endélivrant des consignes et en étayant fortement. Mme F. manifeste d’abord une présence éditoriale : elle autorise et classe en rubriques les publications qui lui sont soumises ailleurs (lors des ateliers ou sur des espaces de travail).

Quoi qu’il en soit, les deux professeures actualisent une présence pédagogique tendant à enrichir le rapport lecture-écriture. Elles « tutorent »5 en favorisant la visibilité des lectures, condition nécessaire à la collaboration des lecteurs.

La visibilité en ligne des lectures

Deux niveaux de visibilité

La présence pédagogique favorise donc le filage d’images particulières que Rouxel (2011) désigne comme « images de représentations », prenant une « fonction sémantique » (p. 120). Ce mouvement, rendu public par l’archivage des échanges écrits, soutient à son tour la conversation asynchrone.

La visibilité ainsi conférée aux objectivations des lectures s’enrichit des possibilités de textualisations multimodalesoffertes par le blogue. L’article de Mathilde R., tiré de la rubrique

« Aizan en tableaux » du blogue de Mme F., en offre un exemple abouti. L’élève commente la reproduction d’une aquarelle de Marie Laurencin représentant deux sœurs.

Les tracés sont flous et vagues, comme un songe, comme quelque chose qui n’est pas clairement défini, qui reste de l’ordre de l’imaginaire. […] Les deux jeunes filles peintes sur la toile […] dévisagent celui qui les observe comme pour le faire entrer dans le secret de leur intimité, pour partager avec lui un peu de leur rêve. De cette peinture se dégage une atmosphère de secret, de confidence et d’amitié.[…]Une phrase du livre pourrait servir, selon moi, de légende autableau: « Pour l’instant, seule Aïzan sait quand elle est là, quand Ariane lui prend la main, lui raconte à l’oreille despetites histoires, la fait rire, lui caresse les cheveux, entoure ses épaules. » Cet article propose un commentaire comparé des langages plastiques et verbaux dans lequel s’affinent diverses représentations de la subjectivité de la lectrice. La justification de l’œuvre plastique « faisant penser » au personnage d’Ariane, la sœur imaginaire d’Aizan conduit au récit de sa contemplation. La jeune lectrice narre ses participations croisées au texte et à l’aquarelle ; ellecommente ensuite cette « lecture-spectature » (Lacelle, 2009) en nommant les isotopies de sa participation : lacomplicité des sœurs ; le secret d’un dialogue imaginaire compensant une

5 La littérature sur le cyberapprentissage met en relief le rôle du « tuteur » pour compenser la distance et dynamiser les apprentissages collaboratifs.

réalité difficile. Ces mentions déclenchent à leur tour une citation du roman, « qui pourrait servir de légende au tableau», c’est-à-dire un échantillon à apprécier pour ses qualités esthétiques et évocatrices qui constitue en quelque sorteun équivalent verbal de la reproduction d’un détail visuel.

Mais ce texte est aussi un message pris dans la conversation asynchrone. Il réinvestit des stéréotypes d’inventio et de dispositio (Dufays, 2010) présents dans les articles antérieurs. Il suscite à son tour un commentaire d’une autre élève : nous trouvons ce tableau très beau, très censé malgré sa simplicité et ses couleurs fraîches:). L’adhésion au choix deMathilde, soulignée par la ponctuation, est justifiée par l’adjectif « sensé » (une fois l’orthographe rectifiée) directement appliqué à l’aquarelle. Il semble témoigner d’une participation, seconde mais authentique, chez la commentatrice. Les motifs et la force plastique du « tableau » semblent agir sur elle en orientant sa subjectivité d’une manière qu’elle juge convaincante.

Par conséquent, la visibilité des lectures permise par les forums et les blogues s’appréhende à deux niveaux. D’une part, l’affichage des lectures permet aux participants de s’appuyer sur un stock d’interprétations singulières déjà publiées, capital d’autant plus riche que le choix des consignes analogiques associé au caractère multimodal du support démultiplie les possibilités de faire voir les lectures. D’autre part, l’archivage chronologique des productions offre lapossibilité de percevoir dans le fil qu’elles constituent l’empreinte des mouvements d’objectivations et de dépassements ayant animé les lectures. Poster un article, c’est en somme s’approprier et prolonger un va-et-vient dialectique entre participation et distanciation représenté dans la succession des messages.

Visibilité et usages scolaires du blogue de lecture

Dans les espaces numériques observés, le besoin de projeter une présence pour participer à la conversation se traduit par l’effort pour rendre visibles des éléments intimes. Pourtant, la visibilité des lectures n’entraîne pas automatiquement des apprentissages de l’interprétation ; elle peut même freiner la participation aux échanges ou amener au ressassement par tarissement de propositions senties comme dissidentes. Dans quelle mesure lesparticipants déclarent-ils se

servir d’une visibilité spécifique? Quelles relations établissent-ils entre le caractère public et la singularité des lectures ?

Mme T. a ouvert depuis novembre 2012 un « blog du blog » pour recueillir les représentations des élèves à partir de la question : « Que pensez-vous de l’utilisation du blog comme support du cours de Français? Cela vous a-t-il aidé dans l’approche des textes ? » Tous les « posts »6 commentent la visibilité des lectures d’autrui, envisagée, le plus souvent, comme un appui à l’effort pour commenter de manière impliquée un texte patrimonial : Tout le monde peut voir le travail de tout le monde : cela permet […] d’avancer dans notre approche de l’œuvre. Une intervention souligne encore plus fortement cette visibilité, mais pour la critiquer : Les travaux fait sur le blog ne sont pas « intimes » car ils sont publics alors que souvent on parle d’un point de vue personnel…et que l’on a pas forcément envie que les autres le sache 🙂

Chez les enseignantes aussi, la visibilité des lectures est problématisée. Elles relient toutes les deux le potentiel collaboratif des échanges asynchrones à la publication. Mme F. voit dans l’usage du blogue la possibilité pour les élèves de se nourrir les uns et des autres. Mme T. se montre plus réservée : elle compare cet effet aux usages du forumpar les élèves : ils peuvent lire ce que les autres écrivent mais justement c’est aussi là où le bât blesse. Elledéplore le

« consensus mou » qui inhibe parfois selon elle l’effort interprétatif.

Conclusion

La réflexion sur les usages didactiques du blogue ou du forum au service de la lecture littéraire affronte directement une tension entre la situation scolaire et celle d’une sociabilité littéraire choisie, entre privilégiés. Le blogue scolaire modifie les cadres de la participation à l’activité de lecture partagée et les usages du médium. Cette contribution invite donc à situer un enjeu au-delà de la simple visibilité des mouvements de la lecture littéraire,celui de leur

« publicité», au sens de Habermas, qui voit dans ce principe l’entrée dans un espace public régi par la raison. Dansquelle mesure, à quelles conditions, selon quels processus de légitimation

6 Consulté le 20/04/2013. Ce fil compte 27 « posts ».

l’espace partagé du blogue ou du forum scolaire peut-il convertir la subjectivité intime des lecteurs en parole publique?

L’analyse que cette contribution amorce doit servir une telle réflexion que nous prolongerons dans une recherche à venir. Elle visera un examen des processus de co-construction en ligne d’un discours de la participation interprétativeet s’efforcera de décrire un tutorat en ligne adapté à l’optimisation de la lecture littéraire.

Références

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Œuvres évoquées

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