Rôles et fonctions (adjuvants ou opposants) de l’illustration dans les manuels d’apprentissage de la lecture au cours préparatoire français


Luc Maisonneuve, ESPE de Bretagne, CREAD3875

Résumé

À partir d’un corpus d’exemples emblématiques, je me propose ici d’analyser quelques-unes des relations entre les textes et les illustrations dans les manuels d’apprentissage de la lecture. En effet, si de nombreuses études sur ces relations sont disponibles pour les albums dits de jeunesse, il n’en est pas de même pour les manuels scolaires. Or, ces derniers offrent depuis longtemps des hybridations de textes et d’illustrations. Dans un premier temps, à partir de la présentation d’une part des travaux de Moles (1978) et Klinkenberg (2008) et d’autre part d’une typologie reposant sur les relations de redondance, de contrepoint et de complémentarité, je montrerai quelles informations textuelles sont prioritairement prises en charge par les textes, d’une part, et par les illustrations, d’autre part. Un partage s’effectue entre narration et description, particularisation et généralisation. Dans un second temps, j’étudierai les systèmes de valeurs prônés ou repoussés par les manuels pris en exemples au travers de la représentation figurative des ensembles textes/images. Enfin, dans un troisième et dernier temps, je présenterai rapidement un « double » modèle de la compréhension/interprétation des textes en cours d’élaboration.

Mots-clés : Texte, image, hybridation, axiologie, compréhension.

Introduction

Cet article se propose d’examiner les rapports texte/image dans les manuels d’apprentissage de la lecture. Cet examen porte principalement sur les deux premières pages du manuel Ratus (Guion et Guion, 1987). Il a pour objectif, au-delà de la description des rapports texte/image, de mettre en relief les systèmes de valeurs explicites ou implicites portés soit par le texte, soit par l’image, soit dans le ou les rapports texte/image.

Dans un premier temps, je vais rappeler le cadre d’analyse qui va permettre l’examen de ces pages. Ce cadre repose sur un ensemble théorique double que je vais rapidement présenter : d’une part, un ensemble théorique de type descriptif à visée d’identification et, d’autre part, une simplification de cet ensemble descriptif à viséeaxiologique et argumentative. Cette présentation est une tentative de synthèse de plusieurs approches : pour le premier ensemble, de l’identification des paramètres en jeu lors de la lecture d’image, pour le second, de l’identification des systèmes axiologiques explicites ou implicites des textes et, dans une moindre mesure, des images. Il faudra donc à la fois reprendre les propositions théoriques et faire en sorte qu’elles puissent s’articuler au rapport texte/image. Un tableau synthétisera cette reprise.

Dans un second temps, il s’agira d’illustrer le fonctionnement de ce tableau à l’aide des deux premières pages du manuel d’apprentissage de la lecture Ratus (1987). Ce travail montrera l’intérêt du tableau, mais aussi seslimites. C’est pourquoi j’ai parlé plus haut de visée

« argumentative ». Il ne s’agit pas, en effet, de proposer ici une grille « objective » d’analyse axiologique des textes et des images, mais plutôt une grille qui essaie de prendre en compte le caractère « situé » de chaque lecture de texte(s) et/ou d’image(s). Il faut par conséquent tenir ensemble l’intercompréhension des textes et des images et leur irréductible singularité interprétative. Chaque expérience de lecture est en effet à la fois collective (compréhension) et individuelle (interprétation). Je reviendrai bien entendu sur ce point lors du développement.

En conclusion, j’exposerai brièvement un modèle provisoire de la compréhension/interprétation des textes et des images. Cet exposé ne présentera que ce qui est en rapport avec le tableau synthétique clôturant la seconde partie de l’article. Compte tenu du format de ce travail, de nombreux paramètres ne seront donc mentionnésque pour mémoire avec renvois à d’autres

recherches pour compléments d’information. Par ailleurs ce modèle ne remplace pas ce qui est présenté dans l’article. Il a plutôt pour vocation d’intégrer selon trois « axes », trois « plans » et cinq « transactions » (les trois termes seront définis) des ensembles de paramètres souvent considérés comme hétérogènes. Enfin, ce modèle, comme le tableau présenté en seconde partie, n’a pas la prétention d’arrêter une démarche de lecture ou une grille d’analyse des textes et des images, mais de proposer quelque chose comme un work in progress. C’est en effet dans et par l’usage (Nicolas-Le Strat, 2009) que ce modèle peut être susceptible d’intérêt. Chaque utilisation de celui-ci, comme chaque utilisation du tableau de la seconde partie, doit donc être considérée comme une enquête au sens que lui donne Dewey (1967/1938), c’est-à-dire comme une reconfiguration permanente et simultanée des objets étudiés et des processus d’étude.

De quelques paramètres théoriques

Dans un article déjà ancien, « L’image et le texte » (1978), Moles propose de définir l’image comme : « un message figuratif, expressif – à un quelconque degré – d’une réalité de base dont elle fournit les « fantômes » plus ou moins concrets » (p. 19). Cette définition extrêmement ouverte et tout à fait discutable, j’y reviendrai, est aussitôt complétée par la restriction suivante :

« nous restreindrons […] l’univers des images – d’une façon logiquement arbitraire mais statistiquement valide – à un sous-ensemble de celui-ci que nous appellerons “univers schématique” en définissant le schéma comme une représentation simplifiée et abstraite d’un être, d’un processus, d’un organisme ou d’un phénomène, et nous adopterons comme ligne directrice la remarque de Goblot : penser c’est schématiser. » (p.19, c’est l’auteur qui souligne).

Par schéma, Moles entend un

« vaste continuum qui s’inscrit entre le message sémiotique construit avec des signes totalement arbitraires, hypostasié par le linguiste, et l’autre pôle extrême de la communication, le message isomorphe par l’intermédiaire d’une représentation (dont le décor théâtral fournirait un bon exemple). » (p.20).

Dans ce second pôle, ce sont, en quelque sorte, les choses elles-mêmes qui deviennent signes… d’elles-mêmes.

Dans ce qui va suivre, je me situerai dans ce second pôle, puisque les images dont il sera question sont des illustrations de manuel, c’est-à-dire des représentations plus ou moins isomorphes à un référent « réel ». J’écris« réel » entre guillemets dans la mesure où, ici, je ne

vais pas essayer de distinguer « réel » et « réalité » (voir, par exemple, sur le sujet : Soler, C., 2009). Ces illustrations, quoique tendanciellement isomorphes au réel, n’en sont pas moins des illustrations et, en tant que telles, des représentations simplifiées et hiérarchisées du réel de référence : simplifiées, puisque toute illustration ne représente qu’une part du réel de référence ; hiérarchisées, puisque cette part représentée est une part choisie. Les univers illustratifs des manuels de lecture sont souvent très proches de ceux des albums pour la jeunesse. Ils en accentuent la simplification et la hiérarchisation dans la mesure où ils ont pour objectifsd’illustrer un fait de langue. Leur rôle est ainsi avant tout ancillaire : mettre en place les correspondances graphophonologiques, aider à la compréhension des textes supports des leçons de lecture. Malgré tout, ces illustrations demeurent des images, des représentations telles que les définit Moles.

Dans la suite de son article il présente une liste de critères permettant à la fois d’identifier des éléments pertinents de l’image et de les évaluer (Moles, 1978, p. 21-24). Cette liste comprend les huit critères suivants : le taux d’iconicité, le taux de complexité, le taux de normalisation, la prégnance, la charge connotative, le taux de polysémie, la valeur esthétique ou fascination, la pertinence au texte. Si l’on considère l’illustration ci-dessous extraite du manuel Ratus (1987, p. 4-5) :

Nous avons un taux d’iconicité fort (peu d’abstraction) ; un taux de complexité faible (faible nombre d’informations à traiter, informations en elles-mêmes ne présentant pas, a priori, de difficultés particulières –je reviendrai sur cela, c’est le sens de la locution adverbiale « a priori ») ; sans vraiment d’objet pour le taux de normalisation (à moins, comme nous le verrons, de considérer la norme axiologique de cette illustration) ; une prégnance forte dans la mesure où cette illustration s’approche d’un dessin d’observation tels qu’ils sont utilisés en sciences ; une charge connotative faible (faible distance entre l’espace représenté et l’espace de référence) ; un taux de polysémie faible (chaque élément réfère à une seule cible) ; une valeur esthétique difficile à évaluer (c’est sur cet aspect que je reviendrai plus particulièrement lors de l’examen des systèmes de valeurs) ; une pertinence au texte tout aussi difficile à évaluer – que Moles lui- même présente comme très empirique – et qui sera traitée plus bas avec la valeur esthétique.

Ce premier examen montre combien les critères retenus, quoique pertinents, restent, quant à leur évaluation, très largement soumis au regard de l’observateur. Cette illustration ne sera pas évaluée de la même manière par un élève de six à sept ans de Cours préparatoire (désormais CP) et par un adulte. Les divers taux et expression de la valeur utilisés par Moles, même s’ils réfèrent à des critères objectifs (il y a de l’iconicité, il y a de la norme, il y a de la valeur esthétique, etc.), sont difficilement transférables hors du système autoréférent de Moles. Les échelles proposées sont idiosyncrasiques et, comme Moles ne donne aucun exemple, il est très difficile d’en estimer la pertinence globale.

– Ceci est d’autant plus embarrassant que Moles (1978) ne propose aucune théorie d’analyse du texte. Pour ce dernier, cela semble aller de soi. C’est ainsi que, sans transition, il décrit cinq rapportstexte/image, rapports qu’il nomme « techniques » (p.26) : « la technique du contrepoint », « la technique du complément », « la technique du supplément », « la technique du texte scripto-visuel proprement dit », « la technique de la profusion ». Là encore, nous sommes bien en peine d’évaluer la pertinence de ces techniques, car, comme lors de la présentation des critères, aucun exemple n’est fourni. Reprenons celui utilisé plus haut :la technique du contrepoint : non employée ici, texte et image sont conjoints ;la technique du complément : employées ici, les informations fournies par letexte et l’image se complètent ;la technique du supplément : non

employée ici. Moles appelle « technique du supplément » une technique qui consiste en une sorte dedigression explicative sur l’une des informations présentées ;la technique du texte scripto-visuel proprement dit : non employée ici. Moles décrit cette technique comme l’usage de légendes sous les images ;la technique de la profusion : le texte étant écrit dans l’image, on peut considérer que cette technique est ici utilisée dans la mesure où elle consiste en un certain « éclatement » des cadres de la page et de la ligne.

L’examen de ces cinq « techniques » et des huit critères précédents fournit une description plus ou moins exhaustive de l’image et du rapport texte/image. J’emploie à dessein l’expression « plus ou moins ». En effet, cette description, même si elle peut se poursuivre plus avant, reste, si je puis dire, très extérieure à son objet, je m’explique. On peut déjà considérer que cela est en grande partie dû à l’absence de toute exemplification, mais pas seulement. Le développement des critères et techniques s’efforce à constituer un ensemble théorique à visée objective globalisante – d’où, sans doute, l’absence d’exemple. Mais, ceci étant, il s’élabore hors de tout contexte énonciatif. Il n’est ainsi dit nulle part quelles pourraient être les conséquences de tel ou tel choix ou de tel ou tel ensemble de choix. C’est ce qui va maintenant me préoccuper.

De quelques rapports texte/image

Je vais tout d’abord reprendre les cinq « techniques » décrites par Moles afin de les adapter à mon objet de recherche. Lors de l’examen de la double-page de Ratus, le lecteur a dû penser que cela était bien court. J’y consens et je ne reviens, pour le moment, que sur la seconde technique, celle de la complémentarité. J’ai écritque les rapports texte/image étaient ici en complémentarité, ce qui n’est que partiellement vrai. Je serai bien en peine, par exemple, de dire qui du texte ou de l’image commente l’autre, complète l’autre : ainsi le texte dit : « Il était une fois un bon grand- père chat qui avait deux petits-enfants » et l’image montre un homme avec un râteau, un homme marchant sur un trottoir, un animal avec une échelle et deux enfants semblant jouer avec un ballon. Si nous mettons en regard le texte et l’image, nous éliminons l’animal avec une échelle que le texte décrit plus bas comme « un affreux rat vert ». C’est d’ailleurs l’ensemble de cette phrase qui permet d’éliminer aussi l’homme sur le trottoir : « Mais ils avaient pour voisin un affreux rat vert. » L’homme avec le râteau est bien le grand-père et les deux enfants ses deux petits-enfants. Il y a donc quelque chose comme uneindexation du rapport texte/image

(Klinkenberg, 2008) : [lL’index – qu’on se gardera de confondre avec l’indice – est un dispositif sémiotique ayant une double fonction : (i) focaliser l’attention sur une portion déterminée d’espace (et spécialement y ségréguer un objet), et (ii) donner un certain statut à cette portion d’espace. » p. 7). A ce procédé d’indexation, Klinkenberg ajoute ce qu’il appelle le rapport entre le général et le particulier. Le texte a plutôt tendance à privilégier le général, alors que l’image particularise. Ici, dans notre exemple, l’accroche « Il était une fois… » inscrit la scène décrite dans un temps long susceptible de multiples narrations, alors que l’image associée nous présente une scène singulière, une description. Si l’on veut bien considérer simultanément l’indexation et le rapport général/particulier, l’image apparaît comme une illustration du texte, une illustration d’un aspect du texte, en l’occurrence, par exemple, l’aspect physique du grand-père et de ses deux petits-enfants. Donc, plutôt que de parler de complémentarité, je préfère utiliser le terme de redondance et, comme toute redondance estpartielle, la double page de Ratus en est l’illustration, je parlerai de relation dominante, ici de relation dominante de type redondant. En voici un autre exemple, pris cette fois dans le manuel Gafi (Bentolila, Descouens, Rémond & Rousseau, 1992, p. 22) :

Relation dominante de type redondant :

La relation se caractérise ici par un commentaire interactif du texte à l’image et de l’image au texte. Il y a bien complémentarité au sens que lui donne Moles, puisque chaque médium nous donne des informations inaccessibles à l’autre: noms des personnages pour le texte, aspect physique de ceux-ci pour l’image, etc., mais il y aussi indexation, puisque seuls certains éléments sont pris en compte. Le présent du texte gomme ce qu’ilpourrait avoir de « général », puisque cet usage du présent le rend quasi adéquat à l’illustration.

Mais ce type de relation n’est pas le seul. Nous trouvons aussi des relations que Moles pourraient qualifier de techniques de contrepoint. Je prends un autre exemple dans le même manuel, Gafi (Bentolila, Descouens, Rémond & Rousseau,1992, p. 52) :

Relation dominante de type contrepoint :

Si l’on ne dispose que du texte, l’histoire racontée peut prendre des allures dramatiques, si l’on ne dispose que de l’image, on peut penser que le personnage assis dans l’eau y est tombé accidentellement et que cela amuse énormément le fantôme qui est derrière lui. Rien de tragique dans l’image. Rien de tragique non plus dans la relation texte/image, sauf que le texte ironise sur le comportement du personnage d’Arthur et informe de la part prise par le personnage Gafi dans le retournement du matelas pneumatique. Nous avons donc une part de redondance/complémentarité et une part de contrepoint. La dominante étant ici du côté du contrepoint.

Mais il y a encore au moins deux types de relation dominante envisageable : la relation dominante de type coconstructive et l’absence de relation. En ce qui concerne la première, voici un troisième exemple toujours extrait du manuel Gafi (p. 56) :

Relation dominante de type coconstructive :

Cette fois, si on ne lit que le texte, il manque une information essentielle : pourquoi un ami fantôme serait-il en l’occurrence bien utile ? C’est l’illustration qui répond à cette question. Bien entendu, nous avons également des relations de redondance, mais pas de relation de contrepoint. Les relations de contrepoint et de coconstruction sont incompatibles même si l’on peut défendre l’idée que toute relation est, par essence, une relation de coconstruction.

Il existe enfin dans les manuels d’apprentissage de la lecture quelque chose comme une absence de relation.L’image n’illustre rien, elle semble là pour combler un vide, un blanc, dans la page ou pour agrémenter celle-ci. En ce qui concerne notre double-page de Ratus, je reprends ce que j’ai écrit plus haut : relation dominante de type complémentaire, secondairement de type redondant.

Décrire/raconter

Les ensembles narratifs texte/image fonctionnent bien entendu selon les mêmes principes que tous les autres textes de type narratif. Ils sont donc des composites de narrations et de descriptions.

Le rapport général/particulier dont parle Klinkenberg (voir plus haut) est ici particulièrement prégnant. L’image fixe a pour caractéristique de particulariser, d’arrêter le temps sur un moment, une scène. Elle a donc plutôt une fonction descriptive. Les images dans les manuels d’apprentissage de la lecture ont cette fonction descriptive. Et si les premiers ensembles texte/image de l’année sont essentiellement redondants, c’est parce que le texte est, comme l’image, de type descriptif. Par exemple, Ratus, p. 7 :

  • Texte : pas de récit ; une seule action :

rire ; deux états : être ; deux noms ; une relation : l’amitié entre les deux personnages.

  • Image : description – arrêt sur image ; descriptiondes lieux et des personnages.

Il reste à « lire » cet ensemble texte/image : le rapport fille/garçon, les couleurs utilisées, les objets, etc. Nousavons là un système de valeurs qui mérite d’être analysé. J’y reviendrai plus bas. Ce rapport général/particulier devient vite le rapport majoritaire, sinon exclusif. L’image n’illustre qu’une scène du texte : le plus souvent l’élément réparateur ou l’état final du récit. Certains manuels tentent de pallier le rapport général/particulier enrecourant à la bande dessinée. Chaque image se présente sous la forme d’une vignette qui, quoiqu’elle-même dans un rapport général/particulier, s’efforce de rendre compte d’une étape du texte narratif. Nous avons alors le plus souvent un rapport à dominante de type redondant. L’image a pour fonction d’aider à la compréhension dutexte. Parfois, d’autres solutions sont envisagées et c’est la même image qui

« porte » la narration, par exemple, Ratus, p. 54 :

-Texte : raconte une histoire, une succession scènes, de moments ; décrit : verbe « être » plusieurs fois, verbe « voir » une fois.

-Image : raconte dans les trois dessins inclus dans

-l’image ; décrit les lieux, les objets.

Cette solution est assez rare. Les éditeurs préfèrent trèslargement utiliser des vignettes si le besoin s’en fait sentir.

Quoi qu’il en soit, dans le rapport général/ Particulier, c’esttoujours le texte qui prend en charge le général, le déroulement du récit, les actions. L’image particularise et par là-même focalise sur ce que les auteurs estiment être difficile à comprendre, que cela relève du

récit raconté ou de la relation graphophonologique étudiée dans la leçon considérée. L’image est, comme le texte, saturée de termes utilisant cette relation graphophonologique.

Axiologie du rapport texte/image dans un manuel d’apprentissage de la lecture

Les analyses de Moles (1978), celles de Klinkenberg (2008) et les variantes que j’ai pu y apporter décrivent, plus ou moins bien, et dans le meilleur des cas, ce qui est. Elles s’apparentent plutôt à des comptes rendus d’observation. De fait, elles ne s’attaquent ni au contenu des textes et des images, ni à ce que l’on pourrait appeler le « contenu » de la relation.

Essayer d’identifier ces contenus afin d’en analyser l’axiologie est l’ambition de ce que je vais très rapidement présenter maintenant. Je ne suis pas certain d’y être parvenu, j’espère seulement ne pas m’être trop fourvoyé. Je suis parti du constat suivant : les divers travaux de recherche portent sur l’axiologie soit des textes soit des images (Courtés & Greimas, 1979, 1986 ; Hamon, 1997/198 ; Fabre, 1995, 1996). J’ai donc effectué un certain nombre de transpositions et d’adaptations aux différents supports. Je vais très rapidement retracer la généalogie de ces transpositions et adaptations. Ceci me permettra de présenter dans un même mouvement les notions et concepts utilisés. La double-page de Ratus déjà utilisée servira d’illustration tout au long de ce travail.

Trois grands domaines vont être successivement abordés : les références, le monde représenté et les systèmes de valeurs.

Les références

Trois types de références me semblent susceptibles d’être examinés : les références à l’environnement familier des élèves, les références au savoir scolaire et les références culturelles. Les références à l’environnement familier sont les références que les élèves partagent au quotidien : se lever, s’habiller, manger, aller à l’école, rencontrer des camarades, regarder la télévision, etc. On objectera avec raison que tous les élèves n’ont pas le même environnement familier. Je le concède aisément. Malgré tout, tous les élèves partagent un certain nombre d’expériences, que celles-ci soient effectivement vécues ou qu’elles soient reconnues. Dans la double-page de Ratus, on peut considérer que les deux maisons, les jardins, les personnages, le village ou la ville à l’horizon avec son clocher et ses immeubles, les animaux dans les prés (un cheval et une vache ou un taureau), lesbarrières, les chemins, etc. appartiennent à un univers

familier des élèves, univers sur lequel je reviendrai lors de l’analyse proprement axiologique de cette double-page.

Les références au savoir scolaire sont les références à ce que les élèves ont appris et apprennent à l’école. Ces références sont les seules à être a priori partagées par l’ensemble des élèves. Pour les retrouver dans tel ou tel ensemble texte/image, il suffit de lire les programmes officiels de l’école primaire et de comparer. Dans le manuel Ratus, il est fort probable que ces références datent un peu. En effet, le guide pédagogique à destination des enseignants dit explicitement que le manuel, qui date de 1987 et qui n’a jamais été revu depuis, est conforme aux programmes officiels de 1985. Tout juste peut-on dire que dans la double-page observée, l’aspect très consensuel de ce qui est présenté reste conforme aux savoirs de l’école primaire d’aujourd’hui : domaine de la découverte du monde, domaine de la littérature avec un début de récit très simple à la manière d’un conte. Tous les élèves, sauf troubles spécifiques, sont capables de décrire l’image et de comprendre le texte si celui-ci est lu à voix haute. Les savoirs véhiculés sont à peine ceux de l’école, seul le vocabulaire, peut-être, peut y faire référence (arbre, rivière, pont, clocher, moulin, râteau, table, chaises, mur, barrières, cheval, grand-père, petits-enfants, etc.) : essentiellement un lexique de la dénomination des objets usuels du monde, rien de plus.

Les références culturelles sont les « autres » références, en quelque sorte celles qui restent après repérage des deux autres ensembles. C’est ici que peut se jouer une différence notable entre les manuels. La double-page de Ratus ne fait appel à aucune référence culturelle. Les références de l’image et du texte sont à forte dominante familières, secondairement scolaires. C’est ce qui me faisait dire ci-dessus que tous les élèves sont en capacité de décrire et de comprendre l’image et le texte si l’on admet, provisoirement, que décrire et comprendre cette image et ce texte relève d’une description et d’une compréhension de surface ne prenant en compte ni l’axiologie ni les motivations des différents personnages.

Ratus peut ainsi être considéré comme un manuel « simple », accessible à tous les élèves de début de CP. Les références du texte et de l’image font appel à des connaissances dont ils disposent tous.

Le monde représenté

Le monde représenté tel qu’il est ici utilisé examine principalement trois paramètres : les lieux, la temporalité et les caractéristiques physiques des personnages.

Le lieu est donné par l’image. Nous sommes dans une sorte de banlieue très rurale. Le dessin aux formes arrondies et aux couleurs franches déréalise ce lieu : tout est trop propre, trop bien rangé, sans nuance aucune. C’est un univers chaud, rassurant malgré l’« affreux rat vert ». Les personnages sourient ou rient. Ils jouent, jardinent, marchent pour quatre d’entre eux. Les animaux sont paisibles, la rivière serpente, le chemin aussi… tout est à sa place.

L’époque est contemporaine (immeubles à l’horizon, les barrières, la voiture rouge), il fait jour, le soleil brille (le ciel est bleu), il peut être aux environs de midi (l’ombre portée des personnages), il fait chaud (toujours les personnages, habillés légèrement – confer le « Marcel » du personnage qui marche sur le trottoir, jardine ou joue à l’extérieur, etc.). L’imparfait du texte renvoie l’histoire dans un passé indéfini, presque intemporel. La scène représentée dans l’image se pare alors d’une sorte de présent non délimité, indéterminé : elle fige sa représentation, et cela d’autant plus que c’est un plan d’ensemble. Nous avons tout un monde qui ne peut que se reproduire.

Les personnages sont anthropomorphes à l’exception du cheval et du taureau. Ce sont des chats, c’est un rat. Qu’ils ne ressemblent que de loin aux animaux de référence est évacué par le texte : grand-père et petits-enfants chats, affreux rat vert. Juste quelques caractéristiques sont conservées : oreilles de chat, museau de rat, moustaches des uns et des autres, queues… Encore faut-il faire remarquer que ces éléments n’ont qu’une lointaine parenté avec les mêmes éléments pris dans la réalité.

Le monde représenté est ici est un monde quiet, un monde proche de l’univers enfantin, un monde où la seule menace semble être un rat vert portant une échelle. Je reprendrai cela lors de l’examen plus précis des valeurs et systèmes de valeurs portés par cette double-page.

Les systèmes de valeurs

Pour aborder cette partie, je vais tout d’abord faire un bref détour par les travaux d’Hamon (1997/1984) et ceux de Courtès et Greimas (1979, 1986). Dans Texte et idéologie, Hamon présente les systèmes de valeurs comme des systèmes relationnels qu’il nomme dans un premier temps des « manipulations » avant de parler de relation aux savoirs :

« Celles [les relations] qui consistent en manipulations d’outils (l’outil est un médiateur entre un sujet individuel et un objet ou matériau utilitaire) [Hamon parle de relations de savoir-faire], en manipulations de signes linguistiques (le langage est médiateur entre un sujet individuel et un autre sujet individuel ou pluriel) [Hamon parle de relations de savoir- dire], en manipulations de lois (la loi est un médiateur entre le sujet individuel et des sujets collectifs) [Hamon parle de relations de savoir-vivre], et en manipulations de canons esthétiques (la grille esthétique est médiatrice entre un sujet individuel sensoriel et des collections de sujets ou d’objets non utilitaires) [Hamon parle de relations de savoir- jouir]. » (p. 24).

La mise en évidence de ces quatre manipulations m’a permis de dégager les quatre relations au savoir suivantes (Germain (dir.), 2011, p. 92) :

« Relation au savoir-faire : le savoir-faire est caractérisé par l’ensemble des savoirs relevant de l’usage des objets, des métiers et des lieux. Il s’agit de l’analyse de(s) rapport(s) des textes et des illustrations aux objets (outils, vêtements, habitations…), aux métiers et/ou aux lieux (régions, villes et villages, pays…) qu’ils évoquent.

Relation au savoir-dire : le savoir-dire est caractérisé par l’ensemble des savoirs relevant de l’usage dela langue. Il s’agit de l’analyse de(s) rapport(s) des textes et des illustrations à la langue (signes, jeux linguistiques, registres, réflexion métalinguistique…) qu’ils utilisent.

Relation au savoir-vivre : le savoir-vivre est caractérisé par l’ensemble des savoirs relevant de l’usage “citoyen” du monde représenté. Il s’agit de l’analyse de(s) rapport(s) des textes et des illustrations aux lois (normes, codes, règlements…) et/ou aux conventions (coutumes, habitudes…) qu’ils mettent en scène.

Relation au savoir-ressentir : le savoir-ressentir est caractérisé par l’ensemble des savoirs relevant de l’usage des sens. Il s’agit de l’analyse de(s) rapport(s) des textes et des illustrations à l’esthétique (clichés, stéréotypes, canons esthétiques…) et/ou à la perception (sensations, médiations, expressions…) qu’ils véhiculent. »

J’emprunte la notion d’usage à Nicolas-Le Strat (2009) qui la définit comme une manière d’être là, présence d’une « trace » (p. 27) et d’un « agencement » (p. 28). Les relations n’ont ainsi de réalité que dans un usage de… Elles laissent des traces plus ou moins organisées. Ce sont ces traces ou agencements de traces que je vais développer plus bas.

Mais avant, et dans la même perspective, je reprends entièrement à mon compte la définition de la valeur proposée par Greimas et Courtés (1986, ). Pour ces derniers, il est impossible de parler d‘une valeur, mais devaleurs. En effet, elles se définissent par, et lors de, la constitution de

« système[s] de frontières (de seuils) » (p. 249), autrement dit, de territoires, entre valeurs ou ensembles de valeurs. On peut donc considérer que « toute valeur, au sens structural, est une valeur positionnelle, c’est-à-direune position dans un“ “espace” abstrait décomposé en domaines par une catégorisation. La difficulté insurmontable qu’il y a à formaliser le concept de valeur dans un cadre logique vient du fait qu’il relève d’une topologie de relations entre places et non pas d’une logique de relations entre terme. » p. 249). Pour rendre compte de ces territoires, j’emploie les termes de « mise en scène », que je définis comme la manière dont les textes et les illustrations présentent les savoirs, un usage des savoirs : ce qu’ils en disent et comment ils le disent. Une mise en scène est ainsi constituée d’un ensemble de thèmes et/ou de valeurs ayant pour point commun une manière similaire de présenter, d’user, des savoirs (monde représenté, personnages, actions et événements…). Chaque texte, et, par conséquent, chaque manuel, peut bien entendu intégrer de très nombreuses mises en scène.

Sans remettre en cause cette diversité, sur laquelle je reviendrai, j’ai essayé de trouver des points communs aux différents paramètres observés. C’est ainsi que, de la même manière que pour les relations texte/image, je ne parle que de dominante. J’ai selon ce principe retenu six mises en scène dominantes de savoirs dans les manuels d’apprentissage de la lecture que j’ai analysés : la quiétude, le jeu, la simplicité, l’enfance, le lieu commun, l’anthropomorphisme (Germain, 2011).

  1. la quiétude : présentation liée aux idées de tolérance, d’entraide, d’empathie et de sympathie (personnages et monde représenté…) ;
  2. le jeu : présentation ludique des savoirs et du monde représenté (résolution magique des problèmes, absence de travail, univers du jeu…) ;
  3. la simplicité : présentation simplifiée des situations de problème rencontrées et de leurs résolutions (conformité à la loi, aux habitudes…) ;
  4. l’enfance : présentation liée à l’enfance (comportement enfantin et caractère immature des différents personnages…) ;
  5. le lieu commun : présentation conventionnelle des savoirs et du monde représenté (stéréotypie, clichés, situations, personnages et intrigues attendus sinon convenus…) ;
  • l’anthropomorphisme : présentation de tous les êtres vivants ou animés comme ayant des traits, des comportements, des opinions ou des sentiments humains (animaux domestiques ou sauvages, personnages animés…).

Il se peut donc que d’autres mises en scène soient nécessaires pour rendre compte des observations à venir ou que ces dernières modifient celles que j’ai retenues pour le moment.

La notion de mise en scène ne sert pas seulement à décrire une situation, mais une modalisation de cette situation, ce que j’ai appelé plus haut un agencement de traces. C’est bien le point de vue modalisant ou la représentation modalisée qui sont ici observés. Chaque mise en scène regroupe par conséquent deux grands ensembles d’observations :

  • un ensemble d’observations factuelles les plus objectives possible, par exemple : le ciel est bleu, immaculé ; les personnages sont toujours souriants ; il n’y a presque pas d’hommes adultes ni dans les illustrations, ni dans les textes ; l’intrigue narrative des récits est très simple ; etc. Ce sont, les traces des usages tels que définis par Nicolas-Le Strat.
  • un ensemble de modalisations liées à ces observations factuelles, les agencements de traces cette fois d’après la définition de Nicolas-Le Strat.
  • Aucun de ces deux ensembles n’épuise l’observation des objets observés et des diverses modalisations liées d’une part à ces objets et d’autre part à l’observation elle-même. Je tiens à souligner que, même si je propose un cadre d’analyse, chaque observateur s’approprie, c’est-à-dire modifie, les observationspar l’usage qu’il en fait. Je pense, mais je n’ai pu le vérifier que sur un petit nombre d’analyses, que ces modifications n’interviennent qu’à la marge. Elles infléchissent l’analyse bien entendu, mais, pour le moment, sans en changer la dominance.

Analyse axiologique

L’analyse axiologique proposée croise les deux indicateurs que sont les relations au savoir et les mises en scène. Ce croisement les identifie et les institue – en tant que traces de… – et, en même temps, en constituel’espace où elles se manifestent – en tant qu’agencement(s) de ces traces dans un territoire. C’est de cettemanière que j’ai construit mon cadre d’analyse : en produisant des

analyses. Chaque cadrage intermédiaire – provisoire – permettait de réaliser l’analyse en cours et, d’un même mouvement, celle-ci élaborait le cadrage suivant. En procédant ainsi, j’ai voulu éviter toute interprétation a priori, me méfiant de mes hypothèses initiales. Le risque, en l’occurrence, était, selon moi, que mes observations ne soient que la confirmation de ces hypothèses, autrement dit, qu’elles “écrasent” l’éventuelle impertinence de mes observations.

De la même manière, j’ai cherché comment présenter ces observations. Il me fallait une forme ouverte, dynamique, qui puisse rendre compte du travail au fur et à mesure. Je n’ai pas vraiment trouvé de forme adéquate. J’ai donc choisi, par défaut, une présentation tabulaire argumentée. Celle-ci m’a finalement sembléoffrir le meilleur compromis entre ouverture et cadrage, postulant que les contraintes inhérentes à tout cadrage seraient précisément ce qui en ferait le dynamisme. Le tableau, tel qu’il se présente, doit par conséquent être lu à la fois comme la somme des résultats auxquels je suis parvenu et cette somme comme autant de résultats et de classements provisoires. Le tableau ci-dessous, comme toute présentation tabulaire, confère en effet aux observations une apparence logique, rationnelle et objective que je suis loin de revendiquer pour le moment. Je me suis donc juste efforcé de trahir ou de forcer le moins possible la réalité de mes observations.

Tableau des systèmes de valeurs véhiculés dans les manuels

Savoirs Savoir-faire Savoir-dire Savoir-vivre Savoir-ressentir
Mises en scène Dominantes
La quiétudepar ex. : lieux immaculés, nets / monde douillet…par ex. : situations ne présentant aucun conflit grave… monde rassurant…par ex. : nature bienveillante, météorologie clémente (ciel bleu, soleil…)…la tolérance…par ex. : apaisement, absence de conflit.. aspect« cosy » des illustrations, couleurschaudes…
Le jeupar ex. : la maladresse / objets détournés de leur fonction…par ex. : jeux de langue, jeux de mots…par ex. : jeu comme principale modalité d’expression /travail absent…par ex. : le rire ou l’expression de la joie essentiellement…
La simplicitépar ex. : voyages instantanés / objets dont le fonctionnement et l’usage sontsimples…par ex. : registre de langue courant…par ex. : situations familières / méchants etgentils archétypaux…par ex. : représentations proches du vécu des élèves (l’école, la maison…)…
L’enfancepar ex. : animisme/ relation souvent« magique » aux objets…par ex. : champ lexical de type enfantin…par ex. : comportement des personnages / fautes et châtimentsenfantins…par ex. : vision et interprétation« enfantines » des choses et des événements…
Le lieu communpar ex. : objets, lieux, métiersconnus des enfants…par ex. : peu d’inventions,vocabulaire attendu…par ex. : les méchants sontpunis / respect des conventions…par ex. : stéréotypes,monde sans nuance…
L’anthropomorp hismepar ex. : lieux, objets, métiers font référence à l’homme…par ex. : présence de l’homme (forêts aménagées, cheminsbalisés…)…par ex. :« l’homme est la mesure de toute chose »…par ex. : ressentis humains, quel que soit le personnage (homme ou animal)…

Le tableau peut être lu par colonne ou par ligne, mais aussi par regroupement axiologique. L’ensemble descases n’a pas pour vocation à être renseigné. Ce qui me paraît important, c’est de pouvoir repérer, avec le plus de rigueur possible, celles qui vont permettre une analyse axiologique justifiée – par exemple mettre en reliefle fait que tel manuel privilégie le « savoir-

vivre », tel autre le « savoir-faire », selon telle ou telle mise en scène… Seules la densité des observations et la qualité des analyses garantissent une certaine fiabilité au travail réalisé.

Reprenons maintenant la double-page de Ratus et faisons fonctionner le tableau. L’analyse ne va pouvoir prendre en compte qu’une partie du tableau dans la mesure où nous n’avons qu’un texte et une image. Voilà, pour mémoire, le très court commentaire que j’ai écrit en 2010 pour l’ensemble du manuel Ratus (Germain (dir.), 2011, p. 100) :

« Le manuel Ratus est caractérisé par une très forte relation aux savoir-faire, notamment à travers les nombreux déboires du personnage éponyme. Le système de valeurs est dans ce manuel très conformiste.Les situations problèmes présentées sont simples et résolues selon un rapport à la loi sans nuance : Ratus fait une bêtise ou commet un larcin, il doit donc être puni. Cette punition, qui est infligée sans verdict, résulte le plus souvent de sa propre maladresse ou incapacité. Le temps est ici totalement arrêté (soleil perpétuel, chaleur, couleurs identiques…). L’anthropomorphisme est général (personnages, situations, décors…). »

Nous avons déjà dans la double-page étudiée (première leçon du manuel) un certain nombre des caractéristiques du manuel :

  1. la quiétude caractérisée, dans l’image, par un monde rangé (parterres, rues et chemins bien tracés…), propre (blancheur de la barrière…), net (pas ou très peu d’ombre, contours clairs…), chaud (ciel bleu, vêtements légers, vie au grand air, couleurs chaudes…) et plutôt rond (formes arrondies des objets et des personnages), le sourire de quatre des cinq personnages… ; dans le texte, par la formule stéréotypée des contes (« Il était une fois »), certains adjectifs (« bon », « heureux », « jolie »),certains verbes (« rire », « jouer », « lire », « dormir », vivre – « vivaient » –, certains noms (« grand- père », « petits-enfants », « maison »)…
  2. le jeu, dans la mesure où personne ne travaille vraiment : le grand-père jardine, deux enfants jouent, un homme marche sur le trottoir, un personnage vert porte une échelle…
  3. la simplicité dans la situation présentée comme je l’ai écrit plus haut (situations familières, références au monde de la bande dessinée, au conte…, registre de langue ne posant aucune difficulté particulière, etc.).
  4. l’enfance est ici plutôt référencée à la présentation générale de cette double-page. Nous ne sommes pas dans la réalité, mais dans un monde inventé, un monde enfantin.
  • les lieux communs sont dans la représentation même de la scène : campagne aménagée, petits maisons bien propres entourées de murs ou de barrières (notion de propriété), beaucoup de lignes droites… dessinées avec des formes rondes (barrières, bordure du trottoir, clocher, immeubles, cheminées, toits, etc.), les choses représentées : un clocher, un moulin, une ferme, un pont, une ruche, une table de jardin avec un service à thé ou café, des pas dans la pelouse du jardin du grand-père, etc.). Tous ces objets sont familiers. Leur présence fait partie du stéréotype de la vie à la campagne (Barthes aurait peut-être pu y voir une mythologie), stéréotype d’une vie facile, sans travail, au soleil, dans un univers de rires et de jeux.
  • l’anthropomorphisme ajoute à ces caractéristiques. Quatre des personnages sont des chats-humains. L’autre est un rat. Ces animaux se tiennent debout et ont des activités humaines. Ces activités sont ainsi en quelque sorte décalées, voire dévaluées. En effet, puisque ce sont des animaux, elles n’ont plus la même valeur. Un animal ne porte pas une échelle, un animal ne jardine pas, surtout quand l’animal en question est qualifié de grand-père et qu’il porte un pantalon jaune avec des bretelles. Il y a quelque chose de risible dans cette présentation qui rend ludique l’ensemble de la situation.

Ratus développe dès cette première double-page un système de valeurs très conformiste. Le

cadre même de l’image rend ce monde accessible. Il n’y a rien au-delà de la bordure de l’image. Ce monde est clos, rassurant. Il est d’autant plus clos que tout est enclos dans ce monde : les jardins, les champs, les prés, les maisons. Chaque chose est à sa place et s’il y a du mouvement, puisque tous les personnages anthropomorphes sont en mouvement, ces mouvements ne peuvent aboutir sans créer le désordre, par exemple : où va le rat vert ? Comment les deux enfants vont- ils pouvoir jouer sur les pas de la pelouse ? Les maisons sont très petites, une pièce, peut-être deux. Ce sont des maisons pour jouer, comme le sont la table et les chaises dans le jardin du grand-père ou le terrain de tennis dans ce même jardin. Ce sont presque des jouets. Tout ici concourt à conférer au monde représenté un aspect ludique, enfantin, quiet. L’ordre et la propriété sont incontestablement prônés. La nature est du côté des « gentils », puisque le jardin du rat vert n’a qu’un pauvre cactus, alors que celui du grand-père regorge de verdure. D’ailleurs c’est toute la campagne qui est luxuriante, mais d’une luxuriance contenue. Les « gentils », le monde hors les murs de la propriété du rat vert s’opposent au « méchant » etdessine déjà ce qui

sera l’un des enjeux axiologiques du manuel : les rapports entre la famille du grand-père et le rat vert. Aux valeurs d’ordre et bonne gestion du monde (une gestion de père de famille – ici un grand-père), le rat vert opposera son inadéquation permanente : maladresse, gaspillage, désorganisation, multiples activités toutes plus ou moins vouées à l’échec.

Conclusion

L’ensemble de ce travail a pour cadre un modèle de la compréhension/interprétation des textes en cours d’élaboration. Pour le moment, seuls les textes narratifs sont envisagés. Un second modèle, complémentaire à celui-ci, prendra en compte les textes explicatifs et argumentatifs. Le premier modèle repose sur trois principaux ensembles de paramètres : des axes, des plans et des transactions.

Les axes sont au nombre de trois : narratif, figuratif et idéologique. Le narratif rend compte de l’intrigue et des personnages, le figuratif du monde représenté, l’idéologique des motivations des personnages et des systèmes de valeurs. Ce premier ensemble a pour fondements principaux les travaux de Greimas, Courtès (1979, 1986) et Fabre (1995, 1996).

Les plans sont également au nombre de trois : explicite textuel, implicite textuel et implicite lecteur. L’explicite textuel prend en compte ce que le texte dit explicitement (informations incontestables), l’implicite textuel, ce qu’il dit implicitement (informations incontestables ou très difficiles à contester – présupposés, par exemple), l’implicite lecteur, ce que le lecteur apporte lors de sa lecture (informations contestables – sous-entendus, par exemple). Ce second ensemble repose essentiellement sur des travaux de Giasson (1990). La compréhension relèverait plutôt des deux plans « textuels », l’interprétation du plan « lecteur ». Le fait que les informations sont contestables – plan implicite lecteur – ne veut nullement dire que celles-ci sont sans rapport au texte : les trois plans sont bien des plans du texte, en rapport direct avec le texte, même si ce rapport est moins « serré » pour l’implicite lecteur que pour l’explicite textuel. Un quatrième plan pourrait être envisagé. Celui-ci ne prendrait en compte que certains aspects ou parties du texte pour les utiliser, par exemple, à des fins d’expression. Je propose d’appeler ce plan : « plan d’utilisation du texte ». Il ne relève pas vraiment de lacompréhension/interprétation du texte dans la mesure où il est tout à fait possible d’utiliser un aspect, un élément ou une partie de texte sans l’avoir compris ou interprété. Plans et axes ont ainsi l’un et l’autre pourfonction de « traiter » le

texte, c’est-à-dire d’en effectuer une ou plusieurs lectures quasiment sans recourir à un lecteur empirique. Le lecteur postulé est ici très proche du « lecteur modèle » décrit par Eco (1985/1979). C’est la relation texte/lecteur avec un point de vue à dominante texte (produit → processus).

Les transactions, dernier ensemble de paramètres, sont quant à elles au nombre de cinq : inférentielles, personnelles, intertextuelles, critiques, expressives. Je m’appuie ici sur les travaux de Terwagne et Vanesse(2008). Pour ces derniers, une transaction est la relation texte/lecteur qui permet de donner du sens à la lecture, cette fois avec un point de vue à dominante lecteur (processus → produit). Ainsi, « l’idée de transaction permet de mettre en évidence l’idée que la signification n’est ni dans le texte, ni dans le lecteur, mais qu’elle est construite par le lecteur à partir du texte. » (Rosenblatt, 1978 In Terwagne et Vanesse, 2008, p. 74 – ce sont lesauteurs qui soulignent). Les transactions inférentielles sont les transactions de prévisions, révisions, clarifications du texte. Les plans et l’axe narratif sont plus particulièrement sollicités. Les transactions personnelles sont celles qui font appel au vécu (expériences vécues, identification aux personnages…) et aux références familières de celui-ci (voir plus haut). Les transactions intertextuelles ont plutôt pour cadre les connaissances culturelles du lecteur. Elles s’apparentent donc aux savoirs scolaires et/ou aux savoirs culturels. Les transactions critiques relèvent davantage des axes figuratifs et idéologiques, ainsi que du plan implicite lecteur. Enfin, les transactions expressives s’élaborent à tout moment et sur l’ensemble ou une partie du texte lu.

Les trois axes et les trois plans sont en quelque sorte la boîte à outils des transactions dans la mesure où toute lecture présuppose un lecteur. Les propositions de Moles et de Klinkenberg viennent de la sorte compléter cette boîte à outils. L’ensemble est pour le moment, je le concède, quelque peu hétérogène, hétérogénéité que je revendique, à tout le moins dans cette phase d’élaboration. Il s’agit en effet de ne rien s’interdire qui puisse servir, autrement dit « faire feu de tout bois » comme le revendiquent désormais de nombreux auteurs1. (Citton, 2007 ; Baroni, 2009).

1 Voir par exemple : Citton, 2007 ou Baroni 2009.

Bien entendu, tout cela mériterait de plus amples développements et je renvoie à ma note de synthèse en vue de mon habilitation à diriger des recherches (Maisonneuve, 2010). Le travail présenté ici s’inscrit dans le développement du premier modèle et dans l’élaboration du second. Les mises en scène ne sont rien d’autre que la prise en compte du rapport texte/image d’un point de vue essentiellement axiologique selon les trois axes et les trois plans du texte rapidement décrits ci-dessus. Les relations texte/image ajoutent encore à la complexité de la lecture, ne serait-ce que par la nécessaire lecture du texte et de l’image et du texte avec l’image.

Le ou les modèles trop rapidement présentés n’ont pas pour objectif à devenir un ou des modèles stables ou fermés. L’instabilité et l’ouverture doivent en être bien au contraire le principe fondamental. Tout détournement est donc bienvenu s’il a pour objectif d’aider à la compréhension de l’acte de lire et à son apprentissage. Pour les textes hybrides, cet apprentissage doit s’efforcer de prendre en compte simultanément et continûment le texte et l’image. Les manuels d’apprentissage de la lecture doivent donc être particulièrement attentifs aux composés de cette hybridation dans le processus d’apprentissage. Sur ce dernier point, il n’y a, à ma connaissance, aucun travail de recherche, et ceci alors que tous les manuels d’apprentissage de la lecture usentet abusent de l’image. Le regard que j’ai voulu apporter dans cet exposé sur les seuls aspects axiologiques me semble appeler à de multiples investigations. Les supports multimodaux sont de plus en plus présents dans l’environnement scolaire. Il est urgent d’explorer, d’enquêter sur les effets de ces supports, par exemple : la place du texte et de l’image – place sur la page, place dans la chronologie des apprentissages… ; les contenus de l’un et de l’autre – prise en charge de telle ou telle information, redondance, contrepoint… ; leur rapport à l’autre – ancillaire, dominant, partagé ; leur « poids » respectif dans l’acte de lire, dans celui d’apprendre ou de mémoriser… Il faut donc considérer cet article comme une très modeste contribution aux recherches à venir. En attendant, ainsi que je l’ai écrit plus haut, à chacun, s’il le souhaite, de s’en emparer, de le détourner, autrement dit, de l’utiliser.

Références

Baroni, R. (2009). L’œuvre du temps. Paris : Seuil, Poétique.

Bentolila, A., Descouens, M., Rémond, G. & Rousseau, J.-P. (1992). Gafi. Paris : Nathan. Citton, Y. (2007).Lire, interpréter, actualiser – pourquoi des études littéraires ? Paris : Éditions

Amsterdam.

Courtés, J. & Greimas, A. J. (1979). Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage.

Tome 1. Paris : Hachette, Hachette Université.

Courtés, J. & Greimas, A. J. (1986). Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage.

Tome 2. Paris : Hachette, Hachette Université.

Dewey, J. (1967/1938). Logique. La théorie de l’enquête. Paris : Presses Universitaires de France.

Eco, U. (1985/1979). Lector in fabula. Paris : Grasset, Figures.

Fabre, M. (dir.). (1995). Projets narratifs : cycles I et II . Tome II ; Approches didactiques de la compréhension du récit. Caen : CRDP de Basse-Normandie, IUFM de Caen.

Fabre, M. (dir.). (1996). Projets narratifs. Tome III ; Repères théoriques pour une pédagogie de la compréhension du récit. Caen : CRDP de Basse-Normandie, IUFM de Caen.

Germain, B. (dir.). (2011). Étude des manuels de lecture au CP. Paris : SCEREN/CNDP. Guion, J. & Guion, J. (1987). Ratus. Paris : Hatier.

Hamon, P. (1997/1984). Texte et idéologie. Paris : Presses Universitaires de France, Quadrige.

Klinkenberg, J.-M. (2008). La relation texte-image. Essai de grammaire générale. Bulletin de la Classe des Lettres, Académie royale de Belgique, 6 (19), 21-79.

Nicolas-Le Strat, N. (2009). Moments de l’expérimentation. Montpellier : Fulenn.

Maisonneuve, L. (2010). Lire et apprendre à lire à l’école primaire. La question du texte littéraire. Note de synthèse pour une habilitation à diriger des recherches présentée et soutenue publiquement à Rennes le 18novembre 2010 sous la direction de G. Sensevy. Non publiée. Accessible sur le site d’archives ouvertes HAL.

Moles, A. (1978). L’image et le texte. Communication et langages, 38, 2ème trimestre 1978, 17- 29.

Soler, C. (2009). Lacan, l’inconscient réinventé. Paris : Presses Universitaires de France.

Terwagne, S. & Vanesse, M. (2008). Le récit à l’école maternelle – Lire, jouer, raconter des histoires. Bruxelles : de Boeck.

Multimodalité(s)

Multimodalité(s) se veut un lieu de rassemblement des voix de toutes les disciplines qui s’intéressent à la littératie contemporaine.

ISSN : 2818-0100

Multimodalité(s) est produit en collaboration

UQAMNT2Fonds de recherche du QuébecFonds de recherche du Québec

Multimodalité(s) (c) R2LMM 2023

Site web Sgiroux.net