Une approche par la musique pour développer des compétences lecteur


Morgane Le Meur Université Rennes 2, CELLAM

Résumé

Les élèves contemporains rencontrent de plus en plus de difficultés à lire. Ils délaissent souvent cette activité au profit d’autres plus ludiques. Il est désormais plus fréquent de les voir avec des écouteurs sur les oreilles lorsqu’ils attendent quelque part qu’avec un livre. Pourtant, musique et littérature sont deux arts qui ont connu des liens tout au long de l’histoire. Ces liens sont le reflet d’un matériau commun, qui est la voix. Or nous constatons que cette voix estporteuse d’un message qui semble mieux passer à travers la musique pour la jeunesse actuelle. C’est pourquoi nous avons imaginé une approche où la musique serait un levier pour aider les élèves à construire différentes compétences de lecteur. Pour construire cette expérience, nous nous appuierons sur l’adaptation en disque du roman Black Bazar d’Alain Mabanckou. Ce travail consiste à lire et étudier la voix de la musique et à la comparer à la lecture d’extraits du roman. Les élèves seront amenés à prêter une attention particulière au texte entendu, puis à s’inscrire dans une démarche d’analyse quant à la lecture des textes (les chansons et les extraits de roman). Enfin, nous essaierons de comprendre comment cette double lecture enrichit les sensibilités littéraire et musicale.

Mots-Clefs : lecture, enseignement, musique, compétences.

La réflexion préliminaire

La littérature et la musique sont deux arts distincts mais qui ont un matériau en commun: la voix. Une voix propre à chaque auteur, qui serait le point de départ pour le travail avec les élèves. Tout au long de l’histoire, ces deux arts n’ont cessé d’être liés. Plusieurs écrivains se sont essayés à la musique et des musiciens/chanteurs ont écrit des œuvres appartenant désormais au patrimoine littéraire. La littérature a bien du mal à plaire aux élèves sans cesse en quête d’activités faciles et ludiques. A contrario, la musique est un média très à la mode chez eux. Deux raisons principalesexpliquent ceci. Premièrement, une écoute demande moins d’effort qu’une lecture et deuxièmement, parce qu’il est beaucoup plus facile d’échanger des titres que d’échanger des romans. L’ensemble des technologies actuelles favorisent ce type d’échanges, c’est pourquoi nous avons eu l’idée de développer une approche par la musique en nous demandant si elle aiderait les élèves à construire différentes compétences de lecteur. Nous avons donc réalisé une expérience auprès de deux classes de troisième.

Littérature et musique : quand deux arts se rencontrent

Histoire d’un lien

Lorsque l’on questionne le lien qui unit la littérature et la musique, nous sommes d’abord obligé d’aborder les choses d’un point de vue historique. Les échanges, les fusions et les séparations entre ces deux arts ont traversé les siècles et nous ne pourrons vous en brosser qu’un portrait assez restreint.

Pour commencer, nous devons traiter de deux grandes époques, l’Antiquité et le Moyen Age, durant lesquelles la littérature et la musique étaient si liées qu’elles ne formaient presqu’un seul art. En effet, les textes littéraires étaient lus ou chantés et accompagnés d’une musique. Ceci est d’autant plus vrai au Moyen Age, époque pendant laquelle les troubadours et les trouvères, écrivains de l’époque, parcouraient les cours afin de chanter les chansons de geste

et autres romans courtois. Cependant, la fusion des deux arts n’est pas aussi nette qu’elle avait pu l’être à une époque antérieure. Selon Jean-Louis Backès (1994, p.17) :

Pour trouver l’unité peut-être mythique des arts, il faudrait en fait remonter jusqu’aux débuts de la littérature grecque : l’épopée homérique est chantée, comme l’indique le mot « aède », c’est-à-dire « chanteur », quidésigne alors auteurs et interprètes ; la poésie lyrique qui semble plus tardive est, elle aussi, chantée, commele montre le mot

« ode », qui signifie « chanson », et qui est bâti sur la même racine que le mot « aède ». On voit apparaître, vers le VIIe siècle avant notre ère, une poésie déclamée. Les tragédies que nous connaissons – et dans le mot « trag-édie » on retrouve la racine qui signifie « chant » – datent du Vème siècle : elles comportent, intimement mêlées, des parties déclamées et des parties chantées.

Cette constatation faite à partir des origines de notre littérature laisse entrevoir un lien évident entre littérature et musique. Malgré des débuts prometteurs, les deux arts n’auront de cesse de se séparer au fil des siècles. C’est au XVIIe siècle que la distinction entre littérature et chanson commence à se faire. En parallèle des cabarets, qui continuent de se développer, on commence à voir apparaître des salons dans lesquels les hommes et les femmes de lettres échangent sur leurs productions. La scission entre les deux arts est notamment marquée par une différence de public. Alors que la littérature devient de plus en plus élitiste et réservée à un cercle d’initiés, les chansons touchent un auditoire plus populaire. Ceci est remarquable pendant la Révolution française. La chanson politique a été un outil pour les révolutionnaires. Nous pouvons citer comme exemple La Carmagnole, qui exprime l’engagement révolutionnaire tout en invitant à prendre les armes et à combattre le pouvoir politique en place. Un siècle plus tard, la tradition de la chanson politique se perpétue. Les goguettes et les clubs politiques sont des lieux dans lesquels les chansons servent à dénoncer les travers du pouvoir. Cependant, le coup d’Etat de Napoléon Bonaparte mettra un terme à ces rencontres. La création de la SACEM (société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) en 1851 marque réellement la rupture entre le domaine musical et le domaine de l’écrit, entre le chanteur et le poète. Au XXe siècle, les artistes-chanteurs se produisent dans de grandes salles et présentent de luxueux spectacles. Une autre distinction apparaît alors : celle entre les chanteurs de variété, qui lancent un produit destiné à être consommé puis oublié, et les chanteurs à textes, qui écrivent leurs chansons avec la volonté de produire une œuvre. Mais qu’en est-il aujourd’hui de ce lien entre littérature et musique/chanson ? Selon nous, la question peut être appréhendée selon quatre angles.

Premièrement, nous pouvons étudier la question littérature/musique, en nous intéressant aux reprises des formesmusicales et du vocabulaire spécifique dans la littérature. Pour illustrer cet

axe de réflexion, nous souhaitons vous présenter le poème Fugue de mort de Paul Celan (1945). Dans ce poème, l’écrivain reprend une technique propre à la musique et l’applique à la littérature. La fugue est une « forme de composition contrapuntique fondée sur l’entrée et le développement successifs de voix selon un principe strict d’imitation qui donne à l’auditeur l’impression que chaque voix fuit ou en poursuit une autre.»1 Ceci transparaît dans larépétition des vers suivants :

Lait noir du petit jour nous le buvons le soir

Nous le buvons midi et matin nous le buvons la nuit Nous buvons et buvons

Ces vers se transforment peu à peu en ceux-ci:

Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit

Nous te buvons midi la mort est un maître d’Allemagne Nous te buvons soir et matin nous buvons et buvons

Deuxièmement, les relations entre les deux arts peuvent s’établir à partir des écrivains eux- mêmes. En effet, certains d’entre eux, écrivains avant tout, se sont lancés dans la chanson. L’exemple le plus parlant est, sans aucun doute, Boris Vian. Même si sa carrière musicale a eu beaucoup plus de mal à décoller par rapport à sa carrière littéraire, il laisse tout de même derrière lui un patrimoine très conséquent.

Troisièmement, lors de nos recherches, nous avons pu trouver le pendant inverse. Ainsi, des chanteurs ont composé des textes dédiés au domaine de la musique, et qui, désormais, font partie du patrimoine littéraire. Il est fréquent detrouver dans les manuels de français les textes de Pierre Perret, tels que « Lilly », ou encore « Les copains d’abord »,de George Brassens. Le chanteur le plus emblématique de cet état de fait est Léo Ferré avec la chanson « Avec le temps ».

Enfin, quatrièmement, beaucoup de chanteurs choisissent aujourd’hui de reprendre des poèmes ou des textes littéraires afin de les mettre en musique. Certains font le choix de citer stricto sensu les poèmes choisis et d’autres en réalisent une réécriture. Il existe de nombreux exemples très connus du grand public comme « Ulysse », de Ridan,qui est la reprise de

« Heureux qui comme Ulysse… » de Du Bellay, ou encore « Le pont Mirabeau », de Marc Lavoine, qui revisite le poème éponyme d’Apollinaire. Ces deux exemples en représentent bien d’autres.

Cette étude diachronique nous a permis de vous montrer à quel point littérature et musique sont liées. C’est ainsi que nous pouvons nous demander en quoi la musique serait-elle un levier pour des apprentissages en français ?

Littérature et musique : quel média pour les mots ?

Si la littérature et la musique ont une histoire aussi chargée, c’est tout simplement parce qu’elles travaillent à partir d’un matériau commun : la voix. En effet, derrière chaque chanson et derrière chaque texte littéraire se cache un auteur qui cherche à transmettre un message. La place occupée par l’auteur dans son œuvre est peut-être beaucoup plus marquée chez les interprètes de leurs propres textes, puisqu’au-delà du message, la présence physique se note à travers la voix que nous écoutons. Dans une œuvre littéraire, la présence de l’écrivain est beaucoup plus distanciée, puisqu’entre le lecteur et l’écrivain, il y a l’objet livre. La voix qui nous intéresse dans notre expérience, c’est bien celle au sens de message à transmettre à autrui. Or, il semblerait que cette voix passe beaucoup mieux à travers la musique et les chansons chez les jeunes d’aujourd’hui. Au début de notre expérience, nous avons rapidement interrogé les élèves sur leur goût pour les arts, et notamment pour la littérature et la musique. Tous nos élèves écoutent de la musique, mais tous ne lisent pas ou, du moins, ne lisent pas de littérature.

Nous avons essayé de poursuivre la discussion afin de comprendre avec eux ce qui pouvait tant les attirer dans la musique.

Le premier élément qui ressort vient de la popularité des chanteurs. Beaucoup sont des vedettes qui gagnent très bien leur vie et qui sont adulées dans le monde entier. Ils sont très médiatiques, ce qui permet de les connaître rapidement.

Le deuxième élément repose sur la capacité des élèves à échanger sur les titres écoutés. Ils en discutent plus facilement et s’échangent, via les réseaux sociaux, les chansons et les albums qu’ils ont aimés.

Le troisième élément, qui est révélateur d’une génération et d’un état d’esprit, met en avant l’idée selon laquelle ilest difficile de lire. Au contraire, écouter ne demande aucun effort

particulier. Une des élèves a même souligné le fait que la musique s’écoute partout ou presque (dans la voiture par exemple) et que l’on peut faire autre chose pendant qu’on l’écoute.

Tous ces éléments nous amènent donc à proposer une nouvelle approche pour aider les élèves à développer des compétences de lecteur grâce à un média qu’ils aiment et qu’ils connaissent.

Black Bazar : une expérience pour de jeunes lecteurs

Une expérimentation en lien avec les instructions officielles

Cette expérimentation s’inscrit pleinement dans le socle commun de connaissances et de compétences et dans les programmes officiels auxquels nous devons répondre. Pour ce faire, nous avons articulé un travail sur un récit du XXIe siècle, à l’argumentation ainsi qu’à l’histoire des arts.

Les classes de troisième présentent des publics très variés notamment des élèves qui souhaitent poursuivre leurs études, à partir d’une voie générale ou technologique, alors que d’autres s’orientent vers des voies professionnelles. Cette grande hétérogénéité pose des problèmes dans les groupes classes. Certains élèves peuvent se sentir découragés lorsqu’ils sont en situation d’échec face à d’autres élèves qui réussissent très bien. Le travail de lecture est notamment révélateur de ce malaise. Pour beaucoup d’entre eux, lire est un exercice difficile pour au moins trois raisons :

  1. Cela demande un effort. Or, ils ne souhaitent plus forcément le fournir de manière intensive dans la mesure où ils peuvent obtenir des informations en quelques clics.
  2. Certains élèves manquent de vocabulaire et sont ainsi gênés pour comprendre le texte qu’ils ont face à eux.
  3. Les textes étudiés à l’école (qui sont des classiques qui font partie de notre patrimoine) sont très éloignés de leurs centres d’intérêt. On met en place un dégoût de la littérature parce que l’on ne varie pas toujours suffisamment notre offre littéraire.

Il s’agit donc, de proposer de nouvelles approches pour aider les élèves à surmonter leurs difficultés. L’expérimentation que nous avons proposée aux élèves répond à tous ces points.

Ensuite, notre volonté de réaliser ce travail repose avant tout sur le besoin d’aider les élèves à construire de bonnes compétences de lecteur.

Enfin, nous avons souhaité associer ce travail sur la littérature et la musique à un travail sur des littératures contemporaines portées par des problématiques d’aujourd’hui, afin de les ouvrir à d’autres champs.

Présentation des supports choisis

Afin de susciter la curiosité des élèves, nous avons choisi de les faire travailler sur l’œuvre Black Bazar d’Alain Mabanckou, publiée en 2009. C’est un roman dont le narrateur est un Congolais installé en France depuis plusieurs années et qui se met à écrire des textes afin de livrer à ses lecteurs ses sentiments face au monde dans lequel il vit. Ce qui nous a particulièrement attirée dans ce roman, pour un travail avec des élèves de troisième, c’est qu’il va àl’encontre de certains clichés ou de certaines idées reçues. Alain Mabanckou utilise, par exemple, des expressions telles que « l’Arabe du coin » ou encore il joue avec la vision stéréotypée que les gens ont généralement de l’écrivain, puisque le personnage principal est accusé de « creuser le trou de la sécurité sociale ». Il est alors intéressant de développer une réflexion plus approfondie avec les élèves.

Alain Mabanckou est souvent classé parmi les auteurs francophones. Mais qu’est-ce que la littérature francophone ? Une littérature écrite en français par un auteur qui ne l’est pas. A ce terme, nous préférons celui de postcolonial, terme explicité par Jean-Marc Moura, grand pionnier de ces études en France. Les écrivains postcoloniaux, et a fortiori Alain Mabanckou, ont à cœur de proposer des écrits dans lesquels ils développent une nouvelle vision du monde, positive et égalitaire, puisqu’elle tient compte de la réalité coloniale des siècles passés. Pour preuve, Alain Mabanckou est l’auteur de l’essai Le sanglot de l’homme noir, dans lequel il appelle les Noirs du monde entier à ne plus se servir de la colonisation comme prétexte pour ne pas pouvoir avancer. La critique du discours colonial, d’abord présente dans lesœuvres des écrivains comme Césaire, a laissé place pour une part de la génération actuelle à un discours plus constructif pour l’avenir.

En 2012, Alain Mabanckou s’est lancé dans la production d’un album de musique. Il a aussi

écrit deux textes pour cet album : les chansons Face A et Face B. Pour interpréter ces chansons il a fait appel à des grands noms de la chanson congolaise, tels que Modogo Abarambwa ou encore Ballou Canta. Cet album est uneadaptation du roman éponyme

puisqu’il reprend les mêmes thèmes : l’immigration, le racisme, la SAPE (société des ambianceurs et des personnes élégantes) et le pays des origines, le Congo. Les liens entre le roman et la musique sont ici évidents.

Présentation du dispositif expérimental

Nous avons réalisé cette expérience au collège Jean Monnet de Janzé auprès de deux classes de troisième, soit un total de cinquante-trois élèves. Il s’agit d’un collège rural (en périphérie rennaise) et dynamique, puisqu’ouvert sur le monde. Pour preuve, de nombreux voyages scolaires sont organisés et notamment un projet COMENIUS2 réalisé avec les élèves de la section européenne. Ce projet a été monté autour du thème de l’écologie dans la ville. Il s’agit d’un partenariat sur une année entre des élèves du collège et des élèves espagnols.

Les classes dont nous avons la charge ont des niveaux très hétérogènes. Pour certains, nous avons pu travailler commenous l’aurions fait en seconde, voire en première. Pour d’autres, au contraire, nous avons davantage insisté sur lesquestions de compréhension plus que sur celles d’analyse. Plus qu’un frein, cette hétérogénéité a été un véritable moteur, puisque nous avons, autant que faire se peut, présenté la séquence en veillant à développer la différenciation pédagogique.

Avant de débuter la séquence expérimentale, nous avions travaillé autour de la thématique suivante : « Le lyrisme et l’engagement dans la poésie de la résistance ». En fin de séquence, nous leur avions proposé de présenter une chanson engagée. Ainsi, la question littérature/musique était donc déjà au cœur de nos préoccupations avant d’entamer cette nouvelle séquence. Pour cette séquence, nous avions défini les objectifs suivants:

  1. Objectifs littéraires :
    1. Apprendre à mieux définir la littérature.
    1. Découvrir un autre champ littéraire qui est ancré dans le monde contemporain.
    1. Apprendre à maîtriser les outils de l’analyse littéraire.
    1. Savoir argumenter ses choix.
    1. Apprendre à aimer lire.
    1. Maîtriser l’expression orale.

2 Il s’agit d’un programme d’aide européen qui vise à favoriser les échanges et la coopération entre les établissements scolaire de la maternelle jusqu’au lycée.

  • Objectifs culturels :
    • Découvrir le monde postcolonial.
    • Mener un travail interdisciplinaire entre la musique, la littérature et l’histoire- géographie.
  • Objectifs individuels :
    • Apprendre à travailler en groupe.
    • Apprendre à travailler de manière autonome.

Composée de sept séances, la séquence s’est déroulée de la manière suivante : Séance n°1 : Littérature et musique

Chaque groupe avait quatre textes à sa disposition. Pour chacun d’entre eux, ils devaient dire s’il s’agissait d’un texte littéraire ou non. En plus de ce travail d’analyse des textes, ils devaient fournir trois arguments justifiant leur choix. A la fin du temps imparti, un rapporteur désigné par le groupe donnait le fruit de la réflexion à l’ensemble de la classe. Cette restitution a posé de nombreux problèmes. Chaque ensemble de textes répondait à la même organisation :

TEXTE A : un poème qui a été repris dans une chanson TEXTE B : une chanson quin’a rien à voir avec la littérature TEXTE C : un poème

TEXTE D : un article de presse qui parle de musique

Pour le groupe 1, le texte A était celui de la chanson « Sensation », de Jean-Louis Aubert et le texte C était le poème de Du Bellay « Heureux, qui comme Ulysse… ». En revanche, pour le groupe 2, le texte A était la chanson « Ulysse », de Ridan et le texte C était le poème

« Sensation » de Rimbaud. A la lecture des textes, ces groupes se sont aperçus qu’ils avaient les mêmes textes mais ils ne les plaçaient pas dans la même catégorie. Certains pensaient que c’était une chanson alors que les autres soutenaient qu’ils avaient face à un poème. Leurs arguments portaient essentiellement sur la reprise de vers qui pouvaient correspondre à un refrain. De plus, l’un des élèves du groupe 1 s’est étonné de connaître le texte C. Il était absolument certain de l’avoir entendu en chanson. C’est alors que nous avons pu construire un débat autour de ladéfinition de la littérature, débat très intéressant qui nous a permis de

commencer à discuter du lien entre littérature et chanson. Pour clore cette séance, nous avons fait écouter aux élèves chacune des chansons présentées. Nous avons également essayé de construire ensemble une définition de la littérature. Même si cela semble compliqué pour des élèves aussi jeunes, nous avions la volonté de désacraliser un objet artistique qui semble leur faire peur. Cela nous a également permis de voir avec eux, qu’il n’y a pas autant de différences qu’on pourrait le penser entre la littérature et la chanson.

Séance n°2 : Liens et échanges entre littérature et musique

Durant cette séance, nous leur avons présenté un cours théorique sur l’histoire du lien entre les deux arts et sur leséchanges possibles. Cette leçon a été ponctuée d’écoutes de chansons et de visionnages de vidéos traitant de ce thème.

Séance n°3 : Découverte d’un univers musical

Les bases théoriques étant posées, nous nous sommes confrontée au support choisi. Nous leur avons donc fait écouterplusieurs chansons de l’album Black Bazar. Nous avons alors recueilli quelques remarques, puis nous nous sommes concentrés sur la chanson Face A, que nous avions sélectionnée parce que c’est elle qui collait le plus au roman et parce qu’Alain Mabanckou en était l’auteur. Dans cette chanson, l’écrivain d’origine congolaise fait plusieurs références littéraires qui nous semblaient importantes dans notre réflexion. Il cite, par exemple, les œuvres Justice blanche et misère noire de Donald Goines et Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon. De plus, l’humour très présent dans le roman se retrouve dans la chanson, comme lorsque l’auteur énumère des choses dont le nomcontient le mot

« black ». Enfin, les thèmes du racisme et de la SAPE sont au cœur de cette chanson. Nous l’avons fait jouer trois fois. Pendant ces trois écoutes, les élèves devaient noter tout ce qui les interpellait : que ce soit de l’ordre du fond ou de la forme. L’aspect festif et joyeux a été cité à plusieurs reprises. Les élèves ont également tout de suite mis en avant la thématique du racisme. Certains ont relevé des expressions marquantes comme « l’africaine école buissonnière des Beaux Arts » ou l’énumération «Black mafia, black list, black out, black jack, paint it black, Blackberry, black cow-boy » Les parties chantées dans une autre langue ont aussi fait réagir les élèves. Nous avons ici noté que les élèves ont eu besoin de moins de temps pour trouver les thèmes abordés dans la chanson qu’il ne leur en fallait lorsque nous menions un travail similaire sur un poème. Leur concentration n’étant pas plus accrue lors de l’écoute qu’elle ne l’est lors des temps de lecture individuelle, nous expliquons ceci par le fait que dans la chanson, ils étaient face à unelangue qu’ils utilisent. Le vocabulaire n’est pas

compliqué et les tournures de phrase sont plus simples que celles nous pouvons rencontrer en littérature. La voix de Mabanckou passe ici par des mots qui sont davantage à la portée d’élèves de troisième.

Séance n°4 : Découverte des écrivains du monde

Lors de la séance précédente, les élèves ont pu découvrir les thèmes du racisme et de la colonisation et ont étéinterpellés par des références à Césaire ou encore à Frantz Fanon. C’est pourquoi pour cette séance, nous leur avons demandé de trouver le nom d’un écrivain africain, antillais, ou de l’océan Indien. Sur un grand planisphère, nous avons placé chacun des écrivains choisis. Puis, nous avons essayé de trouver ensemble ce qui pouvait réunir de tels auteurs. Petit à petit, les élèves ont compris que l’histoire coloniale et l’histoire de l’esclavagisme pouvaient être un lien entre des écrivains aussi différents. Nous avons donc étudié plus en détails la biographie d’Alain Mabanckou ainsi que celle d’Aimé Césaire. Cette séance a, nous l’espérons, donné l’envie à certains élèves de découvrir d’autres littératures.

Séance n°5 : Les littératures postcoloniales

Cette leçon sur les littératures postcoloniales s’est développée en trois temps :

  1. A la découverte d’un champ : à partir d’un ensemble de plusieurs extraits de textes, plusieurs groupes d’élèves ont cherché les thématiques abordées dans ces littératures. A l’issue de ces travaux de groupe, nous avons réalisé ensemble une définition de ces littératures.
  2. L’histoire des littératures postcoloniales : nous avons repris ensemble les grands points de la colonisation ainsi que les grandes étapes de la construction de ce champ littéraire.
  3. Les grandes figures des littératures postcoloniales : nous avons découvert les grandes figures des littératures postcoloniales grâce à de petites fiches d’identité que les élèves ont créées.

Séance n°6 : Interactions entre roman et musique

Ne pouvant étudier tout le roman avec les élèves, nous en avions sélectionné trois extraits. Avant qu’ils ne les lisent, nous leur avons fait à nouveau écouter la chanson afin qu’ils aient bien en tête le message transmis. Puis, en groupes, ils ont lu les extraits et devaient chercher les éléments concordants et discordants avec la chanson. A la fin de cette séance, ils avaient pour consigne de rédiger individuellement, un paragraphe argumenté dans lequel ils devaient répondre à la question suivante :

« Selon vous, le message transmis par Alain Mabanckou passe-t-il mieux à travers sa chanson ou à travers son roman ? »

Les élèves ont relevé leur besoin de prendre le temps de lire et de réfléchir sur ce qu’ils lisent. Ce besoin semble lié au volume des œuvres qu’ils avaient devant eux. Pour eux, une chanson passe vite ; c’est avant tout un objet de divertissement, alors que dans une œuvre littéraire, l’écrivain a le temps de détailler sa pensée. L’aspect « concentré » de la chanson semblerait nuire à la réception du message. D’autres élèves ont, au contraire, davantage compris la chanson, aidés par le rythme entraînant. Un argument a été repris pour les deux thèses : la capacité à revenir sur l’œuvre. Pour quelques élèves, le fait de pouvoir réécouter la chanson permet de mieux en saisir le sens alors que pourd’autres, il est plus facile de relire le texte pour bien comprendre le vocabulaire et, ainsi, intégrer le sens du texte.

Séance n°7 : Exposés

Cette séquence s’est terminée par une séance de recherche documentaire et par des exposés oraux réalisés en binôme. Malgré des thèmes imposés (littérature et musique, les littératures postcoloniales, Alain Mabanckou, apprendre à lire grâce à la musique), les élèves ont su faire preuve de créativité lorsqu’il leur a fallu choisir leur sujet de recherche. Leur investissement dans le travail a révélé leur envie d’approfondir les questions soulevées en classe.

Analyse et critique de l’approche

Les objectifs ont-ils été atteints ?

Lorsque nous avons commencé la séquence, les élèves ne connaissaient pas nos objectifs. Nous avons préféré qu’ils les découvrent au fur et à mesure pour qu’ils ne soient pas influencés par ceux-ci. Seule une classe nous a demandé, àla fin du chapitre, quels étaient nos objectifs. L’autre classe, plus passive, ne nous a pas questionnée à ce sujet. Ceci estrévélateur des points qui vont suivre.

La question de la confiance est essentielle dans un rapport enseignant/élève. Or, dans le cas qui nous occupe, les élèves ont commencé à nous faire confiance à la moitié de la séquence, ce qui est très délicat, dans la mesure où lespoints essentiels à maîtriser sont apparus au début de la séquence de travail. Les réactions des élèves nous ont permis d’identifier précisément sur quoi reposaient leurs difficultés.

Premièrement, la première séance qui, nous le rappelons, portait sur la recherche des catégories artistiques, a été très longue à se mettre en place. Le débat intéressant auquel nous sommes parvenus a nécessité une médiation importante de notre part au sein de chacun des groupes. Les élèves ont été, dans un premier temps, très passifs face aux textes. Ils avaient beau les lire, ils ne voyaient pas nettement de différence entre eux. Nous avons dû, à de nombreuses reprises, aider les élèves à construire leur réflexion pour qu’ils puissent avancer. Ce premier constat révèle nettement l’enjeu d’une telle approche, puisque face à de l’écrit, ils rencontraient des difficultés de compréhension.

Deuxièmement, lorsque nous avons abordé la chanson de Mabanckou, le style musical (ancré dans une histoire et un univers particuliers) a dérouté les élèves. Le côté festif, qu’ils ont mis en avant, leur a laissé croire que la chanson ne véhiculait pas forcément un message très sérieux.

Malgré ces deux points négatifs, nous pouvons tout de même vérifier si les objectifs ont été atteints. En ce qui concerne les objectifs littéraires, il est certain que les élèves ont saisi la portée et les enjeux des littératures postcoloniales. De plus, nous croyons que les mots et leur agencement pour créer du sens a également pris une autre dimension. Nous avons notamment remarqué dans les exposés que les élèves faisaient davantage attention au vocabulaire employé, à la façon avec laquelle ils devaient transmettre leur message. Leur sensibilité au lexique semble avoir été renforcée durant la séquence. Lors de la rédaction des paragraphes argumentés, ils nous ont demandé à plusieurs reprises de diffuser la chanson pour être sûrs de formuler les bons arguments et de trouver des exemples pertinents. De plus, lorsque nous les avons corrigés une première fois pour qu’ils améliorent leur travail, ils ont fait preuve d’une bonne volonté dont nous aurions pu douter au début de la séquence. Les mots ont pris une dimension toute particulière pour eux. Ils sont davantage devenus des outils aux yeux des élèves. Les objectifs linguistiques définis ont été atteints, comme nous venons de le prouver à l’instant. Pour cette partie-ci, il semblerait que notre dispositif ait permis aux élèves d’atteindre des objectifs que nous n’avions pas nécessairement définis au départ.

Pour ce qui est de leur goût pour la lecture, nous avons noté que, lorsque nous sommes passés de la musique au texte, les élèves ont semblé rentrer plus rapidement dans le travail demandé. La lecture étant cadrée par la chanson, ils sesont plus investis que lorsque nous les avons

placés devant un poème à analyser lors de la séance précédente. Ils nous ont d’ailleurs révélé que le travail decompréhension ayant déjà été effectué sur un autre support (qu’ils jugent plus abordable), la lecture leur a semblé plus fluide. Comme ils avaient les thèmes en tête, ils ont très facilement identifié les éléments qui participent à la création de ce thème.

Enfin, lorsque nous avons analysé les séances filmées (avec l’autorisation des parents), nous notons en début de séquence des difficultés à prendre la parole, à répondre aux questions que nous posions, même lorsque les réponses attendues étaient très libres. Leur plus grande difficulté est de justifier leur avis. Ils savaient dire s’ils aiment ou non un texte ou une chanson, mais étaient souvent incapables de justifier leurs avis. C’est dans ce type d’exercice que nous avons pu mesurer plus finement l’hétérogénéité de niveau. Les élèves en difficulté proposaient des réponses très laconiques et c’est pourquoi le questionnement devait être poursuivi qu’ils soient en mesure de fournir une réponse plus argumentée.

L’écho des élèves

A la fin de la séquence, nous avons proposé un sondage anonyme aux élèves afin de connaître leur avis quant à laséquence réalisée. Nous leur avons posé cinq questions et leur avons laissé la possibilité de faire des commentaires libres. Beaucoup ne savaient pas quoi mettre et ont préféré ne rien inscrire. Au contraire, d’autres ont noté des choses intéressantes et révélatrices de la réception qu’ils ont faite d’une telle expérience. En voici quelques exemples (Les fautes de langue des élèves n’ont pas été corrigées):

  • « Les connaissances que j’ai construites en littérature et en musique sont liées aux techniques utilisées pour donner de l’importance aux mots et aux expressions » ;
  • « Permet de se rendre compte des messages de certaines chansons » ;
  • « J’ai bien aimé cette séquence, car cela fait une transition entre le français et les arts » ;
  • « Grâce à l’analyse entre la chanson et le texte, j’ai pu observer que par plusieurs manières, on peut exprimer la même chose et j’ai aussi pu observer que, en écoutant une musique les message peut être plus clair que dans certains livres » ;
  • « Je fais plus attention aux paroles des musiques que j’écoute » ;
  • « C’était une séquence intéressante en rapport avec la musique (ce qu’on aime) et la littérature (ce qu’on découvre) » ;
  • « J’ai trouvé la séquence très intéressante, elle nous a permis de voir les choses cachées derrière les mots dans les extraits que l’on a étudiés ».

Toutes ces remarques positives montrent l’intérêt des élèves pour une telle approche. Cependant, cet aspect est à relativiser, puisque seule une petite moitié des élèves ont inscrit des commentaires. Nous ne savons donc pas précisément ce que pensent les autres. Pour ce qui est des questions précises posées, voici le tableau des résultats.

Intitulé de laquestionOuiNonNon exprimés
J’ai construit de nouvelles connaissances enlittérature 37 10 2
J’ai construit de nouvelles connaissances enmusique 39 10 0
J’ai compris le lienentre littérature et musique 42 5 2
Cette séquence m’adonné envie de lire 13 33 3
Cette séquence m’a donné envie d’être plus attentif(ve) aux textes des chansonsque j’écoute 37 10 2

Ce tableau révèle tout de même l’intérêt d’une telle approche pour les élèves. Même si nous n’avons pas réussi à leur donner le goût de la lecture, ils ont tout de même découvert des choses et construit des connaissances dans les domaines littéraire et musical. De plus, il semble que les mots aient pris une dimension autre pour eux, puisqu’unemajorité affirme

avoir la volonté de prêter plus d’attention aux textes des chansons. Ceci se confirme dans leurs écrits. Ainsi, sur quarante et un paragraphe argumentés, nous observons que vingt-trois élèves pensent que le message d’Alain Mabanckou passe mieux à travers sa chanson qu’à travers son œuvre littéraire. Ceci prouve que les élèves sont beaucoup plus sensibles au média musical qu’au média littéraire. Cependant, ceci prouve également qu’une approche par la musique les amène à la littérature lorsque des liens sont faits entre les deux.

Les nouvelles perspectives

Si nous devions refaire cette séquence, nous pensons qu’il serait intéressant de la proposer aux élèves en début d’année scolaire. Il s’agit d’une bonne entrée en matière dans un programme de français. Nous aurions également pu faire lire l’ensemble du roman et mener ainsi un travail beaucoup complet et conséquent. Notre imagination nous pousse aussi à créer un travail de lecture cursive sur les littératures postcoloniales sur l’ensemble de l’année. Tout ceci nous aurait permis de construire des bases réutilisables au fil des mois.

Conclusion

Cette approche est, sur bien des aspects, positive. Elle est, tout d’abord, motivante pour les élèves, puisque nous avons travaillé sur un média qu’ils aiment. Puis, elle permet réellement de leur faire prendre conscience de l’importance des mots. Cet aspect nous semble essentiel aujourd’hui. Le monde dans lequel nous vivons est porté sur le discours qui est repris et parfois déformé par les médias ou sur les réseaux sociaux. Or, les élèves doivent prendre conscience du fait que lorsque l’on reprend une pensée, une phrase de quelqu’un, on doit veiller à ne pas la déformer pour éviter de tomber dans certaines dérives. Aider les élèves à prendre conscience de cela nous semble indispensable.

Références

Backès, J.-L. (1994). Musique et littérature : Essai de poétique comparée. Paris : PUF. Celan, P. (1998) Fugue deMort, in Choix de Poèmes réunis par l’auteur, Paris : Gallimard. Définition de fugue selon le TLFI :

http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?12;s=1721329815;r=1;nat=;sol=1;

page consultée le 10 février 2013.

Direction générale de l’enseignement scolaire. (2008). Socle commun de connaissances et de compétences. Consulté le 4 décembre 2013 au http://cache.media.eduscol.education.fr/file/socle_commun/00/0/socle-commun-decret_162000.pdf

Fanon, F. (1952). Peau noire et masques blancs. Paris : Seuil.

Goines, D. (2001/1973). Justice blanche, misère noire. Paris : Gallimard série noire. Mabanckou, A. (2009). Black Bazar. Paris : Seuil.

Mabanckou, A. (2012). Le sanglot de l’homme noir. Paris : Fayard. Mabanckou, A. (2012). Black Bazar. Lusafrica/Sony Music.

Ministère de l’éducation nationale. (2008). Programme officiel de l’enseignement du français au collège. Consulté le 4 décembre 2013 au http://cache.media.education.gouv.fr/file/special_6/21/8/programme_francais_general_332 18.pdf

Moura, J.-M. (2007). Littératures francophones et théories postcoloniales. Paris : PUF.

Multimodalité(s)

Multimodalité(s) se veut un lieu de rassemblement des voix de toutes les disciplines qui s’intéressent à la littératie contemporaine.

ISSN : 2818-0100

Multimodalité(s) est produit en collaboration

UQAMNT2Fonds de recherche du QuébecFonds de recherche du Québec

Multimodalité(s) (c) R2LMM 2023

Site web Sgiroux.net