Cet article fait le point sur une recherche menée en 2021 dans une classe de 4e année du secondaire où une trentaine d’élèves ont analysé des œuvres d’art en utilisant une grille d’analyse qui combine la lecture esthétique et la lecture historique. Pendant cinq séances, les élèves ont notamment exprimé leur ressenti face aux documents analysés. L’article présente des résultats de cette recherche, notamment en ce qui concerne la capacité des élèves à interpréter des documents en prenant en compte leur dimension esthétique.
This article reports on a research study conducted in 2021 in a 4th grade high school class where approximately 30 students analyzed works of art using an analysis frame that combines aesthetic reading and historical reading. Over the course of five sessions, students expressed, among other things, how they felt about the documents they analyzed. The article reports on the results of this research, particularly with regard to students’ ability to interpret documents by taking into account their aesthetic dimension.
« L’œuvre d’art dit quelque chose à quelqu’un, et cela non à la manière dont
un document historique dit quelque chose à l’histoire, elle le dit à tout un chacun
comme si cela lui était dit à lui seul, comme quelque chose de présent et de contemporain. » Gadamer (1976, p. 96)
Les œuvres d’art sont créées dans des milieux culturels déterminés (Elias, 1985); elles sont conçues d’après un canon esthétique qui évolue, en même temps que les fonctions sociales de l’art (Monnet, 2000). Le fait d’être ancrées culturellement confère donc aux œuvres d’art un statut de témoin privilégié de l’histoire. C’est pourquoi l’utilisation des œuvres d’art en univers social et en histoire permet d’interroger le passé tout en développant l’argumentation, le jugement et l’imagination des élèves (Martineau, 2010).
L’analyse des œuvres d’art permet en effet d’éduquer le regard des élèves et peut être source de riches apprentissages. À titre d’exemple, Brown (2007) a démontré lors d’une activité qui intègre les arts au sein d’un cours d’histoire que les élèves ont développé leur créativité, leur confiance en soi, leur motivation, leur capacité à résoudre des problèmes et leurs habiletés expressives. Plus encore, la lecture esthétique, définie comme le fait de regarder une œuvre sans autre but immédiat (Schaeffer, 2015), et « prenant son sens dans l’évocation que l’œuvre provoque chez le lecteur, grâce à sa force de le rejoindre dans sa réalité » (Aubin et Richard, 1998), développe les capacités d’observation. Elle développe notamment l’attention esthétique, qui est une attention « ouverte » aux stimuli, et la saturation attentionnelle, c’est-à-dire la tendance à prendre en compte un plus grand nombre de types de propriétés différentes que dans l’attention courante (Changeux, 2010).
Afin que les élèves développent ces capacités, si importantes, entre autres, pour réussir au secondaire l’épreuve ministérielle en histoire (Déry, 2017), nous avons conçu un dispositif didactique visant à guider les élèves dans l’analyse et l’interprétation des œuvres d’art en classe d’histoire. Ce dispositif a été mis à l’essai à l’hiver 2021, en classe de 4e secondaire.
Le programme d’Histoire du Québec et du Canada, enseigné en 3e et 4e années du secondaire, vise l’atteinte de deux compétences disciplinaires : « caractériser une période du Québec et du Canada » et « interpréter une réalité sociale » (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur [MEES], 2017). Il se base sur la méthode historique et le travail avec des documents, ce qui implique l’observation, la critique externe, la critique interne, ainsi que l’interprétation (Marrou, 1953). Le programme prescrit l’analyse des documents iconographiques : fresques, peintures, croquis, photographies historiques, cartes anciennes, etc., parmi lesquels on retrouve des œuvres d’art.
La capacité à travailler avec des documents est largement évaluée lors de l’épreuve ministérielle en histoire, administrée en 4e année du secondaire et qui comporte un dossier documentaire d’environ 40 documents textuels et visuels (MEES, 2019). Pour différentes raisons explorées, entre autres, par Blouin (2020), plusieurs élèves de 4e secondaire échouent chaque année à cet examen, car il·elle·s passent trop peu de temps à lire ou à observer un document ou il·elle·s laissent de côté le dossier documentaire, ne croyant pas que cela concerne l’examen. Les mêmes difficultés sont documentées outre-Atlantique. Dans une recherche effectuée en Belgique, Van Nieuwenhuyse et al. (2017) décrivent en effet ce que font généralement des élèves du secondaire dès lors qu’il leur est demandé de traiter des documents : il·elle·s ne regardent que le titre, le premier plan et rarement la source d’un document iconographique, sans s’attarder aux détails.
Considérant ces difficultés, notamment celles vécues au Québec à l’égard de l’épreuve unique d’histoire (certificative), il importe de réfléchir à des moyens permettant de bonifier la préparation des élèves en vue de cet examen (particulièrement leur capacité à traiter des documents), en sachant qu’en classe, l’enseignement de l’histoire demeure plutôt magistral et axé sur le récit des manuels scolaires (Boutonnet, 2013).
Actuellement, un grand nombre de dispositifs didactiques ou de méthodes d’enseignement proposés par des chercheur·se·s contribuent à valider des connaissances historiques (Meunier et Bélanger, 2014), à les légitimer (Moisan, 2011) ou à développer une pensée historique (définie ici comme la capacité à établir des liens de causalité entre différents événements en tenant compte du contexte). Ces dispositifs et méthodes sont conséquemment davantage centrés sur les connaissances déclaratives ou procédurales des élèves (Lefrançois et Éthier, 2010). Lorsqu’il est plus spécifiquement question de lecture de documents en histoire, plusieurs chercheur·se·s associent celle-ci à l’étude et à l’analyse des documents historiques de nature surtout écrite (Araújo-Oliveira, 2012; Déry et Yelle, 2014; Martel, 2014a, 2014b). D’autres explorent davantage la littératie médiatique multimodale (Lacelle et al., 2015) en montrant comment les élèves doivent, en histoire, composer avec différents modes sémiotiques (Martel, 2018), dont l’image fixe.
Certain·e·s chercheur·se·s prennent de leur côté en considération l’objet comme source primaire en expliquant comment les artefacts ou leur représentation iconographique interpellent d’abord les élèves sur le plan affectif, ce qui peut possiblement entraver la cueillette d’informations historiques, le regard des élèves étant susceptible de rester posé sur le détail qui les marque le plus (Larouche, 2014; Martineau, 2010). À titre d’exemple, la didacticienne Larouche (2014) affirme ainsi que les documents iconographiques doivent être considérés comme porteurs d’un point de vue, plutôt que de leur conférer une valeur de vérité. Elle propose à cet égard une grille d’analyse qui permet un décodage successif, réalisé en quatre étapes. La porte d’entrée est une lecture affective du document, dirigée par plusieurs questions : quelles impressions provoque l’image? Quelles sont les questions qu’on se pose en la regardant? La deuxième étape nécessite de faire une critique externe et interne du document : établir l’auteur et son commanditaire, essayer de le dater, etc. Ensuite, une observation détaillée permet de le décoder, de saisir les personnages et les objets représentés, et de les associer à une époque ou à un événement. La dernière étape consiste à actualiser le message dans le présent : qu’est-ce que cette image ou cette œuvre d’art nous permet d’apprendre sur le passé, quelle est sa valeur aujourd’hui?
Malgré la richesse de ces travaux conduits au Québec et malgré toutes ces nuances apportées par les chercheur·se·s, il nous semble que le travail d’interprétation de documents en histoire fait peu de place au ressenti des élèves et leur laisse rarement la liberté d’interpréter eux·elles-mêmes les documents. Par « ressenti des élèves », nous désignons les perceptions, les émotions et les idées que les élèves peuvent avoir en contemplant une œuvre d’art, au moment où il·elle·s prennent connaissance de ce qui se présente devant eux·elles. Plus longtemps durerait ce moment de contemplation, sans autre but immédiat, plus riche et nuancée serait, à notre avis, l’interprétation ultérieure de l’œuvre ou de l’événement historique qui y est associé. Ce regard « neuf » les engage dans une lecture esthétique : « lorsque nous contemplons un dessin dans une perspective esthétique nous prenons en compte non seulement le trait, mais aussi la couleur, son épaisseur, la façon dont il se fond dans (ou il contraste avec) l’arrière-plan, et ainsi de suite » (Schaeffer, 2015, p. 57). Tous ces aspects sont souvent ignorés lorsqu’on travaille avec des documents en classe d’histoire. C’est comme si le sens « émane des documents » à la simple lecture historique (Martineau, 2010), en faisant abstraction du fait que le·la lecteur·rice contribue au sens à construire (Adorno, 1989; Simard, 2002), notamment par ses observations apparemment sans grande importance et par le pouvoir de celles-ci d’évoquer des souvenirs ou de susciter des associations chez les lecteur·rice·s.
Afin d’accorder une plus grande place à l’élève dans l’analyse de documents, nous avons conçu un dispositif didactique qui amène les élèves à combiner la lecture esthétique avec la lecture historique à propos d’une série d’œuvres d’art. Ce dispositif repose sur l’idée que la mobilisation de la dimension esthétique peut entraîner une amélioration des compétences des élèves à analyser des œuvres d’art et contribuer à l’enrichissement de l’analyse historique.
L’objectif général de la recherche entreprise vise donc à mieux comprendre les effets d’une démarche interdisciplinaire d’analyse et d’interprétation d’œuvres d’art sur le plan des compétences en histoire. Cet objectif général se décline en deux objectifs spécifiques : 1) concevoir et mettre à l’essai une démarche interdisciplinaire d’analyse d’œuvres d’art; et 2) décrire et analyser l’apport de cette démarche sur le développement des compétences d’analyse documentaire.
Dans le cadre de cet article, nous présentons des résultats qui touchent au deuxième objectif spécifique. Dans les sections suivantes, nous exposons les aspects théoriques et méthodologiques de la recherche.
En vue d’analyser des œuvres d’art selon une démarche interdisciplinaire, notre cadre théorique repose sur des fondements ou principes issus de la didactique de l’histoire et de l’histoire de l’art.
Une œuvre d’art est un objet physique qui peut avoir une valeur esthétique ou conceptuelle (Carasco Baranco, 2014). Il peut s’agir d’une peinture, d’une sculpture, d’une photographie, d’un dessin, d’une installation, d’un collage, etc. Une œuvre d’art, pour être exécutée, fait appel à des techniques très précises (Serre-Floresheim, 1994). Une peinture peut par exemple être réalisée à l’huile ou à l’acrylique, être dotée de la perspective, etc. L’œuvre d’art est souvent liée à un courant artistique, c’est-à-dire à une tendance marquante d’une époque (Carasco Baranco, 2014). Une œuvre d’art « exprime son temps; elle est une manifestation sensible d’un contenu spirituel, un moment dans l’histoire en marche » (Goodman et Elgin, 1990, p. 7).
Comme les autres traces du passé, les œuvres d’art, dès lors qu’elles sont exploitées dans la perspective d’enseigner et d’apprendre l’histoire, doivent être analysées selon la méthode historique d’analyse des sources primaires afin de « transformer les documents en savoir historique » (Martineau, 2010, p. 179). Selon Seixas et Morton (2013), l’investigation de sources primaires doit être balisée par six concepts majeurs qui permettent aux élèves de développer leur pensée historique : 1) l’évidence; 2) la signification; 3) la continuité et le changement; 4) les causes et les conséquences; 5) la perspective historique; et 6) la dimension morale. Le premier concept, l’évidence, permet d’attribuer à un document ou à un objet le statut de preuve historique, et d’explorer les éléments qu’on peut observer (ce qui est dit dans un texte, ce qui est montré dans une photographie, ce qui est représenté sur une carte, etc.). La signification porte sur le contenu de la preuve historique; il s’agit de saisir en quoi la preuve est importante pour l’époque dans laquelle le document ou l’objet a été conçu, comment elle attribue un sens au passé, comment elle permet d’expliquer davantage le contexte de l’époque. Puisqu’une époque est une construction temporelle, les concepts de continuité et de changementpermettent de mieux la caractériser, en faisant des comparaisons avec le présent qui permettent de clarifier ce qui a changé et ce qui a demeuré en place. Les concepts de causes et de conséquences permettent d’expliquer pourquoi certains événements se sont produits, ainsi que de comprendre leur ampleur et leur durée. Un autre concept important est celui de perspective historique. Cela signifie qu’un événement est étudié selon ce qui était connu à l’époque et apprécié en fonction de la possibilité d’agir des acteur·rice·s historiques concerné·e·s. La perspective permet également l’empathie historique, c’est-à-dire la capacité de prendre en compte les choix des gens du passé, leurs croyances, leurs intentions et leurs intérêts. En étroite relation avec la perspective historique, la dimension morale permet de poser un jugement sur le passé sans projeter ses propres valeurs sur les acteur·rice·s historiques et sans juger leurs actes de façon manichéenne. Cela permet également d’assumer le passé et de mieux décider ou agir dans le présent (Endacott et Brooks, 2018).
Dans une recherche antérieure, nous avons eu l’occasion d’analyser des documents iconographiques (des cartes réalisées par Samuel de Champlain) selon les six concepts de la pensée historique. Bien que nous ayons apprécié la recherche d’informations à laquelle conduit cette démarche d’investigation, notre analyse de cartes anciennes nous a fait remarquer certaines limites (Stan et al., 2017) : d’une part, la méthode d’analyse demeure linéaire et ne permet pas de revenir sur la première interprétation des sources; d’autre part, elle ne prend pas en compte la dimension esthétique de certains documents (Stan, 2018). Ainsi, malgré la présence des « marques de scientificité » de l’époque, qui rendent crédibles ces cartes (les proportions, l’échelle, la légende, la rose des vents, le fait que l’auteur s’identifie comme navigateur, etc.), d’autres éléments figurant sur ces cartes (des fruits et des légumes, des poissons, des Autochtones dessinés dans la cartouche de la carte), nous ont permis de conclure que les cartes que nous avons consultées ne servaient pas à la navigation en mer, comme on aurait pu le croire de prime abord, mais à imager et à embellir le territoire de la Nouvelle-France, à montrer ses richesses et ses habitants, afin que le roi de France subventionne d’autres voyages d’exploration. Cet exemple nous permet d’affirmer qu’il y a lieu de s’interroger en première étape sur le type d’évidence ou de preuve. Quelle est la nature de cette preuve, portée à l’attention de l’élève? Une lettre, un article de journal, une peinture figurative, une photographie? Quelle médiation et quels biais dus à sa nature? Ces questions, qui peuvent émerger lors de la première ou de la deuxième étape de l’analyse documentaire selon la grille d’analyse de Larouche (2014), ne trouvent pas leur place dans le modèle de Seixas et Morton (2013). Conséquemment, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il faudrait d’abord formuler des pistes de réponse à ces questions, avant de procéder aux six étapes de la pensée historique.
L’historienne de l’art Mary Erickson a cherché des moyens d’accroître la capacité des élèves du primaire et du secondaire à interpréter historiquement une œuvre d’art. La chercheuse américaine a identifié trois types d’interprétation historique, centrés respectivement sur l’artiste historique, le public historique et la perception de l’œuvre dans son contexte historique (Erickson, 1994, 1995, 1998). Ces trois types renvoient à l’auteur·e et aux moyens qu’il·elle avait pour créer (artiste historique), à la mentalité et aux idéaux de beauté de l’époque (le public historique) et au regard contemporain de tout·e lecteur·rice (la perception de l’œuvre d’art). À propos de ces trois types d’interprétation, la chercheuse a démontré que la plupart des élèves du primaire sont en mesure d’interpréter historiquement des œuvres d’art en faisant des liens avec l’artiste (Erickson, 1994), ce qui s’apparente à la critique externe d’un document (des informations concernant le contexte de production : déterminer l’auteur, dater le document, déterminer l’authenticité ou la fausseté, etc.) et plus globalement aux heuristiques historiennes : lire entre les lignes, corroborer les sources, etc. (Wineburg, 2001). Toutefois, ce n’est qu’en 5e et 6e années que les élèves commenceraient à faire la différence entre l’intention de l’artiste et la réception des publics à travers les époques (Chen, 2001), et cette tendance se cristallise encore plus au secondaire (Erickson, 1998).
L’ensemble des études d’Erickson démontrent que les élèves sont aptes à contextualiser une œuvre et à l’analyser, mais puisqu’il·elle·s ne se conçoivent pas comme « public d’une autre époque », il·elle·s ne font pas ressortir ce qu’il·elle·s pensent ou ressentent quand il·elle·s travaillent avec ce type de document. Pourtant, ce troisième type d’interprétation est très bénéfique en histoire, puisqu’il permet aux élèves de réfléchir sur l’actualité du message artistique, et par le fait même les invite à faire des liens entre le passé et le présent (Stan, 2018). En effet, le sens d’une œuvre d’art semble s’ancrer dans le présent :
Le contexte sociopolitique et culturel dans lequel elle a été conçue nous en tient éloignés même à notre insu. Nous devons alors tenter de la remettre en situation; plus qu’une simple mise au point méthodologique (appareil critique, contexte historique, connaissance de l’auteur), nous avons à la traduire dans le langage de notre temps, celui dans lequel nous l’appréhendons
(Cauquelin, 2010, p. 70)
De plus, puisqu’il s’agit de leur propre perception, cela introduit un regard subjectif sur l’histoire, en permettant notamment aux élèves de prendre position quant aux événements controversés du passé (De Chamiec, 2002).
Afin que les élèves atteignent le troisième type d’interprétation d’Erickson (la perception de l’œuvre d’art), nous avons emprunté certains éléments à l’iconologie. Parmi les techniques d’analyse des documents iconographiques, l’analyse de type iconologique, définie ici comme un travail d’interprétation des images à trois niveaux différents (Mitchell, 2009), nous semble très riche et pertinente. Elle est composée d’une lecture « primaire », identifiable par la description de ce qui est visible; vient ensuite un second niveau de lecture, dite « conventionnelle », qui procède à une analyse iconographique (celle-ci exigeant la connaissance des sources écrites); le troisième niveau d’interprétation concerne le contenu « intrinsèque » que l’historien de l’art Panofsky (Gérard, 1970) nommait iconologie. Le postulat de cette méthode de lecture en trois temps est qu’il existe un écart entre le message de l’œuvre et ce que l’on voit. Nous avons retenu pour notre recherche l’importance d’agencer les œuvres d’art avec des sources écrites, afin que les élèves puissent interroger non seulement les images, mais aussi leurs rapports avec les textes et les discours qui les entourent, comme prémices pour une analyse (multimodale) iconologique. Nous avons retenu également la démarche de lecture des œuvres d’art en trois temps. Nous y revenons dans la section suivante.
Cette recherche utilise des données issues d’une étude de nature quasi expérimentale qui a eu lieu à l’hiver 2021 et qui a comporté quatre étapes : la constitution de l’échantillon; l’expérimentation du dispositif élaboré auprès du groupe expérimental (GE); l’exercice bilan; et la réalisation d’entrevues auprès d’une élève ciblée du GE.
La construction de l’échantillon s’est déroulée lors de la première étape de l’étude. Environ deux mois avant l’expérimentation en classe, nous avons fait passer un questionnaire au préalable auprès de quatre classes de 4e année du secondaire (donc les élèves ciblé·e·s par l’épreuve ministérielle d’histoire), provenant de deux écoles publiques et d’une école privée, situées à Montréal et ses environs. Le questionnaire a été élaboré sur la plateforme LimeSurvey.
L’échantillon des participant·e·s pour cette phase comprenait 73 élèves de 4e année de secondaire, 44 filles et 29 garçons, âgé·e·s de 15 à 17 ans avec une moyenne de 15,47 et un écart type de 0,52. La plupart sont né·e·s au Québec (n = 64; 87,7 %) et une grande majorité de leurs parents ont une formation universitaire (les pères : n = 35; 47,9 % versus les mères : n = 50; 68,5 %). Le questionnaire a permis d’identifier deux groupes comparables sur le plan des pratiques déclarées d’analyse de documents iconographiques et de constituer ensuite un groupe contrôle (GC) et un groupe expérimental (GE). Les enseignant·e·s de ces classes ont rempli aussi un sondage et cela nous a permis de valider le choix de nos deux groupes, en faisant un lien entre les pratiques déclarées des élèves et les perceptions de leurs enseignant·e·s, qui qualifiaient leurs élèves comme étant plus ou moins intéressé·e·s par les cours d’histoire et plus ou moins habiles dans la lecture et l’interprétation de documents.
Le GE qui a participé à la deuxième étape de la recherche était composé d’un total de 25 élèves, dont la majorité était des filles (n = 19; pour les garçons, n = 6), tandis que le GC était composé de 20 garçons et de 17 filles.
Lors de la deuxième étape, celle de l’expérimentation, le dispositif didactique d’interprétation des œuvres d’art, produit pour les besoins de cette étude, a été mis en place auprès du GE. Les élèves de celui-ci ont conséquemment participé à cinq ateliers (voir tableau 1; Ateliers 2 à 6). Les ateliers proposés aux élèves du GE ont été préparés par la chercheuse principale et l’enseignante de la classe, afin de s’assurer que le dispositif réponde aux besoins d’enseignement de l’enseignante et qu’il prenne en compte certains documents visuels qu’elle avait l’habitude de montrer en classe. Dans le GC (n = 37), les cours se sont déroulés conformément au programme d’histoire habituel. Le dispositif didactique s’est intégré dans la planification de l’enseignante qui prévoyait au moment de l’expérimentation enseigner la fin de la Deuxième Guerre mondiale et l’époque Duplessis.
Atelier 1 – Formation de l’enseignante Atelier 2 – Modélisation et pratique guidée (affiches de guerre et peintures) Atelier 3 – Modélisation et pratique guidée (statues et monuments des héros de guerre) Atelier 4 – Le message social et artistique des œuvres d’art (Refus global et art abstrait) Atelier 5 – Le message artistique des œuvres d’art (production intermédiaire : l’œuvre d’art préférée des élèves) Atelier 6 – L’art public Atelier 7 – Production finale (exercice individuel) |
Au fil des cinq ateliers de formation de 70 minutes (en gras dans le tableau 1), la classe du GE a travaillé des parties de la grille d’analyse et d’interprétation d’œuvres d’art (voir tableau 2) chapeautant le dispositif. Les œuvres d’art analysées provenaient généralement de sites muséaux, de la plateforme ÉducArt et étaient présentées directement sur ces sites ou insérées dans des PowerPoint. La grille d’analyse, issue de nos travaux antérieurs (Stan, 2018, 2021; Stan et al., 2019), a été adaptée pour les besoins de la recherche, afin de permettre la double interprétation des œuvres d’art recherchée, soit une interprétation du point de vue historique et une interprétation proprement esthétique.
Durant les ateliers, l’enseignante a demandé aux élèves, dans un premier temps, de se mettre à l’écoute de leurs premières impressions, sans autre consigne de sa part, pour laisser s’exprimer spontanément la sensibilité de chacun·e, ce qui correspond au premier niveau de lecture théorisé par Mitchell (2009). À titre d’exemple, lors du deuxième atelier, les élèves ont fait des observations spontanées sur une affiche de guerre incitant les femmes à s’engager directement dans l’armée. Pour pratiquer davantage cette technique de se mettre en relation avec une œuvre, l’enseignante les a invité·e·s ensuite à exprimer leur ressenti par rapport à un tableau de l’artiste canadienne Molly Lamb Bobak, représentant une femme soldat.
Le monde du lecteur | Le monde de l’auteur et de son œuvre | |
Type d’interprétation selon Erickson | Type III – perception de l’œuvre d’art | Types I et II – artiste historique et contexte historique |
Concepts de la pensée historique, selon Seixas et Morton | SignificationContinuité et changementDimension morale | ÉvidenceSignificationCauses et conséquencesPerspective historique |
Questions clés | Qu’est-ce que vous remarquez dans cette œuvre d’art (détails, éléments, thème, style, couleurs)?Quel sentiment fait naître cette œuvre? Qu’est-ce qui vous surprend, vous réjouit ou vous attriste en regardant cette œuvre d’art ? Sur quelles observations vous basez-vous pour affirmer cela ? Qu’est-ce que nous apprenons sur l’histoire [du Québec] à partir de cette œuvre d’art ? En quoi cette œuvre d’art est-elle différente, originale, par rapport à ce que vous connaissez ? Quel est, à votre avis, le changement le plus important par rapport à notre réalité d’aujourd’hui ? Comment cette œuvre d’art peut-elle nous aider à mieux comprendre le présent&bnsp;? Quels effets produit cette œuvre aujourd’hui ? Pourquoi ? Quelles sont les limites de cette œuvre dans le contexte actuel ? | Pourquoi l’artiste a-t-il créé cette œuvre ? Que voulait-il transmettre ? Quelles informations permettent de mieux comprendre son époque ? Existe-t-il d’autres œuvres qui racontent le même événement ? Si oui, en quoi leurs versions diffèrent-elles de ce que nous voyons ici ? Quelle a été l’influence du personnage représenté ? Quelles ont été les causes et les conséquences de l’événement décrit ? Cette œuvre et d’autres du même auteur reflètent-elles les grands courants d’idées de son époque (les croyances religieuses, le progrès, le rôle des hommes et des femmes, etc.) ? Quel était, à la lumière de votre recherche sur le sujet, l’impact de l’œuvre auprès du public de l’époque ? |
Dans un deuxième temps, l’enseignante a proposé aux élèves un ensemble de questions, dérivées des questions de la grille-type, pour leur apprendre à observer l’image plus précisément et ainsi aller au-delà de la simple observation. Il s’agit ici de modifier leur statut de spectateur·rice·s de l’image pour devenir actif·ve·s (Serre-Floresheim, 1994). À titre d’exemple, lors du troisième atelier, certaines questions, dérivées de la grille d’analyse des œuvres d’art, ont guidé les élèves dans l’interprétation d’un monument dédié aux soldats autochtones. Ainsi, on a demandé, entre autres, aux élèves, quelle vision de la guerre et de la paix se dégage de cette œuvre et quelles sont les observations leur permettant de soutenir leur interprétation. Cela leur a permis notamment de créer du sens en mettant en relation les différents objets portés par les personnages et les différents animaux représentés. L’enseignante a renforcé ses propos en montrant d’autres sources primaires qui portaient sur le même sujet (écrites ou imagées), afin d’atteindre le deuxième niveau de lecture de Mitchell (2009). Dans un troisième temps, en dialogue avec les élèves, l’enseignante a proposé une lecture construite à partir de leurs idées et observations, en insistant sur la manière dont chaque observation et information peut être mise au service d’une interprétation, assurant ainsi une lecture cohérente de l’image (ce qui correspond au niveau trois de lecture de Mitchell).
Cependant, certaines œuvres nécessitent une mise en contexte plus ample (Larouche, 2004; Martel, 2018; Pantofsky, 1970) afin de nourrir le questionnement et les observations des élèves. À titre d’exemple, lors du quatrième atelier, qui correspondait selon la planification de l’enseignante à l’époque de l’après-guerre, nous avons décidé d’axer l’atelier sur le manifeste du Refus global et d’introduire ainsi l’art abstrait de certains artistes signataires : Paul-Émile Borduas, Marcel Barbeau, Jean-Paul Riopelle, et Marcelle Ferron. Ce fut l’occasion de pratiquer davantage la lecture esthétique, à travers des questions dérivées de la grille d’analyse, volet lecteur : « Qu’est-ce qui vous surprend dans ces peintures? »; « Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous choque dans la composition de ces tableaux? »; « Si vous deviez en choisir une pour l’exposer dans votre chambre, laquelle serait-ce? Pourquoi? »
Lors du cinquième atelier, les élèves ont eu comme consigne de choisir une œuvre qu’il·elle·s affectionnent particulièrement et de la décrire. Ce fut une occasion de mettre en pratique les apprentissages acquis tout au long du dispositif didactique. Certain·e·s élèves ont fait preuve d’une grande sensibilité et d’un riche travail interprétatif en analysant des œuvres complexes, comme la Tête de mouton écorchée de Pablo Picasso.
Dans la troisième étape du projet de recherche, le GE et le GC (n = 62) ont participé à la réalisation d’une production écrite. Cet exercice, composé de 10 questions construites autour de six documents (deux documents écrits et quatre œuvres d’art), s’est déroulé sur la plateforme Google Forms. Nous avons choisi de combiner des documents écrits et visuels afin de stimuler davantage l’interprétation des élèves (selon les principes de l’analyse iconologique) et de permettre aux élèves de tirer profit de la multimodalité ainsi obtenue (Martel et Boutin, 2021). Plus loin, les questions posées autour de deux œuvres ciblées sont présentées.
Enfin, dans la quatrième étape du projet, une entrevue semi-dirigée a été réalisée avec une élève du GE.
Les données obtenues lors du questionnaire initial ont été analysées à l’aide du logiciel SPSS. Plus spécifiquement, des analyses descriptives ont été réalisées pour chacun des items. Pour la production des élèves et l’entrevue, le traitement a été effectué à l’aide du logiciel QDA Miner. Ainsi, l’analyse des données qualitatives a été réalisée selon un codage thématique qui permet de « découper transversalement tout le corpus » (Blanchet et Gotman, 2007).
Les thèmes ont été élaborés selon les questions types proposées dans la grille d’analyse (p. ex., posture des personnages, sentiments, concepts historiques, etc.). Pour des raisons de confidentialité et en conformité avec les exigences du certificat d’éthique obtenu de l’Université Laval, les noms des participant·e·s ont été remplacés par des codes.
Étant donné la richesse des données analysées, nous nous en tenons, dans cette partie, à présenter dans un premier temps (4.1 et 4.2) les résultats des réponses des élèves au questionnaire initial (données quantitatives) puisque celles-ci nous informent sur le rôle et l’importance accordés par les élèves aux œuvres d’art en classe d’histoire. Dans un deuxième temps (4.3), des données qualitatives de la production finale réalisée par le GE et le GC sont croisées et ensuite discutées. Enfin, dans un troisième temps (4.4), à ces réponses issues de la production finale, est ajouté le témoignage d’une élève du GE qui, à la toute fin de l’expérimentation, a été interrogée sur sa vision quant au rôle et l’importance des œuvres d’art en classe d’histoire, mais aussi sur la manière dont elles peuvent être analysées et interprétées.
Bien que notre recherche n’ait pas été axée sur la cocréation (Lacelle et al., 2019; Richard et Lacelle, 2020), nous avons senti le besoin de « pré-connaître » les élèves pour lesquel·le·s a été construit le dispositif didactique. Ainsi, nous voulions savoir, entre autres, comment il·elle·s travaillent avec des documents, quelle est leur conception sur l’enseignement de l’histoire, sur le rôle de l’enseignant·e, etc. Nous présentons ici les données du questionnaire que nous avons fait passer dans plusieurs classes, afin de brosser un portrait de ces élèves qui nous a servi ensuite comme point de référence dans l’interprétation des données recueillies lors de la phase expérimentale.
Le questionnaire destiné aux élèves de 4e année du secondaire avait pour objectif d’identifier leurs pratiques déclarées sur l’usage des œuvres d’art en classe d’histoire. Précisément, les aspects concernant l’importance de l’histoire en tant que matière scolaire, les activités extrascolaires pratiquées, l’importance des œuvres d’art dans un cours d’histoire, les modalités d’usage et les difficultés rencontrées lors de l’analyse ont été examinés. L’analyse des réponses des participant·e·s nous permet de tirer plusieurs constats.
Au regard du cours d’histoire de manière plus générale, plus de la moitié des répondant·e·s (n = 39; 53,4 %) se déclarent non-passionné·e·s de l’histoire. De plus, 41,1 % (n = 30) craignent l’examen ministériel. En ce qui a trait aux activités extrascolaires touchant au domaine des arts, 42,5 % des élèves (n = 31) font de la musique ou de la danse et très peu de la peinture (n = 8; 11 %). Dans les 12 derniers mois, aucune visite au musée n’a été effectuée par 74 % (n = 54) des élèves. Ce pourcentage élevé pourrait être expliqué par les mesures sanitaires liées à la pandémie, entraînant la fermeture des musées.
Les réponses des élèves sur les œuvres d’art et leur importance dans une classe d’histoire nous permettent de dégager certaines tendances. Ainsi, très peu de répondant·e·s accordent une signification importante (n = 23; 31,5 %) ou primordiale (n = 2; 2,7 %) aux œuvres d’art qui se trouvent reproduites dans les manuels d’histoire. Un peu plus de la moitié des élèves (n = 39; 53,4 %) considèrent que l’enseignant·e n’est pas mieux placé·e qu’eux·elles pour choisir les œuvres d’art à analyser en classe d’histoire. De plus, 75,3 % (n = 55) affirment que les œuvres étudiées en classe ne correspondent pas à leurs goûts et intérêts et sont, dans la plupart du temps, liées à des portraits ou à des statues de grands personnages historiques (n = 47; 64,4 %).
Concernant le rôle des œuvres d’art, sur le plan historique, la plupart des élèves les conçoivent comme étant tournées vers le passé, c’est-à-dire porteuses d’informations historiques. Précisément, 57,5 % (n = 42) considèrent que les œuvres d’art permettent de comprendre le monde d’autrefois, alors que 28,8 % (n = 21) les perçoivent comme susceptibles d’élargir leur culture générale. Sur le plan artistique, seulement une minorité d’élèves affirment que les œuvres d’art aident à développer une sensibilité artistique (n = 5; 6,8 %), et associent leur message avec le présent, en affirmant que les œuvres d’art permettent de se comprendre soi-même ainsi que le monde actuel (n = 5; 6,8 %). Parmi les actions qu’il·elle·s peuvent poser en lien avec les œuvres d’art, la plupart associent les œuvres d’art à des événements historiques et à des lieux vus en classe d’histoire (n = 47; 64,4 %). En contrepartie, 21,9 % semblent être conscient·e·s du caractère fictionnel des œuvres d’art : 15,1 % cherchent d’autres documents ou œuvres d’art traitant du même sujet, pendant que 5,8 % seulement se questionnent sur la véracité de ces documents. Très peu d’entre eux·elles, 13,7 % (n = 10), font preuve d’empathie historique en déclarant par exemple qu’il·elle·s s’identifient aux personnages.
Enfin, quant à l’utilisation des œuvres d’art lors de l’étude des réalités historiques, les résultats montrent que les élèves semblent réaliser habituellement une analyse sommaire des documents iconographiques. Ainsi, une grande partie d’entre eux·elles consultent premièrement le titre (n = 32; 43,8 %), d’autres regardent ce qui se trouve au premier plan de l’image (n = 22; 30,1 %), alors que certain·e·s d’entre eux·elles consultent la source pour prendre connaissance de l’auteur·e et de l’année de réalisation (n = 10; 13,7 %), et regardent des détails de l’arrière-plan et la posture des personnages (n = 9; 12,3 %).
Après l’expérimentation, le GE et le GC ont eu à répondre à 10 questions en se basant sur deux documents historiques écrits et quatre œuvres d’art. Les quatre premières questions, groupées autour d’une source écrite, d’une affiche de guerre et d’une peinture représentant des femmes-soldats, avaient pour rôle de faire ressortir les connaissances historiques des élèves et évoquaient directement la Deuxième Guerre mondiale. Comme nous souhaitons mettre l’emphase sur l’apport de la dimension esthétique dans l’analyse des œuvres d’art, le présent article traite seulement des six autres questions, inspirées des questions types proposées dans la grille d’analyse, construites autour d’un document écrit et de deux reproductions de peintures qui ne réfèrent pas directement à des événements historiques, mais qui permettent des mises en relation avec l’histoire (intitulées dans la production finale documents 5 et 6). Nous avons choisi de montrer deux tableaux représentant deux enfants afin de mieux interpeller les élèves et de saisir les éventuelles inférences et les constructions de sens réalisées en lien avec ces œuvres. La section suivante présente l’analyse des données qualitatives ainsi que les résultats.
Cette partie met en lumière l’analyse des réponses données par les élèves à des questions posées (voir tableau 3) à propos d’un document écrit et de deux reproductions de peintures (voir illustration 1 : documents 5 et 6 de l’exercice proposé aux élèves, respectivement Jeune indienne de Prudence Heward, et Faites-le cesser de Rhian Brynjolson).
Les questions posées autour de ces œuvres (voir tableau 3) touchent à la fois les aspects traitant « le monde du lecteur » (questions 1, 4, 5 et 6) ainsi que « le monde de l’auteur et de son œuvre d’art » (questions 2 et 3).
QUESTIONS | |
1. | Quel est le sujet du document 5 ? |
2. | Pouvez-vous associer le document 5 à un événement historique ? Quelles ont été les conséquences de cet événement ? |
3. | Regardez le document 6. Quel est selon vous le message que l’artiste souhaite transmettre ? Quels détails vous font dire cela ? |
4. | Quelles préoccupations de notre société retrouve-t-on dans ces deux tableaux? Que pensez-vous de ces enjeux ? |
5. | En regardant les documents 5 et 6, est-ce qu’il y a quelque chose qui vous choque, vous attriste, vous surprend ou vous révolte ? Quel est votre ressenti ? |
6. | Si on vous demandait de choisir un endroit public pour exposer une de ces œuvres, où la mettriez-vous ? Pourquoi ? |
L’analyse des réponses des participant·e·s des deux groupes (GE et GC) permet de mettre en évidence certaines tendances dans l’analyse iconographique chez les élèves de 4e année du secondaire.
À la question 1 « Quel est le sujet du document 5? Quels sont les détails qui vous font affirmer cela? », tous les élèves ont pu identifier le sujet, soit une jeune autochtone. Afin d’appuyer leur propos, les élèves se sont servi·e·s de plusieurs indices : le document écrit qui introduit la question et qui évoquait, entre autres, le fait que plusieurs artistes ont peint ou sculpté des Autochtones au début du 20e siècle, ainsi que le titre et des détails sur la peinture (vêtement, posture de la jeune fille, traits du visage). Certain·e·s ont combiné ces éléments (n = 10/62; 16,1 %). Fait intéressant, les élèves ayant appuyé leur propos par une plus grande variété d’observations proviennent majoritairement du GE (n = 8/10; 80 %). Également, certain·e·s élèves ont attribué des sentiments à la jeune fille représentée, en la décrivant comme « malheureuse », « triste », « mécontente », « désorientée » (n = 21/62; 33,8 %, dont 50 % font partie du GE).
À la suite des observations relatives à la première question, les élèves ont procédé à l’interprétation de l’œuvre, en répondant à la question suivante : « Pouvez-vous associer le document 5 à un événement historique? Quelles ont été les conséquences de cet événement? ». La grande majorité des élèves des deux groupes ont fait une association entre le personnage représenté et l’assimilation des Autochtones, en invoquant la « Loi sur les Indiens » et même des pensionnats situés à des endroits précis. Il est à noter qu’aucun des deux groupes n’avait étudié récemment la question des pensionnats autochtones, ce qui nous fait croire qu’ils ont mobilisé ici des connaissances provenant des médias. Cependant, dans le GE, nous avons remarqué un discours plus prudent et moins catégorique à travers les raisonnements des élèves. Voici quelques extraits des participants : « La jeune fille ne semble pas très heureuse et semble habillée d’une autre manière que sa culture d’origine, ce qui veut peut-être dire qu’elle a été emmenée dans un pensionnat pour être assimilée à la culture canadienne » (élève 59, GE); « L’enlèvement des enfants qui ont été forcés à être dans des pensionnats religieux a dû avoir un impact négatif sur la culture et l’identité des générations suivantes et perturber le système familial autochtone » (élève 60, GE). En contrepartie, un répondant du GC cette fois-ci s’est empêché d’analyser l’œuvre pour ne pas réactualiser les stéréotypes qu’elle dégage : « Je ne peux pas [associer un événement historique]. Pour moi, elle ne représente qu’une population du point de vue des blancs, qui n’avait pas la “permission” de juger et afficher leur vision de cette jeune indienne » (élève 34, GC).
Concernant les conséquences que l’événement historique a pu avoir sur le personnage, plusieurs élèves des deux groupes ont indiqué la perte culturelle (identitaire, linguistique), l’éloignement de la famille, les violences subies et les traumatismes, les maladies et la mort, la perte des droits, la ségrégation et la vie sur des réserves (n = 42/62; 67,7 %). Certain·e·s mentionnent même une perte « d’histoire » : « Les enfants autochtones qui ont été enlevés et forcés de vivre dans des pensionnats religieux pour les faire oublier leur culture d’origine et leur soumettre la coloniale. Ça a fait que la majorité de ces enfants ont oublié leur langue et leur passé, et cela est perdu pour les générations à venir » (élève 41, GC).
Quant au document 6, les analyses des élèves sont semblables, c’est-à-dire qu’il mobilise aussi plusieurs types d’observations. Ainsi, à la question « Regardez le document 6. Quel est selon vous le message que l’artiste souhaite transmettre? Quels détails vous font dire cela? », beaucoup d’élèves se réfèrent au titre, à la posture du personnage et à son expression faciale (n = 49/61; 80,3 %). Certain·e·s élèves évoquent comme argument les couleurs (n = 6/61; 9,8 %, dont 50 % font partie du GE) : « Je pense qu’il souhaite transmettre la peur et la terreur. Les couleurs choisies sont sombres, et la position ainsi que l’expression faciale du jeune ne démontre pas de joie, mais que de la peur » (élève 62, GE).
À la question « Quelles préoccupations de notre société retrouve-t-on dans ces deux tableaux? Que pensez-vous de ces enjeux? », les élèves des deux groupes ont exprimé leurs convictions, leurs inquiétudes et leurs valeurs. Ainsi, plusieurs élèves indiquent la question autochtone comme un enjeu important (n = 25/62; 40,3 %). Une élève soulève le défi de la réconciliation : « Comment se faire pardonner de ceci? » (élève 27, GC). D’autres élèves se prononcent sur les inégalités et le racisme (n = 6/62; 9,6 %), sur le bien-être et l’avenir des enfants, notamment sous l’angle de la violence, de la guerre ou de l’environnement (n = 19/62; 30,6 %). Sur ce dernier point, une élève du GE affirme : « L’avenir des enfants. Je trouve que c’est un enjeu très important, car les enfants sont souvent négligés lorsque l’on parle de l’avenir de notre pays ou de notre planète. Pourtant, les enfants sont les plus touchés par les problématiques qui vont mettre en jeu le déroulement du futur » (élève 1, GE). Cette question avait pour visée d’amener les élèves à investir les œuvres d’un message contemporain, en les rapprochant ainsi du type III d’Erikson (1995), lié de la perception d’une œuvre d’art. Ainsi, contrairement à ce qu’il·elle·s avaient déclaré dans le questionnaire initial, notamment le fait que les œuvres d’art éclairent surtout le passé, il appert que les élèves des deux groupes ont pu associer aux œuvres des défis actuels.
En complémentarité à cette question, il a été demandé aux élèves d’analyser les deux documents et de mentionner s’« il y a quelque chose qui les attriste, les surprend ou les révolte et quel est leur ressenti ». Ce type de question visait à faire ressortir un possible rapport affectif avec les œuvres analysées. Les élèves ont presque tou·te·s ressenti des émotions (n = 60/61; 98,3 %), notamment de la tristesse, de la révolte, de la honte, de la culpabilité et de la surprise. Pour un élève, le passé est même source de malaise : « Sincèrement […] même si je n’ai pas fait ces événements, je me sens un peu honteux que cela s’est produit » (élève 17, GE). Certain·e·s élèves font preuve d’empathie historique, en s’identifiant au personnage et à ses émotions (n = 33/62; 53,2 %, dont 30 % du GE) : « On peut ressentir la peur évoquée par les deux jeunes filles » (élève 41, GC); « Voir la jeune autochtone dans la peinture me rend aussi triste qu’elle. Son visage dit tout, de la pure tristesse. On dirait qu’elle a abandonné d’une manière, et cela me rend aussi furieuse » (élève 62, GE). Un autre répondant exprime ses sentiments par rapport au document 6 : « Je peux ressentir la peur du petit garçon, je trouve que l’artiste a bien exécuté le tableau, avec des couleurs sombres autour du garçon pour représenter la peur qui l’entoure » (élève 5, GE).
Alors que ces élèves s’identifient aux personnages et s’associent donc à une posture de victimes, d’autres élèves éprouvent des sentiments de révolte contre la société ou les autorités d’autrefois (n = 12/62; 19,3 %). Tous ces élèves appartiennent au GE (n = 12; 100 %). Voici un extrait : « Cela me choque de constater que des artistes étaient conscients et dénonçaient les injustices et que les autorités en plus de la population n’ont pas réagi » (élève 61, GE). Parmi ces élèves, quelques-un·e·s s’identifient à cette société qui agit en agresseur, tout en la critiquant : « Je trouve cela inhumain de détruire une nation entière pour s’enrichir et ensuite assumer que nous sommes en paix alors que nous avons fait souffrir des milliers, pour ne pas dire des millions d’Autochtones » (élève 60, GE). Enfin, un élève du GE témoigne d’une prise de conscience quant à la richesse de sens renfermée par des images : « Me surprend car je ne croyais jamais que des images peuvent me faire penser autant » (élève 10, GE).
La question « Si on vous demandait de choisir un endroit public pour exposer une de ces œuvres, où la mettriez-vous? Pourquoi? » était en lien avec l’actualité du message des œuvres (et donc liée à leur perception). Plusieurs élèves ont choisi un musée, une école ou le Parlement provincial ou fédéral (n = 32/62; 51,6 %), alors que d’autres ont visé un public plus large et ont choisi des endroits très fréquentés, comme le métro, le centre d’achat, le parc, l’Internet, etc. (n = 24/62; 38,7 %). Ainsi, certains pensent que les tableaux portent un message politique :
Je choisirais le Parlement d’Ottawa pour qu’elle soit bien à la vue des politiciens, car ce sont eux qui gèrent la société et qui ont le dernier mot, donc en voyant tous les jours le passé qui nous a mené à aujourd’hui, ils pourraient se questionner sur des problèmes qu’il faut régler de nos jours pour faire avancer la population vers un monde meilleur.
(élève 19, GE)
D’autres sont d’avis qu’elles méritent d’être exposées pour leur côté esthétique : « Peut-être dans un grand centre commercial pour que tout le monde puisse l’admirer ou dans une bibliothèque, je pense que cela ferait joli » (élève 62, GE). Une élève fait preuve de délicatesse envers les nations autochtones : « Peut-être que pour les communautés autochtones, ce seraient plus difficile, mais je voudrais avoir leur consentement pour l’accrocher par exemple dans un endroit public, comme un musée autochtone, car cela fait partie de leur histoire » (élève 31, GC).
Les résultats du questionnaire initial et de l’exercice bilan ont été croisés avec les données qualitatives d’une participante du GE qui, après la production finale, a accepté de faire une entrevue semi-dirigée.
À la suite de l’expérimentation, l’élève interviewée reconnaît l’importance des œuvres d’art dans l’étude de l’histoire, qu’auparavant elle avait sous-estimée :
Oui, ça m’a ouvert l’esprit sur justement c’est quoi le contexte, c’est quoi que l’artiste a voulu transmettre comme message, avant, je n’aurais pas pensé à cet aspect-là, j’aurais regardé la peinture, j’aurais trouvé ça beau ou non, mais j’aurais pas pensé c’était quoi l’histoire, les idées et les valeurs qu’il y avait en arrière de ça.
(élève 22, GE)
Également, l’élève souligne l’importance de s’exprimer et de formuler à haute voix une interprétation :
Justement avec les œuvres d’art, le côté historique ça apporte un autre point de vue que juste le cours d’histoire traditionnel qu’on a en classe, c’est aussi plus divertissant, aussi ça… nous permet aussi de nous exprimer puis de donner notre opinion, tandis qu’un cours d’histoire traditionnel, on écoute le professeur, on écoute les informations, mais on n’a pas notre regard, on peut pas dire vraiment c’est quoi notre point de vue.
(élève 22, GE)
Dans la même veine, l’élève dit avoir apprécié le moment où chaque élève a présenté une œuvre d’art qui se trouvait chez soi (lors de l’atelier 5), en exprimant par le fait même leurs émotions et leurs préférences artistiques : « À l’école on n’a pas la chance [de] connaître leurs émotions, leurs goûts par rapport à une œuvre, donc ça nous a vraiment permis de voir avec qui qu’on se rejoint justement, quelle œuvre qu’on apprécie, lesquelles qu’on aime moins, oui, j’ai trouvé ça intéressant ce partage » (élève 22, GE).
Fait notable, l’élève affirme également qu’elle a développé une nouvelle stratégie lors de l’examen, celle d’envisager les textes et les images comme étant complémentaires :
… quand on avait un examen je lisais les pages, il y avait des photos et je regardais les photos vite, parce que justement dans ma tête je faisais juste lire et ça m’aidait, mais là, après avoir compris c’était quoi le contexte, c’était quoi le sujet et plus approfondir l’œuvre, bien là maintenant quand je lis, à la fin de l’année, ça m’a vraiment permis de lire le texte, mais après prendre cette information-là et la transférer dans l’œuvre […] pour m’aider à comprendre.
(élève 22, GE)
Rappelons que les objectifs de notre recherche étaient premièrement de concevoir et de mettre à l’essai une démarche interdisciplinaire d’analyse d’œuvres d’art, pour ensuite décrire et analyser l’apport de cette démarche sur le développement des compétences d’analyse documentaire chez les élèves de 4e année du secondaire.
Les élèves soumis au dispositif didactique élaboré dans le cadre de cette étude (objectif 1) ont eu l’occasion d’étudier la Deuxième Guerre mondiale et l’époque de Duplessis à travers des œuvres d’art issues de la première moitié du 20e siècle. Plusieurs outils de collecte de données ont été mis en place afin de documenter l’expérimentation, mais aussi l’échantillon d’ensemble (GE et GC), autant sur le plan de la mobilisation des connaissances historiques que sur le plan de la réception d’œuvres d’art (objectif 2).
Dans cette section, nous discutons de certains éléments émanant de l’analyse des réponses au questionnaire initial et de la production finale (exercice bilan), que nous tentons d’éclairer à l’aide des données issues de l’entrevue semi-dirigée réalisée auprès d’une élève du GE.
Le questionnaire initial nous permet de dégager plusieurs constats sur les perceptions des élèves au regard du rôle et de l’importance des œuvres d’art dans l’étude de l’histoire, mais aussi en ce qui concerne l’histoire elle-même comme discipline scolaire.
Selon les réponses obtenues, il apparaît que les élèves accordent peu d’importance à l’histoire, en l’associant surtout avec l’évaluation et l’épreuve ministérielle, et moins avec l’apprentissage. Pour eux·elles, les œuvres d’art reproduites dans les manuels d’histoire sont peu intéressantes, car elles renvoient généralement aux grands personnages. Cela rejoint les résultats d’autres études, notamment celles de Boutonnet (2013) et de Lefrançois et al. (2016), qui décrivent l’enseignement de l’histoire comme magistrocentré et axé principalement sur le récit des manuels scolaires où les personnages et les événements occupent une place importante. Les élèves paraissent aussi ignorer le côté artistique des œuvres d’art lorsque celles-ci sont explorées en classe d’histoire : celles-ci servent à apprendre davantage sur le passé et font l’objet d’une analyse sommaire, durant laquelle les élèves réfèrent généralement au titre et à l’information du premier plan. Ce résultat corrobore l’étude de Van Nieuwenhuyse et al. (2017), qui ont mesuré le temps que l’élève passe à lire un document iconographique (moins de 1 minute et 30 secondes), dégageant des pratiques d’analyse de documents iconographiques assez superficielles, axées sur une lecture « verticale » (titre, premier plan et source). Enfin, peu d’élèves remettent en question la véracité des informations révélées par ces « documents profanes » (Éthier et Lefrançois, 2021) et tentent de confronter plusieurs sources (Wineburg, 2001).
La production finale a été l’occasion de mettre à l’épreuve ces pratiques déclarées. Tous les élèves ont pu répondre aux questions 1 et 3 (voir tableau 3), qui impliquent un repérage d’informations (Boutonnet, 2019) et qui s’apparentent par le fait même à un enseignement plus traditionnel de l’histoire. En réalisant une lecture « verticale », il·elle·s ont pu invoquer plusieurs arguments pour appuyer leurs propos. Cependant, l’analyse des réponses des élèves des deux groupes montre que l’agencement d’arguments de différentes natures (posture, couleurs, objets, vêtements, titre, source, année de réalisation, etc.), qui apporte une richesse et une solidité au travail interprétatif (Brown, 2007), a davantage été pratiqué par le GE.
Quant à la valeur documentaire des œuvres d’art analysées (les questions 2, 4 et partiellement 5; voir tableau 3), les élèves, tous groupes confondus, ont investi ces documents avec leurs connaissances historiques en mobilisant par le fait même des concepts de la pensée historique (Seixas et Morton, 2013), notamment l’évidence, la signification historique (l’association à un événement historique), les causes et les conséquences (de cet événement) et l’empathie historique. Sur ce point, bien qu’au questionnaire initial les élèves affirmaient avoir peu d’empathie historique (13 %), lors de la production finale, il s’est avéré que 53,2 % (n = 33/62) se sont identifié·e·s aux personnages des œuvres d’art. L’étude montre que les élèves du GE sont toutefois plus nombreux·ses à le faire. Dans la même veine, seul le GE a mobilisé le concept de dimension morale, sixième et très important concept de la pensée historique (Edling et al., 2020), qui implique de se sentir responsable des actes du passé et de les assumer. Cela pourrait être attribué au fait que tout au long du dispositif didactique, les élèves ont été encouragé·e·s à exprimer leur ressenti non seulement par rapport aux œuvres analysées, mais aussi par rapport aux événements, aux valeurs ou aux injustices que ces œuvres évoquent ou dénoncent, comme le passé colonial, les inégalités sociales, etc.
En ce qui a trait à la dimension esthétique des œuvres d’art analysées (questions 5 et 6; voir tableau 3), les élèves des deux groupes ont fait part de leur ressenti. Rappelons que selon les réponses au questionnaire initial, les élèves associent très peu les œuvres d’art à la sensibilité. Pourtant, selon certain·e·s auteur·e·s, un·e lecteur·rice se souviendrait des émotions qu’il·elle a ressenties ainsi que du contexte qui les a vues naître (Florey et Cordonier, 2017), ce qui est source d’apprentissage à long terme (Blanc, 2006; Chabanne, 2017). En effet, « sensation, perception, sentiment et raison sont des aspects de la connaissance qui agissent les uns sur les autres. Les œuvres fonctionnent quand elles informent la vision. […] Et la vision n’est pas seulement la perception oculaire, mais une forme générale de compréhension » (Goodman et Elgin, 1990, p. 74).
En tenant compte de leurs émotions, les élèves ont atteint le troisième type d’analyse iconographique théorisé par Erickson (1994, 1995, 1998), celui de la perception d’une œuvre d’art. Ce stade implique une réactualisation du message de l’œuvre dans le présent. Rappelons que lors du questionnaire initial, les élèves ont affirmé qu’il·elle·s font peu de liens entre les œuvres d’art et le monde d’aujourd’hui. Par contre, lors de la production finale, les élèves des deux groupes ont mis en mots leur perception et leur ressenti. Ainsi, en proportion égale, les élèves des deux groupes ont attribué des sentiments aux personnages, qui ont déclenché à leur tour des émotions aux élèves. Ce type d’émotions, nommées émotions « artefact », car liées au style, aux couleurs et à ce qui est représenté (Blanc, 2006), est étroitement lié aux qualités de l’œuvre d’art. D’autres élèves, la plupart appartenant au GE, ont ressenti des émotions « fictives » (Kneepkens et Zwaan, 1995) liées moins au personnage qu’aux événements qu’il traverse ou, dans notre cas, aux événements qui s’attestent dans le document (Gadamer, 1976), comme ce fut le cas de l’assimilation des Autochtones. Ces émotions, la plupart de révolte par rapport à la société et les autorités d’autrefois, mais aussi la tension exprimée par certain·e·s élèves entre le fait d’appartenir à une culture dominante (Rogers, 2006) et le besoin qu’il·elle·s ressentent de dénoncer les injustices que cette culture a causées à d’autres cultures, nous permet de reconnaître ici le concept de dimension morale, théorisé par Seixas et Morton (2013). Cette étude illustre donc que cette dimension de la pensée historique ne se révèle pas à travers des questions « historiques », mais plutôt en faisant parler les élèves quant au rapport complexe et chargé d’émotions qu’il·elle·s entretiennent avec le passé.
L’entrevue avec l’élève du GE offre de surcroît un aperçu des apprentissages faits durant les ateliers qui composent le dispositif didactique. Ainsi, l’élève a témoigné d’une nouvelle stratégie d’analyse documentaire, qui consiste à investir l’image avec des informations rapportées dans les documents écrits, pour une meilleure compréhension historique. Cette méthode, qui s’apparente à la méthode iconologique de Panofsky (Gérard, 1970), mettant en dialogue le discours de l’image avec d’autres discours provenant des sources écrites, permet de combler l’écart entre ce qui est montré et les significations et les valeurs auxquelles cela fait référence (Mitchell, 2009), sans compter que cela interpelle directement les apports d’une lecture multimodale réussie (Martel, 2018). L’élève a souligné également la pertinence d’exprimer son ressenti par rapport à ce qui est analysé ainsi que l’importance de faire appel à des œuvres d’art que les élèves préfèrent. Ce résultat fait écho à des études qui ont montré que la dimension affective favorise l’apprentissage (Chartrand et Blaser, 2008; Lacroix, 2001; Larouche, 2014).
Somme toute, la richesse des données quantitatives et qualitatives issues de l’étude entreprise nous a permis de tirer plusieurs constats quant à la vision des élèves sur le rôle et l’importance des œuvres d’art dans l’étude du passé et leurs habiletés à analyser celles-ci.
Grâce à l’expérimentation du dispositif didactique élaboré, les élèves du GE ont appris à prendre plus de temps à observer les œuvres d’art, ainsi qu’à exprimer leur sensibilité face à elles, ce qui est nouveau par rapport à une pratique historique bien instituée (Araújo-Oliveira, 2012), où seul le document écrit est souvent reconnu comme légitime pour faire dire ou parler l’histoire. Sans privilégier toutefois la réception que les élèves font de l’œuvre d’art au détriment de son apport comme témoignage historique, cette recherche a amené les élèves à faire une analyse de type esthétique et historique, les aidant ainsi à mieux décoder ce type de document. En effet, davantage exposé·e·s à des œuvres d’art et invité·e·s à exprimer leur ressenti, les élèves du GE de 4e année du secondaire semblent avoir développé une capacité accrue à faire des liens entre des œuvres d’art et le contexte historique étudié, en mettant à l’épreuve, par le fait même, leur littératie visuelle (Brynjolson, 2009). Par ce type de lecture, ce n’est pas seulement le rapport à l’art qui change, mais aussi le rapport à l’histoire comme discipline et à ses registres de vérité, dès lors que les élèves comprennent qu’un document peut leur apporter quelque chose dans la mesure où il·elle·s peuvent eux·elles-mêmes lui conférer du sens.
Nous pensons que la présente étude apporte de nouvelles connaissances quant au travail d’interprétation des documents iconographiques ayant une dimension esthétique. Les résultats qui en découlent, bien qu’ils soient nécessaires de les confronter à de plus larges échantillons, pourront assurément outiller les enseignant·e·s d’histoire, notamment en leur proposant de diversifier les méthodes d’enseignement pour analyser ce type de documents. En guise de recherches futures, il serait pertinent de suivre les élèves sur une plus longue période et conséquemment de bonifier le dispositif didactique (par l’ajout, entre autres, d’ateliers et la pratique répétée d’analyse d’œuvres diverses), afin d’obtenir des traces variées. Cela permettrait de mesurer encore plus précisément l’impact de la prise en compte des émotions sur le plan des apprentissages en histoire.
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