Dans cet article, nous présentons une analyse réflexive et théorique de l’utilisation d’Instagram comme catalyseur à la production de textes poétiques au secondaire, à l’issue d’un projet de recherche subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Nous nous penchons sur l’utilisation de la plateforme Instagram, en particulier du mouvement #InstaPoésie, en tant que médium favorisant l’expression de soi, plateforme de partage, tremplin pour la découverte d’œuvres littéraires, vecteur créatif pour l’élaboration de séquences didactiques, et catalyseur de réflexions éthiques de la part des chercheur·se·s. Les didacticien·ne·s de la littérature y trouveront des pistes utiles tant pour la recherche que pour l’enseignement-apprentissage de la poésie à l’ère du numérique.
In this article, we present a reflective and theoretical analysis of the use of Instagram to foster poetry writing among adolescents, as a result of a research project funded by the Social Sciences and Humanities Research Council of Canada. We focus on Instagram, particularly the #InstaPoetry movement, as a catalyst for self-expression, sharing, literature exploration, inspiration for lesson planning, and ethical discussions. Researchers and practitioners alike will find useful recommendations for literature and poetry teaching in the digital era.
La didactique de la poésie est un champ en émergence au Québec et dans la francophonie. En effet, les pratiques d’enseignement ne cessent de se renouveler et les adolescent·e·s qui lisent des poèmes font preuve d’une diversité grandissante sur les plans culturel, linguistique, et numérique. L’enseignement de la poésie dans les écoles secondaires du Québec fait également l’objet d’une double tension entre le devoir de maitriser des contenus en préparation aux examens (par exemple, la lecture analytique et l’analyse littéraire et formelle), et le désir de mobiliser les postures cognitivo-affectives des sujets-lecteurs (Émery-Bruneau, 2020). À cet écueil s’ajoute le fait que les élèves du secondaire ne reconnaissent pas toujours la pertinence de la lecture d’œuvres poétiques. En parallèle, une majorité de jeunes maintiennent une présence accrue sur les réseaux sociaux (Schimmele et al., 2021). En effet, au Canada, 45% des jeunes de 7 à 17 ans sont des utilisateur·rice·s actif·ve·s d’Instagram, et 43 % d’entre eux·elles consultent l’application plusieurs fois par jour (Observateur des technologies médias, 2021). Cette présence accrue sur Instagram concorde avec la croissance de publications à caractère poétique, lesquelles sont identifiables grâce, entre autres, au mouvement #InstaPoésie (#InstaPoetry). Ce mouvement est très populaire auprès des utilisateur·rice·s. À titre d’exemple, le mot-clic #instapoetry générait 94 publications par heure sur Instagram en date du 4 avril 2022 (Best Hashtags, 2022). Pour repérer des InstaPoèmes, les utilisateur·rice·s interagissent avec les mots-clics (ou identifiants de métadonnées recourant au symbole dièse) sur Instagram et butinent d’une publication à l’autre. De cette façon, il·elle·s découvrent des InstaPoèmes en fonction des algorithmes qui dictent la popularité des publications. En effet, les algorithmes sont responsables de l’engagement des utilisateurs : si une publication n’est pas vue ou aimée, l’utilisateur·rice ne sera pas porté·e à découvrir du contenu similaire (Mosseri, 2021). Ce processus fait partie de ce qu’Argyris et al. (2020) appellent la « congruence visuelle »1 sur Instagram (p. 1), laquelle vise à attirer le plus d’abonné·e·s qui partagent des intérêts communs, comme les communautés de lecteur·rice·s littéraires ou celles d’adeptes de poésie. Ainsi, le mouvement #InstaPoésie permet aux utilisateur·rice·s, dont les jeunes, de connaître des poèmes par d’autres moyens que celui de l’enseignement traditionnel de la poésie en salle de classe.
Les pratiques numériques des jeunes impliquent des démarches dynamiques de construction de sens à l’aide de plusieurs modes (Lacelle et al., 2017) et comporte de nombreux défis, tant stimulants que réels, pour l’enseignement du français (Capt et al., 2020). Conjointement, il est possible que leur découverte d’InstaPoèmes ravive leur engagement envers la lecture et l’écriture, particulièrement lorsqu’il·elle·s lisent et produisent des textes poétiques en classe. En lien avec ce numéro thématique sur la didactique et la créativité, et dans l’optique de rendre compte des pratiques créatives en classe, nous présentons des orientations théoriques préalables à la conduite d’une recherche qualitative sur l’enseignement-apprentissage de la poésie avec l’utilisation d’Instagram. Grâce à la planification et à l’élaboration d’une étude à grande échelle ayant reçu l’appui d’une subvention de développement Savoir du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et impliquant quatre sites de recherche (deux à Montréal, un à Edmonton, et un à Ipswitch, en Australie), nous proposons la plateforme Instagram comme vecteur de cinq champs : l’expression de soi, l’espace de partage, la découverte littéraire, l’élaboration d’une séquence didactique, et la responsabilité éthique.
Instagram sert souvent de plateforme pour favoriser l’expression de soi (Leaver et al., 2020). Cette dernière est définie comme l’affirmation explicite des traits de la personnalité d’une personne exprimée par le biais de modalités communicatives comme la conversation, les comportements, les arts (comme la poésie), et les pratiques qui en découlent. Dans le cas d’Instagram, l’expression de soi constitue l’un des facteurs de motivation principaux pour l’utilisation de la plateforme (Lee et al., 2015). Les utilisateur·rice·s peuvent choisir leurs propres images et vidéos à des fins de publication et y ajouter leurs commentaires, ce qui personnalise les habitudes de navigation à l’aide d’algorithmes conçus à cet effet. Autrement dit, l’expression de soi conditionne et oriente les comportements de navigation des utilisateur·rice·s sur la plateforme.
Les utilisateur·rice·s articulent leurs idées et les expriment par des publications multimodales à contenu varié ou encore le partage d’une page ou d’une histoire (story). Les postures réactives des utilisateur·rice·s témoignent notamment des émotions ressenties lors de la réception d’InstaPoèmes. De plus, l’estompement de la frontière entre les sphères privée et publique, provoqué par la navigation sur Instagram, peuvent raviver un sentiment d’authenticité chez les internautes (Manning, 2020). En effet, les publications multimodales partagées sur les réseaux sociaux font l’objet de narrations personnelles (personal narratives) (Manning, 2020). Sur le plan personnel, l’expression de soi peut contribuer au renforcement de la confiance en soi, à la découverte d’intérêts, ou encore à la communication authentique avec les autres (Jackson et Luchner, 2018). Ces facettes de l’expression de soi peuvent, à l’occasion, contribuer au bien-être des utilisateur·rice·s de la plateforme.
Instagram comporte aussi des aspects négatifs. Plusieurs études suggèrent que des cas d’intimidation ou de cyberattaques peuvent se produire lorsque les utilisateur·rice·s interagissent sur les réseaux sociaux. En outre, certaines personnes utilisent des applications comme Instagram pour mettre en ligne des images parfois troublantes, comme celles montrant des marques d’automutilation (Picardo et al., 2020). À ce titre, les utilisateur·rice·s doivent être protégé·e·s par des politiques de confidentialité et de protection (Choi et Sung, 2018) et faire preuve de vigilance. Cette vigilance peut être renforcée par le contrôle parental et des politiques protégeant les jeunes contre la cyberintimidation.
Le concept de partage sur les réseaux sociaux n’est pas nouveau et son origine remonte aux débuts de la navigation sur Internet. Depuis 2010, la plateforme Instagram permet aux utilisateur·rice·s, à l’échelle mondiale, de partager du contenu multimodal accompagné de brefs commentaires (Suess et Budge, 2018). Plusieurs chercheur·se·s ont d’ailleurs souligné que le partage sur les réseaux sociaux dépend du caractère foncièrement social des interactions humaines et prend place lorsque les utilisateur·rice·s prennent la décision de rendre du contenu accessible à des groupes ou à des utilisateur·rice·s spécifiques (BigCommerce, 2022). Cela étant, selon Lobinger (2016), les raisons de contribuer au partage de contenu sur Instagram s’avèrent plurielles et complexes comme elles enchevêtrent l’expression de soi, la communication et le réseautage. L’expression de soi implique un dévoilement des facettes de la personnalité d’un individu (Caldeira, 2016) et se manifeste de manière verbale ou non verbale (Goffman, 1990). Elle peut aussi déterminer la construction d’un récit personnel destiné à un public particulier (Giddens, 1991), et Instagram est un vecteur idéal à cet effet. Conjointement, la dimension communicationnelle revêt une importance particulière en ce qui a trait au partage sur Instagram. Les utilisateur·rice·s emploient la plateforme pour partager, par exemple, leurs états d’âme par rapport à leur routine ou aux événements auxquels il·elle·s assistent (Suess, 2020). Il·Elle·s l’utilisent également pour entrer en contact avec les autres; ces publications façonnent la manière d’interagir et de se positionner par rapport à des enjeux tant sociaux que politiques. Cette démarche de partage correspond également à celles expérimentées durant la pandémie de la COVID-19 afin de communiquer de manière authentique et simultanée avec les pairs (Ferguson et Lemieux, 2022; Scott et al., 2022).
De plus, de nombreux·ses utilisateur·trice·s partagent des mots-clics au sein même de leurs publications pour faire découvrir le contenu de leur profil et s’identifier à des communautés d’internautes. Ces marqueurs servent à canaliser et à regrouper des contenus pertinents par le biais d’un processus de référencement croisé, reliant les renseignements pertinents d’une page à une autre. Selon Papacharissi et Easton (2013), les mots-clics peuvent grandement influencer la culture populaire, et cela est particulièrement vrai lorsqu’ils sont utilisés pour rassembler les données des utilisateur·rice·s (Suess, 2020).
Avec l’ensemble de ces mécaniques de communication et de partage, nous sommes témoins de la création de communautés qui permettent à des personnes minoritaires d’avoir un espace pour échanger (Hendry et al., 2021). Nous soulignons également que le partage peut soulever de nombreux problèmes éthiques chez les internautes, en particulier si les gens partagent de l’information sans le consentement des personnes concernées ou si il·elle·s partagent du contenu répréhensible ou irrespectueux. Ceci constitue le caractère « agglutinant » d’Instagram, pour reprendre l’appellation2 de Brophy (2019), car le partage implique à la fois des retombées positives et négatives. Il est donc crucial que les utilisateur·rice·s qui partagent du contenu soient consciencieux·ses et respectueux·ses des autres. Nous reviendrons sur les considérations relatives à l’éthique plus tard dans l’article.
L’enseignement de la littérature s’accompagne souvent d’un questionnement relatif à la légitimité des canons littéraires enseignés au secondaire. En ce qui a trait à la littérature numérique, elle tend à remettre en question certains critères. Au lieu d’adhérer aux conventions de la littérature imprimée (monomodale), elle préconise la posture d’auteur·e comme celui·elle d’un·e entrepreneur·se social·e, auteur·e de créations multimodales. À cet effet, l’étude de la littérature numérique (Brunel et Quet, 2018; Gervais et al., 2022; Lacelle et al., 2017) peut tout autant référer aux textes littéraires qu’au marché de la lecture sur Internet et des pratiques de consommation des utilisateur·rice·s. Ces dernières variables ne sont ni prévisibles ni transparentes. Il nous importe moins de définir les genres de la littérature numérique ou encore de déterminer ce que constitue la littérature sur Instagram. Cependant, il nous semble primordial de comprendre ce que la littérature sur Instagram crée comme engouement, en particulier chez les jeunes. Cette démarche est impérative puisque, comme Kiernan (2021) le mentionne, « l’entreprise entrepreneuriale qu’est la production instapoétique continue » [traduction libre] (p. 46) et se penche sur des priorités différentes que celles véhiculées par la littérature et la poésie monomodales.
Cependant, nous entrevoyons que la réaction esthétique et l’appréciation critique en lecture peuvent être étudiées par le biais de la découverte d’InstaPoèmes. Nous attirons plutôt l’attention sur la possibilité de redéfinir les balises entourant cette exploration afin de voir comment les réseaux sociaux « rendent visibles plusieurs processus et relations qui contribuent à la production, à la circulation, et à la consommation de la littérature » [traduction libre] (Thomas, 2020, p. 4). Ces processus témoignent, entre autres, de la nature changeante des pratiques de lecture : « Le continuum entre la lecture esthétique et la lecture efférente décrit simplement deux perspectives sur le monde, et le processus transactionnel [entre le lecteur et le contenu lu] s’appliquera, peu importe le média. » [traduction libre] (Rosenblatt, 1995, p. xviii)
Ce plaisir de lire dépend de plusieurs variables, dont la diversité des lecteur·rice·s et des générations auxquelles il·elle·s appartiennent, qui modulent leur rapport à la lecture (Rosenblatt, 1995). Par ailleurs, il nous semble impératif de noter comment les première et deuxième générations de littérature numérique, caractérisées par l’apparition de technologies omniprésentes dans les foyers et de théories postmodernes menant à l’exploration de fictions hypertextuelles et vidéoludiques, n’ont pas toujours nourri l’intérêt des lecteur·rice·s adolescent·e·s. Comme Thomas (2020) l’a démontré, et à défaut d’avoir ressenti les bienfaits tant attendus de l’interactivité associée au numérique, un des problèmes majeurs relatifs à la littérature numérique est le fait que peu de gens veulent la lire. Ainsi, « peu de preuves empiriques […] suggèrent que les auteurs de ces fictions ont interagi de manière significative avec des lecteurs réels » [traduction libre] (Thomas, 2020, p. 28). Cependant, ce n’est pas le cas avec la littérature numérique de troisième génération, chapeautée par des InstaPoètes comme Rupi Kaur, dont les œuvres, tant sur Instagram que sur papier, jouissent d’une grande popularité. Comme Freeman-Powell l’a mentionné dans un article pour la BBC (2019), les ventes des recueils de poésie ont augmenté de moitié de 2014 à 2019, et plus de 27 millions d’utilisateur·rice·s d’Instagram ont employé le mot-clic #poetry sur une période d’un an.
La popularité de l’InstaPoésie n’est pas probablement surprenante, étant donné que la littérature numérique de troisième génération, forme d’écriture souvent indissociable des modalités technologiques auxquelles elle appartient, est progressivement acceptée. Comme les utilisateur·rice·s d’Instagram peuvent lire des InstaPoèmes quotidiennement et utiliser leurs téléphones pour interagir avec les auteur·e·s en temps réel, il n’existe presque pas de distinction entre la littérature et l’expérience vécue. Comme le contenu d’un texte est indissociable de sa fonction (Tyson, 2006), et comme les lecteur·rice·s entrent nécessairement dans la tâche de lecture en fonction de leurs besoins (Birkerts, 2007), l’InstaPoésie est une forme de littérature numérique facilitant une communication multimodale (Ty, 2018).
Même si les littératures numériques et monomodales sont différentes puisqu’elles font appel à des processus de lecture avec des points d’entrée et des cadres de référence différents, elles se rejoignent sur le plan de la transaction avec le texte, ou la relation esthétique entre le·la lecteur·rice et le texte. Comme l’affirme Rosenblatt (1995), peu importe sa forme, son contexte ou la plateforme, la littérature inclut « les joies de l’aventure, le plaisir associé à la beauté de l’univers, les intensités du triomphe et de la défaite, les questionnements et les réalisations personnelles, la tension entre l’amour et la haine » [traduction libre] (p. 6). Peu importe si la littérature est présente dans nos écrans numériques ou dans un livre, elle aide à comprendre les complexités quotidiennes tout en amplifiant les implications socio-affectives relatives à l’expérience de lecture, même si une telle expérience est encore inconnue. Comme transaction entre le texte et le·lalecteur·rice, la lecture unit, tant sur la page que sur l’écran.
La poésie engagée est souvent abordée dans les classes du secondaire, mais son enseignement peine parfois à toucher les adolescent·e·s investi·e·s dans une situation d’enseignement et d’apprentissage (Jefferson et Bergeron, 2007). Pourtant, lorsqu’utilisée de concert avec la plateforme Instagram, la poésie peut prendre une forme créative toute particulière pour véhiculer l’expression de soi, comme elle mobilise l’investissement subjectif des adolescents (Lemieux, 2020). Cette démarche permet également aux adolescent·e·s de collaborer et de prendre plaisir à découvrir la littérature (Kovalik et Curwood, 2019). Pour ces raisons, nous trouvons pertinent de réfléchir à l’intégration de la plateforme Instagram à une séquence didactique adaptée pour l’enseignement-apprentissage de la poésie au secondaire, particulièrement au deuxième cycle ou pour les adolescent·e·s âgé·e·s de 15 à 17 ans.
D’emblée, il nous semble important de rappeler que la rédaction d’un texte littéraire implique la mobilisation d’une charge cognitive importante. En effet, créer des textes poétiques en mettant à profit son imaginaire, ses sentiments, ses émotions et sa sensibilité esthétique, en plus de réinvestir avec justesse les concepts et les notions littéraires acquises, n’est pas une mince tâche pour l’élève. Dans ce contexte, il nous semble pertinent d’appliquer rigoureusement les stratégies propres à l’enseignement explicite (direct instruction). Pour ce faire, nous procédons en amont à un découpage des savoir-faire à développer en utilisant une démarche directive, itérative et systématique. Le modelage, suivi de phases de pratiques guidées, collaboratives et autonomes, s’avère une pratique efficace découlant de résultats empiriques (Gauthier et al., 2013) parce qu’il constitue « la seule approche ayant obtenu des résultats positifs pour l’acquisition des trois matières de base et des trois types d’habiletés (scolaires, intellectuelles et affectives), et ce, pour tous les types d’élèves » (Hébert, 2019, p. 73). Dans les paragraphes suivants, nous présentons la démarche didactique suivie dans un des quatre sites de recherche du projet, soit celui d’une école francophone du Grand Montréal.
Pour l’élaboration d’une séquence d’enseignement et d’apprentissage employant la plateforme Instagram, nous préconisons la présentation systématique des objectifs à atteindre en lien avec les résultats attendus. L’intention ici est de convaincre les élèves que les stratégies liées à la rédaction de leur texte leur seront utiles, non seulement pour la tâche à réaliser dans le cadre du cours de français, mais aussi dans des contextes futurs, pour aborder les slogans en publicité, par exemple, ou pour composer des slams et des chansons. Travailler leur rapport à la finalité de la classe de littérature est un élément crucial pour amorcer cette séquence et favoriser un engagement comportemental, affectif et cognitif optimal de la part des élèves (Fredricks et Blumenfeld, 2004; Lemieux, 2020).
Dans un deuxième temps, afin d’activer les connaissances antérieures des élèves majoritairement francophones visé·e·s dans une des quatre études, nous avons tenu à amorcer la séquence avec un défi d’écriture proposé par un·e InstaPoète. Les défis lancés à intervalles réguliers sont externes à l’institution scolaire et suscitent l’implication de ses abonné·e·s. Les abonné·e·s sont invité·e·s à rédiger un court texte pour ensuite le partager sur la plateforme. Des amorces telles que « Lancez un chronomètre de huit minutes et écrivez quelque chose qui commence par “Je n’ai jamais appris à tomber…” » sont proposées. Dans le contexte du projet, le but de cette courte activité est de faire écrire un poème par chacun·e des élèves en leur demandant d’en justifier le caractère poétique. En partageant quelques textes à la classe et en pointant avec les élèves ce qui relève ou non de la poésie (figures de style, champs lexicaux, forme, ponctuation, etc.), l’enseignant·e est en mesure de réactiver et de constater l’étendue des connaissances et des compétences de ses apprenant·e·s tout en les initiant à l’InstaPoésie.
Dans la séquence didactique, la plateforme Instagram sert d’amorce pour l’enseignement explicite de la poésie en classe de français au secondaire. L’enseignement explicite des notions utiles à l’analyse formelle d’un texte poétique (l’intention de l’auteur·e, les repères culturels, le message, le lexique et les thèmes, l’organisation syntaxique, les images et les symboles, ainsi que le rythme et la musicalité) se déroule en classe, et peut être facilité par le visionnement de capsules vidéo préalablement didactisées dans la séquence. Cette étape peut permettre aux élèves de réinvestir ces notions dans leur production poétique. L’enseignant·e propose ensuite, en grand groupe, des tâches similaires à celles que les élèves auront à réaliser lors de la pratique guidée et de la pratique autonome, dont plusieurs modelages au cours desquels il fautexpliciter les stratégies à l’étude en rendant sa pensée visible par l’entremise d’exemples et de contre-exemples. Pour être optimale, cette approche doit intégrer le QUOI (les connaissances déclaratives), le COMMENT (les connaissances procédurales) ainsi que le QUAND et le POURQUOI (les connaissances conditionnelles) dans sa démonstration afin de s’assurer que les apprenant·e·s sachent dans quels contextes mobiliser leurs connaissances (Bocquillon et al., 2019). Pour cette étape, l’enseignant·e analyse à voix haute six extraits de poèmes tirés d’auteur·e·s provenant de la diversité. Le choix de ce corpus n’est pas le fruit du hasard puisque nous avons pris soin d’intégrer des auteur·e·s et artistes provenant de la diversité, qu’elle soit sexuelle ou ethnoculturelle. Par exemple, nous avons didactisé les œuvres de Simon Boulerice (auteur gai), Joséphine Bacon et Marie-Andrée Gill (toutes deux poétesses innues). Nous considérons que la reconnaissance de la diversité des auteur·e·s et des œuvres est incontournable et pertinente pour rejoindre l’hétérogénéité d’une classe et refléter le bagage culturel des apprenant·e·s en situation de réception (Miquelon, 2022). Soulignons que les extraits choisis renferment des thématiques similaires, notamment la quête identitaire, la fatigue, le mouvement et les souvenirs, ce qui permet à l’enseignant·e de se pencher sur l’intertextualité. Ensuite, l’élève récapitule et synthétise la nouvelle matière pour qu’elle figure dans ses connaissances. Pendant ce temps, l’enseignant·e et les élèves peuvent offrir un soutien temporaire sous forme de rétroactions ou d’explications supplémentaires. Cette étape « laisse une place importante au travail collaboratif favorisant la discussion autour des stratégies à utiliser » (Falardeau et Gagné, 2012, p. 11).
Pour stimuler leur inspiration poétique et les conduire à la rédaction d’un texte de manière autonome, nous avons choisi de nous servir des stratégies propres à l’appréciation des œuvres artistiques (Ministère de l’éducation du Québec, s.d.). Nous croyons en effet que la dimension en arts plastiques Exploiter des idées en vue d’une création personnelle (compétence 1) est transférable à la classe de français, et même souhaitable pour inspirer des jeunes à rédiger des textes poétiques. Pour concrétiser cette idée, il faut demander aux élèves, en guise de premier exercice, de verbaliser leur appréciation d’une œuvre picturale de leur choix (Chabanne et Dufays, 2011) en s’imprégnant des émotions ressenties et en repérant les aspects historiques, socioculturels, expressifs et symboliques (analyse) de l’image et à tisser des liens avec les éléments reconnus et les émotions ressenties (interprétation et réaction). Il·Elle·s doivent ensuite répéter l’exercice avec une des images tirées de la galerie virtuelle du Musée des beaux-arts de Montréal. Ces œuvres font écho aux thèmes abordés dans les œuvres du corpus de textes présentés préalablement. Finalement, pour rendre compte de leur appréciation et de leurs réactions, nous leur proposons de créer un texte poétique de forme libre, intégrant les connaissances acquises tout au long de la séquence, pour être potentiellement publié sur le réseau social Instagram et profiter d’une visibilité engageante. Nous estimons que cette séquence didactique laisse place à la créativité dans la production des élèves, ce qui favorise une appropriation plus grande des objectifs d’apprentissage en classe de français au secondaire.
La croissance fulgurante d’Instagram a amené de nombreux·ses chercheur·se·s à s’intéresser aux considérations éthiques engendrées par l’utilisation de la plateforme. Cela étant, ces enjeux ne font pas encore l’objet de beaucoup d’études empiriques (Henderson et al., 2013). L’utilisation des réseaux sociaux en recherche occasionne pourtant plusieurs questionnements nécessaires quant à la transparence et à l’éthique. Toutes ces considérations relèvent, entre autres, ducontenu à publier, du droit d’auteur et de l’âge des participant·e·s – des enjeux aussi importants dans le domaine de l’enseignement que dans celui de la recherche. En lien avec la séquence didactique, la publication des créations poétiques qui résulte de la séquence didactique doit faire l’objet d’une autorisation parentale et d’un accord d’assentiment de la part de l’élève.
Encore aujourd’hui, peu de recherches ont été menées sur les pratiques enseignantes intégrant Instagram au sein de l’enseignement-apprentissage de la poésie. Afin de nourrir les réflexions éthiques sur cet usage, dans cette section, nous effectuons un survol des considérations éthiques encourues dans deux types de recherches qui ont recours à Instagram, soit la recherche ethnographique et la recherche-développement. Nous espérons que ces orientations théoriques sauront aider les didacticien·ne·s de la littérature à entamer une utilisation responsable de la plateforme Instagram.
L’approche ethnographique se rapporte à l’étude d’un terrain d’enquête dans le but de mieux comprendre et d’étudier les communautés qui y évoluent (Marchive, 2012). Cette perspective provient d’études anthropologiques et les modèles méthodologiques se sont depuis multipliés afin de s’adapter aux réalités plurielles d’un terrain étudié (Pastinelli, 2011). Certains travaux employant une approche ethnographique se limitent à l’espace et aux activités menées en ligne, alors que d’autres chercheur·se·s jugent nécessaire de considérer aussi les activités hors ligne des participant·e·s pour attester des données (Curwood et al., 2019). Dans les deux cas, l’approche ethnographique présume que le·la chercheur·se prend part à l’étude de ce terrain afin d’être en posture idéale pour l’étudier (Marchive, 2012). Cette approche comporte cependant plusieurs défis. Premièrement, il est pratiquement impossible que l’équipe de recherche n’affecte pas le déroulement de l’enquête (Marchive, 2012). Quant aux études sur les réseaux sociaux, les internautes participent dans des espaces avec des intentions précises et anticipent les communautés à rejoindre. Dans cette perspective, l’arrivée d’une équipe de recherche dans l’espace numérique peut être perçue comme étant un geste intrusif. C’est la raison pour laquelle il est impératif de bien connaitre la communauté étudiée, de s’y intégrer, et d’être transparent·e quant aux pratiques de recherche employées avec les participant·e·s. Le choix méthodologique de partager avec transparence ses intentions de recherche découle d’un devoir de responsabilité par rapport à l’éthique. Ainsi, les participant·e·s visé·e·s par la recherche pourront connaitre et reconnaitre les motifs liés à la présence et aux intentions de l’équipe de recherche.
Une recherche-développement peut avoir pour objectif de mettre sur pied un nouvel outil, une pratique ou des concepts qui répondent aux besoins d’une situation donnée (Van der Maren, 1995, cité dans Loiselle et Harvey, 2007). Pour ce faire, le processus d’une recherche-développement s’effectue selon différentes phases : la conception d’un nouvel élément, l’application de celui-ci, puis l’analyse de son efficacité, de son utilisabilité, de ses retombées et du processus de développement dans son ensemble (Loiselle et Harvey, 2007). Le rôle des chercheur·se·s et leur rapport aux participant·e·s est très différent de celui dans une recherche ethnographique, car l’équipe de recherche identifie des participant·e·s en vue de les confronter à une intervention particulière.
Dans le cadre de notre projet, l’intégration d’une séquence didactique implique l’utilisation d’Instagram à des fins didactiques dans un contexte particulier. Cette démarche nécessite de demander aux élèves et à leurs parents si il·elle·s donnent leur consentement pour la participation à la recherche. Une des responsabilités éthiques se rapporte à la prévention des préjudices auprès des élèves de la classe. Nous avons mentionné plus tôt qu’Instagram constituait un outil de partage et d’expression de soi. Se faisant, l’élève qui participe au projet s’expose à des risques de recevoir des commentaires négatifs de la part d’internautes inconnu·e·s. Pour répondre à cela, nous avons décidé de publier certains poèmes anonymisés des élèves (avec consentement éthique parental et assentiment de l’élève) sur le compte Instagram administré par l’équipe de recherche (@insta_poetik) et de désactiver les commentaires d’internautes.
La gestion de ces préjudices revient donc à l’équipe de recherche, qui est confrontée à de nouveaux dilemmes. Par exemple, il est nécessaire d’anonymiser les publications à l’aide de pseudonymes. Cela dit, Curwood et al. (2019) soulignent que ces procédures d’anonymisation devraient être davantage efficaces, puisqu’avec les outils de recherche en ligne, il devient facile de copier le texte présent dans les œuvres et d’en retracer la source. Cette procédure peut effacer, en quelque sorte, la dimension de l’expression de soi par l’anonymat de la publication. Cela étant, la gestion des commentaires potentiellement négatifs ainsi que la responsabilité éthique des chercheur·se·s surplombent l’expression de soi (elle y figure toujours, tout en étant protégée). Dans le cas d’une recherche-développement, la gestion de l’anonymat et des préjudices associés aux réactions d’autres internautes peut se faire par l’utilisation d’un compte Instagram commun pour l’ensemble de la classe et en bloquant les rétroactions sur les publications. La gestion de ce compte Instagram peut être effectuée par l’équipe de recherche et le corps enseignant pour prévenir l’accès au compte. Par contre, cette démarche limitera les possibilités de partage offertes par la plateforme.
Dans cet article, nous avons proposé des réflexions quant à l’utilisation d’Instagram dans le cadre d’un projet de recherche mené auprès d’élèves du 2e cycle du secondaire. La séquence didactique ainsi que les enjeux éthiques qui s’y rapportent reflètent des enjeux culturels et littéraires. Cette démarche mobilise également les processus créatifs des jeunes : « Comme les technologies de la communication nourrissent la création et l’imagination, elles permettent aussi de générer des représentations multimodales hybrides qui offrent une synthèse de ces créations » [traduction libre] (Tillander, 2011, p. 40).
En réfléchissant à l’utilisation d’Instagram et à sa portée sur l’enseignement-apprentissage de la littérature, nous augmentons la possibilité d’y inclure la pédagogie de la créativité (Puozzo, 2013) et la pédagogie relationnelle issue de la théorie sociocritique (Dillon, 2006), en plus de susciter l’engagement des élèves envers la littérature. À cet effet, il s’avère pertinent de poursuivre l’élaboration de séquences didactiques à mettre à l’essai en classe de littérature, afin de valoriser la créativité des élèves en tant que lecteur·rice·s et scripteur·rice·s engagé·e·s.
Ce projet de recherche, dirigé par Amélie Lemieux, a reçu l’appui d’une subvention de développement Savoir (no 430-2021-00019) du Conseil de recherche en sciences humaines.
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