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Appel à textes : L’empathie disciplinaire et l’intégration des arts dans l’enseignement des sciences humaines et sociales

Kevin Péloquin
Université de Montréal
Marc-André Éthier
Université de Montréal
David Lefrançois
Université du Québec en Outaouais

L’empathie constitue une compétence centrale pour analyser les actions humaines en contexte, en tenant compte des pensées, émotions et décisions des individus, ainsi que des contraintes sociohistoriques qui les façonnent (Brooks, 2011; Huijgen et coll., 2018). En didactique des sciences humaines et sociales (SHS), l’empathie, par opposition à la sympathie, implique la mobilisation interactive des dimensions cognitive et affective pour la compréhension et l’analyse de réalités sociales ou d’enjeux territoriaux en histoire et en géographie. L’empathie est donc disciplinaire (et non pas générale et universelle) en cela qu’elle part du type de questions et de démarches que propose telle discipline particulière, ou prend son sens au regard de tel rapport au savoir, ou emploie en toute connaissance de cause tel construit savant. 

L’empathie disciplinaire en SHS peut être abordée comme support pour interroger, interpréter et critiquer des réalités portant sur les activités, productions et relations humaines. Elle invite ainsi à s’interroger sur le sens que les personnes impliquées dans des actions d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, attribuent (ou attribuaient) aux discours, dispositifs de savoir, imaginaires, normes, rapports de pouvoir et de production et ainsi de suite. En histoire, par exemple, les didacticiennes et didacticiens présentent de plus en plus l’empathie comme une compétence centrale pour s’engager de manière critique avec les traces du passé ou leurs interprétations, qu’elles soient officielles, profanes, scolaires ou savantes (Éthier et Lefrançois, 2021). Elle permettrait d’explorer une pluralité de perspectives et peut, de cette manière, contribuer à développer des jugements éclairés (Lee, 1984). Ainsi, aborder, par exemple, la rébellion des Patriotes de 1837-1838 par l’analyse de sources textuelles, iconographiques ou cinématographiques produites à différentes époques pourrait servir à l’analyse des perspectives des auteurs de ces sources et celles des groupes sociaux représentés ou s’interroger sur ceux qui sont absents. En géographie, les didacticiennes et didacticiens considèrent l’empathie comme une composante fondamentale du raisonnement géographique (Laurin, 2001), visant à comprendre les réalités vécues par les acteurs et actrices dans leur inscription spatiale, en tenant compte des dynamiques de pouvoir, des déplacements contraints, des usages différenciés et des processus de construction sociale des lieux et territoires.

Les travaux de Endacott et Brooks (2018) comme ceux de Wineburg (2001) indiquent que l’intégration des arts peut enrichir la compréhension des évènements historiques en facilitant la contextualisation des actions humaines. L’analyse de films comme Nuit et brouillard (Resnais, 1955) ou Schindler’s List (Spielberg, 1993) illustre la manière dont les élèves, les enseignants, les jeunes hors de l’école, voire les adultes peuvent développer une empathie envers les acteurs et actrices historiques (Freedberg et coll., 2007).  Ancrés dans des modes d’expression multiples et souvent hybrides, les arts (visuels, littéraires, cinématographiques, vidéoludiques, musicaux…) offrent en effet un accès singulier aux émotions et vécus d’individus issus de divers contextes. Ils aident à problématiser les réalités sociales, à s’immerger dans des mondes vécus ou reconstitués et à rendre plus intelligibles les dynamiques complexes structurant les sociétés. En enseignement des SHS, cette médiation artistique intéresse l’exercice de l’empathie : elle aide les élèves à situer les points de vue des agentes et agents dans leur cohérence contextuelle, à comprendre leurs motivations, dilemmes et actions à la lumière des cadres sociohistoriques et spatiaux. 

Dans cette perpspective, ce volume thématique interroge le rôle des documents artistiques multimodaux en SHS dans les apprentissages, c’est-à-dire la capacité à interpréter, à évaluer et à produire du sens à partir de formats médiatiques variés (images, sons, spatialités, interactions numériques) souvent imbriqués. Son objectif est de réfléchir aux pratiques scolaires et extrascolaires qui intègrent les arts en tant que productions multimodales (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2017) dans le développement de l’empathie disciplinaire en SHS. En effet, l’intégration des arts à l’enseignement des SHS favorise une approche multimodale qui enrichit l’éducation aux médias. En explorant une variété de formats, les élèves peuvent développer leur capacité à interpréter et à créer du sens à partir de divers médias. Cette approche multimodale de l’éducation se positionne comme un vecteur déterminant pour appréhender la complexité des récits sociaux et culturels. 

Recourir au cinéma, aux objets culturels en contexte muséal, aux archives vidéoludiques ou aux sorties de terrain favorise l’adoption d’une perspective historique ou géographique pluraliste, attentive à la diversité des expériences vécues par les acteurs sociaux dans leurs contextes. Ce volume  thématique propose par conséquent d’explorer ces enjeux par des études de cas, des analyses théoriques et des pistes didactiques, en mettant l’accent sur la manière dont l’intégration des arts peut, entre autres, aider les élèves à affronter la complexité des passés représentés et à interroger les récits dominants (Endacott et coll., 2024; Foster, 1999). Ultimement, il propose d’explorer les pratiques pédagogiques qui mobilisent la multimodalité des arts au service de l’empathie disciplinaire, et promeut une éducation aux récits contemporains articulant affects, savoirs et rapports au monde.

Dans une perspective de développement de l’empathie disciplinaire en SHS, l’exploitation de la multimodalité présente de forts potentiels. Il ne s’agit pas que de diversifier les supports, mais de mobiliser une littératie critique impliquant l’apprentissage de l’interprétation, de la mise en tension et de la hiérarchisation de récits issus de formats variés (images, sons, textes, objets, spatialités) souvent combinés. Par exemple, la confrontation d’une bande dessinée historique, d’une exposition immersive en réalité virtuelle et d’un documentaire audiovisuel portant sur un même évènement permet de mettre au jour les choix narratifs, les omissions et les cadrages affectifs qui orientent la réception et la compréhension des faits. De même, l’analyse de cartographies sensibles produites par des élèves (Gaujal, 2019), comme les cartes mentales de quartiers marqués par des tensions sociales ou écologiques, ou l’étude de films documentaires géographiques, comme The Social Life of Small Urban Spaces (Whyte, 1980), permettent d’ancrer l’empathie géographique dans des pratiques de réception critiques et situées. Certaines séquences pédagogiques recourent également à des jeux de rôle spatialisés, tels que des simulations de négociation autour d’un territoire autochtone ou d’un bassin versant, afin de faire expérimenter la coexistence de logiques d’acteurs et d’actrices divergentes dans un même espace. Des dispositifs comme l’analyse comparative entre une carte mentale, une vidéo ethnographique et une visite virtuelle d’un territoire contesté ou encore l’étude d’installations immersives (par exemple, Border Tuner de Rafael Lozano-Hemmer, 2019) permettent de s’interroger sur la matérialité, les usages et la symbolique des frontières dans une perspective critique. Dans une telle perspective, l’empathie géographique permet d’interroger la (dé)naturalisation des frontières, l’invisibilisation de certains territoires (qu’ils soient non reconnus, sacrés ou marginalisés) ainsi que les formes de domination spatiale liées aux mobilités contraintes (migrations, déplacements climatiques, exodes forcés). Ces enjeux constituent autant d’occasions d’apprendre à lire l’espace comme une construction sociale et politique, et à appréhender les vécus différenciés de celles et ceux qui l’habitent (Brown et coll., 2019). 

De surcroit, l’intégration des arts dans l’enseignement des SHS peut contribuer au développement de compétences en littératie médiatique, entendue comme la capacité à décoder les messages véhiculés par différents médiums, à en analyser les codes esthétiques et à en identifier les effets idéologiques. L’étude de vidéoclips, de performances engagées (ex. : installations de Ai Weiwei ou Kara Walker) ou de récits de migration en roman graphique (ex. : L’Arabe du futur de Riad Sattouf, 2014) permet d’aborder la place de la mémoire, de l’émotion et du silence dans la construction des savoirs sociaux. Porter attention aux modalités de réception et de production des œuvres d’art, à leurs effets cognitifs et affectifs, ainsi qu’à leur contribution à des savoirs situés, constitue un levier pour renforcer la littératie critique. 

Axes de réflexion

Dans le ce cadre de ce volume thématique, les manuscrits soumis peuvent répondre à plusieurs questions clés, parmi lesquelles :

  • À quelles conditions et comment les arts (multimodaux?) permettent-ils de développer l’empathie historique ou géographique en classe ou hors de la classe?

Les diverses formes d’arts peuvent contribuer à articuler les dimensions affective et cognitive de l’apprentissage. Comment peuvent-elles être utilisées, en dehors du contexte scolaire, pour amener les jeunes à éprouver de l’empathie pour des actrices et acteurs géographiques ou historiques et comprendre les enjeux complexes auxquels ils ont fait face? Comment peuvent-elles être utilisées pour éprouver ou susciter l’empathie disciplinaire en SHS?

  • En quoi les plateformes numériques et les diverses formes artistiques particulières (jeux vidéos, espace muséal, cinématographie) peuvent-elles devenir des espaces d’analyse critique des récits et fictions historiques ou géographiques en exploitant l’empathie disciplinaire?

Les plateformes numériques, telles que TikTok, Instagram, Discord ou les musées virtuels, participent à la circulation de récits historiques et géographiques. Leur intégration en contexte éducatif permet d’en analyser les logiques d’esthétisation, de simplification, de polarisation et de récupération idéologique. Certains dispositifs pédagogiques engagent les élèves à produire des capsules sur des lieux de mémoire contestés, puis à examiner les commentaires et les formes d’engagement qu’elles génèrent. Comment ces objets d’art, ancrés dans les modes de communication contemporains multimédiatiques, transforment-ils la transmission des savoirs sociaux en un acte culturel, esthétique et politique plutôt qu’en une simple médiation?

  • Quelles pratiques pédagogiques peuvent être mises en œuvre pour intégrer l’empathie disciplinaire dans l’enseignement des sciences humaines et sociales?

Quelles méthodologies et approches pédagogiques spécifiques favorisent l’intégration de l’empathie dans l’enseignement des sciences humaines et sociales ? Comment utiliser des supports artistiques pour encourager les jeunes et les adultes à analyser des réalités sociales en géographie ou en histoire à travers une perspective multiple et critique? Quels sont les défis et les avantages des pratiques pédagogiques qui intègrent les arts dans des contextes scolaires spécifiques?

  • En quoi l’intégration des arts peut-elle aider à mieux comprendre la diversité des sociétés et des contextes historiques et géographiques?

Comment les arts peuvent-ils soutenir une exploration plus diversifiée des sociétés et cultures, et quelles approches peuvent aider les élèves à appréhender la multiplicité des perspectives dans l’analyse historique et géographique?

  • Est-ce que ces questions ont des visées précises: scolaire / extrascolaire ; didactique ; méthodologique ; conceptuelle ; interdisciplinaire ? 

Modalités de soumission

Les personnes intéressées sont invitées à faire parvenir à revuemultimodalites@gmail.com une proposition de contribution d’une longueur comprise entre 250 et 500 mots, auxquels s’ajoutera une courte bibliographie (env. 5 à 10 références).

La revue accepte deux formats d’articles : des articles scientifiques au format conventionnel et des documentations de pratiques dont le format prend appui sur des principes directeurs de cocréation et la méthode des 4P (Portrait du milieu; Processus de cocréation; Projet; Production). Les attendus de cette forme précise d’article sont détaillés ici :

https://revuemultimodalites.com/articles/changement-a-la-direction-et-presentation-dune-nouvelle-forme-darticle-a-la-r2lmm-la-documentation-de-pratiques-de-cocreation). Des exemples d’articles produits dans le respect de cette forme sont aussi présents dans les volumes 15, 18 et 19 de la revue Multimodalité(s).

Une fois la proposition acceptée, l’article final comportera entre 40 000 à 60 000 caractères, incluant les espaces (sans les références et sans les annexes). Il sera précédé d’un résumé en français et en anglais, ainsi que de 5 mots-clés dans les deux langues. Ces propositions longues feront l’objet d’une évaluation en double aveugle. 

Consignes 

Calendrier

  • Date limite de soumission des propositions : 19 septembre 2025
  • Réponse aux auteurs : début octobre 2025
  • Réception des articles complets sélectionnés : décembre 2025
  • Publication du numéro thématique : été 2027

Note 

Les auteurs et autrices ayant participé au colloque L’empathie historique en enseignement des sciences humaines et sociales (ACFAS 2025) sont invités à soumettre une version approfondie de leurs communications. Ces exposés, qui ont abordé des thématiques telles que l’intégration des arts dans l’enseignement de l’histoire, la mise en contexte des évènements historiques, et la construction de l’empathie à travers le cinéma et d’autres formes d’expression culturelle, constitueront d’excellentes bases pour des articles développés. Finalement, nous tenons à souligner notre ouverture pour les propositions qui inverseraient l’objet de cet appel en mettant l’accent sur l’intégration des SHS dans les arts pour le développement de l’empathie disciplinaire.

Bibliographie

Brooks, S. (2011). Historical empathy as perspective recognition and care in one secondary social studies classroom. Theory & Research in Social Education, 39(2), 166-202.

Brown, K., Adger, W. N., Devine-Wright, P., Anderies, J. M., Barr, S., Bousquet, F. et Quinn, T. (2019). Empathy, place and identity interactions for sustainability. Global Environmental Change, 56, 11-17.

Endacott, J. et Brooks, S. (2018). Historical empathy: Perspectives and responding to the past. In S. A. Metzger et L. McArthur Harris (dir.), The Wiley international handbook of history teaching and learning (p. 203-226). Wiley-Blackwell.

Endacott, J., Warren, J., Hackett-Hill, K. et Lalonde, A. (2024). Arts integrated historical empathy: Preservice teachers’ engagement with pluralistic lived experiences and efforts toward instructional application. Theory & Research in Social Education, 52(3), 414-457.

Éthier, M.-A. et Lefrançois, D. (dir.) (2021). Mondes profanes. PUL.

Foster, S. J. (1999). Using historical empathy to excite students about the study of history: Can you empathize with Neville Chamberlain? The Social Studies, 90(1), 18-24.

Freedberg, D. et Gallese, Vittorio. (2007). Motion, emotion and empathy in aesthetic experience. Trends in Cognitive Sciences, 11(5), 197-203.

Gaujal, S. (2019). La cartographie sensible et participative comme levier d’apprentissage de la géographie : l’exemple de la cartographie de leur établissement scolaire par une classe de lycéens français. VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], 19(1). https://doi.org/10.4000/vertigo.24604

Huijgen, T., Holthuis, P., Van Boxtel, C. et Van de Grift, W. (2018). Promoting historical contextualisation in classrooms: An observational study. Educational Studies, 1-24.

Laurin, S. (2001). Éduquer à la pensée en géographie scolaire : cerner ce quelque chose de fondamental. Dans C. Gohier et S. Laurin (dir.), Entre culture, compétence et contenu, la formation fondamentale, un espace à redéfinir (p. 196-230). Éditions Logiques.

Lee, P. (1984). Historical imagination. Dans A. K. Dickinson, P. Lee et P. J. Rogers (dir.), Learning history (p. 85-116). Heinemann Educational Books.

Wineburg, S. (2001). Historical thinking and other unnatural acts: Charting the future of teaching the past. Temple University Press.

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