Au Québec, le concept de créativité en enseignement des arts visuels est souvent boudé au profit de celui de création. Il fait pourtant un retour remarqué lorsqu’il est associé au numérique ou aux pratiques créatives foisonnant depuis la pandémie. Par ailleurs, l’originalité et l’utilité, souvent associées à la créativité, se trouvent reconfigurées dans les pratiques artistiques ou juvéniles de remix ou d’interventions éphémères. Bien que les jeunes qualifient rarement leur créativité informelle d’art ou de création, on s’attend à une démarche créatrice et à des réalisations artistiques en classe d’art. Dans ces contextes, comment concilier créativité, art et création en classe d’art à l’école ? Nous offrons des réponses à cette question par une analyse de ces concepts, la conception d’un projet d’arts plastiques au secondaire ainsi qu’une réflexion sur la divergence processuelle et la convergence analogique/numérique. Ce projet fait partie d’une recherche-action de l’équipe MULTINUMERIC qui vise le développement de dispositifs faisant appel aux compétences disciplinaires, multimodales et numériques des élèves. Nous mettons en évidence les interrelations entre attitude créative, diversité des contextes, (im)matérialité du projet, divergence des processus et convergence des compétences lors de la cocréation d’un dispositif inscrit dans le domaine des arts.
In Quebec, the concept of creativity encounters resistance in visual art education where it is shunned in favour of creation. In contrast, the concept makes a remarkable comeback in education when it is associated with digital technology or the creative practices that flourished during the pandemic. Moreover, originality and usefulness, terms often connected to creativity, are reconfigured in contemporary art practices or in youth’s creative practices through remix or ephemeral interventions. Although youth rarely label their informal creativity as art or creation, in the art classroom they are expected to be creative and to produce artistic works. In these contexts, how can we reconcile creativity, art and creation in the art classroom? We investigate this question through an analysis of these concepts, the design of a secondary school visual arts project, and a reflection on the processes of divergence and of analog/digital convergence. This project is part of an action-based research led by the MULTINUMERIC team to develop pedagogical devices that call on the disciplinary, multimodal and digital skills of students. We highlight the interrelations between creative attitude, diversity of contexts, (im)materiality of the project, divergence of processes, and convergence of skills that occurred during the co-creation of a pedagogical device situated in the field of art education.
Dans l’urgence de la situation pandémique récemment vécue partout dans le monde, des groupes et des individus issus de tous les domaines ont eu recours aux ressorts de la créativité. Pensons à l’urgentologue canadien Tarek Loubani qui a utilisé une imprimante 3D pour fabriquer des masques de protection (Radio-Canada, 2020) ou aux Fablabs dans lesquels le personnel technique s’est mis au service de la créativité populaire pour la fabrication (making) d’artéfacts divers (Lhoste, 2020). Des artistes ont créé des dispositifs de création et de diffusion inédits, étendant leur espace d’atelier de même que leurs processus à la ville et aux réseaux sociaux, ou bricolant des dispositifs de distanciation à la fois symboliques et sécuritaires. Par exemple, l’artiste de rue montréalais Roadsworth a peint des blocs de ciment aux couleurs de l’arc-en-ciel, s’appropriant ce symbole populaire de la pandémie pour marquer la distanciation dans la rue (Clément, 2020); le vidéaste canadien Adad Hannah a publié des stories sur son fil Facebook et filmé dans les rues de Vancouver les Social distancing portraits, en conservant cinq mètres d’écart avec ses sujets (Delgado, 2020).
Concernant la jeunesse adolescente, elle a subi de longues périodes d’immobilité pendant lesquelles apprentissage, communication et socialisation se déroulaient principalement face aux écrans, entrainant des sentiments d’isolement, d’ennui, de stress et de démotivation (Ferguson et al., 2021, p. 1015). Cependant, la pandémie aurait également éveillé des sensations de relaxation, de liberté et de connexion aux autres (Ferguson et al., 2021, p. 1016). Selon les recherches de Fergurson, les jeunes auraient, d’une part, trouvé des stratégies d’adaptation (« coping strategies ») telles que le réseautage social qui leur auraient permis de combler, du moins partiellement, les effets de la distanciation sociale; d’autre part, ils auraient eu la possibilité de s’investir plus souvent à la réalisation d’activités créatives individuelles (Ferguson et al., 2021, p. 1017). Les recherches indiquent en effet que les loisirs créatifs, comme la photographie, la peinture, la musique, l’écriture, ainsi que les pratiques artisanales (ou DIY), comme l’art culinaire, le tricot, la couture, ont connu une importante augmentation durant la période pandémique (Morse et al., 2021, p. 10). Deux enquêtes canadiennes soulignent d’ailleurs l’importance pour plus du quart des jeunes interviewés d’avoir « du temps à consacrer à leurs intérêts » depuis la pandémie (Maximum City, 2021).
Quant au personnel éducatif, il a dû s’adapter et mettre à l’épreuve de nouvelles stratégies et des dispositifs, didactiques et technologiques, permettant d’enseigner alternativement en présence et à distance1. Il a été confronté à la complexité des environnements d’apprentissage en ligne « où les ressources numériques des élèves sont rares, où les circonstances familiales sont peu propices à la participation et à l’autodétermination des élèves et où la communication virtuelle prive les enseignants de leur capacité d’entrer pleinement en interaction » (Hargreaves, 2021, p. 175-176). Dans ce cadre, le personnel éducatif a dû faciliter l’acquisition des compétences numériques tout en encourageant l’autonomie et l’agentivité des élèves, la collaboration et la créativité.
Il semblerait ainsi que l’état actuel du monde valorise et priorise des qualités associées à la créativité, telles que la flexibilité, l’adaptation, l’innovation et la résolution de problèmes (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture [UNESCO], 2021), et ce, dans tous les domaines. Cependant, face à ce déploiement d’initiatives, de démarches et de solutions créatives, on peut se demander si la situation postpandémique ne risque pas de laisser la population générale, et la population scolaire en particulier, épuisée par ces nombreux rebondissements entre présence et confinement, contact et isolement, analogique et numérique. La créativité suffira-t-elle à relancer la motivation des élèves à créer, à recentrer leurs apprentissages, à susciter leur autonomie et leur agentivité pour exprimer et donner sens aux nombreuses ruptures vécues ? Quel rôle jouera la création dans ce nouvel environnement ? Quelle place l’école réservera-t-elle à l’art alors que la créativité se trouve de plus en plus valorisée dans toutes les disciplines, encore plus depuis la pandémie ? Plus particulièrement, comment concilier la créativité en relation étroite avec l’art et la création en classe d’arts plastiques ?
Dans cet article, nous insisterons sur cette dernière question en dégageant des caractéristiques communes entre créativité, art et création, mais aussi des nuances et des interrelations. Pour ce faire, nous présenterons d’abord nos réflexions à partir d’un cadre conceptuel axé sur cette trilogie reliée à l’acte de créer2. Puis nous résumerons une approche méthodologique qui recourt à la recherche-action en utilisant le modèle des 4P (Lacelle et al., 2019). Cette approche consiste d’abord à tracer le Portrait du milieu, puis à décrire le Processus à l’œuvre lors de la cocréation d’activités pédagogiques; pour ensuite décrire le déploiement du Projet en contexte et, finalement, analyser les Productions résultantes (Lacelle et al., 2019).
Cela nous permettra ensuite d’examiner le processus de cocréation pédagogique de l’un des projets de l’équipe de recherche MULTINUMERIC (MNC)3, réalisé entre 2020 et 2022, en plein cœur de la période pandémique. Nous verrons comment la cocréation d’activités multimodales assemblées sous la forme d’un cabinet de curiosités peut mobiliser la créativité, l’art et la création dans une classe d’arts plastiques au secondaire. À partir des besoins identifiés par l’enseignante, nous explorerons également les notions d’intentionnalité de l’élève, d’authenticité du processus créatif et de singularité des productions. Cet examen d’une cocréation pédagogique nous permet d’aborder la problématique sous le premier axe proposé pour ce numéro spécial de la revue, soit « les contextes (technologiques, didactiques, professionnels) relatifs à la créativité » (Brunel et Lemieux, 2022). Puis, nous décrirons les résultats préliminaires issus de l’analyse du projet de cocréation. Dans la discussion, nous insisterons sur le contexte et le déroulement du processus de cocréation, de même que sur l’(im)matérialité du dispositif collaboratif, en soulignant la divergence processuelle ainsi que la convergence entre analogique et numérique dans la pratique pédagogique4. Nous aborderons ainsi le deuxième axe de ce numéro de la revue, soit « l’(im)matérialité dans la réception, la cocréation et la diffusion de dispositifs multimodaux ». Nous reviendrons in fine sur l’articulation entre créativité, art et création.
Dans ce cadre conceptuel adapté à notre problématique, nous définissons d’abord les concepts de créativité, de création et d’art pour mieux les cerner et les comparer5. Nous les situons dans leur utilisation générale, puis dans le champ de l’art et le domaine de son enseignement. Finalement, nous examinons leurs interrelations dans le programme scolaire québécois.
Non seulement la créativité est presque impossible à définir en raison de ses nombreuses et parfois confuses définitions, elle est également difficile à distinguer de la création. Comme pour tout concept, des variations de sens peuvent survenir en fonction de la langue dans laquelle on l’utilise6, de la discipline à laquelle il s’arrime, du paradigme théorique avec lequel on l’interprète, du contexte historique, social et culturel dans lequel il s’insère, mais aussi des usages qu’on veut en faire.
En langage courant, la créativité est définie comme « la capacité à réaliser une production (une idée, un objet, une composition, etc.) à la fois nouvelle, originale (c’est-à-dire différente de ce qui existe) et adaptée au contexte et aux contraintes de l’environnement dans lequel la production s’exprime » (Besançon et Lubart, 2022)7. S’y ajoute la « capacité d’associer des idées en vue de former de nouveaux liens dans une perspective scientifique, esthétique ou sociale (Mednick, 1962), ou […] d’exercer une pensée divergente (Guilford, 1950) » (Chaîné, 2012, p. 1). Pour le psychanalyste Winnicott (1991), la créativité est plutôt une attitude universelle à adopter face à la réalité, une manière d’habiter le monde, une impulsion à vivre sa vie. Mais qu’elle soit habileté ou attitude, la créativité nécessiterait d’exercer à la fois curiosité, savoirs, prise de risque, effort, motivation et imagination (Bereczki et Kárpáti, 2021, p. 7).
Dans le domaine de l’éducation, la créativité fait un retour remarqué dans de nombreux curricula, au Québec comme en Europe. Rappelons qu’elle fait partie des compétences du 21e siècle de plusieurs référentiels, dont celui de l’UNESCO (2021) et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (2020), dans lesquels elle est souvent définie comme la compétence à « développer un processus de conception d’une solution adaptée au contexte de la situation-problème et jugée nouvelle, pertinente par un groupe de référence » (Romero et Lille, 2021, p. 29). La créativité est par ailleurs de plus en plus associée au numérique (Bereczki et Kárpáti, 2021; Vincent-Lancrin et al., 2019), et encore plus depuis la pandémie (Kapoor et Kaufman, 2020; Morse et al., 2021). Elle est considérée comme un vecteur de développement économique et sociétal ainsi qu’un moyen d’expression et d’émancipation individuel et collectif (Zagalo et Branco, 2015). Dès lors, elle fait partie des dimensions clés de la compétence numérique, telles que définies, entre autres, dans le Cadre de référence de la compétence numérique québécois (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2019).
Dans le domaine de l’art, la créativité est souvent confondue avec la création8. En éducation artistique par exemple, de la Durantaye (2012) propose une conception qui serait adaptée au domaine dans lequel elle s’exerce. Suite à l’analyse de deux approches, la première fondée sur l’« originalité valable » (dite « classique ») et la seconde sur la « capacité psychologique » à générer des associations d’idées, l’auteur en propose une troisième, où la créativité est vue comme un « processus psychophénoménologique » (de la Durantaye, 2012, p. 13). Dans cette dernière perspective, la créativité définit à la fois ce qui se passe « dans la tête d’un individu » (de la Durantaye, 2012, p. 12), mais aussi l’acte créateur entendu comme un processus engagé avec un médium où « l’œuvre [est] en train de se faire » (de la Durantaye, 2012, p. 13). Cette approche, inscrite dans un modèle de la démarche créatrice qui s’inspire toujours de modèles « classiques » axés surtout sur l’originalité et l’introspection, tient peu compte des relations sociales, des influences culturelles ou des phénomènes d’emprunt et d’immatérialité présents dans les pratiques artistiques actuelles.
Quelles que soient les approches théoriques et les perspectives disciplinaires à partir desquelles elle est décrite, la créativité est presque toujours associée aux notions d’originalité, d’utilité et d’innovation. Selon le modèle favorisé, elle est également corrélée aux démarches de résolution de problèmes, à la pensée divergente, à la flexibilité et à l’adaptation.
Dans son acception consensuelle, l’originalité serait vitale pour la créativité (Brandt, 2021). Pourtant, on constate de plus en plus l’usage de l’emprunt, du pastiche et du remix tant dans les pratiques d’artistes contemporains que dans les pratiques culturelles des jeunes et, même en enseignement des arts (Duncum, 2013)9.
Au-delà de leur originalité, des idées ou des productions créatives se doivent de « conserver une certaine intelligibilité, une certaine valeur, selon le contexte de leur production et, surtout, de leur réception » (de la Durantaye, 2012, p. 9). De même, l’utilité effective, généralement matérialisée sous une forme manipulable et souvent définie comme essentielle à la créativité, serait mise à l’épreuve par diverses formes d’art, qui se détachent de plus en plus de l’objet et de son usage tout en revendiquant des fonctions sociale et politique : il suffit de penser, par exemple, à la performance ou à d’autres actions et initiatives éphémères qui laissent peu de traces matérielles, sinon aucune. Quant à l’innovation, un des attributs privilégiés de la créativité dans certains domaines, elle renvoie, certes, à la nouveauté et à l’utilité, mais aussi au changement et au progrès. Elle impliquerait une utilisation plus « efficace » des ressources (Hamdouch, s.d.) et serait ainsi associée à des valeurs de rendement et de productivité qui semblent difficilement compatibles avec les dimensions plutôt aléatoires de risque et d’erreur qu’entraine la créativité en contexte artistique. Lemieux (2021) suggère quant à elle de déconstruire la dyade productivité et passivité (p. 10), une approche qui nous semble entrer en résonance avec ces dimensions plus aléatoires.
Compte tenu de la tension entre l’originalité et l’utilité effective d’une production créative, Brandt (2021) suggère de remplacer le critère d’utilité par celui d’intention (p. 90). Établir l’originalité d’une œuvre10 serait pourtant plus simple que de cerner son intentionnalité, puisque la première implique la comparaison à des œuvres existantes (Brandt, 2021, p. 85), sans avoir besoin d’indiquer, en amont, les intentions de création.
Concernant la résolution de problèmes, elle est souvent associée à la créativité. Pour Milbrandt et Milbrandt (2011), il s’agit d’un processus cyclique menant à des solutions multiples qui combinent divergence et convergence dans la recherche de données, l’analyse, la génération d’idées et le jugement. L’enseignant en arts intègrerait depuis longtemps des stratégies familières à la résolution de problèmes dans sa classe, comme la tempête d’idées, l’utilisation de reformulations et de métaphores ou des techniques de visualisation et d’association (Milbrandt et Milbrandt, 2011, p. 12), mais non sans certaines difficultés d’appropriation.
Pour mieux saisir le défi que pose l’opérationnalisation du concept de créativité dans la pratique scolaire, même en éducation artistique, prenons un exemple présenté par Kolyvas et Nikiforos (2021) : dans cette étude, on mesure la « créativité » des élèves par la quantité d’artéfacts créés et leur niveau de complétude, par l’intégration de technologies numériques, l’intérêt manifesté, le degré de participation à l’activité et le temps consacré à la réalisation (p. 4). Les productions créatives résultantes sont notées selon leur originalité, l’effort fourni, la variété des formes, des couleurs et des détails, la complexité, la perfection ainsi que la précision dans le suivi des consignes fournies. Certes, nous retenons l’importance de l’intérêt des élèves et de leur participation, mais cette interprétation plutôt formaliste de la créativité interroge. Comment tenir compte de l’économie plastique de certaines formes d’art conceptuel, des ébauches d’un work in progress, de l’esthétique du bad art ou du retour au brutalisme en art et en design, et ce, en fonction des intentions de création des élèves ? Tillander (2011) souligne d’ailleurs le passage de la matérialité de l’objet au processus dans les pratiques artistiques actuelles. Citant LaChapelle (1983), elle propose de mesurer le degré de créativité d’une production en fonction de sa capacité à s’éloigner et rompre avec les valeurs et les codes d’une culture (Tillander, 2011, p. 41). En lien avec le numérique, Tillander (2011) incite également le personnel enseignant à être créatif en détournant les fonctions de la technologie et en créant de nouvelles intentions créatives avec ces outils. La notion d’intention, ici celle de déjouer le statu quo, devient donc centrale et devrait, croyons-nous, faire partie de la définition de la créativité en art.
D’après une définition courante, la création est considérée comme un « acte qui consiste à produire quelque chose de nouveau, d’original, à partir de données préexistantes », en combinant l’intuition, l’intelligence fabricatrice et l’imagination (Centre national de la recherche scientifique [CNRS], s.d.-b). De la position de la personne qui crée, cette définition peut aussi bien convenir à l’acte de l’artiste produisant une œuvre, à l’exploration créative du scientifique ou à celle de l’enfant dans ses activités symboliques (Brandt, 2021; Richard, 2016). Plusieurs facteurs influent sur le processus de création : l’expertise accumulée par la personne qui crée, ses productions précédentes, son intention de départ, le temps et les ressources disponibles, l’énergie ou la somme de travail investies, le lieu de création, le public visé, etc. En s’appuyant sur les travaux de Winnicott, Roussillon (2011) aborde justement la création comme un accomplissement, alors que la créativité serait un potentiel. La création s’accomplit donc dans une démarche qui exige plus que l’exercice d’un potentiel créatif, car elle doit tenir compte de l’ensemble des facteurs qui donnent forme aux intentions créatrices en s’incarnant dans un processus et qui fait vivre une expérience esthétique. Pensons à la forme esthétique de l’équation de la relativité d’Einstein (E = mc2) et à la représentation de son processus de création, alors que le scientifique se visualise surfant sur un rayon de lumière !
Tout comme pour la créativité, l’originalité est associée aussi à la création, surtout en art. Elle est également reliée à l’authenticité, qu’on attribue à la personne qui crée ou à l’objet produit. Pourtant, dans ce cas aussi, des nuances sont de mise, car l’artiste peut déléguer une part de création à une machine ou à un tiers, dans ce que Heinich (1999) nomme la « fabrication de l’inauthentique » (p. 1). Précisément, en art contemporain, on constate des formes de « singularité sans authenticité » (Angelini, 2016, s.p.), liées à l’autorat, et des productions qui démontrent un « minimum de nouveauté » (Angelini, 2016, s.p.).
Pour Brandt (2021), la création permet de mettre l’imagination en action avec intention et agentivité, quelle que soit la discipline. Il s’agit d’aller au-delà de l’imitation (mais sans l’exclure) pour fabriquer des choses singulières, inédites, qui valent la peine d’être produites, partagées et conservées sous une forme ou une autre. Par ailleurs, l’utilité et la matérialité font aussi un retour en force, que ce soit dans les pratiques inspirées des arts traditionnels ou de l’autoproduction (DIY)11. Ces qualités, reconnues dans les théories de la créativité, ont longtemps été dénigrées par le monde artistique, soit au profit d’un art pour l’art, soit d’un art conceptuel plutôt désincarné.
Dans le monde de la gestion des industries créatives (mode, design, gastronomie, édition, etc.), la création implique plus que l’acte de créer puisqu’elle « n’est pas le fait de seuls talents, mais le fait de structures et de l’organisation de la création » (Paris, 2007, p. 2). Dans ces domaines, le processus de création s’articule généralement autour d’allers-retours entre « des temps de divergence et des temps de convergence » qui font alterner des « phases d’ouverture et de cadrage » (Paris, 2007, p. 3). D’après ce modèle qui peut varier selon le secteur de production, le projet de création se réalise en quatre étapes : « inspiration ou production d’idées, cadrage ou directions pour guider le processus, mise en forme et validation » (Paris, 2007, p. 3).
En éducation, l’emploi du terme « création » est moins fréquent. Pour Marpeau (2013), il s’agit d’un travail quotidien de « délogement des enfermements et d’ouverture à la création de possibilités inattendues » (p. 7), qui s’exerce dans une « dynamique imprévisible et subversive » (p. 8). En ce qui a trait à l’enseignement des arts, la création « s’ouvre au disciplinaire » et englobe la créativité, selon Chainé (2012, p. 2)12.
Selon une définition usuelle, l’art est un ensemble de moyens et de pratiques utilisés pour obtenir un certain résultat (CNRS, s.d.-a). Pour Bourdieu (1979), il s’agit d’un système socialement construit, pour Rancière (2000), d’un « travail [… de] transformation de la matière [… et] de la pensée en expérience sensible de la communauté » (p. 71), qui établit un nouveau rapport entre la fabrication et la perception. Aujourd’hui, ce travail comporte autant de « manières de faire » (Rancière, 2000, p. 14) que de façons d’entrelacer des formes et techniques autrefois classifiées et séparées, qui sont maintenant retournées puis « éprouvées pour elles-mêmes » (Rancière, 2000, p. 33). Selon Bourriaud (2001), l’œuvre devient ainsi une « formalisation de l’expérience » (p. 5)13.
Dans le domaine de l’art, la création a longtemps été considérée comme un acte original et inventif, des attributs associés à la créativité. Depuis l’époque moderne, les personnes intervenant dans les disciplines de la création (pratique, critique ou histoire de l’art) remettent périodiquement en question les divers aspects de leur champ : conception de l’art, statut de l’œuvre, rôles de l’artiste ou du public, processus de création ou de diffusion (Richard, 2016). Aujourd’hui, de plus en plus, les artistes recyclent, combinent et détournent les codes du quotidien, de l’art, des médias ou des technologies (Bourriaud, 2001). Cet acte de transformation de la pensée ou d’un matériau déjà informé et codifié (livre, vêtement, image publicitaire, bibelot, etc.) implique une dimension critique associée à la rupture et à la résistance aux idées reçues.
Par ailleurs, une tendance relativement récente en création artistique consiste à valoriser l’approche curatoriale chez l’artiste ou l’approche créatrice du ou de la commissaire d’exposition. Cette tendance permet justement d’explorer le renversement des rôles dans le champ de l’art (Bawin, 2014; Provost, 2016).
Ces processus propres aux arts se distinguent de ceux utilisés dans la communication et dans le langage ordinaires (Barthes, 1964). En effet, par une démarche (singulière, individuelle ou collective) qui déjoue les codes, les processus artistiques recourent au texte, à l’image ou à d’autres modes sémiotiques comme ressources matérielles et symboliques pour produire de nouveaux sens. Ils suscitent ainsi une expérience esthétique où l’œuvre se prête à des interprétations qui peuvent différer des intentions d’origine. La réception et éventuellement les usages (Eco, 1985) dépendent non seulement de l’intention créatrice, mais aussi du destinataire. De plus, les processus de création artistique incluent généralement une démarche de recherche et de traitement de l’information qui permet de préparer la production, de documenter le processus ou encore d’orienter l’interprétation des œuvres, que ce soit dans une visée communicative, esthétique, historique et/ou critique.
Concernant le numérique en art, il est de plus en plus mobilisé par les artistes comme outil de recherche informationnel, mais aussi comme support de production médiatique et de création artistique (Bachand, 2016). Depuis les années 1950, précurseurs à la fois dans les champs artistique et scientifique, les arts visuels développent des œuvres et des procédés immatériels sous forme de matrices mathématiques (Couchot, 2022). L’art numérique est devenu une forme d’art en soi, avec ses propres codes et genres, puisant aux sources de la programmation; il est aussi postnumérique lorsqu’il s’inspire du hackisme, une « désobéissance numérique » visant à contrer « l’hégémonie de l’innovation » (Fourmentraux, 2020).
Toutes ces transformations du domaine engagent une reconceptualisation de la notion d’authenticité en art. Pour Dutton (2005), cette notion se décline en deux catégories : nominale et expressive. La première est associée à l’identification de l’autorat et à la provenance d’une œuvre, alors que la deuxième est l’expression des croyances et valeurs d’un individu ou d’un groupe (Dutton, 2005, p. 259). Dutton (2005) distingue d’ailleurs les notions d’autorat et de provenance originale decelle de « propriété », en donnant l’exemple du cabinet de curiosités du 18e siècle, où des objets de diverses origines et cultures se côtoient dans une « splendide indifférence »14 (p. 270). Par ailleurs, selon Heinich (1999), la notion d’authenticité serait de nos jours mise à l’épreuve par la « logique de singularisation propre à l’art contemporain » (p. 9), en vertu de laquelle les critères d’originalité, d’intériorité et d’universalité, qui sont souvent considérés comme corrélés à la notion d’authenticité, se trouvent inversés ou transgressés. De plus, les modalités de reconnaissance et d’authentification du travail de l’artiste dans le monde de l’art, qui étaient auparavant l’apanage d’actrices et d’acteurs reconnus (Rancière, 2000), s’avèrent reconfigurées et élargies. Les instances de reconnaissance, de plus en plus à l’interface entre le légitime et le populaire (Péquignot, 2009), considèrent l’œuvre et l’expérience esthétique, mais aussi les moyens de diffusion et de médiation, en valorisant les dispositifs et les démarches inédites. Ainsi, selon Moreau (2011), « l’art n’a plus le monopole de la création » (p. 60).
Présente dans leurs productions informelles, la créativité est rarement considérée comme une valeur par les jeunes qui qualifient encore plus rarement leurs productions d’art ou de création (Richard et Lacelle, 2020; Turner et al., 2017). Pourtant, en classe d’art, on n’attend des élèves rien de moins que l’appropriation d’une démarche créatrice calquée sur des modèles professionnels de l’art ainsi que des productions artistiques imbibées des principes d’originalité, d’expressivité et d’authenticité.
Historiquement, le concept de créativité a longtemps été boudé en enseignement des arts plastiques au Québec francophone, au profit de celui de « création », jugé plus noble, savant ou subversif. Ce concept est toujours utilisé avec une certaine résistance, et ce, depuis quelques décennies, surtout en enseignement des arts plastiques. Cela est probablement dû à la prégnance de la vision pédagogique moderniste d’Irène Senécal, une pionnière du domaine, particulièrement influencée par l’art moderne du 20e siècle ainsi que par les avancées en psychologie du développement (Lemerise, 2006). Toutefois, Senécal n’a pas retenu le concept de créativité, privilégiant celui de « l’élève créateur » ou créatrice dans son approche (Lemerise, 2006, p. 34).
Inscrit dans cette lignée, le concept de création était bien présent à travers tout le Programme de formation de l’École québécoise (PFEQ; Ministère de l’Éducation du Québec [MEQ], 2006a; 2006b; 2009), en usage depuis le début du 21e siècle, et ce, pour toutes les disciplines. Il faisait partie des compétences transversales et était associé à la « capacité à exercer sa pensée créatrice » en misant sur l’intuition, l’originalité et la nouveauté (2006b, p. 42). Malheureusement, quelques années après la publication des programmes aux ordres primaire et secondaire, cette compétence a été retirée des grilles d’évaluation, la rendant presque superflue aux yeux du personnel enseignant. On fait tout de même encore référence à la création ainsi qu’à la créativité dans le domaine des langues et des arts, mais avec une emphase et des intentions quelque peu différentes. Si dans le domaine des langues, la création est mentionnée quatre fois au premier cycle du secondaire, notamment en relation aux compétences liées à l’écriture lorsqu’il s’agit de « créer » ou de « produire des effets » (MEQ, 2006b, p. 98 et 103), la créativité apparait cinq fois, principalement pour la même fonction (p.108 et 111), et est décrite comme une composante de la compétence à écrire des textes variés. Dans le domaine des arts, l’emphase est mise plutôt sur la création, mentionnée 90 fois au premier cycle, alors que la créativité ne l’est que quatre fois.
En art, la création doit permettre de « découvrir et de construire la signification des choses […] d’exprimer sa vision du monde et de communiquer ses images intérieures » dans une production qui fait appel aux sens (MEQ, 2006a, p. 190). Elle se fonde sur une démarche commune aux disciplines artistiques (art dramatique, arts plastiques, multimédia, danse et musique), qui se déroule en trois mouvements (inspiration, élaboration et distanciation) présents dans chacune de ses phases (ouverture, action productive et séparation)15. En arts plastiques, la démarche de création se doit d’être appliquée à trois compétences principales : réaliser des créations plastiques personnelles; réaliser des créations plastiques médiatiques; apprécier des œuvres d’art, des objets culturels du patrimoine artistique, des images médiatiques, ses réalisations et celles de ses camarades. Dans les autres programmes d’arts s’ajoute la compétence à interpréter des œuvres, ce qu’une recherche récente propose également pour les arts plastiques afin d’y intégrer des processus tels que l’emprunt et le remix (Boucher, 2022).
Sans en faire une compétence principale, la création implique aussi la compétence à « rechercher une variété d’idées liées à la proposition de création tout en consultant des sources d’information » (MEQ, 2009, p. 7). Fait à remarquer, dans l’édition de 2009 du programme facultatif en art et multimédia au 2e cycle du secondaire, a été ajoutée « l’appropriation » comme stratégie valable pour tenir compte des productions médiatiques actuelles (MEQ, 2009, chap. 8, p. 2). La « transposition d’images » existantes est aussi permise, ce qui est également accordé dans la compétence aux créations médiatiques, mais pas dans celle des images personnelles (p. 22).
En résumé, notre cadre conceptuel permet de constater une confusion possible entre les concepts de créativité, de création et d’art, par leurs caractéristiques partagées, leurs traits distinctifs, mais aussi une porosité certaine16 (voir tableau 1). Il incite à remettre en question les notions d’originalité, d’utilité, d’innovation et d’authenticité qui sont associées à certains concepts pour prioriser celles d’intention, de singularité, d’(in)utilité et d’(in)authenticité17.
Créativité | Création | Art | ||||
Définition | Capacité | Processus | Domaine | |||
Divergence | Originalité | Singularité | (In)authanticité | |||
Innovation | (Im)matérialité | Transgression | ||||
Convergence | (In)utilité | Intention | Légitimation | |||
Adaptation | Réception | Interprétation |
Notons aussi la filiation toujours présente de l’héritage moderniste dans nos programmes, comme en témoigne la présence indélogeable de certains concepts qui les fondent toujours. Soulignons aussi la séparation des arts médiatiques (ou numériques) des autres formes de production alors que les pratiques artistiques actuelles tendent à la convergence de l’analogique et du numérique.
Cette étude porte sur une partie des travaux menés lors de la première et de la deuxième année d’expérimentation, dans le cadre de la recherche-action MNC. Dans ce projet voué à l’analyse du développement de la compétence numérique par la littératie médiatique multimodale chez les élèves du secondaire, huit études de cas dans trois disciplines (français, univers social et art) ont été réalisées entre l’automne 2020 et le printemps 2022. Le but était d’identifier les dimensions transversales de la compétence numérique travaillées par les partenaires enseignant dans les écoles ciblées ainsi que les arrimages disciplinaires spécifiques mis en œuvre. Si les huit terrains présentaient des caractéristiques différentes à plusieurs égards, la recherche a suivi une méthodologie commune, articulée en trois étapes régies par une dynamique itérative d’observation, d’action et de réflexion (Guay et Prud’homme, 2018) comprenant : 1) la problématisation et la cocréation d’une séquence d’enseignement et d’apprentissage permettant le développement de la compétence numérique et tenant compte du référentiel de compétences en littératie médiatique multimodale; 2) sa mise en œuvre en contexte scolaire par la réalisation d’activités pertinentes au vu des apprentissages visés; et 3) l’analyse et l’évaluation des pratiques, de la démarche et des outils développés en vue de leur ajustement et finalisation.
Le processus de la recherche a également emprunté des fondements de la cocréation tels qu’ils sont définis par Rill et Hämäläinen (2018), en valorisant la mutualisation des expertises spécifiques d’une diversité d’acteurs mobilisés pour proposer ou identifier des solutions à une problématique. Ainsi, dans chacune des étapes de la recherche MNC, les équipes de cocréation, composées de chercheurs et chercheuses ainsi que de personnel enseignant du secondaire, ont travaillé conjointement. Elles ont partagé leurs recherches ainsi qu’un ensemble de ressources documentaires, technologiques, didactiques et humaines susceptibles de nourrir les projets et la réflexion. Ce processus a été permis par une dynamique d’échanges variée : des rencontres semestrielles avec l’ensemble des personnes participant au projet MNC; quelques rencontres transdisciplinaires (art et français); des rencontres de préparation et arrimage des contenus, puis de suivi de la progression du projet.
L’intégralité du processus de cocréation a été documentée à l’aide de vidéos, de notes d’observation et de journaux de bord tenus par les membres de l’équipe. Les différents documents didactiques élaborés (séquences pédagogiques, ressources pédagogiques multimodales, travaux d’élèves, etc.) ainsi que des entretiens et des questionnaires portant sur les intentions pédagogiques et le ressenti concernant les étapes du projet complètent le corpus des données.
Dans cet article, nous examinerons seulement les données concernant la cocréation du projet réalisé dans le domaine des arts au sein d’une école secondaire montréalaise. Pour l’analyse des données, nous aurons recours à une méthode inductive modérée (Savoie-Zajc, 2018, p. 206), facilitant l’émergence de pistes et d’avenues interprétatives. Pour structurer la présentation des données, nous référerons au modèle des 4P développé par l’équipe de littératie médiatique multimodale : 1) portrait du milieu; 2) processus de cocréation pédagogique; 3) projet en contexte; et 4) productions finales (Lacelle et al., 2019). Dans les sections suivantes, les résultats de cette analyse seront présentés selon les 4P, principalement à partir des données recueillies lors des rencontres bimensuelles.
Sont ici livrés des résultats préliminaires pour répondre directement à la problématique traitée dans le projet en classe d’art. Ils ont été analysés à partir de notre cadre conceptuel, du modèle des 4P ainsi que des questionnements soulevés par l’enseignante et les chercheuses au fil de la cocréation. Les concepts et les questionnements ont été principalement examinés à partir de la question principale de notre étude, portant sur la conciliation de la créativité en relation étroite avec l’art et la création. Dans cette section, nous présentons un portrait du milieu et de la partenaire enseignante; le processus de cocréation ayant mené à l’identification d’une problématique et au développement d’un projet pédagogique; la production de la séquence pédagogique et la mise en place d’activités artistiques; ainsi que le retour avec l’enseignante sur les productions réalisées et les concepts utilisés.
Une partie de la première année de recherche a été consacrée à observer le milieu de l’expérimentation. Cela a permis d’en dresser le portrait et d’identifier le contexte d’intégration du numérique dans la classe de l’enseignante partenaire.
L’expérimentation du projet MNC – Volet Art a été réalisée dans une classe de cinquième secondaire qui compte 24 élèves, incluant garçons et filles, provenant d’un quartier montréalais culturellement diversifié et d’une école identifiée comme moyennement défavorisée. Le programme auquel participe cette classe se nomme « Arts visuels et multimédia », c’est-à-dire qu’il remplit toutes les exigences du programme dans le domaine des arts plastiques, enrichi par une formation en arts médiatiques. Concernant la disponibilité d’outils numériques pour l’enseignement et les productions, la classe dispose de chariots équipés de tablettes numériques ou d’ordinateurs portables suffisants pour que les élèves travaillent individuellement. L’établissement possède également un ensemble de ressources et de logiciels pour la production et le montage audio-vidéo ainsi que pour la prise de photographies et la manipulation d’images.
Dynamique et expérimentée, l’enseignante partenaire du projet est en poste depuis une quinzaine d’années et collabore régulièrement à différents projets de recherche-création. Elle met périodiquement en place des résidences de création avec des artistes professionnels, accueille régulièrement des stagiaires et organise annuellement des expositions de travaux d’élèves dans la maison de la culture de l’arrondissement. Elle s’intéresse particulièrement aux pratiques artistiques contemporaines et actuelles qu’elle partage avec ses élèves, autant dans des moments d’appréciation que comme point de départ pour des projets de création précis. À l’écoute de la réalité des jeunes, elle intègre habilement la culture populaire dans les propositions de création et procède avec souplesse afin que les élèves puisent dans des références trouvées sur Internet pour produire leurs projets artistiques. Elle favorise l’utilisation en classe d’appareils mobiles personnels, que ce soit téléphones ou tablettes, ainsi que d’applications dédiées. Cette pratique pédagogique s’est développée davantage en contexte de confinement et semble s’être ancrée plus solidement suite au retour graduel en présentiel.
La première étape du processus de cocréation en équipe disciplinaire, amorcée durant la première année et mise au point au cours de quatre rencontres réparties sur l’année, a visé l’identification d’une problématique didactique annuelle. Au début, l’enseignante participante a observé ses classes d’art de tous les niveaux scolaires et a identifié d’emblée une problématique sur laquelle elle souhaitait travailler l’année suivante. Dans le cadre de cette recherche-action, elle se devait de cerner, au sein de sa discipline, des moyens pour soutenir le développement de compétences médiatiques multimodales et numériques chez les élèves. Elle a donc choisi de corréler l’analyse de ses pratiques à un questionnement sur le processus de création artistique des élèves. Dans ce contexte, la problématique de l’authenticité expressive des créations a rapidement émergé. En effet, l’enseignante remarquait que ses élèves, tout en ayant beaucoup de liberté pour s’inspirer d’images, de graphiques et de sons tirés d’Internet, ne puisaient guère aux ressources de leur imaginaire et peinaient à réinvestir leurs sources dans une création personnelle inédite ou singulière. Selon ses propos, cette réalité était probablement due à une difficulté à cerner ses intentions de création et à une trop faible conceptualisation de ses projets créatifs. Les observations de l’enseignante reposaient également sur la perception d’Internet comme d’un bassin de contenus souvent non identifiés, dans lequel résident de nombreux clichés, souvent eux-mêmes recopiés, soulevant ainsi la question de l’authenticité nominale. S’ensuivrait une forme de copie d’images à la chaîne plutôt qu’une réelle appropriation menant à une transformation personnelle et originale. L’enseignante constatait aussi, chez ses élèves, une utilisation fréquente d’outils numériques pour la consommation de contenus culturels, mais beaucoup moins pour la création artistique. Cette difficulté à se réapproprier des sources d’inspiration dans une création et la préférence pour une approche de consommation passive des contenus numériques s’observeraient davantage chez ses élèves de deuxième cycle, ceux-ci ayant plus facilement accès à Internet à cause de leur âge ou de leur possession d’appareils mobiles personnels.
Une fois cette problématique circonscrite, le travail de cocréation a permis d’affiner le questionnement et de dégager des concepts et des notions théoriques associés aux préoccupations ciblées par l’enseignante (intention de création, authenticité, originalité, emprunt, copie, etc.) ainsi que de potentielles stratégies pour les aborder avec les élèves. Dès le début du processus de cocréation, l’enseignante a souhaité mettre de l’avant le genre du cabinet de curiosités et a envisagé d’en faire le dispositif de création des élèves. Entendu comme une production individuelle, le cabinet allait permettre la collection d’objets et de petits projets de création, tant de nature analogique que numérique, offrant ainsi une sorte de synthèse des travaux réalisés en classe d’arts plastiques durant l’année scolaire. Il devait ainsi favoriser l’émergence de productions et de processus artistiques créatifs subjectifs et, en même temps, l’apprentissage de notions et de savoirs en lien avec la problématique ciblée. En reflétant, par ailleurs, la tendance à l’approche curatoriale ou commissariale, il devait inclure une préoccupation pour la diffusion. Dès lors, en invitant les élèves à concevoir leur dispositif par le design et l’aménagement d’un espace virtuel en fonction de la thématique choisie, l’équipe ciblait le développement de la compétence à créer un dispositif de présentation personnel numérique et authentique.
Lors de la deuxième étape de cocréation, amorcée aussi durant la première année, l’enseignante a pu établir avec l’équipe les grandes lignes d’une séquence pédagogique. Cette séquence a ensuite été définie lors de rencontres subséquentes, durant lesquelles des réflexions didactiques et méthodologiques alternaient avec des formations au logiciel de présentation Genial.ly, choisi pour la création et la présentation des cabinets des élèves. À partir de novembre 2021, les activités cocréées ont pu commencer auprès des élèves, en classe régulière ou hybride, et être observées par l’équipe.
Déployée entre octobre 2021 et mai 2022, la séquence pédagogique coconstruite a mené à l’élaboration et à la présentation par chaque élève d’un cabinet de curiosités numérique intégrant les productions, analogiques et numériques, réalisées au cours de l’année. La progression de cette séquence a abouti à l’exposition d’un cabinet collectif hybride en fin d’année. Parmi la trentaine de périodes de travail prévues en classe, sept ont été dédiées à la définition de concepts et à la présentation d’exemples utiles à la compréhension du genre « cabinet de curiosités », à son historique, à ses fonctions et à ses déclinaisons possibles; quatorze au travail de création thématique à partir de différentes techniques et consignes; dix à la conception et à la construction véritable de l’espace virtuel de présentation.
En analysant la séquence pédagogique et les notes de rencontres, on constate qu’en septembre 2021, l’enseignante a d’abord invité les élèves à découvrir le projet et à choisir un thème de recherche artistique à explorer pour l’année. En même temps, elle leur a proposé de fabriquer un carnet de traces en papier relié (voir figure 1). Tout au long du processus, ce carnet devait permettre aux élèves de colliger leurs impressions, leurs inspirations et leurs commentaires sur les démarches et le processus de création sous forme d’écriture, de dessin, de collage ou de broderie. Puis, d’octobre à novembre 2021, les élèves ont surtout fabriqué de petites réalisations à partir de techniques et de procédés travaillés dans le cadre du cours (broderie, modelage, dessin d’observation, paperolle, black-out poésie, façonnage/assemblage, etc.). À partir de novembre 2021, d’autres activités de création ont été planifiées et/ou animées avec les chercheuses (photographie numérique, échantillonnage de procédés de remix) ou avec des artistes professionnelles invitées (confection textile et art sonore). En décembre 2021, l’enseignante a fait réaliser une mise au carreau d’une image trouvée sur Internet. En janvier 2022, un portrait numérique à la manière de Stikki Peaches18, élaboré à distance lors d’un retour en confinement. Les élèves construisaient progressivement les éléments de leur cabinet, ce qui orientait leur processus de création et de sélection des œuvres à exposer.
Ces activités ont été ponctuées d’interventions de recherche. La première, animée par la chercheuse principale avec l’enseignante en novembre 2021, était dédiée à la définition et à l’exemplification des possibilités du cabinet, qui a été décrit d’emblée comme un contenant ou un lieu réservé à la présentation d’objets plus ou moins homogènes ou hétéroclites, classifiés ou non selon une ou plusieurs catégories, et aptes à susciter la curiosité. Les élèves ont pris connaissance des catégorisations habituelles du cabinet, en fonction de l’origine de ses objets (soit naturels soit fabriqués par l’humain ou par une machine), des lieux du recueil (milieux scientifique, inconnu ou imaginaire), de la finalité du regroupement (collection, classification, archivage, apprentissage, recherche, consommation, décoration, préservation et/ou exposition) et du public destinataire (spécialistes, amateurs ou amatrices scientifiques, artistes, curieuses et curieux) (voir figure 2). Un historique des cabinets de la Renaissance à l’époque contemporaine leur a aussi été proposé, dans le but de les sensibiliser à l’évolution des formats et de la vision de la curiosité dont ils étaient l’expression. Les « chambres des merveilles » de la Renaissance ont été ainsi juxtaposées aux collections encyclopédiques du 18e siècle, puis aux expérimentations du 20e siècle, ainsi qu’aux formats multimodaux et numériques du cabinet contemporain.
Une deuxième intervention a permis de présenter le concept de curiosité autour duquel le répertoire thématique des élèves était censé se construire. Cette rencontre visait à faire émerger une vision subjective et mouvante de la curiosité, susceptible d’évoluer et de varier en fonction des valeurs du temps et de la culture. Entendue et présentée à la fois comme « l’attitude d’une personne qui désire apprendre des choses nouvelles, rares ou cachées » et comme « la chose curieuse que l’on cherche à appréhender »19, la notion de curiosité a été initialement abordée dans sa dimension linguisticosémantique, interrogée par des listes de synonymes et d’antonymes, et mise en application par la création d’oxymores issus de la combinaison des deux classes de termes. Elle a ensuite été analysée à travers l’œuvre récente de l’artiste Patricia Piccinini, dont les dessins surréalistes et les sculptures de créatures hybrides et anthropomorphes jouent de la labilité des frontières entre formes et émotions propres à l’humain, à l’animal, à la machine et au végétal.
Les séances vouées au travail artistique proprement dit ont été organisées de manière à permettre aux élèves d’exprimer leur créativité, de s’approprier différentes techniques d’observation et de reproduction, et de mettre à l’épreuve la notion de curiosité. Par exemple, une séance d’appréciation sur le langage photographique a mené les élèves à produire des images ayant pour sujet des coins, des détails et des sons curieux captés à l’intérieur et à l’extérieur de l’établissement scolaire (voir figure 3). Une autre activité visait la mise au carreau d’une image de chaussures, repérée sur Internet et choisie pour son lien avec le thème personnel des élèves (voir figure 4). De plus, des séances sur les arts textiles, liées à la résidence de l’artiste Karine Fournier, ont mené à la fabrication de champignons en façonnage et assemblage, à inclure dans l’installation artistique qui serait exposée en fin d’année.
Les séances dédiées à la mise en place du cabinet alternaient avec des moments de réflexion de nature conceptuelle, de la recherche d’information et des ateliers de production. Les périodes de réflexion ont permis de présenter la méthodologie de la recherche documentaire (voir figure 5), les stratégies d’identification des ressources et des sources d’inspiration, les principes du droit d’auteur et les licences d’utilisation des contenus repérés sur Internet. Elles ont également permis aux élèves d’identifier des sources et des objets susceptibles de nourrir leur processus de création. La classe a été formée à rechercher, à enregistrer, à classer, à vérifier et à comparer les contenus identifiés, le but étant de sélectionner les ressources « les plus […] pertinentes par rapport au sujet et aux intentions de création »20.
De plus, en réfléchissant aux outils numériques et en se saisissant de la plateforme numérique Genial.ly (voir figure 6), choisie pour l’exposition du cabinet, les élèves ont graduellement conceptualisé leur projet, organisé leur dispositif de présentation, exploité les ressources multimodales recueillies tout au long de l’année et agencé les différents éléments colligés avec les productions créées au cours de l’année. Lors de la finalisation du dispositif, ils ont également été amenés à insérer une bande sonore créée à partir des sons produits avec l’artiste invitée, à préciser leurs intentions pour chacune des créations insérées et à compléter la description de leur processus en s’appuyant sur leur carnet de traces et autres documents indiqués dans une fiche de contenus fournie par l’équipe.
Un entretien avec l’enseignante a été réalisé en mars 2022 pour faire le point sur l’évolution du projet et de la problématique, notamment au vu des questions liées à l’investissement des notions associées aux concepts de créativité, d’authenticité, de singularité et d’intention de création. Selon les propos de l’enseignante, le projet sur les cabinets de curiosités a permis d’atteindre les objectifs qu’elle s’était fixés. Par leur engagement dans un long processus et l’incitation à concevoir aussi bien un espace personnel de création/diffusion que des productions originales en lien avec une thématique précise, les élèves ont pu apprendre à clarifier leurs intentions artistiques et à les développer progressivement, en examinant leur sujet à partir d’angles différents :
J’ai l’impression qu’étant donné que les élèves ont un même sujet durant toute l’année, ils n’ont pas le choix de mettre beaucoup d’eux-mêmes. Parce que, à un moment donné, ils ne peuvent plus aller chercher des images toutes faites, parce que cela ne répondra pas nécessairement à leurs besoins et à ce qu’ils veulent dire. […] On a insisté beaucoup là-dessus justement : leur intention, ce qu’ils voulaient dire, ce qu’ils voulaient montrer, ce qu’ils voulaient que les autres perçoivent.
La nécessité d’approfondir les idées de départ et d’enrichir progressivement leur répertoire de productions artistiques aurait littéralement fonctionné comme un déclencheur de la créativité, en contraignant les élèves à identifier, dans chaque activité, les éléments utiles pour leur projet et des manières personnelles de les réinvestir : « je trouve que cela les force à développer cette créativité-là », affirmait l’enseignante. Dès lors, la démarche de recherche, d’appropriation et de transformation des sources d’inspiration se serait affinée. Avec une approche plus consciente de leurs intentions artistiques et du résultat souhaité, les élèves se seraient montrés plus enclins à « réfléchir à ce qu’ils et elles veulent montrer avant d’aller chercher des images et des idées ». Ils auraient également amélioré leurs compétences en reprise et en transformation d’images par le procédé de remixage et le jeu d’(in)authenticité (voir figure 7). Selon l’enseignante, un projet long et exigeant tel que celui réalisé serait non seulement à même de développer les compétences en recherche et en sélection d’images, mais permettrait également de favoriser l’émergence d’idées nouvelles, adaptées à ses préoccupations et à ses besoins, par la manipulation et la transformation de sources multimodales. Idéalement, à la fin du processus, les élèves seraient capables non seulement « de reprendre et retranscrire l’idée, mais de transformer l’image, la transposer pour que ça reflète ce qu’ils veulent dire ».
En parallèle à cette démarche, la cocréation de la séquence et l’observation des pratiques des élèves auraient fait évoluer les représentations de l’enseignante concernant les concepts d’appropriation, d’authenticité et de créativité. Par rapport à l’appropriation, à la fin de la deuxième année du projet, elle se considérait comme plus ouverte et estimait accepter davantage la reprise et l’intégration d’images dans les productions artistiques des élèves. Tout en considérant que les deux pratiques sont sensiblement différentes, elle percevait une certaine proximité entre les procédés de citation ou d’emprunt dans la production littéraire des élèves et la reprise et la modification d’images en contexte artistique. En acceptant la reprise et la manipulation de sources existantes dans une production singulière, elle venait prendre en compte non seulement la production finale, mais également l’ensemble des choix et des démarches de modification effectuées avec une visée artistique :
Si j’ai une plus grande ouverture par rapport à l’appropriation, il faut que j’aie une plus grande ouverture par rapport à la créativité. Donc, la créativité, ça peut être de prendre une image et de la transformer. C’est le comment la transformer qui va être intéressant.
Malgré cette ouverture, l’authenticité des productions serait différemment évaluée, le développement d’une thématique personnelle à partir d’une idée originale étant davantage valorisé :
C’est sûr que quand l’idée vient de l’élève, il y a toujours quelque chose de plus authentique, quand même. Quand l’élève me dit « j’ai envie de faire cela », et qu’après cela on va chercher des images ou [que] je leur suggère « va voir telle affaire, telle affaire » […] On dirait que cela vient plus nourrir, tandis que quand ils disent « Ah ! J’ai vu telle affaire, madame, je veux faire comme ça », ouin, même s’il y a une transformation qui est faite [l’authenticité est moindre], peut-être parce que je m’intéresse plus souvent à l’idée qu’au résultat final.
Pour cette discussion, nous avons choisi de revoir les résultats à la lumière des deux axes annoncés en début d’article et de notre question de recherche. Nous abordons dans un premier temps la problématique relative à la créativité de l’enseignante selon les contextes technologique, didactique et professionnel qui sont interreliés dans ce projet. Nous l’examinons ensuite en tenant compte de l’(im)matérialité dans la réception, la cocréation et la diffusion de dispositifs multimodaux. Nous proposons deux pistes interprétatives sur ces axes, liées à la divergence processuelle et à la convergence analogique/numérique, qui sont apparues comme des stratégies clés du processus de cocréation pédagogique. Finalement, nous discutons des façons de concilier créativité, art et création à l’école, plus particulièrement dans la classe d’arts plastiques.
Tout d’abord, on constate que l’enseignante a choisi, sur le plan du contexte technologique, de faciliter chez ses élèves l’acquisition de compétences numériques qui font appel à la fois à leurs capacités créatives et documentaires, à leur autonomie et à leur agentivité. Bien que le développement de la compétence numérique par la littératie médiatique multimodale ne soit pas apparu comme un objectif en soi dans les premières phases de la séquence, il s’est manifesté de diverses manières : en premier lieu, par les présentations du cabinet, du concept de la curiosité, des ateliers photographiques et du droit d’auteur par des membres de l’équipe; ensuite, par la réalisation d’une activité empruntée par l’enseignante à un répertoire pédagogique (Portrait numérique à la Stikki Peaches) et intégrée à l’apprentissage en ligne par nécessité21; puis, par l’occasion offerte par un organisme partenaire de former les élèves, l’enseignante et des chercheuses à la plateforme Genial.ly; finalement, par le choix de l’enseignante lors de la réalisation du cabinet sur cette plateforme.
Sur le plan didactique, l’enseignante a largement contribué au développement d’une séquence pédagogique ouverte à l’imprévu, variée et équilibrée, centrée sur le genre du cabinet de curiosités. De plus, elle a permis la valorisation d’une forme d’(in)authenticité chez les élèves, en insistant, à l’instigation de l’équipe, sur l’autorat dans les créations empruntées, transformées ou réalisées. Elle a également encouragé l’identification et la consolidation des intentions des élèves, en leur demandant de les consigner par écrit, d’abord dans leur carnet puis dans leur cabinet. Ajoutons que l’enseignante a misé sur des stratégies d’adaptation informelles des jeunes et valorisé leurs activités créatives individuelles (Fergurson et al., 2021; Morse et al., 2021), la pandémie ayant probablement fait augmenter l’intérêt pour des pratiques artisanales comme le tricot et la couture, réinsérées dans des fabrications (in)utiles. Elle a de plus offert aux élèves de « consacrer du temps à leurs intérêts », en leur permettant de choisir leur propre thème et d’échelonner leur travail sur une longue période (Maximum City, 2021). Cela a facilité, chez les élèves, l’approfondissement et l’orientation du processus de création ainsi que la sélection des productions à exposer. Sur le plan professionnel, l’enseignante a pu constater l’apport de la collaboration avec ses pairs partenaires, tel qu’identifié par Hargreaves (2021), en mobilisant tout au long du projet sa propre créativité, sa motivation et sa résilience. En tant que professionnelle de l’enseignement, elle a dû adapter ses stratégies de façon créative pour tenir compte à la fois du programme, du contexte pandémique et des exigences de la recherche.
Concernant l’(im)matérialité de ce projet, elle se retrouve dans la réception, la cocréation et la diffusion de productions numériques multimodales. Les stratégies pédagogiques résidaient surtout dans la sollicitation de plusieurs sens, la manipulation de divers modes, l’alternance et la convergence de l’analogique et du numérique, la mise à profit commune de divers matériaux ainsi que la représentation de concepts abstraits dans des cartes conceptuelles ou dans l’utilisation de la poésie. Ces stratégies ont façonné la réalisation d’un dispositif aux intentions à la fois pédagogiques, artistiques, communicatives et critiques. Par ailleurs, les contenus et les formes du cabinet ont été adaptés aux choix des élèves. Le cabinet de curiosités peut alors être envisagé comme une stratégie pédagogique ou comme une fenêtre sur la singularité du traitement thématique de l’élève. Il représente certainement un projet artistique personnel en soi, mais c’est aussi un espace – dématérialisé – d’exposition des travaux de la classe.
En ce qui a trait à la divergence processuelle (Richard, 2016), la multiplicité des processus de création et des emplois de procédés créatifs dans la séquence a permis de soulever des préoccupations à la fois pour la « copie constructive » (Schenk et Parker, 2019), le remix, l’éthique et la licence créative (Davis, 2017). Cette divergence apporte un vent de fraîcheur au modèle classique et plutôt moderniste de la démarche de création instaurée dans les programmes d’art. Elle procure aussi une grande ouverture à diverses sources d’inspiration, comme mentionné dans le modèle de Paris (2007). Elle facilite ainsi l’immersion et la confrontation d’univers variés tout en justifiant l’emploi de la notion d’(in)authenticité.
Pour ce qui est de la convergence analogique/numérique, Halegoua et Polson (2021) constatent une convergence continue entre les environnements physiques et numériques, qui modifie les paramètres de chacun (p. 573). En prolongeant le corps des participants dans ce projet, les technologies mobiles ont permis d’opérer des actions furtives dans l’environnement, lors de la prise photographique ou sonore, par exemple. La convergence apporte un nécessaire cadrage au projet et une organisation essentielle des activités de la séquence, jugés indispensables par Paris (2007). Par conséquent, on trouve une alternance et une complémentarité des contenus, des espaces et des durées de travail dans cette séquence.
Un tel projet a permis d’étendre les capacités des élèves à créer des productions artistiques plus singulières qu’originales, basculant entre les parenthèses de l’(in)utile et de l’(in)authentique, de façon éthique, tout en s’inspirant d’images et d’autres artéfacts issus de la culture populaire trouvés sur Internet. Il a facilité l’outillage de la démarche artistique par le biais de ressources diversifiées empruntant à diverses pratiques et disciplines (artisanat, design, DIY) ainsi que l’exemplification des concepts d’originalité, d’emprunt, de remix, de répétition, de transmédiation et de droit d’auteur. Il a ainsi facilité une meilleure compréhension du domaine des arts aussi bien que la conciliation entre art, créativité et création dans la classe d’art, mais également dans une perspective interdisciplinaire.
Lors de la mise en contexte du sujet, nous avons ressenti les ressorts de la créativité s’activer dans les pratiques culturelles actuelles, présents à la fois chez les artistes, les jeunes et le personnel enseignant, particulièrement en temps de pandémie. Nous avons constaté la prégnance combinée des dimensions utilitaire et esthétique dans les dispositifs créatifs observés. Cela nous amène à proposer, pour de futures recherches, une autre notion hybride, celle d’(il)légitimé, que l’on retrouve à l’œuvre dans des formes comme l’art de la rue ou le hackisme, et qui défient les règles du monde de l’art et celles des institutions publiques.
Dans notre cadre conceptuel, nous avons vu que la créativité est généralement associée à une capacité et une attitude à créer quelque chose de nouveau en exerçant une pensée divergente, quelle que soit la discipline dans laquelle elle s’exerce. Elle peut aussi être associée à l’efficacité, à l’utilité et à l’innovation. Concernant la création, elle implique un processus qui fait interagir à la fois pensée divergente et pensée convergente dans la production d’un savoir ou d’une réalisation singulière en regard des intentions de la personne qui crée. Quant à l’art, il s’agit d’un champ disciplinaire inscrit dans un système social qui englobe plusieurs disciplines, ainsi que diverses pratiques. Cependant, compte tenu de la reconfiguration de la définition de l’art et de ses caractéristiques, mais également des modalités changeantes de légitimation et de reconnaissance de la valeur artistique des œuvres, il serait peut-être temps, au Québec, de réviser notre conception de l’art comme un domaine de création privilégié et exclusif aux disciplines artistiques, pour mieux l’ouvrir aux pratiques de créativité et de création de plus en plus présentes dans les autres domaines et disciplines.
Quant à l’approche méthodologique, elle nous a permis de structurer les résultats en lien avec le modèle des 4P. Dans le Portrait du milieu, nous avons pu constater l’ouverture du contexte didactique aux échanges des membres de l’équipe, ce qui a facilité l’élaboration d’une séquence pédagogique flexible, diversifiée et équilibrée quant aux concepts, aux contenus, aux modes, aux médias et aux lieux exploités. De plus, le contexte technologique relativement simple de la classe nous a permis de réaliser un dispositif à la fois artistique et communicatif sous la forme d’un cabinet de curiosités. Durant le Processus de cocréation, nous avons encouragé des interrelations entre attitude créative, divergence des processus de création et convergence des compétences analogiques et numériques dans un dispositif pédagogique hybride inscrit dans le domaine des arts. Dans le Projet de cabinet, les activités développées ont permis de manipuler des matériaux et des processus (im)matériels, et de solliciter divers sens, afin de stimuler à la fois des activités concrètes et d’autres, plus abstraites; elles impliquaient aussi une immersion multimodale dans des médias en convergence, à l’aide d’images, d’objets, de sons, de mots, de gestes et de mouvements. Elles ont mobilisé la créativité dans plusieurs contextes et sous plusieurs formes. D’ailleurs, dans les productions, nous avons constaté que certaines formes ne correspondent pas aux formes scolaires habituelles ! Étant liées à certaines pratiques artistiques actuelles et aux pratiques informelles des jeunes, ces formes suscitaient à la fois l’art, la créativité et la création.
Bien qu’un tel projet doive répondre aux attentes relatives aux programmes d’études, à l’instar de Westheimer et Hagerman (2021), nous jugeons important que l’enseignante ait pris le temps d’échanger avec ses élèves sur leurs intérêts et de leur permettre de les étudier sans précipitation, tout en développant leur créativité et leur pensée critique. Cela peut se faire, comme ici, à partir d’une proposition commune et des stratégies d’apprentissage qui se déploient sur le long terme. Cela nécessite indubitablement de se donner une certaine autonomie dans la prise de décisions relatives à ces programmes. Pour concilier créativité et création dans la classe d’art, dans le contexte actuel de pluralisme esthétique, nous pensons également nécessaire, à l’instar de Brandt (2021), de défier les conventions et de trouver de la valeur dans l’inhabituel et l’inusité en enseignement des arts, tout en s’ouvrant à la créativité informelle des jeunes et en priorisant les ressorts de leur créativité.
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