Dans le champ de la littératie multimodale et médiatique (LMM) en enseignement des sciences humaines et sociales (SHS), le pôle réception de l’image a fait l’objet de nombreuses études au cours des dernières années. Toutefois, malgré son importance pour développer une réelle littératie visuelle, le pôle production a très peu été étudié. Dans le cadre d’un article prenant la forme d’une réflexion didactique, nous mettons en lumière la place de l’image, plus particulièrement de la photographie, dans la géographie et son enseignement. Nous expliquons ensuite les raisons pour lesquelles il nous apparaît souhaitable d’introduire l’essai photographique dans l’enseignement de la géographie et nous exposons les différentes formes que peut prendre l’essai photographique. Finalement, nous présentons certaines des balises qu’il faut prendre en compte afin d’intégrer l’essai photographique dans le contexte québécois de l’enseignement de la géographie au primaire de façon à mettre de l’avant le rôle de producteur de l’élève et ainsi contribuer à valoriser la littératie visuelle chez les élèves du primaire.
In the field of MML in social studies teaching, the image “reception pole” has been the subject of numerous studies in recent years. However, despite its importance for developing real visual literacy, the “production pole” has received very little attention. In this article, taking the form of a didactic reflection, we will highlight the place of the image, more particularly of photography, in geography and its teaching. We will explain the reasons why it seems desirable to us to introduce the photographic essay in the teaching of geography and will explain the different form that the photographic essay can take. Finally, we will present some guidelines that must be taken into account in order to integrate the photographic essay into the Québec context of the teaching of geography in elementary school to put forward the role of producer of the student and thus help promote visual literacy in elementary school students in the Quebec context.
Une des finalités de l’enseignement des sciences humaines et sociales (SHS) au Québec est de former des citoyens responsables et éclairés capables de comprendre les réalités sociales du monde dans lequel ils vivent (Ministère de l’Éducation du Québec, 2001). Dans une époque où l’image prend de plus en plus de place, cette compréhension passe notamment par la littératie de l’image (Goody, 1979), l’éducation à l’image (Bourgatte, 2018) ou la littératie visuelle (Lebrun, 2015).
À travers les différents écrits et travaux publiés dans le champ plus large de la littératie médiatique et multimodale (LMM) en SHS, il est fréquemment question de « lecture », de « décodage », d’« interprétation » et de « compréhension », et de contextes où les élèves sont appelés à être des «lecteurs » d’images (Martel, 2018; Martel et Sala, 2018), ce qui renvoie au pôle « réception » de la LMM (Lacelle et al., 2017; Lebrun et al., 2012). Par conséquent, toute une panoplie d’activités, d’outils et de pratiques d’enseignement a été proposée au fil des dernières années pour soutenir les enseignants et les enseignantes du primaire qui souhaiteraient développer la littératie visuelle – volet réception – chez leurs élèves dans le contexte de l’enseignement des SHS (Martel, 2018). À cela s’ajoutent les écrits en didactique de l’histoire qui soulignent l’importance pour les élèves d’être en mesure de lire, de comprendre et d’interpréter des sources primaires, des films, des images, etc., et ce, à tous les niveaux (entre autres, Kobrin, 1996; Martel, 2014; Nokes, 2013). En géographie, l’utilisation des documents, et plus particulièrement des cartes et des photographies, occupe également une place importante (Hertig, 2015). Globalement, dans le domaine de la didactique des SHS, la préoccupation pour la lecture et l’interprétation des images par les élèves n’est donc pas nouvelle.
Toutefois, développer la littératie visuelle des élèves ne suppose pas qu’ils soient uniquement de bons « lecteurs » d’images; ils doivent également être en mesure d’utiliser les images dans la production de leur message et ces deux volets, en plus d’être liés (Grégoire et Ouellet, 2015), sont désormais un prérequis de la compétence à communiquer (Lacelle et al., 2017; Lewis, 2001). De la même manière qu’il est maintenant admis que les compétences de lecture et d’écriture se développent conjointement et mutuellement (Granger et Moreau, 2018), les travaux de Kress (2010) et Serafini (2014), entre autres, soulignent aussi que c’est en travaillant comme producteurs d’images que les élèves deviennent de meilleurs lecteurs d’images.
Or, malgré le caractère central du pôle « production » et l’importance conséquente d’accompagner les élèves dans le développement de leurs compétences à titre de producteurs d’images, force est de constater que très peu de travaux liés au champ de la didactique des SHS, et plus spécifiquement à la LMM dans la perspective des SHS, ciblent le rôle de l’élève comme producteur de l’image. Par exemple, dans un numéro précédent de la Revue de recherches en littératie médiatique multimodale portant sur l’image dans les disciplines des SHS publié en 2018, un seul article, sur les dix qui composent le numéro, aborde, sans en faire l’objet central du texte, les élèves comme producteurs d’images (Poyet, 2018). Il en va de même pour les autres disciplines, en excluant celles liées aux arts où la production d’images est naturellement plus dominante (Richard et Lacelle, 2020). Généralement, le pôle « réception » d’images domine la réflexion et les pratiques documentées, alors que le pôle « production » de ces mêmes images reste moins étudié et réfléchi.
Dans le champ des SHS, la géographie et sa didactique font une large place au rôle de l’image dans l’enseignement et l’apprentissage, notamment parce que « l’image est […] une des bases épistémologiques de la géographie » (Regnauld, 2015, p. 11). Pour les géographes, il existe trois types d’activités relatives aux images en géographie : lire, modifier et produire (Mottet, 1997). Ainsi, considérant notre intérêt pour l’image en SHS, et surtout notre souci d’enrichir la réflexion en matière de littératie visuelle à l’école en y intégrant davantage le volet « production », c’est conséquemment sur cette discipline que nous proposons de nous pencher dans cet article. Plus précisément, nous souhaitons y approfondir le recours à l’essai photographique comme dispositif susceptible d’assurer le développement de compétences de production en matière de littératie visuelle.
Pour ce faire, dans le cadre d’un article prenant la forme d’une réflexion didactique alimentée par une recension d’écrits, nous mettons en lumière la place de l’image, plus particulièrement de la photographie, dans la géographie et son enseignement. Nous expliquons ensuite les raisons pour lesquelles il nous apparaît souhaitable d’introduire l’essai photographique dans l’enseignement de la géographie et nous exposons les différentes formes que peut prendre l’essai photographique. Finalement, nous présentons certaines des balises qu’il faut prendre en compte afin d’intégrer l’essai photographique dans le contexte québécois de l’enseignement de la géographie au primaire de façon à mettre de l’avant le rôle de producteur de l’élève.
L’association image et géographie ne date pas d’hier. Déjà, au 18e siècle, Humboldt, une figure majeure de la géographie, assigne trois principaux usages à l’image (Péaud, 2015) :
Bien que les usages de l’image proposés par Humbolt aient évolué au fil du temps, il est intéressant de voir que, dès les premières heures de sa constitution comme discipline scientifique, la géographie fait une place à l’image et au « regard du géographe » qui, souvent, est le résultat d’une exploration du territoire et de l’analyse qui en est faite. Malgré l’évolution de la discipline, les différents courants qui vont émerger et les oppositions entre une vision positiviste et humaniste de la géographie, il n’en demeure pas moins que la géographie continue d’être considérée comme une discipline du visuel (Driver, 2003; Rose, 2003; Thornes, 2004).
En effet, comme le souligne Péaud (2015), « les savoirs géographiques s’incarnent très largement dans des images. Celles-ci ont un statut comparable au texte : elles ne doivent pas être seulement considérées comme des ajouts ou des illustrations de l’écriture textuelle, elles sont au même titre qu’elle un mode d’écriture à part entière, qu’elles complètent et prolongent » (p. 13, nous soulignons). On voit ici que le statut de l’image en géographie n’est donc pas seulement celui d’un support qu’il faut lire, comprendre et analyser, mais qu’elle est aussi, et surtout, un support qui sera construit par le ou la géographe de manière à rendre compte de sa recherche et de son regard sur le monde.
Cette dualité du rôle de l’image en géographie s’incarne notamment dans les travaux de Browaeys (1999) pour qui elle est primordiale. Pour ce géographe, qui s’est davantage intéressé à l’image animée, « au même titre que l’apprentissage de la lecture et de l’écriture sont indissociables à l’école primaire, la formation à l’analyse et à la réalisation documentaires doit être menées de concert : apprendre à voir en même temps que l’on apprend à montrer » (p. 27). L’image sous toutes ses formes est donc bien présente en géographie et elle va solliciter à la fois la posture de « lecteur » et de « producteur » chez le géographe.
Cette dualité de l’image en géographie trouve également une place dans les travaux en didactique, de même que dans les curriculums, quoique de manière moins marquée. Ainsi, bien qu’il existe de nombreux écrits sur le rôle de l’image en classe de géographie, une majorité de ceux-ci ciblent le volet lecture ou analyse de l’image. C’est, par exemple, le cas de Hamelin (1958) qui parle de l’importance de la lecture et de l’analyse d’image et donne, en conséquence, des pistes aux ressources enseignantes pour travailler ce volet en classe. Pour sa part, toujours dans le contexte québécois, Laurin (2005) incite les enseignants à « revoir le rôle des images en classe de géographie » (p. 8, cadrage dans le titre original), tout en plaidant principalement pour une « lecture » approfondie des images utilisées en géographie. Il en va de même du côté anglo-saxon où maints auteurs britanniques (Chatterjea, 1999; Jones, 2000; Scoffham, 2017) usent davantage des termes « seing », « using », «understanding », « interpreting », etc., plutôt que « taking » ou « making ».
En marge des écrits didactiques, les curriculums accordent une place variable à la lecture et à la production d’images dans le contexte de l’apprentissage de la géographie à l’école. Par exemple, dans les programmes français de géographie, il est précisé que « les élèves doivent aussi apprendre à exprimer un raisonnement géographique, en produisant des images.[… cela] nécessite que les élèves s’approprient les langages spécifiques des images. [… qu’ils comprennent] qu’elles sont de véritables outils de communication » (Philippot et Bouissou, 2007, p. 38). Du côté du programme de géographie du premier cycle du secondaire au Québec, on intègre également cette double posture de lecteur et de producteur. Ainsi, il y est précisé que « le décodage de paysages, le choix d’échelles d’analyse et la production de documents originaux, tels les schémas, les croquis et les cartes, constituent par ailleurs autant de façons de développer sa pensée créatrice » (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2006, p. 304). En consultant la progression des apprentissages (PDA) publiée en 2010 pour ce même programme, on remarque également que parmi les huit techniques utilisées en géographie, il y a trois « couples » lecteur-producteur (voir tableau 1). Il y a donc là une véritable prise en compte du double rôle de l’image en géographie, ce qui permet à l’élève de « voir et sentir le monde » et de « faire passer un message », pour reprendre les usages d’Humbolt.
Lecteur | Producteur |
---|---|
Interpréter un paysage | Réaliser un croquis géographique de paysage |
Interpréter une carte | Réaliser une carte schématique |
Interpréter un tableau et un diagramme | Construire un tableau et un diagramme |
Au primaire, dans le domaine de l’univers social en vigueur depuis 2001, le portrait n’est cependant pas le même puisque, parmi toutes les techniques propres à la géographie qui ont été identifiées (du 1er au 3e cycle), aucune ne cible le rôle de producteur de l’élève. Ainsi, seul le rôle de « lecteur » d’images ou de cartes est mis de l’avant pour les élèves québécois de 6 à 12 ans dans le cadre de leurs apprentissages en géographie. En effet, dans les documents ministériels, il sera question de « lecture », de « localisation », d’« orientation » ou d’« interprétation », mais à aucun moment de « construction » ou de « réalisation ».
Pourtant, en tournant notre regard vers l’extérieur, il est possible de constater, entre autres chez les Britanniques, que les élèves du primaire sont en mesure de jouer ce rôle de producteurs d’images, notamment par le biais de la photographie comme témoin du paysage/territoire exploré concrètement (Myers, 2021). Plus spécifiquement en ce qui concerne les cartes, Gregg (1999) a montré qu’en étant « créateurs de cartes » plutôt que « lecteurs de cartes » les élèves apprenaient davantage. Gowers (2021), quant à elle, démontre comment la production de « cartes-textes multimodales » par de jeunes enfants de 4 à 5 ans leur permet de rendre compte de leurs expériences. Ces quelques exemples montrent comment la lecture et surtout la production d’images ont une place centrale en géographie et dans son enseignement.
Si l’image a cette importance autant en géographie, dans sa didactique et dans les curriculums, c’est entre autres parce qu’elle permet de rendre compte de l’observation et de la sortie de terrain, deux éléments fondamentaux de la discipline.
En effet, de par son appartenance à la famille des sciences sociales, la géographie est une science de l’observation, une science du regard (Claval, 2013). Staszak (2003) souligne que « l’observation a un statut privilégié en géographie, du fait de la position volontiers empirique des géographes et de leur attachement traditionnel au monde matériel et donc à ce qui est perceptible par les sens (l’œil pour l’essentiel) » (p.677). Dans le cadre d’un raisonnement inductif, l’observation est en fait la première phase de la démarche scientifique; « faciliter et favoriser ce développement du sens de l’observation peut contribuer à préparer les conditions indispensables au développement de la pensée scientifique » (Deshaies, 1976, p. 149-150).
Cette observation se fait principalement à l’occasion de sorties de terrain, car la géographie ne se limite pas à ce que l’on retrouve dans les bibliothèques ou les laboratoires, « il s’agit de notre monde, et exige que nous sortions dans le monde » (Bennett, 2017, p. 15, cité dans Barlow et Whitehouse, 2019, p. 19). Claval (2013) souligne même que :
Sans expérience de terrain, le géographe laisse échapper une part essentielle des réalités dont il prétend rendre compte : celles qui ne relèvent pas seulement de l’intelligence, mais de l’intuition, de la sensibilité, du goût, de l’esthétique ; celles qui témoignent de la différenciation qualitative du monde.
(p. 4)
En ce sens, la géographie est donc une « discipline du faire » et c’est tout naturellement que la sortie de terrain trouve sa place dans son enseignement.
C’est notamment le cas en France où la sortie de terrain est encouragée dans les programmes de géographie au collège et au lycée. De manière variable, le contact avec le terrain est tantôt présenté comme un moyen d’enseignement auquel il est possible de jumeler le travail avec les documents, tantôt comme une finalité (Gaujal, 2021). Bien qu’également encouragée au primaire, la sortie de terrain en géographie y demeure peu exploitée (Briand, 2014). La situation est en partie similaire en Angleterre, où le fieldwork est présent dans les programmes, mais demeure peu intégré dans les pratiques d’enseignement en classe préscolaire et primaire (pour les enfants de 3 à 11 ans) (Tanner, 2021). Malgré tout, il y a actuellement une réelle volonté de lui donner une plus grande place dans les pratiques d’enseignement en géographie et les écrits didactiques européens sont de plus en plus nombreux à ce sujet depuis les dernières années (Kinder, 2013; Leininger-Frézal et al., 2020; Richardson, 2018; Tanner, 2021; Tanner et Whittle, 2015).
Au Québec, cette place centrale de la sortie de terrain en géographie semble malmenée. Déjà, au tournant des années 1960, le rapport Parent dénonçait une géographie scolaire trop livresque en soulignant qu’« on cherche instinctivement un livre pour faire connaître la réalité, même quand cette réalité est là présente devant le maître et devant les élèves. » (Gouvernement du Québec, 1963-1965, II, no 111, cité dans Lenoir, 2002, p. 108). Soixante ans plus tard, force est de constater que la sortie de terrain semble toujours peu présente dans l’enseignement de la géographie au Québec. Actuellement, il n’y a aucune obligation, et pas même une invitation, à faire des sorties de terrain dans les programmes de géographie, que ce soit au primaire ou au secondaire. Les livres, les manuels et les cahiers de toutes sortes demeurent le premier support d’enseignement et d’apprentissage à la fois au primaire (Lebrun, 2006) et au secondaire (Major, 2020). Malgré son importance dans la discipline, la sortie de terrain demeure, à notre connaissance, très peu exploitée en enseignement de la géographie au Québec.
Toutefois, depuis quelques années, différentes expériences d’apprentissage hors les murs ou de classe en plein air émergent dans le milieu scolaire québécois. Cette popularité grandissante de l’apprentissage à ciel ouvert crée un contexte favorable à la mise en place de la sortie de terrain en géographie (Partoune, 2020). Cette dernière nous semble particulièrement propice pour développer le volet « producteur » de la littératie visuelle chez les élèves étant donné 1) le rôle de producteur inhérent à la discipline; 2) la place de l’image dans la discipline; et 3) l’importance de l’observation et de la sortie de terrain dans l’apprentissage de la géographie chez les élèves qui convoque nécessairement l’éducation au regard.
En tant qu’image qui permet de rendre compte de l’observation et de la sortie de terrain, la photographie connaît un regain de popularité dans les pratiques en géographie, du fait notamment de sa démocratisation au cours des dernières années (Rose, 2008). Alors qu’avant les appareils photo pouvaient être encombrants et nécessiter des aptitudes particulières pour être utilisés, ce n’est plus le cas avec les caméras numériques, les téléphones cellulaires ou les tablettes. Qui plus est, l’utilisation de ces nouveaux outils donne un accès immédiat à la photographie sans avoir à attendre qu’elle soit développée en chambre noire. Dans ce contexte, Van Melik et Ernste (2019) plaident pour une utilisation de la photographie à la fois comme méthode de recherche et comme outil didactique dans la classe de géographie. Pour Davies et al. (2019), la photographie joue en fait un rôle vital dans l’enseignement de la géographie. Regrain (1994) va même plus loin en soutenant « qu’aujourd’hui l’enseignement de la géographie ne saurait se passer de la photographie » (p. 144).
En marge de cette place grandissante que prend la photographie dans l’enseignement de la géographie, il y a de plus en plus de partage d’expériences, du primaire à l’université, dans le cadre desquelles les apprenants jouent le rôle de producteurs d’images, en utilisant la photographie (Cho et al., 2021; Myers, 2021; Pyyry, 2016; Sanders, 2007; Van Melik et Ernste, 2019). Le concours national « Capture ton patrimoine », présent au Québec depuis 2000, s’inscrit dans cette veine bien qu’il cible davantage le patrimoine historique plutôt que géographique. En pouvant recourir aux nouveaux outils, il est en effet plus facile pour les apprenants de devenir des « producteurs » d’images en géographie sans devoir obligatoirement maîtriser des outils géographiques plus poussés comme la carte, le croquis ou le schéma. Il s’agit d’un avantage indéniable, entre autres, pour le primaire où le développement du sens spatial des enfants de 6 à 12 ans est toujours en construction et où les enseignants et enseignantes, à titre de généralistes, ne maîtrisent que très peu les outils propres à la discipline que sont, par exemple, le croquis et le schéma géographiques (Déry et Moorman, 2015).
Étant ainsi invités à devenir des producteurs d’images géographiques, les élèves se familiarisent avec le langage visuel (et plus spécifiquement le langage photographique) : ils se posent des questions sur le cadrage, sur le message recherché et véhiculé, sur l’émotion à transmettre, sur ce qu’ils veulent montrer au premier plan, ce qu’ils veulent ou non partager, etc. Ils doivent choisir ce qui doit être sur la photo et, du même souffle, choisir ce qui en sera exclu. Invariablement, ils laissent leur marque visuelle, ils s’expriment, intentionnellement ou non, par l’image. En agissant à titre de producteurs d’images, ils saisissent donc peu à peu que la photographie est subjective, que c’est un construit, une interprétation de la réalité et non la réalité elle-même.
Parallèlement à cela, l’utilisation de la photographie en classe de géographie permet aussi d’avoir accès au sens du lieu de l’élève, à sa géographie spontanée. La photographie, d’un lieu, d’un objet, d’un espace, etc. en révèle davantage sur le ou la photographe que sur le thème étudié (Lemmons et al., 2014; Rose, 2008; Sanders, 2007). Ce faisant, alors que pour certains cela constitue une limite importante de l’outil (Lemmons et al., 2014), nous croyons au contraire qu’il s’agit d’un avantage significatif puisque cela permet d’inscrire la démarche dans une approche inductive, laquelle utilise le savoir personnel des élèves comme levier à l’apprentissage (Archambault et Richer, 2006; Demers et al., 2016). Ainsi, dans une pédagogie active, une approche constructiviste et une volonté de travailler la géographie expérientielle, l’utilisation de la photographie permet de mettre l’élève, et son expérience, au cœur de ses apprentissages en géographie tout en développant le pôle « production » de sa littératie visuelle. Dans ce contexte, les enfants « sont considérés, contrairement à l’ordinaire scolaire, comme des producteurs de savoir originaux et légitimes » (Le Guern et Thémines, 2011, p. 2).
Une des manières de faire jouer ce rôle de producteur à l’élève est le recours à l’essai photographique. Ce dispositif est déjà très répandu dans le contexte de l’enseignement universitaire où il a fait l’objet de nombreux articles (Davies et al., 2019; Hall, 2009; Rose, 2008; Sanders, 2007; Van Melik et Ernste, 2019). Dans l’enseignement secondaire et primaire, le terme « essai photographique » est rarement celui retenu par les auteurs. Il n’en demeure pas moins que la pratique est présente sous différentes formes. Dans les lignes qui suivent, nous en présentons sept qui nous paraissent particulièrement inspirantes.
Pyyry (2016) a mis de l’avant ce qu’elle appelle des marches photographiques (photo-walks ou photo-walking) avec des élèves de 15 ans en Finlande. Cette approche est fortement inspirée des dérives situationnistes où le marcheur ou la marcheuse erre d’un lieu à un autre en portant attention à ses émotions et aux effets subjectifs des lieux (Debord, 1956). La dérive est alors une combinaison de chance et de planification. Dans ce contexte, on laisse de la place à l’improvisation, aux envies des élèves. Il n’y a pas de trajet précis fixé à l’avance. Pyyry parle d’une « spontanéité organisée ». Les élèves photographient alors les lieux qu’ils fréquentent avec comme objectif de rendre le familier moins familier pour, au terme de la démarche, faire une exposition photographique dans le hall de leur école. Ils jouent donc ici pleinement le rôle de producteurs d’images en choisissant à la fois l’élément photographié et l’angle sous lequel ils veulent en rendre compte. Dans ce contexte, c’est une véritable LMM qui est interpellée, notamment par une communication du rapport à l’espace par un support mixte qui repose à la fois sur l’écrit et sur la photographie.
Toujours en Europe, mais cette fois du côté français, Gaujal (2021) a pour sa part mis de l’avant, au cours des dix dernières années, différents dispositifs qu’elle regroupe sous le terme de « sorties sensibles ». Dans ce contexte, elle expérimente différentes variantes de l’utilisation de la photographie dans le cadre d’une sortie scolaire en géographie pour notamment faire comprendre à des élèves du primaire et du secondaire que l’espace est un construit (Gaujal, 2016). C’est de manière tantôt plus dirigée, tantôt sous forme de jeu, tantôt en utilisant la dérive, qu’elle demande aux élèves de prendre des photos qui sont par la suite utilisées en classe.
Sa démarche s’apparente à celle de Briand (2014) qui, de son côté, travaille avec des élèves du primaire (cycle 3) avec ce qu’il appelle le « parcours sensible ». L’objectif de son dispositif est de solliciter les sens de ceux qui le pratiquent tout en attribuant un rôle spécifique à la parole de ceux qui parcourent l’espace. Ici, la captation du réel est plurisensorielle et se fait de façon visuelle, mais aussi tactile, auditive et olfactive. Le support d’expression pour traduire le rapport à l’espace est mixte, reposant à la fois sur l’écrit et sur l’iconographie (photographie), puisque l’élève rend compte de la compréhension de son environnement en produisant un document qui combine écrit et photographie.
C’est aussi avec des élèves du primaire que Le Guern et Thémines (2011) ont mis en place ce qu’ils nomment les « parcours iconographiques ». Selon leur définition :
Le parcours iconographique est une méthodologie qui vise à ce que des enfants repèrent, identifient et expriment leur expérience d’un espace partiellement connu par les pratiques quotidiennes qu’ils en ont. Elle se caractérise par une production qui articule textes et images, production réalisée par des enfants en s’appuyant sur la ressource que constituent le groupe de pairs quand il s’agit de formaliser son expérience.
(p. 2)
Le parcours iconographique qu’ils proposent a pour objectif de placer des enfants de 10 et 11 ans dans le rôle de producteurs d’une iconographie de la ville qu’ils habitent. Pour ce faire, ils doivent utiliser à la fois le langage de l’image (photographie) et celui de l’écrit s’inscrivant en cela tout à fait dans la lignée de la multimodalité. Ici, les enfants, encadrés par un adulte accompagnateur, parcourent à leur rythme un trajet avec comme consigne : « Tu prends des photographies qui représentent pour toi le quartier dans lequel nous nous promenons. Nous nous en servirons au retour pour représenter la ville et ses quartiers » (Le Guern et Thémines, 2011, p. 7). Dans le cadre de cette sortie, les élèves sont producteurs d’images, mais ils sont aussi les lecteurs des photographies prises par leurs camarades de classe puisqu’ensemble, ils doivent, au terme de la visite, analyser les photographies dans le but de choisir celles qui représentent le mieux leur ville.
Un dispositif similaire a aussi été utilisé avec des élèves du primaire, mais cette fois en Angleterre. Dans son projet ayant pour titre « Capturing Croydon », Myers (2021) expose comment elle a amené une classe d’élèves de 7 à 9 ans (Keystage 2) à jouer les photographes dans leur localité. La première étape de ce projet consiste en une brève leçon, par un photographe professionnel, sur la manière de prendre des photos, de cadrer l’image, de trouver un angle insolite, d’éditer puis d’évaluer la qualité de leurs photos. Ici, d’entrée de jeu, la photographie est présentée aux élèves comme un construit qui témoigne de choix personnels, mais aussi techniques. Par la suite, le groupe d’élèves se déplace vers le centre-ville en autobus où il commence sa « chasse » aux images. Au terme de son article, Myers (2021) revient surtout sur les bénéfices de l’activité sur le sens d’observation des élèves. Toutefois, cette pratique de la sortie de terrain avec l’appareil photo place indéniablement les élèves dans le rôle de producteurs d’images et montre bien que cela est possible malgré leur jeune âge.
Un cinquième exemple nous vient de la Corée du Sud avec les « photos-paroles » (photovoice). À la base, il s’agit d’un outil de recherche visuel utilisé en travail social, en santé, en sociologie et en géographie depuis le début des années 1990 que Cho et al. (2021) ont adapté pour la classe. Ils ont utilisé ce dispositif avec 60 élèves du secondaire à qui ils ont demandé de prendre trois photos pour représenter la problématique des chats de rue dans leur ville. Les élèves avaient préalablement reçu une courte formation sur la composition des images photographiques, puis ils avaient trois semaines pour faire individuellement la prise de photos. Par la suite, il y avait un travail collectif en classe pour choisir les meilleures images, leur donner un titre et rédiger une légende pour chacune. Dans cet exemple où la volonté de travailler la dimension citoyenne de l’apprentissage de la géographie est dominante, il est intéressant de constater la réelle intégration de la dualité du rôle de l’image en géographie (production-réception) dans les tâches demandées aux élèves. Encore une fois, bien qu’elle ne soit pas explicitement nommée, la LMM n’en demeure pas moins abordée de front.
En contexte québécois, nous n’avons pas trouvé d’exemple d’utilisation de l’essai photographique dans le cadre de l’apprentissage de la géographie en contexte formel. Toutefois, nous avons pu repérer deux projets où les apprenants jouaient le rôle de producteurs d’images. Un de ces projets est celui de Perron (2010), qui a utilisé la photographie dans le cadre d’un atelier intitulé « Prête-moi tes yeux » avec des jeunes de 15 à 18 ans inscrits dans un programme de formation préparatoire au travail de la communauté autochtone de Pessamit au Québec. L’approche est ici fortement inspirée de la pédagogie de Freire et amène Perron à parler de « l’autoreprésentation photographique ». Dans ce projet qui se veut avant tout artistique, les jeunes sont invités à photographier une personne, un objet, un lieu, etc. significatif pour eux et à décrire leur photo avec une légende écrite et une présentation orale.
L’autre exemple est celui de Poyet (2018) qui explique comment elle utilise, à titre de chercheuse, les photographies prises par des élèves qui deviennent pour elle des outils de la didactique, donc des outils de collecte de données. Dans son projet, les élèves reçoivent comme consigne de départ de se promener dans le quartier et de photographier le patrimoine, mais sans avoir eu davantage de précisions sur le concept. Le but de la production de la photographie est justement d’avoir accès à l’idée que chaque élève/photographe se fait du patrimoine. Par la suite, il y aura un enseignement sur la façon d’utiliser les photographies comme source historique et comme moyen de transmettre le résultat d’une recherche. Cette démarche rejoint en partie celle du concours « Capture ton patrimoine », un concours annuel de photographie destiné aux jeunes de 10 à 18 ans.
Que l’on soit en Finlande, en France, en Corée du Sud, en Angleterre ou au Québec, il est possible de reconnaître, à travers ces différentes variantes et modalités de l’essai photographique, le rôle de l’élève comme producteur d’images. Également, il nous semble important de faire ressortir trois caractéristiques principales de l’essai photographique.
Tout d’abord, c’est l’élève qui choisit ce qu’il ou elle veut photographier, selon l’angle, le point de vue, le cadrage, etc. qu’il ou elle souhaite. L’élève, par son statut de « producteur » de l’image, est celui ou celle qui construit l’image, c’est le fondement de la démarche. Ensuite, l’essai photographique se réalise selon un canevas ouvert. En effet, en continuité avec une volonté de faire une place à la géographie spontanée et aussi afin de laisser les élèves exprimer leur rapport à l’espace et aux lieux, l’essai photographique se construit sur un canevas ouvert avec des portions parfois plus dirigées selon l’âge des élèves ou les intentions des enseignants et des enseignantes. Les consignes sont conséquemment minimales et servent à orienter la « production » des élèves, mais ne visent pas directement la collecte de données ou la réponse à une question fermée. Finalement, une fois les photographies réalisées, il y a une phase de réflexion, de partage, de synthèse, de relecture, d’analyse, de comparaison, etc. qui vient clore la démarche. Selon des modalités variables, les élèves vont revenir sur leur production et ce qu’elle exprime, développant ainsi leur littératie visuelle et leur autorégulation sur celle-ci.
Sur la base des éléments présentés, il convient, maintenant que nous arrivons au terme de cette réflexion didactique, de regarder comment il peut être possible d’intégrer l’essai photographique dans l’enseignement de la géographie au primaire en contexte québécois.
Tout d’abord, il importe de rappeler que, bien que la géographie ne soit pas un programme spécifique dans le curriculum primaire québécois (elle est associée avec l’histoire dans le domaine de l’univers social), elle fait l’objet d’un enseignement de la 1re à la 6e année. En effet, selon les niveaux, il est question d’apprentissages liés au sens spatial, au repérage dans l’espace, aux éléments physiques et humains, aux atouts et contraintes du territoire, aux techniques propres à la géographie, à des compétences, etc. Cette association avec l’histoire donne une perspective historique aux activités ou aux dispositifs géographiques mis en place dont il est parfois difficile de s’affranchir. Malgré cela, la malléabilité de l’essai photographique peut devenir un avantage puisqu’elle nous permettra de moduler le dispositif et de mettre de l’avant le volet spatial ou géographique de l’activité.
Bien que nous ne poursuivions pas ici l’objectif de définir un dispositif clé en main, nous souhaitons proposer quelques pistes que les enseignants et enseignantes du primaire au Québec pourraient suivre afin de faire jouer le rôle de producteurs d’images à leurs élèves.
En prenant appui sur des formes d’essai photographique plus ouvertes comme la marche photographique, la sortie sensible ou l’autoreprésentation, il est possible de faire appel aux émotions des élèves comme socle pour accéder à la construction spatiale. On peut leur demander de photographier un lieu qu’ils trouvent beau, laid, calme, sale, spectaculaire, etc. et faire appel aux émotions liées à ce lieu. Ce lieu peut être situé dans la cour d’école, sur le trajet pour se rendre à la maison, dans le quartier ou dans un secteur spécifique déterminé en fonction de l’âge des élèves ou de leur expérience avec l’observation et la sortie de terrain.
Une activité possible avec des élèves de 6 à 8 ans peut être de leur demander de prendre une photo de ce qu’ils aiment le plus et une de ce qu’ils aiment le moins dans leur cour d’école. Au retour dans la classe on peut dresser la liste des différents lieux photographiés, les placer sur une carte de la cour d’école, voir si des endroits semblent être plus généralement aimés, etc. Dans le contexte de l’enseignement de la géographie au primaire au Québec, cela permet d’aborder l’exploration des paysages ou le repérage dans l’espace. Un prolongement pourrait être envisagé en identifiant avec les élèves les éléments naturels ou humains qui sont présents sur les photos ou en les questionnant pour savoir s’ils pourraient retrouver ces mêmes endroits dans une autre cour d’école (la comparaison ici et ailleurs).
Avec des élèves plus âgés (9-11 ans), le même type d’essai photographique centré sur l’exploration et les émotions peut être réalisé. Dans le contexte d’une classe d’accueil ou d’adaptation scolaire des objectifs liés à la socialisation, le respect des consignes ou le langage peuvent également s’ajouter. Ce type d’essai photographique plus exploratoire peut aussi servir de familiarisation en vue d’une tâche future plus structurée. On peut alors reprendre l’activité décrite ci-dessus et insister sur la démarche, les modalités liées à l’observation, la lecture de carte ou l’orientation en vue de les intégrer dans une prochaine activité qui cible des savoirs essentiels dans le domaine de l’univers social du primaire.
C’est en mettant en place une démarche d’essai photographique plus dirigée comme le parcours iconographique, la chasse aux images ou le photo-parole, qu’il sera possible de cibler des savoirs essentiels plus spécifiques aux différents cycles. Pour les élèves du 1er cycle, on peut leur demander de photographier trois éléments naturels et trois éléments humains qu’il est possible de voir à partir de la cour d’école ou à la faveur d’un trajet à la bibliothèque municipale. Pour des élèves de 2e ou de 3e cycle, la consigne ciblera des traces liées à l’industrialisation, à la présence autochtone ou de la Nouvelle-France dans le quartier. Les photos peuvent alors servir de matériaux dans une production liée au thème travaillé en classe. Avec les plus vieux, et de manière à intégrer l’histoire et la géographie dans l’essai photographique, il est possible de demander aux élèves de photographier des lieux ou des bâtiments que leurs grands-parents auraient pu voir dans le quartier il y a 60 ans ou des éléments naturels ou humains qui seront très différents dans 100 ans. Ce type de questionnement amène les élèves à envisager la transformation des lieux et des territoires dans le temps. Bref à combiner apprentissages historiques et géographiques.
Aux quelques pistes qui viennent d’être évoquées, il est possible de greffer différents canevas d’organisation de l’essai photographique. Les élèves pourraient circuler individuellement, en duo ou en équipe, discuter du meilleur angle ou de l’endroit idéal où s’installer pour photographier, de la nécessité de faire un gros plan ou non, etc. De retour en classe après leur exploration, les questionnements peuvent varier. En voici quelques exemples : « Pour représenter x, tu as choisi de photographier y pourquoi? », « Est-ce que tu aurais pu photographier autre chose, un autre objet, un autre lieu pour transmettre la même idée, illustrer le même concept ou partager la même émotion? », « Pourquoi crois-tu que le lieu x représente le calme pour toi mais l’agitation pour ta camarade de classe? » etc. À chaque fois, le contexte de la classe, le milieu dans lequel on évolue et les intentions pédagogiques et didactiques orientent l’essai photographique et lui donnent une couleur particulière. Toutefois, il importe de ne pas perdre de vue que l’élève doit pouvoir toujours y jouer un rôle central à titre de producteur d’images et développer progressivement sa maîtrise des compétences et des savoirs qui sont nécessaires, car c’est là l’essence même de ce dispositif.
Au terme de cet article, notre souhait est que cette réflexion didactique, documentée sur de nombreux écrits, et les quelques pistes qui en découlent, puisse inspirer et encourager des enseignants et enseignantes du primaire, mais aussi des didacticiens et didacticiennes à valoriser le rôle de producteur d’images auprès de leurs élèves en intégrant l’essai photographique dans leur enseignement de la géographie et plus largement des sciences humaines et sociales.
Lire une image c’est bien, mais pouvoir en produire c’est mieux! En effet, en mettant de l’avant le pôle production et en le combinant avec le pôle réception, il est possible de favoriser la littératie visuelle des élèves et, par ricochet, leur capacité à mieux comprendre les images omniprésentes dans le monde du 21e siècle.
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