Dans le cadre d’une recherche collaborative menée (établissement) avec un groupe d’une dizaine d’enseignants de français, l’article se propose de décrire les formes et les spécificités que peut prendre l’enseignement des œuvres numériques dans les classes du secondaire. Dans la continuité d’expérimentations menées dans le supérieur (Saemmer, 2010) ou dans le secondaire (Bouchardon, 2014) avec des supports qui n’étaient pas spécifiquement littéraires (Lacelle et Lebrun, 2014) il s’agit de mieux documenter l’étude de l’œuvre numérique dans la classe, d’étudier le processus de transposition didactique à l’œuvre, dans ce cas particulier où l’objet enseigné n’apparaît ni dans les pratiques courantes ni – explicitement – dans les programmes officiels en France. En nous appuyant sur le travail de l’enseignant, nous cherchons quelles évolutions ou permanences ont permis « la construction de l’objet enseigné » (Schneuwly et Dolz, 2009) et analysons particulièrement l’intégration de l’étude de l’œuvre numérique à l’échelle macro de la séquence, puis à l’échelle plus micro des dispositifs et objets enseignés dans la séance, en lecture et en écriture.
As part of a collaborative research project carried out at the Nice Academy with a group of 10 French teachers, we aim to describe the various aspects and specificities of the teaching of digital works in high school classes. Following experiments carried out at universities (Saemmer, 2010) and in highschools (Bouchardon, 2014) with teaching material that was not specifically literary (Lebrun & Lacelle, 2012; Lacelle & Lebrun, 2014), our goal is to better document the study of digital work in the classroom, to study the process of didactic transposition at work, in this particular case where the object taught appears neither in the teachers’ regular practices nor – explicitly – in the official curricula in France. By relying on the teachers’ practices, we seek to better understand which evolutions and permanence led to “the construction of the object taught” (Schneuwly & Dolz, 2009) and we particularly analyze the integration of the study of the digital work on the macro scale of the sequence, then on the micro scale of the devices and objects taught in the session, both in reading and writing.
Le corpus de la Littérature numérique apparaît aujourd’hui plus légitime aux enseignants de français du secondaire en France : certaines œuvres sont abordées dans des revues professionnelles (Boublil et Crinon, 2016), dans des journées académiques de formation, certains documents institutionnels (Eduscol) et même certains manuels (Mouttapa, 2018). Ce corpus reste cependant largement absent des classes : même s’il ne leur est plus totalement étranger, les enseignants n’osent pas encore, souvent, l’intégrer dans leur projet pédagogique, s’interrogeant sur sa légitimité et cherchant des pistes didactiques pour l’aborder.
Dans ce contexte, nous nous proposons de nous appuyer sur les données issues d’une recherche innovation de type collaboratif pour analyser la transposition didactique d’œuvres numériques d’une dizaine d’enseignants expérimentateurs : leurs choix littéraires et didactiques révèlent leurs orientations privilégiées ou celles qu’ils ont écartées, présentent des adaptations de leurs pratiques habituelles ou leur sollicitation de nouvelles activités. Comment la transposition didactique de la lecture d’œuvres numériques s’est-elle opérée ? Nous souhaitons approcher précisément ce qui, dans leur prise en compte d’un nouvel objet d’enseignement, relève de pratiques nouvelles ous’inscrit dans la continuité de pratiques courantes de la lecture des œuvres. S’il est certain que les profils de ces enseignants sont divers, que les textes étudiés ainsi que les niveaux enseignés diffèrent, peut-on cependant identifier, dans leur choix de transposition, des orientations communes et lesquelles ?
En interrogeant l’adaptation didactique par laquelle ces enseignants proposent à leurs élèves de lire un corpus d’œuvres numériques fictionnelles, nous souhaitons contribuer à une réflexion déjà engagée en didactique de la littérature sur la lecture des corpus multimodaux et numériques (Lacelle et al., 2017) et apporter des pistes de réflexion aux formateurs et aux professeurs de français.
Notre propos nous permettra tout d’abord d’identifier les appuis théoriques, issus de champ de la littérature ou de la didactique du français qui forment le socle conceptuel de notre projet, puis de présenter le contexte de la recherche et les données étudiées. Pour répondre à notre question de recherche et repérer les éléments de continuité ou de spécificité des pratiques d’enseignement étudiées, nous analyserons les séquences didactiques menées selon trois aspects : l’organisation et l’intégration dans le projet pédagogique annuel de la séquence, les notions enseignées et leurs modalités d’enseignement en lecture, ainsi que les pratiques liées à l’enseignement de l’écriture. Une interprétation de ces analyses nous permettra de répondre à notre question de recherche.
Il s’agit dans ce premier temps de l’étude de mieux cerner les justifications et soubassements épistémologiques et théoriques de notre recherche. Ainsi, nous cherchons à préciser certaines caractéristiques de notre corpus d’étude, à présenter les enjeux et les arrière-plans épistémologiques liés à son enseignement et à expliciter notre attention à la transposition didactique à laquelle procèdent les enseignants dans leur séquence.
La littérature numérique existe depuis plus de six décennies1 et s’inscrit dans des filiations connues : écriture combinatoire et à contraintes, écriture fragmentaire, écriture visuelle et sonore… Ces formes littéraires s’inscriventdans une histoire de la littérature, notamment dans les mouvements avant-gardistes du XXe siècle : Dada, surréalisme, lettrisme, Nouveau Roman, OuLiPo. On peut ainsi aborder la littérature numérique dans la continuité d’une histoire littéraire que les professeurs enseignent traditionnellement dans les classes, particulièrement au lycée en France.
La critique2 s’entend généralement pour distinguer deux principales formes de littérature sur un support numérique : la littérature numérisée et la littérature numérique proprement dite (même si parfois la frontière peut être floue, et sans doute l’est-elle de plus en plus). La littérature numérisée reprend le plus souvent des œuvres d’abord publiées sur papier dans des éditions numériques, que l’on appelle enrichies ou augmentées en ce qu’elles apportent desfonctionnalités (annoter, chercher, partager) ou des contenus multimédias (vidéos, iconographie) permettant d’apprécier et de comprendre l’œuvre. Dans la deuxième forme de littérature (la littérature numérique), pensée et conçue par et pour le numérique, le texte changerait profondément de nature si on l’imprimait. Qu’il s’agisse de fictions hypertextuelles, de poèmes animés, d’œuvres faisant appel à la génération automatique de texte ou encore de productions collaboratives en ligne, la création littéraire « nativement numérique » ou digital-born (Hayles, 2008) est actuellement florissante3. Pour les auteurs, il s’agit de concevoir et de réaliser des œuvres spécifiquement pour les supports numériques (ordinateur, tablette, téléphone intelligent), en s’efforçant d’en exploiter les caractéristiques : dimension multimédia ou multimodale, animation textuelle, technologie hypertexte et interactivité. Parmi les créations de littérature numérique, on retrouve ces caractéristiques dans les fictions narratives. Ainsi les fictions hypertextuelles, ou hyperfictions, proposent une lecture non linéaire de fragments reliés par des liens et offrent ainsi au lecteur différents parcours de lecture4. Plus largement, les fictions interactives consistent à raconter tout en faisant intervenir le lecteur (au niveau de l’histoire, de la structure du récit, ou encore de la narration). Le lien hypertexte n’est alors pas le seul ressort : des hypermédias animés exploitent conjointement l’affichage dynamique du texte et la multimodalité, mais aussi mettent l’accent sur l’interactivité avec un lecteur. Cette interactivité permet parfois au lecteur une manipulation non seulement du support, mais du texte lui-même (Bouchardon, 2012). Les fictions transmédiatiques, qui proposent un contenu avec plusieurs fils narratifs imbriqués sur différents supports, favorisent quant à elles les interactions auteurs- lecteurs et même la cogénération de contenu (Jenkins, 2006). Toujours est-il que lorsque les fictions numériques proposent uneforme d’interactivité, la problématique majeure reste la même : réussir à articuler narrativité et interactivité, c’est-à-dire tout à la fois prendre le lecteur par la main et lui donner la main pour intervenir au cours du récit (Bouchardon, 2009).
Ce sont de telles œuvres de fiction numériques que les enseignants de notre étude ont proposées à leurs élèves, comme nous le verrons plus loin.
Enseigner la littérature numérique dans les classes de français au secondaire correspond à différents enjeux. Il s’agit tout d’abord, à travers des œuvres nouvelles, de pouvoir revisiter des notions littéraires apprises dans des contextes plus classiques. Permettant une forme de pas de côté lié à sa dimension novatrice, la littérature permet alors d’interroger des notions littéraires telles que le statut du narrateur, la temporalité de l’œuvre ou encore le traitementdu personnage.
Un deuxième enjeu consiste à permettre, à travers les œuvres numériques, de faire découvrir au jeune lecteur les créations de l’extrême contemporain : l’élève est mis en contact avec une littérature vivante, inscrite dans les questionnements existentiels, éthiques et technologiques contemporains, une littérature qui interroge elle-même ces technologies et leurs modes d’influence (Saemmer, 2015). La littérature numérique peut ainsi servir une conception de la littérature considérée comme un art du présent qui parle aux élèves avec ses thèmes et son langage. Un troisième enjeu relevant de la motivation à écrire est l’écriture sur écran qui implique de nombreuses manipulations (Brunel et Guérin-Callebout, 2016) qui se prêtent à des activités d’écriture créative diverses : écritures collaboratives, écriture dans un texte antérieur, écriture de fanfiction, production numérique originale avec ou sans programmation. À travers de telles activités qui stimulent sa créativité et favorisent le développement de sa posture d’auteur (Tauveron et Sève, 2005), l’écriture sur écran peut favoriser un investissement personnel dans l’écriture (Lacelle, et al., 2017, p. 125). Un autre enjeu consiste à permettre aux élèves de mieux identifier et apprendre la spécificité des contextes numériques dans lesquels ils évoluent : étudier les œuvres numériques en classe déplace l’attention du numérique comme outil ou moyen technologique au numérique, comme milieu dans lequel chacun d’entre nous se trouve plus ou moins immergé, dans ses pratiques sociales et culturelles. Par là même, l’étude des œuvres numériques permet plus largement de développer des savoirs sur la littératie numérique : en s’appuyant sur le fait que la lecture de littérature «active de manière maximale les opérations et les codes susceptibles d’intervenir dans toute lecture » (Dufays et al., 2015, p. 11), on peut considérer de même que la lecture de littérature numérique permet de développer des compétences de littératie numérique. L’on déplace alors les habitudes d’usage du numérique dans la classe de français: il ne s’agit pas seulement d’« enseigner la littérature avec le numérique, mais enseigner le numérique avec la littérature » (Bouchardon, 2014, p. 217).
L’enseignement de la littérature numérique commence à être étudié dans certains programmes de recherche et relève tantôt de travaux sur le numérique proposant une dimension didactique, tantôt de travaux de didactique présentant un intérêt pour les textes et les œuvres numériques. Plusieurs expérimentations ont été menées sur la transposition de pratiques sociales numériques dans des contextes d’apprentissage (Lacelle et al., 2017; Moinard, 2017), d’autres portent sur les pratiques scolaires d’écriture numérique (Brunel, 2018; Lebrun et Lacelle, 2017; Petitjean, 2018). Mais rares sont les recherches portant spécifiquement sur la lecture d’œuvres numériques. Nous retenons ici certains de ces travaux, car ils correspondent aux fondements épistémologiques sur lesquels repose notre recherche.
Menant des recherches en contexte universitaire, Saemmer et Tréhondart s’intéressent à la réception des œuvres numériques par les lecteurs, en prenant notamment appui sur des enquêtes menées auprès d’étudiants : les auteures mettent en évidence le fait que les œuvres numériques développent un nouveau plaisir de lecture, lié aux dimensions sensibles spécifiques de ce support (2014, p. 108). Saemmer et Tréhondart soulignent l’attrait pour les potentialités visuelles du texte et ses dispositifs qui favoriseraient l’immersion du lecteur ou insistent sur l’intérêt de sa manipulabilité : « le couplage entre l’enchaînement de gestes “activer” et l’image anticipe plus particulièrement sur une pratique immersive, rappelant des dispositifs de réalité virtuelle : le lecteur est invité à imiter physiquement legeste de manipulation » évoqué dans le texte. (2014, p. 120) ». Nous retenons, dans cette expérimentation, la mise en évidence du fait que l’œuvre numérique peut, comme toute autre œuvre littéraire, activer l’implication subjective du lecteur (Langlade et Rouxel, 2004), ce processus pouvant même être renforcé par les moyens sémiotiques spécifiques dont elle dispose.
Les travaux de Lebrun, Lacelle et Boutin portent sur l’enseignement de la littératie multimodale (2012) et/ou encontexte numérique (2017). Lacelle et al. (2017, p. 4) soulignent la nécessité d’un enseignement formel de la littératie multimodale et encouragent les enseignants à proposer des activités d’apprentissage incluant les textes numériques. À partir de leurs expérimentations dans des classes du secondaire québécois, Lebrun et Lacelle (2012), prolongeant les travaux de Bautier et Crinon sur les textes composites, insistent sur la difficulté de la lecture de ces textes : ils « exigent du lecteur qu’il tisse les liens entre les informations recueillies » (2012, paragr. 6). Les chercheuses précisent alors des compétences à enseigner : le repérage du caractère segmenté du message, l’identification de la cohérence des informations apportées par les différents modes langagiers, la saisie de la logique du sens (qui n’est pas forcément linéaire). Nous considérons, à leur suite, que l’enseignement de la littératie numérique multimodale, tout comme celui de la littérature numérique qui en fait partie, nécessite l’enseignement des codes sémiotiques spécifiques à chaque mode langagier ainsi que l’enseignement des relations de sens que les différentes informations relevant de chaque mode langagier entretiennent entre elles.
Si nous n’avons pas recensé en didactique de la littérature de travaux de recherche d’expression francophone portant sur l’étude d’œuvres numériques dans le secondaire, nous pouvons tout au moins faire référence à l’article de Cahen (2016), dans Les Cahiers pédagogiques. L’enseignante montre l’intérêt de la mise en relation de ces œuvres avec un corpus plus traditionnel, soulignant ainsi que l’étude d’œuvres numériques « n’est pas une renonciation démagogique à l’enseignement des textes classiques » (2016, p. 56). Nous considérons, ainsi que Cahen, que l’enseignement de la littérature numérique ne doit pas être isolé des objets culturels patrimoniaux enseignés, mais qu’il peut leur être relié, par des activités de comparaison et de rapprochement. Nous rejoignons en cela le positionnement épistémologique soutenu par Fourtanier (2011) lorsqu’elle évoque les écarts entre les pratiques culturelles contemporaines des jeunes etla lecture des œuvres patrimoniale :
L’école peut en effet être le lieu où s’exprime l’implication des adolescents dans une culture nouvelle, perturbatrice, en création et, tout à la fois, le lieu où, en pratiquant la lecture d’œuvres littéraires, les élèves prennent conscience du fait que les activités qu’ils aiment et auxquelles ils s’adonnent passionnément renvoient à des données fondamentales de la psyché humaine.
(p. 54)
L’école peut en effet permettre de montrer les liens existants entre les œuvres de l’extrême contemporain et celles du patrimoine et nous soutenons ainsi un projet d’enseignement de la littérature qui articule les cultures.
Enfin, plusieurs travaux de didactique portant sur la production de textes numériques se sont développés. Qu’ils portent ou non sur des pratiques d’écriture littéraire numérique, ils reposent sur une conception de l’enseignement de l’écriture que nous privilégions, fondée sur une articulation étroite entre lecture et écriture (Tauveron et Sève, 2005). Ainsi, Lacelle et Lebrun (2014) étudiant la production de textes sur iPad montrent que les compétences générales des élèves (pragmatique, sémiotique) sont utilement transférées dans leurs compétences multimodales en production et soulignent également des besoins d’apprentissage en lecture, tels que la lecture des images, la lecture articulée de supports mobilisant plusieurs modes langagiers et la sensibilisation à la dimension idéologique des messages pourfavoriser le développement des compétences des élèves dans leurs propres productions multimodales. Dans les pratiques d’écriture numérique liées à la lecture d’œuvres littéraires, l’œuvre lue est souvent littéralement convoquée, copiée, réécrite, ces mécanismes étant facilités par les fonctionnalités des différents logiciels. Ainsi, nous avons pu mettre en évidence le fait que des activités de copie et de collage dans les textes littéraires « constituent un premierjalon indispensable à leur entrée dans l’écriture, qui les place déjà en situation de réussite puisqu’en situation de production » (Brunel et Guérin- Callebout, 2016, s. p.).
Notre projet consiste donc à analyser l’étude, dans la classe de littérature au secondaire français, d’œuvres delittérature numérique, et ainsi, de faire entrer ces objets à enseigner dans le champ de recherche de la didactique, comme le suggère Ahr : « il revient aux didacticiens de la littérature de s’emparer de cet objet de recherche, car il semble désormais admis (peut-être pas encore partout mais du moins par un grand nombre) que la discipline des lettres doit intégrer ces nouveaux contenus que sont les “nouvelles textualités”, ainsi que les pratiques qui leur sont associées » (2015, p. 229).
Dès lors, c’est du côté des pratiques des enseignants que nous faisons porter notre attention en nous rapprochant de la conception de l’intégration du numérique dans les pratiques d’enseignement portée par Kambouchner et al. (2012). Ces philosophes de l’éducation évoquent en effet le besoin dans l’école contemporaine « d’enseignants numériques » qui ne soient pas des adultes praticiens effrénés de ces technologies, mais bien plutôt des enseignants capables « de construire les conditions d’un rapport raffiné, rationnelet critique aux outils et médias » (paragr. 1297). À cette fin, les auteurs le soulignent, il s’agit non de reproduire dans la classe les usages tels qu’ils existent dans les pratiques sociales de référence, mais de se les « approprier scolairement », c’est-à-dire d’en proposer des transpositions susceptibles de faire acquérir aux élèves des savoirs, attitudes et compétences leur permettant de développer un rapport « savant, critique, c’est-à-dire aussi raffiné et libre » (paragr. 1510) vis-à-vis du numérique. Nous chercherons donc à analyser quelles pratiques de transposition (Chevallard, 1985) ont réalisé les enseignants expérimentateurs et comment ils se sont approprié un nouvel objet à enseigner (Schneuwly et Dolz, 2009).
Pour mieux décrire alors l’objet enseigné « œuvre numérique », nous nous positionnons dans la continuité de la démarche du groupe GRAFE qui analyse « le travail de l’enseignant comme un point de départ pour comprendre la construction de l’objet enseigné » (Sales Cordeiro et Schneuwly, 2007, paragr. 39). Parmi les deux organisateurs, qui permettent la transformation de l’objet d’enseignement, la construction de l’objet et les gestes professionnels permettant les processus d’apprentissage, nous nous intéresserons particulièrement à la première dimension. Nous nous pencherons donc plus précisément sur l’étude de la construction de la séquence, que nous considérons, suivant Ronveaux et Schneuwly (2007) ainsi que Sales Cordeiro et Schneuwly (2007), comme une unité didactique pertinente, décomposant l’objet d’enseignement en petites unités. Ces derniers montrent ainsi comment les choix de l’enseignant consistent à élémentariser en petites unités enseignables les différents aspects ou dimensions de l’objet à enseigner :
Les choix de décomposition (et de recomposition) de l’objet en ses dimensions peuvent ainsi comporter plusieurs niveaux; l’objet lui-même, certaines de ses dimensions, certains éléments de chacune de sesdimensions, etc. Dans un rapport dialectique entre le tout et les parties, chaque élément d’un objet enseigné est déterminé par le tout que compose une séquence d’enseignement, tout comme le tout est le résultat complexe des éléments situés dans le temps.
(Sales Cordeiro et Schneuwly, 2007, paragr. 11)
À une échelle plus locale (en particulier celle de la séance), nous retenons également la pertinence d’un organisateur de deuxième niveau, le dispositif, en ce qu’il est constitué d’un ensemble comprenant des supports, des consignes et des conditions concrètes d’exécution d’une situation d’enseignement en vue d’un objectif didactique (Sales Cordeiro et Schneuwly, 2007).
Ces deux organisateurs de l’activité de l’enseignant constitueront les appuis théoriques à partir desquelles nous analyserons l’activité de transposition didactique des enseignants, notamment certaines caractéristiques qu’ils confèrent à l’œuvre numérique.
L’objectif de la recherche vise à cerner l’enseignement d’un objet qui n’est pas encore considéré comme un objet à enseigner par la tradition ou par l’institution en le situant dans son champ de savoirs et de pratiques et en expérimentant son enseignement dans différents contextes. De la sorte, nous nous situons dans le cadre d’une recherche et d’innovation qui se donne pour ambition de contribuer à l’évolution des pratiques d’enseignement de la littérature notamment à travers l’ouverture des corpus (Rouxel, 2004), en particulier en articulant ceux-ci aux pratiques socioculturelles contemporaines (Fourtanier, 2011).
Dans cette recherche exploratoire, menée depuis 2016, la démarche est collaborative (Lefrançois, 1997) : le chercheur fait des propositions d’œuvres littéraires ainsi que d’articles ou de chapitres d’ouvrages scientifiques sur les œuvres numériques. Les enseignants conçoivent en revanche leur séquence de manière autonome, mais peuvent solliciter le chercheur s’ils le souhaitent; de même, la mise en œuvre leur appartient. Les enseignants acceptent d’être filmés sur tout ou une partie de leur séquence et de transmettre leurs documents de travail ainsi que les productions des élèves. Des échanges réguliers se tiennent avec le chercheur et deux réunions ont lieu au sein du groupe pendant l’année. Les échanges entre enseignants permettent d’affermir certaines de leurs intuitions ou de faire évoluer certaines pistes didactiques. De plus, certains d’entre eux, qui expérimentent l’enseignement d’une œuvre numérique depuis trois ans, ont fait évoluer d’une année sur l’autre leur conception séquentielle.
Notre démarche est descriptive et stratégique : nous visons tout d’abord à décrire et mieux comprendre les spécificités de cet objet enseigné qu’est l’œuvre numérique et à cerner les phénomènes observables de son appropriation comme objet à enseigner, par les enseignants. À terme, il s’agit d’apporter des outils de formation sur l’enseignement des œuvres numériques, c’est-à-dire d’éclairer la réflexion et l’identification des enjeux de cet enseignement, de nourrir le travail de transposition didactique et de conception des dispositifs et d’accompagner les mises en œuvre dans la classe.
Pour cette recherche, nous avons recueilli huit plans de séquences détaillés auprès de sept enseignants volontaires ayant expérimenté trois œuvres numériques différentes. Ces enseignants ont tous, à une exception près, plus de dix ans d’ancienneté, aucun n’occupe des fonctions de formateurs ni n’est spécialiste des technologies numériques. Ils ont accepté de faire partie d’un groupe de travail académique qui vise à expérimenter des dispositifs de recherche de type innovation et se sont portés volontaires pour participer à l’expérimentation.
S’il n’est pas ici le lieu de décrire longuement chacune de ces œuvres, qui sont toutes des œuvres de fiction numérique, nous pouvons les caractériser en un mot : Phallaina est une œuvre en « bande défilée »5, décrivant l’itinéraire d’un personnage qui développe un sentiment d’étrangeté au monde et perçoit notamment les paroles des baleines. L’homme volcan décrit l’histoire d’un petit garçon, passionné de Jules Verne qui tombe par accident dans le cratère d’un volcan, mais réapparaît à sa sœur aînée sous forme d’un petit être cramoisi surnaturel. Déprise6 est le récit à la première personne d’un personnage qui vit une forme de crise, un moment derupture dans sa vie, cette rupture se manifestant par la perte de contrôle du lecteur lui-même au sein du processus de lecture.
Les exploitations didactiques des enseignants forment huit séquences didactiques (Tableau 1).
Enseignants | Titre de l’œuvre | Auteur(s) | Date | Niveau de classe | Codage |
---|---|---|---|---|---|
Céline S. et Charline M. | Déprise | S. Bouchardon | 2018 | 2e | S1 |
Samuel E. | Phallaina | M. Ren | 2018 | 5e | S2 |
Hélène S. | Phallaina | M. Ren | 2018 | 5e | S3a |
Claude C. | L’homme Volcan | M. Malzieu | 2018 | 5e | S4 |
Hélène S. | Phallaina | M. Ren | 2017 | 5e | S3b |
Hélène S. | L’homme volcan | M. Malzieu | 2017 | 6e | S5 |
Virginie S. (après Caroline) | Déprise | S. Bouchardon | 2017 | 3e | S6 |
Caroline B. | Déprise | S. Bouchardon | 2017 | 3e | S7 |
Nous le voyons, les classes de presque tous les niveaux scolaires du secondaire français sont concernées par l’expérimentation. Une des œuvres numériques, Déprise, a été choisie par les enseignants en 3e et 2e. Certains enseignants (comme Hélène) ont expérimenté l’enseignement de plusieurs œuvres et, parfois, ont reconduit l’étude d’une œuvre l’année suivante, en faisant évoluer leur proposition didactique : les documents professionnels ainsi recueillis sont proches, mais présentent également des évolutions. Ils constituent des traces précieuses d’une appropriation progressive de l’objet enseigné. De même, deux enseignantes ont travaillé ensemble, en lycée, pour conduire l’étude de Déprise et nous n’avons donc qu’une séquence à disposition, même si l’enseignement a été mené dans deux classes. Enfin, précisons que certains collègues du groupe d’expérimentateurs ont travaillé lors de la même année scolaire au sein du groupe, la séquence de l’un (en l’occurrence Caroline) ayant fourni un support nourricier pour le travail de l’autre (Virginie). À nouveau, les évolutions repérées entre les séquences peuvent nourrir notre réflexion sur la manière dont les enseignants s’approprient cet objet d’enseignement.
Notre question de recherche porte sur la manière dont les enseignants ont transposé les œuvres numériques dans le cadre d’une séquence d’enseignement, à un niveau précis du secondaire. Nous cherchons, en particulier, dans ce processus complexe d’adaptation des pratiques à de nouveaux objets d’enseignement que décrivent Ronveaux et Schneuwly (2018), à repérer ce qui, dans l’enseignement des œuvres numériques, s’inscrit dans une continuité ou relève d’une pratique spécifique et inédite. Pour répondre à cette question, nous nous appuierons sur les plans détaillés de séquences des enseignants (codés S1 à S7) que nous associerons, pour illustrer les aspects liés à l’écriture, aux productions écrites des élèves. Ces documents seront analysés à travers deux niveaux de traitement, comme nous l’avons justifié plus haut :
Notre analyse s’organise en trois parties : la première permet d’étudier le niveau macro, c’est-à-dire la construction de la séquence, son insertion dans le projet pédagogique et sa composition, afin de mieux cerner les évolutions ou les permanences des choix des enseignants; la seconde se porte sur l’échelle inférieure, le niveau de la séance, et se propose d’analyser si les objets enseignés et les dispositifs didactiques qui leur sont associés présentent ou non desévolutions par rapport aux pratiques courantes des professeurs; notamment en ce qui concerne les pratiques d’écriture.
Dans toutes les séquences conçues par les professeurs, l’œuvre numérique est étudiée comme œuvre intégrale : elles font généralement suite à un groupement de textes dont elles peuvent prolonger la thématique. Par exemple, les deux enseignantes du lycée traitent Déprise dans le cadre de l’objet d’étude au programme en première « La question de l’homme dans les genres de l’argumentation » et après un groupement de textes montrant comment la littérature donne des « modèles ou contre-modèles de société ». En collège, l’Homme volcan (S4) a fait suite à une séquence sur le récit poétique qui comportait une étude du Petit Prince. Ainsi, les séquences prennent place souvent après une première découverte d’une question ou d’un objet d’étude dont elles constituent la seconde séquence, mais elles ne sont pas pour autant traitées de manière secondaire : considérées comme des œuvres à part entière, elles offrent plutôt une nouvelle perspective pour envisager le questionnement. Elles comportent d’ailleurs de 9 à 14 séances, ce qui révèle une prise en compte approfondie dans le temps du projet pédagogique.
Les séquences d’enseignement offrent des équilibres entre les différents domaines disciplinaires relativement peu éloignés des organisations séquentielles classiques : comme dans la plupart des séquences, la lecture y est dominante. Le domaine de la langue et celui de l’oral en revanche semblent minorés au profit de deux domaines : le travail consacré à l’image d’une part, et le travail de l’écriture. Pour le premier, sans doute, l’œuvre multimodale, par nature composée d’images fixes ou mobiles, explique ce choix; pour le second, il nous semble qu’il relève d’un choix spécifique et manifeste dans l’ensemble de notre échantillon : aucun enseignant ne consacre, par exemple, une seule séance à l’écriture, ce qui justifie notamment notre attention particulière à l’enseignement de l’écriture, en fin d’analyse. Enfin, une séance est consacrée à l’appropriation de l’outil ou du dispositif de lecture. À mi-chemin entre découverte technique et découverte du texte, elle semble souligner la relation d’interdépendance entre le support et les pratiques de lecture (Bros, 2015; Chartier, 2012) dont les enseignants semblent avoir pris conscience en même temps qu’ils identifient le fait qu’elle nécessite un temps d’apprentissage spécifique. Ainsi, la séquence S2 mentionne, en première séance, à propos de la lecture de Phallaina : « prise en main de la tablette, découverte de l’application, de la navigation et du sommaire, du scrolling ».
Enfin, lorsqu’ils proposent des créations de littérature numérique, que cherchent à enseigner les professeurs du secondaire de notre échantillon : visent-ils plutôt à interroger la dimension littéraire des œuvres ou à faire des élèves des lettrés du numérique ? Les enseignants de notre panel se montrent soucieux de présenter les œuvres numériques dans l’histoire de la littérature et font souvent appel à des notions liées aux genres littéraires, ce qui se rapproche deleurs pratiques courantes. Certains ouvrent leur séquence par une telle séance et s’appuient alors sur des savoirs transmis ou rappelés, ou sur des références intertextuelles : par exemple, Hélène pour l’Homme Volcan présente des contes traditionnels mettant en scène des personnages d’ogresse. D’autres préfèrent commencer en insistant sur l’expérience de lecture inédite qui est proposée : par exemple, Virginie, pour Déprise, commence la séquence, juste après la lecture des élèves par une question ouverte : « qu’avez-vous à dire sur votre lecture ? ». Tous s’efforcent ensuite de préciser ce que l’on peut entendre par littérature numérique (« qu’est-ce qu’une œuvre de littérature numérique et comment la lire ? »).
En revanche, les enseignants ne relient pas explicitement les œuvres en contexte aux pratiques de lecture et d’écriture ordinaires, notamment sur les réseaux sociaux, des élèves. Cependant, plusieurs insistent sur le fait que ces œuvres nous font réfléchir à la place du numérique dans notre vie. La question posée par une enseignante pour sa séquence (S1) est emblématique de ce point de vue : « En quoi [les œuvres de littérature numérique] interrogent-elles notre rapport au monde numérique ? ». Il s’agit d’inciter les élèves à adopter une posture réflexive, voire un usage éclairé, rejoignant en cela un enjeu de littératie numérique.
Ainsi même si la spécificité numérique et littéraire de ces œuvres est approchée, elle l’est souvent en lien avec des savoirs traditionnels de la séance de littérature dans le secondaire et ne fait pas véritablement entrer dans la classe les pratiques culturelles privées des élèves (Fourtanier, 2011).
L’analyse des plans de séquences révèle que les objets enseignés dans l’étude des œuvres numériques présentent quelques aspects communs remarquables. Tout d’abord, les professeurs continuent à étudier plusieurs aspects traditionnellement abordés dans les études d’œuvres intégrales (Langlade, 1991; Veck, 1997) et souvent mentionnés dans les programmes et instructions officielles.
Ainsi, ils sont plusieurs à consacrer au moins une séance au personnage et à son évolution : il est proposé de suivre l’évolution d’Audrey, l’héroïne de Phallaina (S2, séance 6) ou encore d’étudier les sentiments de trouble du personnage dans Déprise (S6). Un autre aspect, qui n’est pas non plus spécifique des œuvres numériques, concerne l’atmosphère du texte. Pourtant, ce qui paraît singulier dans le traitement de cet aspect c’est que, dans l’ensemble des séquences où il en est question, c’est l’ambiance « d’étrangeté » qui est perçue, traitée et identifiée à travers la pluralité des signes sémiotiques qui la suscite. Ainsi, pour étudier l’atmosphère du texte, un enseignant s’appuie sur ce qu’il nomme « le dispositif numérique : images, sons, textes, scrolling » (S2). L’étude de la multimodalité de l’œuvre (même si les œuvres numériques ne sont pas les seules œuvres multimodales étudiées en classe de littérature) semble, dans l’étude de l’atmosphère, particulièrement féconde.
Un accent particulier est également mis sur le lecteur. Une enseignante conduit, par exemple, les élèves à s’interroger sur la place du lecteur dans l’œuvre Déprise, en classe de troisième : « Le lecteur prend-il le contrôle ? Le lecteur guide-t-il la machine ou est-ce la machine qui guide le lecteur ? ». Si ce choix d’attention au lecteur n’est pas absent des pratiques d’enseignement des œuvres plus classiques, il semble être renforcé du fait que, dans les œuvresnumériques, le lecteur doit physiquement actionner des éléments du clavier, et qu’ainsi, sa participation est liée à des gestes facilement perceptibles : les enseignants sensibilisent alors à sa place dans l’œuvre (dans les séquences 1 et 6) et proposent une étude interprétative de ses gestes, qui font, par exemple, l’objet d’un parcours dans les séquences 6 et 7, comme le précisent les consignes données aux élèves :
Dès lors, on identifie que, dans les séquences de notre échantillon, les objets enseignés, souvent habituels ou du moins qui ne sont pas inédits (le lecteur, l’ambiance, le genre) dans les classes, sont étudiés à partir de savoirs nouveaux, tels que la multimodalité, qui fait parfois l’objet d’activités spécifiques, comme dans le cas où les élèves sont conduits à repérer, de manière transversale, dans l’œuvre, la réalisation du mode sonore, ou encore dans le cas d’extraits interprétant les liens entre textes, images et sons, tout comme le recommandent Lebrun et Lacelle (2012). De même, sont analysées et interprétées des ressources sémiotiques propres au langage numérique, comme la diversité des polices et leur animation, dont les élèves étudient la dimension signifiante (S6, S3b), ou encore la séquentialité de la page-écran(S1). Plusieurs « figures rhétoriques » numériques, comme l’hyperlien (Saemmer, 2015), sont également repérées et interprétées.
Nous soulignerons finalement que les aspects des œuvres traditionnellement étudiées (Langlade, 1991; Veck, 1997) subissent une évolution de traitement dans les séquences : ils donnent en effet l’occasion d’aborder de nouvelles connaissances et manifestent ainsi l’effort des enseignants pour se saisir spécifiquement des fictions numériques qu’ils proposent à leurs élèves.
Pour mieux cerner les choix de transposition des enseignants, nous nous penchons à présent sur les dispositifs didactiques qui permettent l’enseignement des différents objets7 en cherchant à repérer si les enseignants mobilisent pour cela des « genres scolaires » traditionnels ou s’ils conçoivent des dispositifs de lecture plus rares, voire inédits, dans le secondaire français.
L’analyse révèle surtout certains éléments de continuité dans les pratiques. L’œuvre numérique fait l’objet de séances de lecture analytique ou d’explication de textes (plus de 10 cas), celles-ci étant complétées, tout comme l’étude d’une œuvre complète y engage, par des parcours de lecture ou lecture transversale (Eduscol, 2019; Jordy, 2001). Leur nombre important, dans le cas de notre panel, pourrait s’expliquer à la fois par le fait que les instruments techniques facilitent la circulation dans l’œuvre, mais également du fait que certaines œuvres programment elles-mêmes différents parcours de lecture (aspect aléatoire ou interactif de l’œuvre). Mais les approches des œuvres révèlent également une approche subjective de la lecture (Langlade et Rouxel, 2004) : plusieurs séances envisagent de réfléchir à l’identification au personnage, aux sentiments ressentis par le lecteur, à ce qui « nous parle dans le texte ». Si le développement de l’implication des élèves dans l’œuvre n’est pas spécifique aux œuvres numériques, il semble soutenu par des ressources sémiotiques qui viennent renforcer les sensations perçues par le jeune lecteur et facilitentce que Saemmer et Tréhondart évoquaient en parlant de « réception immersive » (2014).
Ainsi, les enseignantes de 2e précisent qu’elles ont vu, dans l’œuvre numérique, des moyens de mieux « capter » l’attention des lecteurs les plus fragiles :
Le choix d’une œuvre numérique dont les modalités d’appropriation se rapprochent de celle d’unspectateur permet, même s’il est plus déroutant qu’un livre papier, de capter l’attention des lecteurs les plus en difficulté (par sa brièveté, son interaction, sa dimension tactile et visuelle – il faut utiliser la souriset la webcam). (S1)
L’on identifie également deux dispositifs qui n’appartiennent pas aux pratiques traditionnelles du secondaire français, même s’ils sont à présent connus et même recommandés dans les textes officiels (Minitère de l’Éducation nationale [MEN], 2015) : le débat interprétatif (Dias- Chiaruttini, 2015) et la lecture en réseau (Tauveron et Sève, 1999). Ainsi, un professeur soumet à ses élèves le questionnement suivant à propos du personnage d’Audrey, héroïne de Phallaina : peut-on parler d’une mutation d’Audrey ? D’autres proposent des lectures en réseaux qui leur permettent d’offrir aux élèves une mise en relation culturelle profitable. Par exemple, sur Phallaina, une enseignante travaille sur des textes nourrissant le « topos de la baleine », dans la littérature, ou encore conduit une séance d’histoire de l’art à partir de dessins de Phallaina en convoquant tout à la fois « les silhouettes noires des vases antiques » ou encore une œuvre picturale telle que le « Icare » de Matisse. Cette pratique de lecture en réseau nous semble révéler le souci de tisser des liens entre les approches artistiques des auteurs numériques et des œuvres plus traditionnelles ou plus familières des élèves et favoriser ce que Fourtanier (2011) considère comme une façon d’enseigner ces nouveaux textes.
Enfin, plusieurs séances de notre échantillon semblent relativement inédites. Certaines se présentent comme des «situations-problèmes » (Meirieu, 1987) : on cherchera, par exemple, à définir ce qu’est la littérature numérique, après la première lecture de Déprise; on s’interrogera, avec Phallaina, sur la question suivante : « À quels genres littéraires te fait penser cette œuvre ? » (S3b). Une forme de débat littéraire, que l’on rencontre peu dans les approches traditionnelles des œuvres classiques, s’instaure alors. Il présente la spécificité d’interroger la forme plutôt que l’interprétation littéraire de l’œuvre et oriente la séance vers une réflexion métalittéraire. Il semble que le fait que les œuvres numériques fictionnelles étudiées ne soient pas rattachées à des savoirs littéraires institutionnalisés par l’école favorise un tel choix. Enfin, deux types de dispositifs nouveaux révèlent la préoccupation des enseignants de répondre au besoin d’accompagnement des élèves face à des œuvres nouvelles, qui, si elles se lisent sur des supports qui leur sont familiers, les désarçonnent et les mettent en difficulté : presque tous les professeurs prévoient en effet, en début de séquence, une séance de lecture accompagnée. La découverte du texte est alors menée dans la classe, le professeur lisant parfois le texte à haute voix avec un vidéoprojecteur en même temps que les élèves ont leur écran sous les yeux8. Deux professeurs proposent également un « atelier de compréhension », proche du dispositif des ateliers de lecture (Maisonneuve, 2007) pratiqués dans le premier degré qui consistent, en travaillant par petits groupes, à s’appuyer sur des indices textuels pour résoudre des difficultés de compréhension. Dans le cas de nos deux séances, ces ateliers visent l’accès au sens littéral tout autant que l’appréhension de ce que les élèves identifient de manière très vague et intuitive par le mot « l’ambiance » (S2), c’est-à-dire du dispositif de lecture du texte.
Ainsi, les dispositifs de lecture mis en place par les enseignants sont variés et s’inscrivent à la fois dans la continuité de pratiques traditionnelles, que le caractère contemporain de l’œuvre ne remet pas en question, et dans une forme de renouvellement : certaines pratiques moins fréquentes, voire véritablement nouvelles, semblent prendre en compte aussi bien les difficultés des élèves que refléter la façon dont les enseignants, bricoleurs créatifs (Lévi-Strauss, 1962), pallient l’absence de ressources littéraires et didactiques disponibles.
Notre analyse des séances d’écriture, conçues par les professeurs, repose à nouveau sur le recueil de leurs plans de séquence ainsi que sur des exemples de productions d’élèves réalisées. Deux caractéristiques communes à tous les enseignants de notre échantillon se dégagent : celle de privilégier les écrits sur écran même si, dans aucune des séquences, cette tendance n’est exclusive; celle également d’enseigner des écrits créatifs littéraires plutôt que des écrits métatextuels. En effet, seul un écrit relève d’un genre métatextuel (suite à un débat sur « le genre de déprise », S6), ce qui peut s’expliquer du fait qu’il peut sembler aux enseignants peu pertinent d’exploiter la lecture de ces œuvres dans le cadre d’exercices certificatifs (dissertation ou commentaire) alors même que le plus souvent, ces exercices mobilisent sur un corpus très classique.
Il semble que ces deux orientations soulignent le souhait des enseignants d’articuler lecture et écriture (Tauveron et Sève, 2005) puisque les séances d’écriture sont étroitement amarrées au texte littéraire et apparaissent après plusieurs séances de lecture. Dès lors, la pratique de l’écrit sur écran, qui reste rare dans les pratiques courantes de l’enseignement de l’écriture (Brunel et Quet, 2017), s’explique, dans le cas de notre corpus, par ce choix d’approche de l’enseignement de l’écriture. De même, le projet didactique d’écriture qui préside à la conception séquentielle semble bien viser à former un élève attentif à certaines spécificités en réception pour, dans un second temps, nourrir ses ressources en écriture créative. La conception sous-jacente à ces deux choix repose donc sur un enseignement qui fait interagir lecture et écriture, ce qui correspond aussi bien aux recommandations officielles (MEN, 2015, p. 235) qu’aux pratiques courantes dans le second degré (Doquet-Lacoste et al., 2009).
Plusieurs des contenus et des formes étudiés en lecture sont ainsi sollicités dans les propositions d’écriture. En effet, on propose aux élèves de restituer un univers sensoriel et multimédia (intersémiotisation des médias), de réaliser des productions sollicitant l’animation et la temporalité (les différentes façons de jouer le temps) ou encore de prévoir une interactivité qui mobilise le lecteur. Plusieurs exemples de consignes témoignent de cette approche : « à votre tour recherchez une métaphore permettant d’associer un élément naturel à un être humain » (S4), « insérez une utilisation signifiante des polices de caractère et de la mise en page » (S6).
Ajoutons que les enseignants envisagent généralement se rapprocher d’un « chantier d’écriture » (Jolibert, 1988) progressif, organisé sur plusieurs séances et visant une production longue, conscients que le travail demandé est exigeant et nécessite une élémentarisation en plusieurs phases (ils envisagent parfois notamment la composition ou le brouillon sur papier, un scénario ou des recherches d’images et de sons, avant le passage sur écran et dans la phase de mise en mots). Constatons que si cette pratique n’est pas la plus courante dans les pratiques d’enseignement de l’écriture, elle est cependant bien connue des enseignants et recommandée dans les programmes (MEN, 2015, p. 235).
Le principe didactique du lien entre lecture et écriture, signe de la continuité dans les pratiques d’enseignement, se matérialise cependant dans des formats d’écriture nouveaux, puisqu’ils sont liés aux œuvres numériques. Ainsi, les outils et formats d’écriture créative mobilisés par les enseignants sont très spécifiques : ebook au format ePub(Claude, classe de 5e, L’Homme volcan), vidéo au format mp4 (Hélène, classe de 5e, Phallaina), diaporama (Caroline, classe de 3e, Déprise), arborescence non linéaire avec Twine pour écrire un scénario (Céline et Charline, classe de 2de).
Or, si les consignes sont centrées sur les contenus à écrire en lien avec l’œuvre originale (une suite, un autre épisode, sa propre déprise…), elles ne conduisent pas à une réflexion sur l’outil ou le logiciel et son influence sur le travail d’écriture proposé (la dimension « architextuelle » mentionnée plus haut). Pourtant, les productions singulières réalisées sont bien liées à la spécificité de ces outils. Ainsi, la sollicitation de l’ebook conduit à organiser le texte en pages successives au sein desquelles s’intègrent illustrations et vidéos : la production s’appuie sur les spécificités d’une œuvre enrichie ou augmentée par une dimension multimodale. De même, la proposition de réaliser des diaporamas dans lesquels les élèves mettent en scène leur Déprise invite à un jeu sur le signifié/signifiant dans les typographies, les animations, la présentation interactive et multimédia. Quant à la conception d’un scénario avec Twine, elle guide les élèves vers la proposition de séquences à choix propres au récit interactif non linéaire.
Les propositions d’écriture ont donc donné lieu à des formes d’écrits bien différentes, les formats utilisés constituant à la fois un espace de contraintes et de possibilités. Pour autant, l’on n’identifie pas, dans les descriptifs des séances d’écriture, d’activités spécifiques explicitant ces contraintes et ces possibles. Ainsi, si elles semblent reposer sur des principes didactiques connus et habituels, en classe de littérature, les séances d’écriture de notre échantillon présentent des spécificités liées aux aspects technopoétiques des œuvres étudiées sans que celles-ci aient occasionné de traitements explicites ou d’activités spécifiques de la part des enseignants.
Nos analyses nous permettent de dégager, au sein de notre échantillon, plusieurs orientations de transposition didactique des œuvres numériques des enseignants. Celles-ci reflètent tantôt la permanence de pratiques d’enseignement de la littérature tantôt des choix didactiques spécifiques révélant la prise en compte de la singularité des œuvres. Ainsi, c’est une forme de mixage entre des pratiques couramment conduites et des pratiques plus inédites qui s’opère, et ce, aux deux niveaux de traitement de notre étude.
Nous notons ainsi que les séquences consacrées aux œuvres numériques sont organisées de manière peu éloignée des séquences étudiant habituellement les œuvres intégrales (Jordy, 2005) et qu’elles visent, souvent, à inscrire l’œuvre en relation avec les genres et leur évolution dans de l’histoire littéraire. Les professeurs s’appuient sur des genres scolaires courants, tels que la lecture analytique, l’explication de texte ou le parcours de lecture, pour privilégier des aspects également souvent abordés en classe, notamment l’étude du personnage. Enfin, en écriture, les enseignants privilégient le décloisonnement entre lecture et écriture et les principes de l’écriture d’imitation, historiquement ancrés dans les pratiques d’enseignement (Chervel, 2006). À travers ces choix, les enseignants cherchent, selon nous, à adapter un objet nouveau à des savoir-faire qu’ils maîtrisent, mais également à légitimer les œuvres qu’ils enseignent. Ainsi, consacrer une séquence conséquente aux œuvres numériques, aborder certains extraits en explication de textes, les intégrer dans l’histoire littéraire peut s’interpréter comme un signe de reconnaissance de la valeur de ces nouvelles œuvres littéraires, comme une forme de « disciplination » de l’objet, pourrait-on dire, en référence aux travaux de Ronveaux et Scheuwly (2018).
Nous relevons également que certains choix des enseignants, tout en reposant sur des pratiques connues, en font évoluer les équilibres habituels. Ainsi, les séances d’écriture semblent, dans notre échantillon, plus nombreuses que dans les pratiques courantes. De plus, certains dispositifs issus des apports plus récents de la didactique de la littérature (comme le débat interprétatif) sont sollicités à plusieurs reprises, ce qui n’est pas forcément identifié dans les pratiques courantes. Enfin, l’on constate l’émergence de choix spécifiques de transposition : celui d’une première séance conçue comme une lecture accompagnée en constitue un premier exemple, tout comme des dispositifs tels quele débat littéraire ou encore l’atelier de compréhension. Ajoutons encore l’approche de notions nouvelles – multimodalité, animation visuelle, séquentialité de la page- écran ou encore hyperlien – analysées dans leurs caractéristiques linguistiques et langagières et supports d’interprétation de l’œuvre. Ces différents choix nous semblent traduire le souci des enseignants de faciliter l’accès à des formes littéraires qui sont souvent inédites pour les élèves : dès lors on lit avec eux, on cherche collectivement à résoudre les « résistances » d’un texte. Ceci semble les conduire parfois à prendre le risque de proposer un dispositif didactique inédit.
Nous cernons bien, finalement, à la fois à travers les permanences et dans les évolutions des pratiques des enseignants de notre échantillon, l’intrication de plusieurs préoccupations, reflétant les différents pôles entrant en tension dans leurs pratiques professionnelles : celle de l’objet « œuvre littéraire », qu’il s’agit de saisir dans ses spécificités et de conduire à interpréter, celle de la transmission d’une culture et de savoirs littéraires communs que le professeur de littérature doit garantir et celle, enfin, de la prise en compte de la réalité des compétences des élèves, de leurs goûts et de leurs difficultés.
Ainsi, face à un nouvel objet à enseigner, tel que le corpus des œuvres numériques fictionnelles, les enseignants de notre échantillon ont conçu des propositions de séquences d’enseignement qui présentent de fortes convergences et qui témoignent de leur effort de prise en compte des spécificités de ces œuvres tout autant que des difficultés des élèves à les lire et à les interpréter.
L’on perçoit dans ces adaptations une véritable créativité qui procède par amalgame, recyclage ou emprunt (Aeby Daghé et Schneuwly, 2018, p. 255; Schneuwly et al., 2005, p. 79). Il nous semble en effet que les dispositifs perçus comme inédits, la découverte collective du texte, par une lecture à haute voix ou l’atelier de lecture, peuvent se rapprocher de dispositifs couramment pratiqués dans le premier degré qui visent à faciliter l’accès à la lecture autonome de petits lecteurs. Cette intuition, sans doute, pourrait être prolongée dans la suite de nos recherches.
Deux remarques peuvent, enfin, être formulées sur les choix vers lesquels les enseignants de notre échantillon ne se sont pas tournés et qui sont tout autant révélateurs que ceux qu’ils ont adoptés : les professeurs n’ont jamais lié lalecture des œuvres numériques avec les pratiques de littératie numériques privées des élèves. De même, ils n’ont pas véritablement abordé les spécificités génériques et techniques des formats numériques sélectionnés pour écrire ou n’ont jamais évoqué le texte numérique dans son architextualité9 (Bouchardon et al., 2011). Finalement, c’est l’approche des œuvres au sein de la littératie numérique qui s’en trouve réduite, soit que les enseignants de littérature aient délibérément écarté cette dimension, soit qu’ils ne maîtrisent pas suffisamment cet aspect pour l’enseigner. Il paraît nécessaire à ce stade de prolonger l’enquête, notamment en lien avec l’étude des contenus numériques délivrés en formation des enseignants.
Dispositifs → Séquences ↓ | Explication de texte/ lecture analytique | Parcours delecture | Lecture enréseau | Synthèse de lecture | Atelier compréhension | Débat interprétatif | Découverte/ lecture accompagnée | Lectureimage | Cercle delecture | Débats littéraires |
S1 | 1 | 1 | 1 | |||||||
S2 | 2 | 1 | 2 | 2 | ||||||
S3a | 1 | 2 | 1 | 1 | 1 | |||||
S3b | 1 | 2 | 1 | 1 | 1 | |||||
S4 | 1 | 1 | 1 | 1 | ||||||
S5 | 2 | 1 | 1 | 1 | 1 | |||||
S6 | 2 | 3 | 1 | |||||||
S7 | 2 | 3 | 1 | 1 | 1 | |||||
Totaux | 10 | 12 | 4 | 3 | 3 | 3 | 5 | 1 | 1 | 3 |
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