Volume 17 / Introduction

Enseigner la sémiotique, de l’école à l’université

Alexandra Saemmer
Université Paris-VIII
Nolwenn Tréhondart
Université de Lorraine

Comment la construction du sens à partir des productions culturelles (textes, images, films, plateformes…) est-elle enseignée ? Si la sémiotique est intégrée dans les formations universitaires en sciences humaines et sociales, son introduction à l’école primaire et secondaire s’est faite non pas sous la forme d’une discipline à part entière, mais sous l’impulsion des programmes d’éducation artistique et culturelle (éducation à l’image, au cinéma, à l’audiovisuel) et plus récemment d’éducation aux médias et à l’information.

L’acquisition d’une culture sémiotique favorisant la compréhension des messages médiatiques et informationnels est souvent présentée comme un élément central de l’apprentissage de la citoyenneté. En contexte pédagogique, cet enseignement reste pourtant la plupart du temps centré sur l’apprentissage d’une « grammaire » de décodage des signes, visant à mettre à jour les stratégies encodées dans les productions culturelles et médiatiques (Jacquinot, 1985). Cette approche tend à restreindre la sémiotique à un ensemble d’outils heuristiques et de ressources méthodologiques permettant de « pister » le sens, de révéler une vérité cachée, à partir d’un travail de dévoilement des stratégies communicationnelles et des enjeux de pouvoir enfouis dans les signes encodés. Cette conception instrumentale se retrouve dans l’importance prise par les démarches de « décryptage » et de « décodage » de l’information qui proposent de lutter contre l’adhésion des jeunes aux fake news par le biais d’outils de fact-checking – un mode de traitement journalistique consistant à vérifier la justesse des affirmations issues du débat public (Bigot, 2019).

Les questions de cadrage, de focalisation, de retouche de l’image et la manière dont ces choix influent sur la construction du sens constituent souvent un point de départ pour l’enseignement de la sémiotique ; ces outils de la pensée permettent de mieux percevoir les contraintes posées à l’interprétation et, partant, peuvent aider les apprenants à affûter leur regard, leur esprit critique ainsi qu’à mieux verbaliser les enjeux communicationnels qui structurent les productions médiatiques et informationnelles. Ils mettent cependant davantage l’accent sur la manière dont les messages sont encodés, insistant sur les intentions parfois manipulatrices des concepteurs, au détriment d’une réflexion sur l’activité interprétative des sujets récepteurs. Or, la sémiose, on le sait, dépend de multiples facteurs : elle est au croisement de la perception des signes tels qu’ils sont disposés stratégiquement sur un support et des lectures qu’en fait le sujet qui construit le sens en fonction d’un contexte singulier de réception, de modes spécifiques de raisonnement, de savoirs culturels et d’habitudes de pensée développées au cours de multiples processus de socialisation primaire et secondaire (Tréhondart, Saemmer, Coquelin, 2022). En fonction de ses filtres interprétatifs, chacun portera un regard plus ou moins ému ou distancié sur une production particulière.

En choisissant la focale de l’enseignement, ce dossier de R2LMM porte son attention sur des expérimentations pédagogiques en sémiotique qui déplacent les approches structuralistes vers des approches éclectiques, plaidant pour des démarches d’interprétation située et favorisant la mise en discussion et la confrontation d’hypothèses interprétatives sur le terrain. Cette prise en compte du sujet empirique dans l’enseignement de la sémiotique s’inscrit dans une tradition pragmatique qui cherche à rendre compte d’une sémiose en acte, de la manière dont le texte s’actualise en divers contextes (Odin, 2011 ; Darras, 2006), et dont le sujet conçoit, perçoit et interprète les signes à travers ses propres prismes interprétatifs et dispositions d’agir.

Au centre des sémiotiques de terrain, l’étude de cas

Étant nous-mêmes engagées sur différents terrains pédagogiques dans l’expérimentation d’une telle approche éclectique de la sémiotique, et par ailleurs convaincues de la place centrale du sujet empirique dans son enseignement, nous proposons d’illustrer l’introduction de ce dossier par un exemple tiré de l’une de nos études de cas auprès d’étudiants de licence.

À la suite de la crise sanitaire provoquée par le Covid-19, l’opinion publique était durant l’été 2021 divisée entre ceux qui saluaient l’obligation vaccinale et les anti-vaccs qui dénonçaient l’advenue d’une « dictature sanitaire ». Parmi les photographies qui défrayaient la chronique sur les réseaux sociaux, il y avait celle montrant une manifestante défiler avec une étoile jaune épinglée sur son vêtement, brandissant une pancarte en carton où était inscrit en lettres rouges le slogan suivant : « dictature sanitaire1 ». Lorsque nous avons proposé d’analyser cette image dans le cadre d’un cours de sémiotique destiné aux étudiants en troisième année de licence de communication à l’université Paris 8, la présence de l’étoile située au centre de l’image a suscité un vif débat. Les uns l’ont associée à l’étoile de David qui avait été détournée par le régime nazi pour stigmatiser la population juive, et se sont déclarés profondément choqués par cet amalgame. D’autres ont décrit l’étoile comme un symbole de paix n’ayant rien de choquant « en soi ».

L’analyse sémiotique appliquée en terrain pédagogique consiste traditionnellement à recenser, dans une production culturelle comme l’image de presse, des unités discrètes de sens – des couleurs, des formes, des modes de focalisation… – pour permettre à l’apprenant d’argumenter son interprétation. Ainsi, dans l’image de presse précitée, plusieurs étudiants ont relevé la forme de l’étoile et sa couleur jaune, son placement au centre de la photographie grâce à un effet de cadrage, afin de justifier le lien établi avec la Shoah. Or, d’autres ont affirmé qu’ils ne voyaient pas la couleur de l’étoile de la même façon. La percevant de couleur « jaune fluo », ils l’ont associée au mouvement social des Gilets jaunes qui s’est constitué en France en octobre 2018 pour protester d’abord contre une réforme qui visait à augmenter la taxe sur les produits énergétiques avant d’incarner une critique générale des injustices sociales. Pour ces étudiants, l’élément central de l’image n’était pas l’étoile jaune, mais la pancarte protestant contre la « dictature sanitaire ». La couleur rouge de ses lettres ancrait la protestation dans une lutte des classes, association renforcée par la tenue vestimentaire de la manifestante perçue comme « populaire ».

Un dernier groupe d’étudiants s’est, quant à lui, focalisé sur le fait que l’image était, avant tout, une photographie de presse, publiée par plusieurs médias français dans un contexte social tendu. Ils se sont appuyés sur une recherche effectuée sur Google Images pour faire remarquer que la photographie avait été recadrée différemment selon les médias qui l’avaient publiée : certains avaient par exemple choisi de renforcer la focalisation sur l’étoile en découpant la partie occupée par la pancarte. Pour ces étudiants, la publication de l’image visait avant tout à enflammer le débat en donnant la centralité à une représentation marginale et provocatrice de l’opinion publique ; les médias chercheraient à « faire le buzz » au lieu d’analyser les inquiétudes exprimées.

Cet exemple de conflit interprétatif au sein d’un cours de sémiotique donné à l’université nous semble représentatif de la nécessité d’inclure dans les méthodes pédagogiques une réflexion sur le caractère multimodal des productions culturelles, comme le souligne Jennifer Rosswell dans sa contribution à ce dossier, mais aussi sur la place du sujet dans la perception et l’interprétation de cette multimodalité.

La multimodalité, un point de départ

Aussi divers que soient les terrains et méthodes abordés dans ce dossier, tous les auteurs et toutes les autrices du présent volume se rejoignent autour de l’idée qu’une sémiotique de terrain ne peut se passer d’une analyse précise de la matérialité des signes. Or, comme l’expriment Jan Baetens et Domingo Sánchez-Mesa Martínez (2015), « tout média, verbal ou non verbal, est par définition pluriel ; il n’y a pas de média pur2. » Sur l’image de presse précitée, la couleur rouge du slogan « dictature sanitaire » participe ainsi à la construction du sens par les sujets-récepteurs parce qu’elle inscrit le message verbal dans l’esthétique des modes d’expression politique en manifestation. Les formes participent à la production de la signification – que le lecteur perçoive consciemment leur action ou pas. L’un des objectifs de la sémiotique appliquée au contexte pédagogique a toujours été d’attirer l’attention de l’apprenant sur l’action de cette pluralité interne, et d’aider à la conscientiser en vue de l’acquisition d’une distance réflexive.

La « pancarte » qui s’inscrit dans la tradition d’une esthétique de la manifestation « à la française » nous permet de souligner par ailleurs l’intérêt d’examiner comment un média en remodèle d’autres, antérieurs ou contemporains (voir à ce sujet les travaux de Bolter/Grusin). De même, qu’elle soit associée à la Shoah, aux Gilets jaunes ou à un signe de paix, l’étoile jaune représente jusqu’à un certain point une « récupération », une réappropriation, dont la pertinence historique doit être discutée.

Toute production culturelle couple en outre plusieurs régimes de signes : si, dans notre exemple, c’est d’abord le couplage entre texte et image qui a retenu l’attention des étudiants, d’autres productions intègrent du mouvement et du son. Chaque régime de signes a ses particularités, mais, d’après les observations menées par les auteurs et autrices de ce dossier, c’est le périmètre des relations prises en compte dans l’interprétation qui fait basculer le lecteur vers une hypothèse ou vers une autre. Pour les uns, l’étoile n’est qu’un élément périphérique par rapport à la pancarte qui, en lettres rouges, exprime une critique de l’autorité exercée par l’État, qu’elle soit historique ou récente. Pour d’autres, elle est l’élément central d’une revendication politique « confusionniste », qui s’appuie sur un amalgame de situations incomparables.

Le fait qu’il s’agisse d’une photographie de presse ayant largement circulé dans les médias et sur les réseaux sociaux est un autre aspect à prendre en compte dans l’approche multimodale. Si certains étudiants ont eu le réflexe de chercher sur Internet des versions de l’image et d’en comparer le sens, c’est d’une part parce qu’ils ont été sensibilisés au rôle du cadrage dans la production d’une image, et d’autre part parce qu’ils sont conscients qu’un dispositif médiatique peut choisir un cadrage afin de guider la construction du sens en fonction d’une ligne éditoriale. Lorsque certains étudiants constatent la nature « choc » de l’image et l’associent à une tentative de « faire le buzz », c’est aussi parce que cette dernière a circulé sur les réseaux sociaux numériques – dispositifs qui peuvent provoquer, par leur fonctionnement techno-sémiotique, des phénomènes d’emballement et de brutalisation du débat que les apprenants observent quotidiennement.

La construction du sens d’une production culturelle s’appuie certes sur le couplage entre des régimes de signes, mais constitue avant tout un processus social d’intermédiation où des acteurs et ressources interagissent pour produire du sens. Comme le formulent Jeff Bezemer et Günther Kress (2015, p. 41), « tout signe ou système de signes nous apprend quelque chose sur comment un récepteur perçoit et comprend le monde au moment même où le signe est produit3 » : de fait, le sujet occupe une place centrale dans la sémiose. Les articles réunis dans ce dossier ne nient pas la nécessité de mobiliser des outils de pensée aidant l’apprenant à aiguiser son regard mais tous insistent sur le fait qu’une démarche immanentiste, ou même une approche qui s’appuie sur le concept du « lecteur-modèle » pour relativiser le regard expert, ne suffisent pas pour appréhender la pluralité des interprétations qui émergent dans une salle de classe, et comprendre les conflits qui parfois en résultent.

Comment dès lors amener l’apprenant à analyser le va-et-vient constant entre le signe et le sens, les signifiants et les points de vue, en prenant à la fois en compte la complexité intermédiale d’une production culturelle et le rôle du contexte socio-culturel et individuel dans lequel l’exercice interprétatif a lieu ?

Accorder une place centrale à l’apprenant

Les auteurs et autrices de ce numéro formulent l’objectif de renouveler l’enseignement de la sémiotique au prisme de démarches qui accordent une place centrale à l’apprenant dans la sémiose. Pour François Provenzano, Julia Bonnacorsi, Isabelle Garcin-Marrou, Mathias Valex, Damien Darcis, Cécile Regnault qui s’appuient sur des observations faites lors d’une école d’été à l’université, il s’agit d’abord de « créer les conditions permettant de croiser les approches et les connaissances des un·es et des autres », assumant le fait qu’une telle démarche « convoque nécessairement la pluralité des encyclopédies de celles et ceux qui la pratiquent : leurs angles interprétatifs, et surtout la façon dont ils sont prêts à les assumer comme valides, dépendent des univers de sens qu’ils fréquentent et qui, littéralement, ont du sens pour eux ». Pour Pascal Laborderie et Dounia Mimouni, qui ont étudié les processus de sémiotisation d’une bande dessinée par des étudiants en France et en Algérie, l’enjeu central est également de prendre en compte la manière dont « les identités complexes des lecteurs entrent en résonance » avec le récit proposé. Certains utilisent le terme d’« encyclopédie » pour circonscrire les éléments culturels du point de vue ; d’autres s’appuient sur l’« interprétant » défini par Charles Sanders Peirce (1979) comme le médiateur entre le signe et le sens ; d’autres encore s’approprient la notion de « filtre interprétatif » que nous avons proposée nous-mêmes pour désigner l’ensemble des « savoirs culturels » et « habitudes de pensée » qui agissent dans le regard qu’un sujet pose sur une production culturelle (Saemmer, Tréhondart, Coquelin, 2022).

Pour revenir à l’image de la manifestante anti-vaccs, l’introspection des « filtres interprétatifs » que nous avons menée avec des étudiants de l’université Paris 8 a montré que, même parmi celles et ceux qui se solidarisaient avec la cause défendue par la manifestante, une minorité seulement adhérait aux « vérités alternatives » concernant les vaccins contre le Covid. Si certains ont interprété l’image comme l’expression d’une lutte contre toute forme de discrimination, ils et elles ont expliqué que leur point de vue se nourrissait avant tout d’une méfiance générale envers la politique menée par le gouvernement. En référence aux Gilets jaunes, le symbole se trouvait interprété comme un signe transhistorique de ralliement de tous les opprimés. Plusieurs étudiants ont expliqué leur empathie pour la manifestante par leurs origines sociales et géographiques. Pour illustrer sa difficulté à faire confiance à l’État français, une étudiante antillaise a rappelé le « scandale du chlordécone », substance toxique longtemps autorisée dans les plantations de bananes en dépit des informations dont disposait le gouvernement français.

Inversement, des étudiants qui, dès le départ, s’étaient déclarés offusqués par l’image, ont expliqué que leur appréhension provenait aussi de leur adhésion envers la politique sanitaire du gouvernement français et de leur foi non pas tant dans la politique gouvernementale que dans la science qui développe le vaccin. Il leur semblait par ailleurs évident que le port de l’étoile jaune relevait, dans ce contexte, d’un amalgame intolérable ; leur savoir historique concernant la persécution meurtrière des Juifs en Europe appuyait ce raisonnement.

En tant qu’enseignantes, nous nous attendions à l’expression de tels filtres interprétatifs tant ces derniers ont été discutés dans les débats publics occasionnés par cette image. Nous avons en revanche été surprises de constater que, chez certains étudiants, ce qui faisait basculer la prise de décision sémiotique ne tenait pas tant à leur conviction politique qu’à leur non-formation à l’histoire de la Shoah. En effet, des primo-arrivants de pays asiatiques et d’Afrique centrale ont associé l’étoile jaune à un signe de paix parce que l’histoire de la Shoah et ses savoirs culturels afférents leur étaient inconnus – ceux-ci ne faisant pas partie des programmes scolaires enseignés dans leurs pays d’origine. Ce constat s’est transformé en un moment pédagogique d’une rare intensité, pour les étudiants et les enseignantes. Il nous a permis de pointer concrètement, sur le terrain, le poids de la formation scolaire et universitaire dans la construction d’un point de vue. Comme l’a formulé une participante, la connaissance de l’histoire de la Shoah lui avait semblé jusqu’alors aller de soi parce qu’elle était française. Mais, elle devait bien admettre que, si elle avait appris l’existence de la Shoah dès l’école, elle connaissait mal l’histoire des guerres et génocides sur d’autres continents.

Pour arriver à ce niveau de réflexivité, il fallait laisser les étudiants développer d’abord librement leurs pistes interprétatives personnelles. Si nous avions déclaré d’emblée que cette étoile était « bien évidemment » une allusion à la Shoah, nous serions passées à côté du rôle fondamental de la socialisation scolaire dans le processus interprétatif. L’absence de certains savoirs ou la présence de certaines convictions ne jouent pas comme des éléments problématiques empêchant de décrypter correctement une image ; l’enjeu réflexif est d’amener à leur conscientisation et de montrer le rôle qu’ils jouent dans l’interprétation. Ce même objectif est formulé par François Provenzano, Julia Bonnacorsi, Isabelle Garcin-Marrou, Mathias Valex, Damien Darcis, Cécile Regnault, lorsqu’ils écrivent : « Le pari d’une sémiotique de terrain n’est pas tant de décrire ni même de révéler efficacement les régimes de sens qui structurent un environnement, que d’en suspendre la familiarité, d’en interroger les conditions d’évidence, voire d’en imaginer les alternatives – et de faire donc porter ces effets critiques autant sur le terrain de l’enquête que sur l’enquête elle-même comme terrain ». Reste à savoir comment mettre en place les conditions favorisant cette suspension de la familiarité.

Plusieurs articles du dossier engagent une réflexion sur la place des apprenants et du pédagogue dans la sémiose, en questionnant la distribution traditionnelle des rôles entre experts et amateurs. Virginie Piot s’empare d’une démarche inspirée de la sémiotique sociale française (Saemmer, Tréhondart, Coquelin, 2022) afin d’engager un groupe de sujets-apprenants dans un travail introspectif sur les coulisses du processus interprétatif. L’expression d’« interprète-impliqué » qu’elle emploie désigne la manière dont les collégiens travaillant avec elle en ateliers de co-interprétation s’impliquent à toutes les étapes du processus de production de connaissances. Les élèves, stimulés par la dynamique de groupe, prennent conscience qu’il existe d’autres points de vue que le leur, et mettent le doigt sur leurs propres réflexes interprétatifs. Tout l’enjeu est d’engager une introspection idéologique chez les apprenants, selon l’idée que la confrontation des regards favorise la compréhension de soi-même et l’ouverture aux autres.

Cependant, le format contraint du travail en contexte scolaire met d’une part en évidence la difficulté à évoquer en classe certains filtres – comme ceux liés aux questions religieuses – en raison du contexte de laïcité et de l’injonction de neutralité imposée à l’enseignant en France. Il permet d’autre part de rendre compte de la manière dont les relations entre pédagogues et apprenants sont toujours prises dans des rapports de pouvoir : l’enseignement des arts de la sémiose ne va pas sans poser la question des enjeux de domination, qu’il s’agisse de la position de surplomb que l’enseignant peut être tenté d’adopter en tant qu’expert de sa matière, de sa discipline, ou de l’attitude de certains élèves qui adoptent, parfois sans en être conscients, des postures hégémoniques. Si l’enseignant est dès lors amené à prêter attention aux injustices épistémiques dans la salle de classe, il n’hésite pas, dans la lignée des travaux de Freire (1968), à mettre en jeu sa propre subjectivité en indiquant comment la dynamique de groupe fait évoluer ou fléchir son propre regard. Ce faisant, il cherche à s’écarter d’une posture « en surplomb, objectivante » (Provenzano, Julia Bonnacorsi, Isabelle Garcin-Marrou, Mathias Valex, Damien Darcis, Cécile Regnault) qui tend à assigner une signification fermée aux productions. Ce choix s’inscrit aux antipodes de l’injonction à la neutralité qui marque le corps professoral ; il gagne à s’accompagner de règles d’animation du débat qui permettent à l’intime de s’exprimer dans un espace scolaire formalisé et constitué de règles.

Faire évoluer le statut du sémioticien-expert

Tout comme la forme scolaire, la forme universitaire constitue, elle aussi, un contexte de réception bien particulier, qui soumet enseignants et étudiants à des injonctions, des normes auxquels il peut être difficile de se soustraire. La « parenthèse » pédagogique estivale de l’école d’été, étudiée par François Provenzano, Julia Bonnacorsi, Isabelle Garcin-Marrou, Mathias Valex, Damien Darcis, Cécile Regnault dans leur contribution, s’entend comme un lieu d’interrogation sur le partage du savoir critique entre experts et non-experts : la démarche d’enseignement s’y appuie sur l’effacement de certaines postures de surplomb et le décloisonnement des cadres disciplinaires permis par l’éclectisme des méthodes. Le sens y est entendu comme une construction, une négociation, cherchant à mettre à plat les enjeux de domination et de pouvoir dans la sémiose, par l’égale importance accordée aux encyclopédies sémiotiques expertes ou amateurs.

La méthodologie mise en œuvre par Pascal Laborderie et Dounia Mimouni propose, quant à elle, une réflexion sur la manière dont le pédagogue-chercheur peut faire évoluer ses manières de faire, et abandonner une approche de la sémiotique conçue comme une expertise détenue sur le sens afin de s’engager dans des démarches plus compréhensives, prenant en compte les filtres de réception d’étudiants placés en situation de sémiose. L’analyse de plusieurs planches de la bande dessinée de Riad Sattouf L’Arabe du futur met en lumière les ajustements auxquels le chercheur doit procéder pour accepter la construction négociée du sens. L’analyse de la confrontation des regards montre comment la lecture savante par le pédagogue-sémioticien se heurte à la complexité interprétative des individus interrogés, obligeant le chercheur à suspendre pour un moment son expertise, afin de laisser une plus grande place aux enquêtés et à leurs lectures empiriques. Une telle démarche suppose de prendre en compte les connaissances issues de l’expérience, sans pour autant abandonner la démarche en amont de modélisation de lecture, elle-même soumise aux savoirs situés du chercheur (Haraway, 2007).

Certains articles du dossier questionnent aussi la relation que la sémiotique peut entretenir avec des « non-disciplines » comme l’éducation critique aux images, aux médias et à l’information, touchant dès lors aux questions afférentes à la littératie numérique. Dans le cadre du projet « Interpréter les images choc en temps de crise sanitaire » (CREM/INSPE de Lorraine), nous avons eu l’occasion de mettre en œuvre de telles démarches de recherche-action-formation avec des enseignants du primaire et du secondaire visant la transposition didactique d’une méthodologie en sémiotique sociale (Saemmer, Tréhondart, Coquelin, 2022). S’est posée tout d’abord la question du lexique et du vocabulaire : comment rendre accessibles à l’école des notions aussi abstraites que celles de filtres, savoirs culturels, signifiant, signifié, et aider les élèves à s’approprier les contenus ? Ainsi que Virginie Piot l’écrit, cela passe par la création de nouveaux outils didactiques, des aménagements méthodologiques, tels que la mise en place d’ateliers graphiques, ou d’activités de déplacement dans l’espace où le corps devient un marqueur de l’interprétation, ce qui permet de dépasser une vision verbo-centrée du texte et de relancer le processus de sémiotisation. Cette activité peut être mise en lien avec la démarche de « sémio-poïétique sociale » imaginée par Sébastien Appiotti et Susanne Müller (2023), dont l’approche sensible favorise la mise au jour du processus de production du sens. L’activité proposée aux apprenants vise à mobiliser des manipulations plastiques pour conscientiser autrement que par la verbalisation le rapport à l’image, et ainsi aider à expliciter les filtres guidant et déterminant la sémiose.

Une posture à conforter en contexte pédagogique

Or, sur le terrain de l’école d’été, François Provenzano, Julia Bonnacorsi, Isabelle Garcin-Marrou, Mathias Valex, Damien Darcis, Cécile Regnault ont observé à plusieurs reprises « une déstabilisation collective, des participant·es comme des encadrant·es » résultant de la prise en compte de la pluralité des regards possibles sur la réalité. La prétention de la sémiotique interprétative à vouloir « décrypter » ou « décoder » le sens grâce au regard expert est certes critiquée par les auteurs parce que, d’une part, elle prend peu en compte le caractère situé de la production du sens, et parce que, d’autre part, elle se heurte en contexte scolaire à des résistances de plus en plus fortes (Tréhondart, 2022) à l’autorité qui mettent en crise la posture de l’enseignant comme seul détenteur du savoir. Dès 1985, Geneviève Jacquinot avait alerté contre le risque d’un « impérialisme culturel et social » lié à des pratiques pédagogiques qui préfèrent imposer « le bon sens » au mépris du respect des processus complexes d’appropriation des messages ; nos propres expérimentations pédagogiques d’une sémiotique sociale ont d’abord été inspirées par ce constat.

Néanmoins, l’on ne peut balayer le fait que l’apprentissage d’une grammaire codifiée peut sembler plus rassurant que l’initiation à un questionnement réflexif sur ce qui fonde la variabilité interprétative, mais qu’il répond également à une nécessité que formulent les apprenants eux-mêmes : celle de nourrir leur regard par des outils de pensée experts. L’enjeu est alors de développer des méthodes qui, à la fois, renoncent « aux codes traditionnels de la production et de la diffusion académiques des savoirs » (François Provenzano, Julia Bonnacorsi, Isabelle Garcin-Marrou, Mathias Valex, Damien Darcis, Cécile Regnault), et valorisent ces savoirs lorsqu’ils aident à préciser un point de vue ou à argumenter une hypothèse interprétative.

Comment sensibiliser dès lors les enseignants aux enjeux d’une « sémiologie en contexte scolaire » ? demandent Maud Lebreton Reinhar et Alaric Kohler  dans leur contribution à ce dossier, qui propose des réflexions didactiques à partir de plusieurs cas d’étude concrets. Comment aménager une place à l’étude pragmatique de la sémiose en intégrant l’agentivité des sujets-apprenants ? La sémiologie n’est pas seulement un contenu de cours, mais une perspective, un regard que les enseignants peuvent être amenés à porter sur leurs pratiques et celles de leurs élèves afin de mieux appréhender la complexité de la fabrication du sens. Dans une discipline comme le français, ce changement de focal peut permettre de dépasser une vision verbocentrée pour mieux appréhender la matérialité des objets, telle que la dimension iconotextuelle des albums de jeunesse. Ici encore, l’enseignant est pensé comme un médiateur, et non un simple dépositaire de savoirs mis en scène, selon un modèle pédagogique « asymétrique ». Virginie Piot, qui a mené des enquêtes sémiotiques sur le terrain de l’école, précise cette position nouvelle de l’enseignant : « Je devais m’effacer en tant que professeure pour prendre le rôle de chercheuse […], d’un intervenant qui, au même titre que les autres acteurs, mais à partir de sa place spécifique, tente de comprendre en agissant et d’agir en comprenant. » Pascal Laborderie et Dounia Mimouni se demandent pour leur part : « Réemployée en contexte pédagogique, cette méthodologie consistant à confronter les lectures permettrait-elle, non seulement aux apprenants, mais aussi aux enseignants, de prendre de la distance par rapport à leurs propres expériences de lecteurs et, par là même, de mieux appréhender les processus de production de sens en jeu dans l’interprétation ? » Si une réponse affirmative est donnée à cette question par les auteurs et les autrices du présent dossier, ils et elles insistent cependant sur le relatif « inconfort » qui peut découler d’une posture qui renonce à la transmission frontale et unilatérale des savoirs.

De la nécessité d’hybrider les approches

Comme le soulignent François Provenzano et al., « s’il est bien un geste épistémique qui qualifie la démarche sémiotique, c’est sans doute le geste de formalisation, qui consiste à reconnaitre derrière le flux impur des cours d’expérience des unités discrètes, dont la morphologie distinctive assure la fonctionnalité au sein d’un système». Si l’existence matérielle d’unités discrètes n’est contestée par aucun auteur ou autrice du présent dossier, l’idée qu’un sujet seul, aussi expert soit-il, puisse les identifier une fois pour toutes avec certitude se trouve mise en doute. En résulte, dans toutes les propositions réunies ici, une hybridation entre des méthodologies d’enquêtes de terrain (observation participante, ethnographie, entretien, questionnaire, focus group, ateliers de co-interprétation) et des analyses situées des structures formelles de productions culturelles et médiatiques diverses (textes, images, films, séries, journaux en ligne…) : cet entrecroisement de méthodes déplace l’objectif de l’analyse sémiotique de la recherche d’un résultat interprétatif final vers l’analyse en profondeur des processus de production du sens.

Que cette hybridation s’accompagne de formes de bricolage, voire de déstabilisations épistémologiques, est un risque que les auteurs prennent, assumant ainsi pleinement le caractère expérimental des méthodes discutées. Pour François Provenzano et al., la sémiotique reste ainsi « un réservoir analytique puissant », mais au prisme du terrain, elle « offre aussi un répertoire de gestes de création, ou de postures énonciatives alternatives, qui questionnent les distinctions convenues entre “la science” et les autres discours ». La restitution des résultats d’une sémiotique de terrain à l’école et à l’université peut ainsi difficilement se passer d’une contribution des apprenants à toutes les étapes, engendrant des « désajustements qui deviennent, dans le temps de la restitution, des moments de négociation, d’où peuvent émerger d’autres propositions de sémiose ».

L’insistance des auteurs et autrices sur la nécessité de prendre en compte la multiplicité des perspectives possibles sur la réalité, et de diversifier leurs modes d’expression en explorant par exemple le potentiel de restitutions non verbales, esquisse la possibilité d’ouvrir le spectre des points de vue vers l’inclusion d’autres formes de vie, « post-humaines » comme le suggère Jennifer Rosswell (nous pouvons notamment penser à la sémiose mise en œuvre par les intelligences artificielles les plus récentes), ou alors animales, végétales, en vue d’une sémiotique radicalement « ouverte ».

Notes
  1. Nous avons repéré cette photographie signée Sébastien Salom-Gomis pour l’AFP sur le site web du média ladepeche.fr, le 18 juillet 2021 : https://www.ladepeche.fr/2021/07/18/les-larmes-me-sont-venues-lintense-emotion-dun-rescape-du-vel-dhiv-apres-le-port-de-letoile-jaune-par-des-antivax-9679343.php ; une version recadrée a été publiée par lemonde.fr le 19 juillet : https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/07/19/le-port-de-l-etoile-jaune-lors-des-manifestations-contre-le-passe-sanitaire-suscite-l-indignation_6088738_823448.html. ↩︎
  2. Traduit de l’anglais par nos soins. ↩︎
  3. Traduit de l’anglais par nos soins. ↩︎
Bibliographie

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