Les pratiques didactiques dans les classes de français au secondaire ont évolué avec l’avènement du numérique, surtout au cours des dix dernières années. Par conséquent, il devient nécessaire de s’intéresser aux manières de diversifier l’enseignement, entre autres de la littérature, afin d’intégrer la dimension numérique dans les apprentissages scolaires. Parallèlement, la recherche sur le jeu vidéo démontre, entre autres, son potentiel engageant, élément central dans l’apprentissage des élèves. C’est pourquoi nous nous questionnons sur l’apport du jeu vidéo en classe et les manières de le didactiser afin de valoriser cette pratique privée en contexte éducatif. Cette recension des écrits met en lumière les avantages de transposer le jeu vidéo en contexte scolaire, tout en cernant les limites de son utilisation. En outre, nous soulignons que les codes du jeu vidéo rendent possible l’immersion fictionnelle, qui elle-même favorise l’engagement.
Teaching practices in French education at the secondary level have evolved in light of the digital turn, especially in the last decade. Consequently, it becomes necessary to look at ways of diversifying the teaching of literature, among other things, to integrate digital literacy in school disciplines. In parallel, there seems to be strong relationships between gaming and engagement. This article aims to show the contributions of videogames to classroom practices in that regard. This comprehensive literature review details explicit ways of transposing videogames to classroom contexts, all the while exposing the limits of such an approach. Furthermore, it becomes clear that videogame codes nurture fictional immersion in videoludic narratives, which itself promotes engagement.
L’intégration du numérique dans les écoles amène les enseignant·es à revoir leurs pratiques de manière constante, notamment dans la façon d’intégrer cette dimension à l’enseignement, mais également d’en promouvoir une utilisation réfléchie chez les élèves, comme le requiert le Programme de formation à l’école québécoise (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2007) et le Cadre de référence de la compétence numérique (Ministère de l’Éducation [MEQ], 2019). Pourtant, le rapport de synthèse de Tricot et Chesné (2020) sur le numérique et les apprentissages scolaires révèle un bouleversement chez les enseignant·es quant à l’utilisation et à l’intégration du numérique en classe ainsi que le nombre de ressources disponibles. En classe de français, par exemple, le numérique permet principalement d’effectuer de la recherche documentaire (Tricot et Chesné, 2020, p. 20) ou d’utiliser un outil de traitement de texte (p. 21), mais il reste très peu, voire pas utilisé à des fins créatives. Qui plus est, les auteurs mettent en lumière un amalgame souvent fait : ce n’est pas parce qu’un outil numérique plait aux adolescent·es qu’il impliquera automatiquement la motivation à réaliser le projet proposé (p. 34). Dès à présent, il est possible de se rendre compte que l’intégration du numérique en classe exige des balises claires dans le but d’utiliser des outils à des fins de didactisation, d’autant plus que cet attrait pour le numérique se manifeste surtout à l’extérieur de l’école (Lacelle et al., 2017). Malgré tout, être en mesure d’utiliser le numérique reste une compétence que les élèves doivent acquérir à la fin de leur scolarité (MEQ, 2019). Il s’avère donc nécessaire d’explorer et de renouveler les possibilités et les différentes utilisations du numérique à des fins tant didactiques que pédagogiques. La littératie médiatique multimodale, concept qui sera explicité dans le cadre théorique, permet en outre de repenser les activités proposées aux élèves à partir de l’utilisation du numérique favorisant l’engagement des lecteur·rices. C’est pourquoi, en nous appuyant sur cette conception de la littératie médiatique multimodale, nous souhaitons nous intéresser à l’apport du jeu vidéo aux apprentissages scolaires en classe de français car, nous le verrons, le jeu vidéo mobilise plusieurs codes littéraires, ce qui en fait un médium intéressant à exploiter en classe de français du secondaire. Dans cet ordre d’idées, nous nous intéressons aux études portant sur le jeu vidéo, précisément celles sur la narration dans le jeu vidéo, l’expérience du·de la joueur·se, ainsi que l’engagement dans la pratique du jeu vidéo, puisqu’aujourd’hui, il convient plutôt de faire du jeu vidéo un objet culturel, car il témoigne de l’évolution de notre société (Bouchard, 2015) et fait partie intégrante de la vie de beaucoup d’adolescent·es, ce qui a comme conséquence de le légitimer aux yeux de la société. Ainsi, le jeu vidéo étant une pratique sociale et communicative répandue, nous pensons qu’il serait intéressant de l’exploiter dans les classes de français, entre autres pour mettre en lumière les similitudes et les différences dans son utilisation privée et scolaire, mais également pour renouveler les pratiques enseignantes (Reuter et al., 2013). Par conséquent, ces réflexions nous amènent à poser la question suivante : comment didactiser les jeux vidéos en classe de français au secondaire ? Afin de répondre à cette question, nous nous fixons deux objectifs de recherche : 1) synthétiser l’influence du jeu vidéo chez les adolescent·es et les personnes joueuses, 2) mettre en relation les codes du jeu vidéo avec ceux de la littérature dans une visée didactique.
Cette revue de la littérature se décline en cinq parties. Nous débutons d’abord par notre cadre conceptuel, suivi de notre méthodologie. Cette démarche nous mène à présenter les résultats et la discussion, pour finalement proposer de nouvelles perspectives sur l’enseignement de la vidéoludicité en contexte scolaire.
Afin de comprendre les liens entre les codes du jeu vidéo et ceux de la littérature, nous présentons un cadre théorique relatif à la lecture subjective en classe de français, aux applications de la littératie médiatique multimodale et à la typologie des jeux vidéos en contextes scolaire et extrascolaire.
En classe de français, précisément dans le contexte d’enseignement-apprentissage de la littérature, les élèves sont amené·es à travailler sur quatre dimensions de la lecture, soit comprendre, interpréter, réagir et apprécier. Mis à part pour la dimension comprendre qui réfère plutôt à une compréhension générale du texte, laquelle dépend surtout de la sphère cognitive, les trois autres dimensions font appel aux postures cognitivo-affectives des lecteur·rices. En ce sens, l’enseignant·e doit faire en sorte d’amener ses élèves à formuler des réponses à partir de leurs émotions, de leur vision du monde et de leurs valeurs. Cette démarche leur permet d’analyser l’œuvre littéraire et de s’identifier aux personnages. À cet effet, Langlade (2007) indique qu’il est nécessaire de concevoir les élèves comme sujet·tes lecteur·rices, c’est-à-dire en tant que sujet·tes réflexif·ves. Cela implique de revoir les activités traditionnelles de lecture afin de proposer des exercices ou des projets faisant appel aux affects des lecteur·rices. Ce point de vue engendre ce que Langlade (2007) nomme la lecture subjective qui « concerne en effet le processus interactionnel, la relation dynamique à travers lesquels le lecteur réagit, répond et réplique aux sollicitations d’une œuvre en puisant dans sa personnalité profonde, sa culture intime, son imaginaire » (p. 71) et qui conduit au texte singulier du·e la sujet·te lecteur·rice. Dans cette perspective, il faut envisager la lecture littéraire comme un acte individuel et une construction personnelle (Simard et al., 2019) qui invitent chaque personne à s’identifier au texte à sa manière et qui permet de développer sa compétence esthétique (Langlade, 2007; Lemieux, 2020), c’est-à-dire sa capacité à réagir à une œuvre. Tous ces éléments qui viennent teinter la lecture réfèrent à l’activité fictionnalisante (Langlade, 2007) du·de la lecteur·rice qui s’actualise par la concrétisation imageante, la cohérence mimétique, l’activité fantasmatique et la réaction axiologique. D’abord, la concrétisation imageante consiste à se représenter à l’aide d’images mentales les différents éléments du texte, comme les personnages ou les actions (voir Ricœur, 1985, cité dans Langlade, 2007); la cohérence mimétique sert plutôt au·à la lecteur·rice à inférer, à l’aide de sa conception du monde, des liens entre ce qui se produit dans le récit et des actions des personnages; l’activité fantasmatique, quant à elle, se produit à l’aide de scénarios fantasmatiques « à travers lesquels un sujet exprime ses désirs et ses répulsions de façon plus ou moins déformée » (p. 72); finalement, la réaction axiologique a trait à la réaction du·de la lecteur·rice à l’aide de son système de valeurs et de sa vision du monde. Afin de permettre aux élèves de devenir des sujet·tes lecteur·rices, il faut que l’enseignant·e propose des œuvres qui engagent les adolescent·es dans leur lecture et dans lesquelles iels se voient représenté·es. Dans ce cas, il est davantage question d’engagement narratif, mais il est important de mentionner qu’en contexte éducatif, c’est plutôt la motivation de l’élève qui agit comme indicateur de l’engagement d’apprentissage (Molinari et al., 2016).
Afin de favoriser l’engagement narratif, mais également d’intégrer le numérique tant dans la pratique enseignante qu’auprès des élèves, la littératie médiatique multimodale (LMM) est un champ d’études pertinent. Elle est définie comme
La capacité d’une personne à mobiliser adéquatement, en contexte communicationnel synchrone ou asynchrone, les ressources et les compétences sémiotiques modales (ex : mode linguistique seul) et multimodales (ex : combinaison des modes linguistique, visuel et sonore) les plus appropriées à la situation et au support de communication (traditionnel et [ou] numérique) à l’occasion de la réception (décodage, compréhension, interprétation et évaluation) et (ou) de la production (élaboration, création, diffusion) de tout type de message. (Lacelle et al., 2017, p. 8)
En outre, cette discipline favorise l’acquisition d’habiletés sémiotiques (Lebrun et al., 2012), comme l’écriture multimodale et la production d’images, ainsi que l’appropriation de textes et la créativité des adolescent·es (Ouellet, 2015). Les travaux de Brunel et al. (2023) ainsi que ceux de Florey et al. (2020) et de Lemieux (2020) indiquent que la LMM permet d’observer les affects des élèves, ce qui en fait un médium à exploiter afin d’engager les adolescent·es dans une lecture subjective (Langlade, 2007; Lemieux, 2018, 2020). Par conséquent, il est possible de tisser des liens entre les codes littéraires et ceux des jeux vidéos au regard de la LMM, puisqu’ils partagent une narrativité, une esthétique, des personnages, des univers fictifs tout en combinant plusieurs modes sémiotiques. En effet, en tant qu’objet intersémiotique complexe, le jeu vidéo mobilise des codes similaires à ceux de la littérature tout en mettant de l’avant un caractère foncièrement multimodal et numérique. La partie suivante en détaille sa typologie.
L’article Typologie des jeux vidéo (2012) indique qu’il n’existe pas de classification officielle des jeux vidéos, puisque cette dernière est complètement subjective. Malgré tout, il existe un certain consensus qui permet de classer un jeu vidéo par son gameplay, c’est-à-dire sa jouabilité. Par conséquent, les règles et l’univers du jeu ou encore l’expérience du·de la joueur·se permettent d’inscrire un jeu dans une certaine typologie. Ainsi, selon cet article, on distingue huit types de jeux : 1) les jeux d’action, 2) les jeux d’aventures, 3) les jeux d’action-aventure, 4) les jeux de rôles, 5) les jeux de réflexion, 6) les jeux de simulation, 7) les jeux de stratégie, 8) les serious games (ou jeux sérieux), mais également les autres types de jeux qui se déroulent, entre autres, en contexte sportif. À ces catégories, nous ajoutons également les jeux à récit ouvert ou fermé, c’est-à-dire possédant une intrigue complexe ou linéaire, ainsi que les jeux évolutifs dans lesquels les joueur·ses traversent un environnement vidéoludique libre et axé sur les interactions du·de la joueur·se avec les éléments du jeu (Marti, 2014).
La démarche de recension des écrits a compris plusieurs étapes. Nous avons d’abord choisi les bases de données à interroger ainsi que les mots-clés nous permettant d’extraire les thématiques en lien avec notre objectif de recherche. Nous avons procédé, par la suite, à l’analyse des textes retenus.
Afin de répondre à notre objectif de recherche, nous avons parcouru les bases de données des bibliothèques de l’Université de Montréal telles que Cairn.info et Érudit. Les mots-clés retenus, en français, pour cette revue de la littérature ont été les suivants :
Afin d’effectuer une recension des écrits qui rend compte des connaissances actuelles en matière de littératie médiatique multimodale et de l’exploitation du jeu vidéo en classe, nous avons choisi des articles parus à partir de 2014. Toutefois, certains documents gouvernementaux et articles scientifiques portant sur la lecture parus avant 2015 et jugés pertinents dans le cadre de cette revue de la littérature ont été retenus.
Pour analyser les articles retenus pour notre revue de la littérature, nous avons rédigé des fiches de lecture classées selon le type d’information retenu, c’est-à-dire en lien avec la narration dans le jeu vidéo, l’expérience du·de la joueur·se ou encore l’utilisation du jeu vidéo en classe. Puisque l’intégration des jeux vidéos en classe reste une pratique encore marginale et peu documentée, nous avons d’abord relevé toutes les caractéristiques narratives des jeux vidéos que nous avons ensuite mises en relation avec l’enseignement de la littérature au secondaire afin d’élaborer des pistes de réflexion sur les manières de didactiser le jeu vidéo en classe.
Nous avons émis le constat que le jeu vidéo partageait des codes avec la sphère littéraire. Nous exploitons le caractère narratif en lien avec la vidéoludicité dans la prochaine partie pour ériger des liens avec les disciplines scolaires, tel le français au secondaire.
Pendant longtemps, les narratologues et les ludologues n’ont pas partagé le même avis sur la narration vidéoludique. Tandis que les premier·ères ont rapproché le jeu vidéo de la littérature ou du cinéma, les second·es ont affirmé que la narrativité ne constituait pas une caractéristique intrinsèque du jeu vidéo (Besson et al., 2017). En tenant compte des éléments ludiques du jeu vidéo, Besson et ses collègues (2017) affirment que tout ce qui a trait à la musique, à l’esthétique et à l’interactivité du jeu vidéo est potentiellement porteur d’une forme de narration. En effet, c’est grâce à ces conditions que les joueur·ses interagissent avec le jeu et que le récit s’actualise.
Dans son article portant sur la narrativité vidéoludique Marti (2014) évoque le principe de prototypes narratifs permettant « de s’interroger sur le rapport entre l’intrigue structurelle et la façon dont le joueur est amené à l’aborder, à la “jouer” » (p. 4). Puisque la narrativité d’un jeu vidéo varie selon sa jouabilité, mais aussi selon sa finalité, Marti (2014) postule l’existence de trois prototypes narratifs, c’est-à-dire des degrés de narrativité : les jeux à contenu narratif faible, les jeux « à récit complet » et les jeux évolutifs. Dans le cadre de cette recension des écrits, deux types de jeux ont retenu notre attention. D’abord, les jeux « à récit complet », que Marti (2014) distingue selon les récits fermés ou les récits ouverts, possèdent une intrigue permettant au·à la joueur·se de suivre l’histoire du jeu menant vers un dénouement. Ce type de jeu possède donc une narrativité marquée et se rapproche en ce sens de la littérature. Ensuite, les jeux évolutifs, ayant comme spécificité de laisser le·a joueur·se libre dans son environnement vidéoludique et d’avancer grâce aux interactions qui s’offrent à lui·elle, créent une infinité d’intrigues, ce qui en fait des jeux possédant un potentiel narratif énorme et laissant place à la créativité des joueur·ses. Ces constats nous amènent donc à prioriser les jeux à récit complet et les jeux évolutifs en classe à cause de leur trame narrative riche. Par ailleurs, en mettant en relation narrativité et vidéoludicité, Marti (2014), en s’appuyant sur les propos de Cécile Pearce (2003), relève que l’intrigue vidéoludique « serait narrativement plus immersive que l’intrigue linéaire du cinéma ou de la littérature » (p. 10), ce qui constitue un argument fort en faveur de la didactisation du jeu vidéo en classe de français.
La vidéoludicité s’inspire aussi souvent des séquences narratives issues des récits littéraires (Ringot, 2018). Ainsi, il devient pertinent d’établir ce qui distingue et rapproche la littérature du jeu vidéo. Contrairement à la littérature, la vidéoludicité ne peut pas être réduite à un récit unidimensionnel car, selon le type de jeu vidéo, la narrativité peut être latente, ce qui signifie qu’elle est constituée d’éléments non hiérarchisés (Besson et al., 2017). Le rôle actif des joueur·ses invite donc à repenser la narration vidéoludique non pas comme un simple récit, mais plutôt comme un univers malléable, c’est-à-dire qui varie en fonction des choix de la personne qui joue, puisque c’est par cette interactivité que le récit se construit (Besson et al., 2017). Qui plus est, cet univers malléable est vecteur de créativité, non seulement dans le jeu, mais également au-delà de celui-ci. Nous avons pu relever trois manières d’explorer et de cocréer à partir du jeu vidéo. Il y a d’abord les fanfictions (ou fanafiction) qui sont « des récits fictionnels écrits par les fans et qui s’inspirent d’œuvres préexistantes » (Barnabé, 2014, p. 2), qu’elles soient littéraires, cinématographiques ou vidéoludiques. Ensuite, les machinimas, mot-valise combinant les termes machine et cinéma, consistent en la création de films basés sur la simulation, le jeu de rôle et les dialogues entre des personnages virtuels, souvent tirés de jeux vidéos dans un univers virtuel immersif (Thomas et Schneider, 2018). Finalement, le modding, mot d’argot anglais inspiré des jeux vidéos, est un processus par lequel le·a joueur·se modifie des codes spécifiques du jeu vidéo afin de créer une nouvelle version du jeu, appelée « mod » (Grizioti et Kynigos, 2018). Par conséquent, les jeux vidéos deviennent aussi des outils de cocréation laissant place à l’imagination de l’utilisateur·rice afin de réinventer le récit vidéoludique, produisant ainsi des schémas narratifs renouvelés à chaque partie.
Que ce soit en classe ou dans la vie courante, les adolescent·es, comme toute personne humaine, ont besoin d’être engagé·es dans une tâche afin de la mener à bien. Pour les concepteur·rices de jeux vidéos, cela consiste en un grand défi à relever que d’engager les joueur·ses dans une partie. Nous l’avons vu, la trame narrative vidéoludique favorise l’engagement dans le jeu vidéo, mais nos lectures nous ont permis de constater que l’expérience du·de la joueur·se constitue un élément central dans l’engagement.
Selon Moran (2018), le jeu vidéo à la première personne offre aux joueur·ses un sentiment d’agentivité, lequel est un élément essentiel à l’engagement, car il permet à la personne qui joue d’effectuer des choix prédéterminés par les concepteur·rices, ce qui procure un sentiment de contrôle et d’immersion dans l’environnement virtuel. Par conséquent, cette liberté d’agir et la capacité à exprimer ses préférences sont comblées lorsque le·a joueur·se incarne un personnage, car cela place la personne qui joue dans une posture d’acteur·rice, favorisant l’engagement envers la trame vidéoludique (Trépanier-Jobin et Couturier, 2018). Cette notion de choix fait donc partie intégrante de l’expérience de jeu comme forme d’interactivité narrative (Moran, 2018). Trépanier-Jobin et Couturier (2018), en s’appuyant sur les travaux d’Arsenault (2006), estiment que « c’est à travers le personnage-joueur que nous pouvons découvrir l’histoire d’un jeu, nous y immerger et participer à l’élaboration d’un récit interactif rendant l’expérience vidéoludique plus engageante » (p. 9). D’ailleurs, c’est cette relation entre le·a personnage-joueur·se et le récit vidéoludique qui induit l’interactivité, puisqu’elle dépend de la manière dont le·a joueur·se se déplace dans l’espace fictionnel. Autrement dit, c’est à partir de ses déplacements que la narration vidéoludique a lieu (Ringot, 2018). Il y a donc une forte corrélation entre les interactions de la personne qui joue, l’environnement numérique et l’engagement du·de la joueur·se.
Toutefois, Cayatte (2018) décrit plus précisément le jeu vidéo en fonction des règles du jeu et de la manière dont le·a joueur·se le parcourt en tenant compte de ces balises. Il en vient à concevoir la narration par oscillation, une quasi-simultanéité entre l’expérience-cadre et la procédure1, afin de mieux comprendre comment s’actualise le récit dans le jeu vidéo. Ainsi, c’est entre autres grâce au·à la joueur·se qui endosse un rôle d’auteur·rice (Cayatte, 2018) que la narration vidéoludique est possible. L’utilisateur·rice, en tant que joueur·se, est également à la fois auteur·rice et acteur·rice du jeu, ce qui lui confère un double rôle actif comme iel participe à une expérience de jeu unique. Dans le même sens, certains jeux vidéos permettent une pause active, c’est-à-dire que l’utilisateur·rice choisit délibérément d’arrêter momentanément cette oscillation dans le but d’analyser la situation et d’y réagir de la manière la plus efficace. Par conséquent, l’engagement du·de la joueur·se dans une partie est primordial pour que la narration se concrétise. Cet engagement n’est pas exclusif, puisque les décisions du·de la joueur·se sont encadrées par les règles des concepteur·rices de jeu vidéo. Il est donc intéressant de constater que la personne qui joue, par son engagement et sa posture active, est en mesure de s’investir dans la narration vidéoludique.
L’esthétique du jeu vidéo peut avoir une grande importance dans l’engagement d’un·e joueur·se dans une partie. D’abord, elle permet d’intégrer et de communiquer des devoirs-faire et des pouvoirs-faire par l’entremise de l’interaction narrative (Montembeault et Perron, 2018). Les dynamiques visuelle et sonore alimentent les interactions entre le·a joueur·se et le jeu (Picard, 2016). Ensuite, l’esthétique est d’autant plus cruciale qu’elle agit comme source de stimulation de la concrétisation imageante (Langlade, 2007) par la capacité du·de la joueur·se à mobiliser des images mentales à partir des sons qu’il·elle entend et des images qu’iel voit. Ce concept réfère à la représentation d’un personnage ou d’un évènement rapporté par le texte en littérature (Ricœur, 1983, p. 305 dans Langlade, 2006, p. 72), mais ce concept peut également être appliqué à la vidéoludicité comme il soutient la narration et l’expérience du·de la joueur·se. Ainsi, la personne qui joue est amenée à vivre une expérience différente et originale (Picard, 2016). Dans le même sens, Montembeault et Perron (2018) distinguent deux types de focalisation. La première, soit la focalisation à valeur narrative, relève de ce qu’apprend le·a joueur·se au cours d’une partie sans que cela ait une incidence sur ses avancées dans le jeu. La deuxième, appelée la focalis-action, est « la régulation des informations et des savoirs à valeur actionnelle » (p. 12-13). Ce dernier type de focalisation implique une autorégulation des vouloirs-faire et des savoir-faire du·de la joueur·se. Les jeux vidéos à portée narrative ont donc cet avantage qu’ils permettent de développer l’autorégulation, dimension essentielle pour l’investissement dans un processus d’engagement. Cette dimension est d’ailleurs directement liée aux émotions pouvant déterminer le niveau d’engagement d’un·e individu (Wagener, 2015). À ce propos, la focalis-action de Montembeault et Perron (2018) est un moyen de réguler l’information vidéoludique grâce à la narration, ce qui permet au·à la joueur·se d’interagir avec le jeu de manière engagée.
La manière dont le jeu marie narration, ludicité, environnement et kinesthésie favorise l’engagement dans l’univers vidéoludique grâce à l’identification au personnage et à l’immersion fictionnelle (Trépanier-Jobin et Couturier, 2018). À ce propos, les auteur·rices de cet article expliquent que, selon le modèle holistique de Calleja, « l’assimilation de l’environnement du jeu dans l’esprit du joueur et l’incorporation [embodiment] du joueur dans l’univers du jeu, concourent tous deux à l’impression d’habiter les lieux » (Trépanier-Jobin et Couturier, 2018, p. 3). Cette immersion vidéoludique est l’un des vecteurs de l’engagement. Conjointement, le sentiment d’appartenance à l’univers du jeu implique une fusion entre les focalisations internes et externes (Montembeault et Perron, 2018). Dans le même sens, l’immersion fictionnelle est une expérience qui naît lorsque l’interactivité entre le·a joueur·se et la narration sont possibles (Trépanier-Jobin et Couturier, 2018), car elle confère du pouvoir à la personne qui joue, ce qui constitue une caractéristique essentielle à son engagement. C’est pourquoi l’immersion fictionnelle repose sur plusieurs éléments essentiels à son actualisation : « la plausibilité de l’univers fictionnel, la crédibilité des personnages, la familiarité du spectateur avec les conventions employées, la cohérence des évènements et le déploiement de stratégies visant à renforcer l’effet de tension, de choc, de tristesse, etc. » (Therrien, 2014, p. 454, dans Trépanier-Jobin et Couturier, 2018, p. 4). Ainsi, la personne qui joue sélectionne de l’information qui dépend entièrement de ses habiletés perceptives, cognitives et sensorimotrices (Montembeault et Perron, 2018). Le jeu vidéo est par conséquent un outil à exploiter pour susciter l’engagement chez les jeunes qui explorent des trames narratives virtuelles. En effet, la forte interactivité que la vidéoludicité offre ainsi que l’acquisition de l’autorégulation sont deux ancrages importants de l’engagement envers le jeu vidéo.
Jusqu’à présent notre recension des écrits révèle la place importante de l’engagement dans le jeu vidéo, que ce soit par le biais de la narrativité ou de l’expérience du·de la joueur·se. Nous terminons donc cette section en relevant un dernier élément favorisant l’engagement du·de la joueur·se : ses affects. En effet, selon les critères de la lecture subjective, et des travaux qui en découlent dans le domaine de l’engagement, la sphère cognitivo-affective est d’une grande importance. Ainsi, pour favoriser l’utilisation et la didactisation d’un jeu vidéo, il est important de comprendre les principes psychopédagogiques qui s’y rapportent.
L’adolescence est une période complexe, étant donné les changements qu’elle engendre sur les plans identitaire, physique et social. Pour cause, ces transformations surviennent dans une période sujette aux comportements affectifs des jeunes (Ahmed, Bittencourt-Hewitt et Sebastian, 2015). C’est pourquoi les adolescent·es cherchent à réguler leurs émotions de manière consciente ou inconsciente. À titre d’exemple, pour canaliser certains états affectifs, plusieurs jeunes peuvent se tourner vers le jeu vidéo, un objet culturel qui leur est familier. D’ailleurs, si selon certain·es psychanalystes le jeu vidéo n’est qu’un système fermé (Leroux, 2019), il s’avère plutôt être un moyen de communication très efficace, en plus d’être un objet marquant dans la vie de certain·es jeunes. En psychothérapie, notamment, le jeu vidéo peut être employé pour permettre aux adolescent·es de « vivre des expériences importantes du point de vue du développement psychomoteur » (Leroux, 2019, p. 3). Au travers de la vidéoludicité, l’adolescent·e est en mesure de mobiliser des facettes de sa personnalité au moyen de la construction d’avatars et des interactions avec l’environnement virtuel. Dans le même ordre d’idées, par le jeu vidéo, les jeunes ont la possibilité d’exprimer ce qu’iels ressentent. C’est d’ailleurs ce que montre l’étude d’Abrams (2017) à l’aide du jeu Minecraft, sorti en 2011 et développé par Mojang Studio, 4J Studios, Other Ocean Interactive et Xbox Game Studios. Ce jeu vidéo a permis à une jeune participante de montrer son rapport affectif par rapport à la construction de certains bâtiments dans l’univers vidéoludique. De ce fait, lorsqu’elle montre à la chercheuse la boutique de pâtisseries qu’elle a conçue dans le jeu, elle précise qu’elle a restreint l’accès à certains des édifices pour préserver les lieux. Ainsi, une grande charge affective est attribuée aux lieux créés dans le jeu, mais également aux situations qui en découlent. Les résultats de cette étude de cas montrent qu’il existe des liens affectifs entre les gestes de la participante dans le jeu et la valeur accordée aux constructions virtuelles dans Minecraft. Il est donc intéressant ici de voir la fonction transférentielle (Le Corre, 2015) du jeu vidéo au sens où la jeune fille partage avec la chercheuse des valeurs qui lui sont chères, comme le respect des biens. En outre, de la même manière qu’un texte peut être transformé par l’activité fictionnalisante du·de la sujet·te-lecteur·rice, la narrativité du jeu vidéo peut être affectée par l’expérience du·e la joueur·se et les émotions que ce dernier peut ressentir en jouant. En guise d’exemple, les réactions axiologiques (Langlade, 2007) du·de la joueur·se viennent teinter la narrativité du jeu vidéo car, en fonction des choix effectués, basés sur les valeurs et les jugements du·e la joueur·se, l’intrigue peut être modifiée, ce qui concourt à rendre le jeu vidéo engageant. Autrement dit, certains jeux vidéos peuvent sensibiliser les joueur·ses à des enjeux importants quant à leur subjectivité (Ringot, 2018). Cette sensibilité, qui se traduit par les affects des adolescent·es, mériterait donc d’être exploitée afin de soutenir leur engagement en classe.
Notre recension des écrits nous a permis de mettre en lumière les ressemblances entre littérature et vidéoludicité afin de mieux saisir de quelle manière didactiser les jeux vidéos en classe de français, mais également les limites de l’intégration du jeu vidéo à l’école.
Comme nous l’avons vu plus haut, les jeux vidéos font partie de la réalité d’une vaste majorité de jeunes, ce qui nous incite à les percevoir comme des ressources éducatives pertinentes pour certains d’entre eux, ou du moins d’entrevoir des liens entre les pratiques vidéoludiques des jeunes et le potentiel didactique des jeux vidéos. Pour cause, certaines raisons incitent les enseignant·es à vouloir intégrer les jeux vidéos comme objets à didactiser dans leur classe. Comme l’indiquent Sutter Widmer, Bugmann et Quinche (2022), ce qui convainc les enseignant·es à didactiser la vidéoludicité a trait au plaisir qu’elle procure aux élèves et à l’engagement qu’elle engendre. Pour ce faire, il faut tenir compte de la tâche des enseignant·es. En effet, souvent, un·e enseignant·e expérimenté·e aura envie « de développer ses compétences professionnelles, de varier son enseignement ou […] d’intégrer de nouveaux outils » (Sutter Widmer, Bugmann et Quinche, 2022, p. 5). Par conséquent, il devient nécessaire d’offrir quelques balises et conseils afin d’intégrer le jeu vidéo en salle de classe.
Nous nous intéressons d’abord à l’étude de Gilson (2019) qui prône une éducation au jeu vidéo plutôt que par le jeu vidéo. Il avance que les adolescent·es, même s’il·elles s’adonnent à la vidéoludicité, ne sont pas en mesure d’analyser adéquatement des jeux vidéos. Pour développer cette capacité d’analyse, c’est l’expérience du·de la joueur·se qui doit être mise de l’avant. En d’autres termes, il faut que le jeu offre une agentivité à l’élève afin de vivre une expérience riche. L’encadrement de l’enseignant·e dans ce genre de tâche est important, car c’est ellui qui met à disposition les clés de lecture permettant de naviguer les règles du jeu (Gilson, 2019; Sutter Widmer, Bugmann et Quinche, 2022). L’enseignant·e, s’iel souhaite proposer à ses élèves l’apprentissage par le jeu vidéo, se doit de planifier la visée de son approche en fonction des contraintes liées aux élèves et au jeu vidéo choisi (Sutter Widmer, Bugmann et Quinche, 2022). Il semble également, selon Gilson (2019), que l’enseignant·e doit choisir entre utiliser la vidéoludicité comme outil ludique ou comme objet d’apprentissage.
Comme ont pu l’observer Sutter Widmer, Bugmann et Quinche (2022) dans leur étude visant entre autres à « déterminer ce qui motive les enseignants à utiliser un jeu vidéo en classe […] » (p. 7), tant les enseignant·es étant familier·ères avec les jeux vidéos que celleux n’ayant eu aucune expérience sont enclin·es à prioriser le jeu sérieux, donc des jeux qui ont pour but d’utiliser l’aspect ludique à des fins éducationnelles (Wouters et al., 2013). Lors de son expérimentation, Gilson (2019) a proposé à des élèves de 12-13 ans un atelier basé sur le jeu vidéo My Memory of Us (Juggler Games, 2018) réalisé en collaboration avec une enseignante d’histoire. À l’issue de cette étude exploratoire, une certaine surcharge cognitive chez les élèves a été observée, car iels devaient à la fois comprendre les mécaniques du jeu et analyser les métaphores dissimulées dans la trame vidéoludique. En revanche, cet atelier a soulevé beaucoup de discussions auprès des adolescent·es qui étaient en mesure d’interpréter le jeu. Par conséquent, cela montre à nouveau que le jeu vidéo est un outil social et éducatif important, ce qui concorde avec les constats effectués plus tôt à propos du jeu vidéo comme objet communicationnel. De plus, par son étude, Gilson (2019) met en lumière l’importance de travailler le rapport à la littératie médiatique multimodale (Lacelle et al., 2017) et l’accès à ses langages afin de permettre aux adolescent·es de développer leur esprit critique et leur éveil face à leur environnement médiatique. À ce sujet, Vallières (2019), dans sa recherche développement portant sur l’écriture numérique, affirme qu’il serait intéressant que les enseignant·es intègrent des pratiques de littératie médiatique multimodale dans leur enseignement afin de développer les compétences des élèves en écriture numérique. Pour ce faire, elle propose de passer par l’écriture d’hypertextes de jeux vidéos à l’aide du logiciel Twine2, notamment pour évaluer l’apport cognitif de cette activité. Évalué par des expert·es en jeu vidéo, ce dispositif amène une nouvelle manière de voir les schémas narratifs inscrits dans la vidéoludicité. Cela crée une interactivité entre le médium de travail et les joueur·ses, ce qui pourrait contribuer à améliorer l’engagement des élèves dans leurs tâches.
Les travaux de Gilson (2019) et de Vallières (2019) tendent donc plutôt vers une éducation par le jeu vidéo, c’est-à-dire d’intégrer cet outil comme soutien à l’enseignement plutôt que comme objet d’apprentissage. Il est tout de même important de retenir que l’enseignant·e doit jouer un rôle actif lorsqu’iel intègre le jeu vidéo dans sa pratique professionnelle. En effet, que l’enseignant·e décide d’éduquer par ou au jeu vidéo, l’élève doit être soutenu·e dans son apprentissage si l’on souhaite que les objectifs pédagogiques et didactiques soient atteints. De plus, le curriculum, n’étant pas adapté à l’intégration du jeu vidéo en classe, doit être actualisé pour faciliter l’insertion de cette pratique. Nous estimons tout de même que le Cadre de référence de la compétence numérique (MEQ, 2019) constitue une base solide afin d’intégrer le numérique convenablement en classe. Qui plus est, le Référentiel de compétences professionnelles(MEQ, 2020) impose aux enseignant·es de « mobiliser le numérique » (p. 78), ce qui implique que le corps enseignant doit utiliser des ressources technopédagogiques tant pour son développement professionnel que pour en faire bénéficier les élèves. Par conséquent, après avoir évoqué tous les apports du jeu vidéo ainsi que l’obligation ministérielle d’intégrer le numérique dans la pratique enseignante, nous jugeons pertinent d’accroître les recherches portant sur les applications didactiques du jeu vidéo en classe.
Jusqu’à présent, nous avons pu relever un élément qui semble ressortir tant dans la narrativité du jeu vidéo que dans l’expérience du·de la joueur·se, soit l’engagement, induit par l’immersion fictionnelle et le sentiment d’agentivité des joueur·ses (Gilson, 2019; Moran, 2018). À partir de ce constat, nous pensons qu’il est judicieux d’élaborer des séquences didactiques basées sur un jeu vidéo dans le contexte de l’enseignement-apprentissage de la littérature, puisque le jeu vidéo possède des codes similaires à ceux de la littérature traditionnelle. Malgré tout, pour la didactisation de jeux, il est important d’arrimer les visées de la trame vidéoludique et narrative aux compétences du Programme de formation à l’école québécoise, lesquelles visent entre autres la subjectivité des élèves en lecture littéraire. En outre, toujours dans le contexte de l’enseignement-apprentissage de la littérature en classe, il est possible d’effectuer un parallèle entre la pratique du jeu vidéo et la lecture subjective (Langlade, 2007), c’est-à-dire le processus interactionnel par lequel le·a sujet·te-lecteur·rice est amené·e à réagir à sa lecture grâce à son bagage culturel, à son imagination et à ses valeurs intrinsèques (p. 71). Nous l’avons vu, le jeu vidéo, par sa trame narrative, par l’expérience de la personne qui joue et par son esthétique invite le·a joueur·se à s’immerger dans le jeu et à faire appel à ses affects afin d’effectuer des choix modifiant son environnement vidéoludique, voire la trame narrative du jeu. Par conséquent, en intégrant le jeu vidéo en classe, il serait possible d’offrir aux élèves cette expérience, ce qui aurait le potentiel de les engager (Molinari et al., 2016). De ce fait, les élèves seraient plus à même de réagir et d’interpréter la narration dans le jeu en faisant appel à leur expérience, mais également à leur vision du monde. En ce sens, ce genre de pratique favoriserait les réflexions critiques des élèves en lien avec leur pratique du jeu vidéo, mais également de la trame narrative qu’iels peuvent modifier, ce qui s’avère pertinent pour les appréciations d’œuvres.
Dans le but de développer la compétence esthétique des élèves et de renouveler les pratiques enseignantes, le jeu vidéo s’avère être un médium à exploiter que ce soit par la manière dont se développe la trame narrative, le rôle du·de la joueur·se en tant que joueur·se-spectateur·rice ou encore l’esthétique vidéoludique. Comme mentionné plus haut, des projets comme des fanfictions ou des machinimas pourraient ainsi être présentés aux élèves dans le but d’exploiter leur créativité tout en répondant aux compétences prescrites par le Programme de formation à l’école québécoise (MELS, 2007). À ce sujet, Barnabé (2014) indique que les fanfictions permettent d’explorer une infinité de réécritures à partir de la narrativité des jeux vidéos. C’est tout l’univers vidéoludique qui peut être réécrit et modifié, ce qui, en contexte scolaire, concourrait à inviter les élèves à être créatif·ves, à aller au-delà du jeu, de la même manière qu’on peut demander à un·e élève de réécrire la fin d’un roman lu en classe, mais cette fois en incluant la dimension numérique. D’autant plus que cette réécriture pouvant être faite sur support numérique inviterait les élèves à mobiliser leurs habiletés numériques, comme le recommande le Cadre de référence de la compétence numérique (MEQ, 2019). Nous constatons donc que tout comme la littérature classique, le jeu vidéo, en tant qu’objet qui implique des concepts de la LMM, facilite entre autres la réécriture de récits existants. En revanche, il permet d’aller au-delà de la simple réécriture, en intégrant la dimension numérique et la mise en relation de plusieurs modes sémiotiques, ce qui laisse d’autant plus de place à l’interprétation et la créativité des joueur·ses. Lorsque la narration valorise la vidéoludicité, les composantes internes et externes du jeu vidéo sont prises en compte : elle devient donc un ensemble transmédiatique (Besson et al., 2017).
Dans cet article, nous avons été en mesure d’identifier trois éléments essentiels à la didactisation des jeux vidéos en classe de français. Il est d’abord important de choisir un jeu vidéo à portée narrative dans lequel il est possible d’offrir un sentiment d’agentivité aux élèves (Gilson, 2019; Moran, 2018), c’est-à-dire de leur permettre de faire des choix (Trépanier-Jobin et Couturier, 2018) qui influent sur la narrativité et leur expérience de jeu. Ces éléments semblent être une clé d’accès à la motivation et à l’engagement découlant entre autres de l’immersion fictionnelle qu’offre le jeu vidéo, mais également de l’implication émotionnelle des élèves dans l’univers vidéoludique. Ainsi, en mettant à profit les codes du jeu vidéo à des fins didactiques, les élèves seraient plus à même de devenir des sujet·tes lecteur·rices et donc d’effectuer une lecture du jeu singulière, ce qui leur permettrait de réagir et d’interpréter une œuvre vidéoludique, pouvant mener à l’élaboration de projets basés sur le jeu vidéo étudié, comme des fanfictions, des appréciations ou encore des cercles de lecture. Nous envisageons donc l’intégration du jeu vidéo en classe de français comme une manière de revoir les pratiques traditionnelles dans l’enseignement de la littérature qui tient compte de la compétence numérique et pouvant être source d’intérêt pour les élèves.
Malheureusement, comme le mentionnent Sutter Widmer, Bugmann et Quinche (2022), malgré leur motivation, les enseignant·es peinent à intégrer les jeux vidéos dans leur classe pour plusieurs raisons. D’abord, par son côté novateur, le jeu vidéo est une source très rarement proposée comme matériel pédagogique officiel. Ensuite, d’un point de vue purement didactique, il est difficile pour l’enseignant·e de trouver le jeu vidéo « parfait », c’est-à-dire un jeu alliant ludicité et savoirs essentiels scolaires. En effet, il n’est pas rare de constater qu’un jeu à tendance trop éducative peut désengager l’élève. Il ne faut donc pas négliger l’aspect ludique du jeu vidéo afin de l’intégrer en classe de manière engagée et engageante. De même, comme nous l’avons constaté plus haut, l’immersion et l’expérience du·de la joueur·se sont des éléments clés pour faire vivre une expérience vidéoludique. Or, cela n’est pas toujours compatible avec les savoirs à transmettre car, en fonction de la forme proposée, ces derniers « peuvent rompre le rythme du jeu et avoir un effet délétère sur son caractère ludique et immersif » (Sutter Widmer, Bugmann et Quinche, 2022, p. 6). Il faut aussi prendre en considération le fait que les enseignant·es reçoivent rarement des formations sur le jeu vidéo en contexte d’enseignement (Sutter Widmer, Bugmann et Quinche, 2022). Si l’on ajoute à cela le manque d’intérêt personnel, il devient facile de délaisser le jeu vidéo pour retourner à des pratiques plus traditionnelles. Un·e enseignant·e aura également tendance à voir le jeu vidéo davantage comme un outil ludique qu’un objet d’apprentissage. Cependant, les jeunes enseignant·es considéreraient la vidéoludicité comme un outil pédagogique les aidant avec leur gestion et l’organisation de la classe (Sutter Widmer, Bugmann et Quinche, 2022). En d’autres termes, les difficultés relatives à la didactisation des jeux vidéos peut concourir à une utilisation informelle. À titre d’exemple, permettre une période vidéoludique aux jeunes en guise de récompense peut facilement enterrer la visée didactique derrière son utilisation. Les enseignant·es semblent donc osciller entre le jeu trop sérieux et celui qui n’est pas adapté aux apprentissages prescrits dans le Programme de formation à l’école québécoise (MELS, 2007). Finalement, une limite de taille concerne le coût d’intégration de cette pratique en classe, puisqu’il faut d’abord choisir la plateforme avec laquelle le jeu est compatible, c’est-à-dire sur ordinateur ou sur console, ce qui implique d’abord que l’école possède l’un ou l’autre ainsi que des copies du jeu vidéo en question, engendrant ainsi des coûts supplémentaires à ceux du matériel didactique utilisé en classe.
À la lumière des recherches déjà effectuées, il est indéniable que le jeu vidéo constitue une voie d’entrée vers les affects des joueur·ses, que ce soit dans le but d’aider les jeunes à exprimer leurs émotions ou tout simplement l’implication du·de la joueur·se dans sa partie, notamment à l’aide d’avatars qui permettent l’immersion dans le jeu (Ahmed, Bittencourt-Hewitt et Sebastian, 2015). Cette démonstration affective indique la part d’engagement de la personne qui joue dans le jeu vidéo et suggère que c’est un outil communicationnel ayant le potentiel de développer l’estime de soi (Le Corre, 2015). De plus, le sentiment d’agentivité permet au·à la joueur·se de s’engager dans le jeu vidéo (Moran, 2018). D’ailleurs, en agissant comme protagoniste, le·a joueur·se se place dans une posture active et engagée qui lui permet d’affecter la narration en faisant des choix modifiant son expérience vidéoludique (Cayatte, 2018). L’esthétique d’un jeu vidéo agit également comme vecteur d’engagement : la combinaison des sons et des images permet au·à la joueur·se de vivre des expériences vidéoludiques uniques. Ainsi, les jeux vidéos à valeur narrative font intervenir l’autorégulation, laquelle favorise l’engagement. Par conséquent, plus le jeu vidéo fait intervenir le·a joueur·se en lui offrant des choix et en lui proposant un environnement numérique esthétique, plus l’immersion fictionnelle est favorisée. Ainsi, l’engagement est plus soutenu dans la partie (Montembeault et Perron, 2018). Dans le même sens, plus le·a joueur·se est engagé·e dans la narration du jeu vidéo, plus iel laisse place à sa créativité (Besson et al., 2017). En effet, nous avons pu relever trois types de réappropriation du jeu vidéo : la fanfiction, le machinima et le modding, lesquels pointent à l’engagement du·de lajoueur·se. En interprétant ces études sous un œil didactique, la vidéoludicité s’avère être un outil fort probant en enseignement.
Les codes du jeu vidéo se rapprochant fortement de ceux de la littérature classique, il serait donc pertinent d’encourager ce type de pratique en classe, plus précisément en classe de français comme nouvelle approche à la littérature, notamment au regard du jugement axiologique des joueur·ses et à leur capacité à s’identifier aux personnages. Dans le même sens, comme le jeu vidéo est désormais un objet culturel, il conviendrait de passer par un enseignement au jeu vidéo, comme le mentionne Gilson (2019), ainsi que par le jeu vidéo, comme le propose Sutter Widmer, Bugmann et Quinche (2022), afin de sensibiliser les jeunes à cette pratique. Ainsi, il devient pertinent de didactiser certains jeux vidéos, notamment pour travailler la narrativité et la créativité en classe. L’écriture numérique s’avère également prometteuse afin d’étudier le schéma actantiel de manière alternative (Vallières, 2019) et ainsi favoriser l’engagement de l’élève en contexte scolaire. Cependant, comme nous avons pu le constater, il s’avère difficile de trouver un jeu vidéo mélangeant à la fois les aspects ludique et pédagogique. Pour les enseignant·es qui ont déjà instauré cette pratique dans leur classe, l’utilisation du jeu vidéo, pour certain·es, se cantonne souvent à un outil de gestion de classe (Sutter Widmer, Bugmann et Quinche, 2022) et non à un outil didactique. Finalement, il existe peu de formations pour le personnel enseignant à propos des jeux vidéos en classe, ce qui complique leur mise à l’essai. Pour ces raisons, nous reconnaissons le potentiel d’intégration du jeu vidéo en classe afin d’encourager le renouvellement des pratiques d’enseignement de la littérature au secondaire et d’engager les élèves dans cette pratique.
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