Lieu hautement symbolique, la salle de classe est un endroit institutionnalisé dans lequel des savoirs se développent et s’acquièrent. La transmission du savoir est une pratique universelle, qui ne prend pas systématiquement la même forme pour autant. Cet article propose une analyse de la traduction et de la localisation des séquences d’enseignement qui se déroulent à différents intervalles dans un jeu vidéo narratif qui n’a pas de visée éducative. À partir d’une analyse mixte sur les localisations du jeu de rôle japonais Persona 5 Royal (P-Studio, 2019), j’ouvre la discussion sur les enjeux sémioéthiques derrière la localisation des réseaux sémiotiques spécifiques à une culture ou à une langue donnée et sur les effets que peuvent engendrer des écarts quant à la réception et l’interprétation globale de l’œuvre. J’aborde successivement les enjeux sémiotiques et éthiques en traduction, les spécificités ludonarratives de Persona 5 Royal et la méthodologie d’analyse avant de discuter des résultats obtenus.
Classrooms are a highly symbolic place, an institutionalized setting in which knowledge is developed and acquired. The transmission of knowledge is a universal practice, albeit not in the same form. This article proposes an analysis on how teaching, and more specifically how the question-and-answer format, can be translated and localized. Based on a mixed analysis of the localizations of the role-playing game Persona 5 Royal (P-Studio, 2019), I open a discussion about the semioethical stakes behind the localization of semiotic networks specific to a given culture or language, and the effects that these deviations can have on the overall reception and interpretation of the work. First, I discuss the semiotic and ethical issues at stake in translation, the ludonarrative specificities of Persona 5 Royal and the analysis methodology used, before returning to the analysis experience and discussing the results.
Take the mask off and be free!
« Wake up, get up, get out there! », Lyn
Comprendre le monde dans lequel nous vivons, de la biologie et la physique aux questions politiques et économiques repose sur un rapport subjectif au réel. L’appréhender, pour le sémioticien américain Charles S. Peirce, est une expérience sémiotique infiniment personnelle (1978, p. 108-109). Chez l’humain à tout le moins, cette expérience relève d’un processus interprétatif assujetti aux captations sensorielles de chacun·e qui résonne, pour Umberto Eco (2011, p. 285-320), avec les formes que revêt la traduction. En quelque sorte, il est difficile, sinon impossible, de proposer une réalité objective universelle. Interpréter le réel, pour Eco, repose sur un système encyclopédique individuel qui est façonné par la production et la réception de signes – processus cognitif nommé sémiose – au sein d’un univers des mondes possibles dans lequel des interprétations cohabitent (Eco, 2011, p. 54). En d’autres mots, la théorie d’Eco est un « modèle sémantique global » (D’Armenio, 2017), soit un système d’interprétation individuel qui évolue pour donner les clés d’interprétation à l’expérience globale de la réalité. Si cette réalité ne peut être saisie dans toute sa phénoménalité, certaines clés interprétatives peuvent être conceptualisées, théorisées et enseignées. La transmission de savoirs repose sur des modes sémiotiques, soit différents modes d’expression qui peuvent être combinés, qui prennent sens « à travers des subjectivités qui peuvent être émotionnelles, culturelles, voire physiologiques » (Rowsell, 2023). Ils détiennent une valeur interprétative.
Dans cette perspective, certains espaces sémiotiques sont plus complexes en fonction du rôle qu’ils jouent ou de leurs valeurs symboliques. Parmi eux, la salle de classe occupe un rôle tout à fait singulier dans plusieurs sociétés ou communautés dans le monde. Elle est essentielle dans la transmission des clés interprétatives de la société et, donc, du réel. C’est un espace autre, au sens où elle se situe à la frontière de l’individu et de la collectivité, de la perception et de la compréhension; la salle est régie par ses propres codes, ses propres règles. Elle joue un rôle semblable à celui de la sémiosphère, concept développé par Youri Lotman (1999), soit une réalité synchronique dans laquelle des systèmes sémiotiques existent. En tant que sémiosphère, la salle de classe gravite et interagit avec d’autres sémiosphères, voire avec d’autres systèmes ou cultures biosémiotiques (voir à ce sujet Hope, 2017). Elle cristallise des procédés qui donnent sens à la réalité et les transmet par différents modes discursifs. Elle se prête à la transmission de savoirs pour donner un sens au monde avec une circularité qui encourage la (re)production de savoirs à partir de ceux qui sont enseignés. Elle participe ainsi à la création de liens entre les modes sémiotiques, à la création de réseaux sémiotiques, dans un rapport systémique modulé par la culture, la langue et la société d’une culture dominante.
Traduire la salle de classe et l’enseignement – de leurs rôles symboliques à leurs spécificités socioculturelles en passant par les connaissances transmises ou discutées elles-mêmes – est un projet tout en subtilités. Les systèmes d’enseignement (p. ex. la France et le Québec), le contenu des cours (p. ex. l’histoire, la culture, les mathématiques), les méthodes d’enseignement et le lieu lui-même varient entre les cultures, les communautés et les langues. Les réseaux sémiotiques qui en découlent jouent un rôle fondamental dans la compréhension du monde, si bien que traduire un tel lieu exige une visée éthique, pour reprendre l’expression du traductologue Antoine Berman (1984, p. 21-23), ou à tout le moins une posture éthique, en ce que les réseaux sémiotiques, la langue au premier plan, structurent l’imaginaire des communautés. La langue cristallise l’expérience du réel (p. ex. l’expression « il fait un froid de canard » devient « un freddo cane » [litt. Un froid de chien] en italien), témoigne de son évolution et de ses mutations (p. ex. le mot « espérer » en français et le mot « esperar » en portugais possèdent la même base latine, « sperare », mais « esperar » signifie à la fois « attendre » et « espérer ») et module la pensée (p. ex. l’utilisation de l’honorifique en japonais, la notion de genre grammatical). Restituer ces spécificités exige un travail d’interprétation, voire d’adaptation – une traduction au sens peircien –, situé au cœur d’un rapport éthique avec l’Autre1, dans une éthique de l’écoute et de l’intercompréhension (Petrilli et Ponzio, 2006). Afin de discuter des réseaux de sens potentiels d’un signe ou d’une combinaison de signes, je mobilise ce que je nomme la « valeur sémiosique du signe », c’est-à-dire l’ensemble des possibilités interprétatives susceptibles d’être actualisées par un·e interprétant·e, humain·e comme non humain·e, ou par une intelligence artificielle.
Depuis la seconde moitié du XXe siècle, les développements techniques, technologiques et scientifiques ont permis la multiplication des échanges interculturels, non sans produire des situations d’incompréhension ou de mécompréhension. En théorie de la traduction, cela a mené dès les années 1980 au tournant éthique de la traduction, et en particularité en 1984 avec la parution de l’Épreuve de l’Étranger de Berman (voir Godard, 2003). Durant la même période, du côté de l’industrie de la traduction, les premières agences de localisations sont apparues (O’Hagan et Ashworth, 2002, p. 16), lesquelles se concentraient sur la traduction de logiciels. Dans cet article, la localisation est définie selon l’acception qu’en propose Miguel Á Bernal-Merino dans son ouvrage synthèse sur le sujet, Translation and Localisation in Video Games(2015) : elle est le « […] process of adapting a product to each of the importing locales in terms of linguistic, technical, cultural and legal requirements » (2015, p. 34). La localisation est une pratique de la traduction spécifique aux œuvres et outils numériques qui vise à adapter, au mieux, le contenu initial en favorisant l’intégration de l’œuvre dans la culture d’arrivée2. Essentiellement, ce processus est une mise en relation — en tension — des langues, et crée de potentielles zones de tension (voir Apter, 2006) dans l’espace numérique. À la frontière des sémiosphères, il est possible d’observer comment certains savoirs sont traduits, transformés, voire transcréés (Mangiron et O’Hagan, 2006, p. 11; Bernal-Merino, 2015, p. 89-90), et de porter un regard critique sur les enjeux sous-jacents à la localisation de la connaissance et de son lieu de transmission. Dans ce paysage numérique, le jeu vidéo s’impose comme un objet intersémiotique complexe conçu à même des réseaux de sens dont les dynamiques peuvent agir de façons insoupçonnées (Hawreliak, 2019, p. 5); c’est un espace fécond pour, certes, réfléchir aux rapports interculturels, mais aussi pour les déconstruire et développer de nouveaux modes interprétatifs inclusifs et représentatifs (voir Ruberg et Shaw, 2017).
Dans cet article, je propose d’interroger les localisations des séquences d’enseignement ou en salle de classe du jeu vidéo japonais Persona 5 Royal (P-Studio, 2019, ci-après P5R) pour brosser un portrait des changements occasionnés par le transfert intersémiotique et souligner les spécificités de la localisation de la connaissance. L’école joue un rôle narratif important dans l’univers de P5R, mais les contenus discutés lorsque les personnages sont dans en classe ne cherchent pas à reproduire des séquences pédagogiques ou à avoir une réelle visée pédagogique. Néanmoins, ces nombreux segments en classe donnent un aperçu du fonctionnement d’une salle de classe au Japon. D’un point de vue traductologique, ceux-ci permettent de mettre en relief les enjeux de traduction sous-jacents à la localisation du contenu enseigné, lequel dépend invariablement de la culture dans laquelle les élèves et l’enseignant·e se trouvent. Plus spécifiquement, ce sont les questions posées par les enseignant·es durant l’année scolaire qui seront discutées. Puisque P5R est un jeu de rôle de simulation sociale, il reproduit certains des systèmes sociaux et culturels du Japon du XXIe siècle, tant au niveau de la diégèse que des mécaniques de jeu. Autant le genre vidéoludique que son contenu narratif font de P5R une œuvre féconde pour les analyses des transferts sémiotiques entre langues3.
Cet article se divise en quatre sections. D’abord, je discute de mon cadre théorique et de ma posture épistémologique pour rapidement annoncer mes couleurs et mes positions. Ensuite, je décris brièvement P5R et détaille comment l’enseignement est intégré à l’univers narratif et aux mécaniques de jeux, avant d’expliciter la méthodologie mixte que je déploie pour créer et déployer une base de données à partir des questions et des réponses étudiées. Enfin, je termine sur une discussion des principaux résultats de la recherche, laquelle est menée par une analyse de corpus sémiotraductologique.
That sounds about right.
Morgana
D’entrée de jeu, il m’importe de préciser que cet article ne procède pas à une critique négative de la traduction, qu’il n’existe pas « la traduction (comme le postule la théorie de la traduction), mais une multiplicité riche et déroutante, échappant à toute typologie, les traductions, l’espace des traductions, qui recouvre l’espace de ce qu’il y a partout, en tout lieu, à-traduire. » (Berman, 1999, p. 22. Italiques de l’auteur) Mon approche épistémologique, en tant que chercheur·se et traducteur·rice, cherche à sortir des dualismes théorie/pratique et bonne/mauvaise traduction pour se concentrer sur l’expérience et la réflexion d’une pratique traductive (Berman, 1999, p. 17), sur la traduction « responsable », au sens où l’entend Gayatri Spivak (1993) dans sa reconnaissance éthique de l’Autre culture, qui déstabilise les modèles traditionnels de représentation et de traduction (Baer et Kaindl, 2018, p. 1). Je m’inscris dans une approche traductologique qui suppose que :
The question of translation cannot be limited to the question of relation among different historical-natural languages. […] Rather, it concerns the concept of the sign itself, of semiosis, sign process. Ultimately, it concerns the conception itself of semiotics. (Petrilli, 2016, para. 2)
En épousant une approche qui suppose la traduction comme un processus central et éthique à la sémiosis, je mets l’accent sur les enjeux qui surviennent lors de la traduction, plutôt que sur les problèmes de traduction. Trois objectifs alimentent cette recherche : 1) identifier les différences entre les localisations; 2) produire une base de données pour catégoriser ses différences; 3) évaluer les écarts engendrés par celles-ci.
Dans plusieurs cultures, la salle de classe occupe un rôle doublement symbolique qui peut prendre différentes formes en fonction des cultures et des langues. D’une part, c’est le lieu de la connaissance, un endroit auquel sont conférés des sèmes liés au savoir; par métonymie, elle devient elle-même la source du savoir. D’autre part, elle est le siège de savoirs institutionnalisés, socialement et culturellement normés, spatiotemporellement figés. En tant que lieu sémiotique et culturel, la salle de classe reproduit à son échelle sa (ou ses) sémiosphère(s). Conceptualisée par Youri Lotman à partir de la biosphère de Vladimir Ivanovich Vernadksy, la sémiosphère est un espace sémiotique synchronique en perpétuelle mutation soumis à des pressions qui peuvent la reconfigurer (Lotman, 2004). Plus précisément, « [l]a sémiosphère est le résultat aussi bien que la condition du développement de la culture » (Lotman, 1999, p. 11). Les frontières des sémiosphères cohabitent dans un rapport d’intériorité et d’extériorité (Lotman, 1999, p. 20). Certains éléments suivront un mouvement concentrique vers le noyau, menant à deux finalités : soit l’assimilation par le noyau pour devenir partie intégrante de la culture dominante, soit la déstabilisation du noyau jusqu’à provoquer des changements majeurs. D’autres resteront à l’écart en raison de leur caractère étrange devant le noyau culturel dominant. Pour Thomas Sebeok, l’anthropocentrisme de la sémiosphère est problématique, puisqu’il repose sur l’idée que le processus interprétatif est nécessairement humain (Sebeok, 2001, p. 11). En ouvrant le concept de sémiosphère vers d’autres formes de communications, notamment celles interespèces, il est possible de revenir à l’essence même du processus interprétatif, cela même qui permet à tout système, humain ou non, d’appréhender le réel : la sémiosis.
Pragmaticien et un des premiers sémioticien·nes avec Lady Victoria Welby, Charles S. Peirce définissait la sémiosis ainsi :
[P]ar « sémiosis », j’entends […] une action ou influence qui est ou implique la coopération de trois sujets, tels qu’un signe, son objet et son interprétant, cette influence trirelative n’étant en aucune façon réductible à des actions entre paires. Σημείωσις en grec de l’époque romaine, dès la période cicéronienne […] signifiait l’action de presque n’importe quel signe ; et ma définition confère à tout ce qui agit de cette manière le titre de « signe ». (Peirce, 1978, p. 156)
La sémiosis est ainsi l’acte d’interprétation, d’inférence de la coopération tripartite, tandis que la sémiose, quant à elle, est la résultante, soit la signification en fonction du contexte. Pour plusieurs sémioticien·nes, y compris Peirce, la traduction et la sémiosis partagent des traits fondamentaux. Si certain·es sémioticien·nes ne croient pas à une réelle concordance entre sémiosis et traduction (voir Eco, 2003, p. 285‑320), d’autres défendent le rapport intrinsèque qui les relient. À partir de travaux sur Lady Victoria Welby, pour qui la traduction et la sémiosis sont intimement liées, Susan Petrilli et Augusto Ponzio défendent l’idée que
[…] semiosis, that is, the situation in which something functions as a sign, cannot subsist without translation, for semiosis is a translation-interpretation process. The role of translation is fundamental to the constitution of the sign itself, both verbal and non-verbal, in determination of meaning itself. (Petrilli et Ponzio, 2006, p. 193)
Dans un article publié en 2010, les mêmes chercheur·ses reviennent sur ce constat, et interrogent la traduction à partir de l’icône peircien (Petrilli et Ponzio, 2010). Suivant la théorie de Peirce (1978, p. 174), la traduction « substitue » un signe par un autre. La traduction est un processus iconique en ce qu’elle remplace les termes d’une langue A par les termes d’une langue B en fonction du rapport de similarité que les termes entretiennent entre A et B. Il s’agit d’un processus qui met l’accent sur la traduction des significations possibles d’une œuvre. En d’autres mots, la traduction survient lorsque l’interprétation ou la communication exige un transfert de la valeur sémiosique contenue dans une œuvre.
Les traductions intersémiotiques (p. ex. du signe visuel au signe sonore) et les transcréations sont essentiellement des processus similaires (Queiroz et Aguiar, 2015), puisque l’intérêt porte sur l’ensemble des significations possibles, plutôt que sur le signe lui-même. Cette distinction entre la traduction-interprétation et la traduction iconique n’est pas sans rappeler le sempiternel débat entre sourcier et cibliste (foreignization et domestication). Toutefois, là où le débat sourcier/cibliste se contente d’un dialogisme eux/nous (culture de départ/culture d’arrivée), la traduction iconique désire sortir de ce cadre et propose une traduction féministe ; elle devient performance, pour reprendre l’expression de Barbara Godard (voir 2021, chapitres 3 et 9), elle évite l’écueil des théories généralisantes au profit d’une compréhension des dynamiques interculturelles (Grunenwald, 2021, p. 35-37).
Ce cadre sémiotique pour concevoir la traduction ne peut se soustraire aux problèmes éthiques inhérents à l’acte même de la traduction, étant donné qu’un tiers parti est nécessaire pour assurer le passage d’un réseau sémiotique à un autre, qu’il s’agisse d’un être vivant ou d’une intelligence artificielle. Durant les années 1980, Antoine Berman a amorcé le « tournant éthique » en traduction en situant le concept d’étrangeté au cœur d’une discipline traductologique émergente. Pour lui, « l’essence de la traduction est d’être ouverture, dialogue, métissage, décentrement. Elle est mise en rapport, ou elle n’est rien » (Berman, 1984, p. 16. Italique de l’auteur).
Au début des années 2000, Petrilli et Ponzio se sont penché·es sur les liens entre sémiotique et éthique, dans une perspective notamment influencée par les travaux de Sebeok et par ceux d’Emmanuel Levinas sur l’altérité (1972) pour qui l’individu doit se définir par rapport à sa responsabilité à l’Autre. En revenant au sens premier de semeiotics, soit l’étude des symptômes, Petrilli et Ponzio développent la « sémioéthique », un concept qui peut être défini comme :
[…] la ricerca dell’orientamento, del senso, della massima id conduzione della semiotica, sia nei suoi diversi settori o branche, ovvero nelle semiotiche special, sia a livello di scienze generale dei seigni di semiotica generale. […] La connessione fra riflessions sui segni e semeiotica medica […] implica per il semiotico una grande responsabilità, perché conferisce alla scienza dei segni un impegno che eccede i limiti della ragione teoretica, purderivando consequentemente da essa, e concerne la ragione pratica : un impegno che è di ordine etico e che rigouarda la salute della vita. (Ponzio et Petrilli, 2003, p. 7‑8. Italiques des auteur·rice·s)4
Posture de recherche, la sémioéthique encadre l’interprétation des signes en soulignant la responsabilité qui incombe au sujet interprétant, incluant les chercheur·ses en tant qu’observateur·rices. Elle repose sur une écoute active du sens plutôt que sur sa fabrication. Ni norme ni idéologie, elle est une critique des structures sur lesquelles se constituent les réseaux sémiotiques :
Semioethics accounts for the human capacity for critique, its vocation is to evidence sign networks where it seemed that there were none. This means to bring to light and to evaluate connections and implications […]., where there seemed to exist only net separations and divisions, boundaries and distances, with relative alibis. […] The critical work of semioethics helps to uncover the illusoriness of the condition of differences that are reciprocally indifferent to each other. (Petrilli et Ponzio, 2006, p. 213. Italique des auteur·rice·s)
Bien que la sémioéthique ne fasse pas partie des théories queers ou féministes, elle y trouve néanmoins certains échos, notamment du côté des travaux qui cherchent à déconstruire la pratique même de la traduction (voir Baer et Kaindl, 2018), de ceux liés aux échanges et à la production de connaissance.
C’est à partir de ces réflexions sur la traduction du sens que je me suis tourné·e vers la localisation des jeux vidéos. Celle-ci est essentiellement une pratique commerciale (Hansen et Houlmont, 2022, p. 258; O’Hagan, 2022, p. 444), et les travaux théoriques et pratiques reflètent nécessairement cette spécificité. D’importantes recherches ont permis de poser les balises de la localisation, notamment avec ceux de Minako O’Hagan et David Ashworth (2002), Heather M. Chandler (2005), Miguel Ángel Bernal-Merino (2015) et Carme Mangiron (2016), mais le milieu, autant du point de vue scientifique que pratique, demeure encore émergent (Bernal-Merino, 2011; Ellefsen et Bernal-Merino, 2018, p. 103; Fernández Costales, 2012, p. 386).
Ceci s’explique par le fait que la localisation n’est pas une pratique exclusive aux jeux vidéos. En effet, la localisation est une pratique liée aux objets numériques ; en ce sens, les études en traduction numérique interrogent des pratiques similaires à celles employées en jeu vidéo, à partir d’une focalisation sur les humanités numériques et les analyses de corpus linguistiques (Carter, 2013; Maci et Sala, 2022). Mener à terme des analyses qualitatives est rarement possible avec des jeux vidéos, puisque le médium lui-même, en tant que produit commercial et industriel, se prête mal à l’exercice scientifique. En effet, les œuvres vidéoludiques sont rarement accessibles par des moyens conventionnels (p. ex. embranchements narratifs qui rendent les analyses difficiles, difficultés à accéder à des segments spécifiques, limites des connaissances informatiques) et les données sont protégées tant par certaines dispositions légales que logicielles, rendant ainsi la collecte éthique beaucoup plus fastidieuse. En ce sens, les études qualitatives portent souvent sur des segments limités (p. ex. Mangiron et O’Hagan, 2006) ou sur des œuvres développées par des studios indépendants (indies) ou par des chercheur·ses (p. ex. Bouchardon et Meza, 2021), rendant difficile la tâche de brosser un portrait comparatif des localisations de jeux vidéos, notamment ceux commerciaux.
You heard her. Must be rough being a student.
Morgana
Persona est une série de jeux vidéos dans laquelle l’école et les relations sociales entre les élèves sont mises de l’avant. Sur fond de trame narrative dans laquelle le surnaturel s’invite dans le réel, la série aborde des thèmes complexes – corruption, dépression, suicide – par l’entremise de jeunes protagonistes qui se regroupent pour changer le monde. À l’origine, la série était une série dérivée de la série apocalyptique Shin Megami Tensei, et son premier titre, Revelations : Persona (Atlus 1996) a connu un lancement mondial sur PlayStation. Une des particularités récurrentes de la série est l’utilisation du concept de « persona », hérité du psychiatre Carl Jung, comme une mécanique de jeu et un outil narratif qui met en tension l’individu et le collectif. Pour Jung, la persona est
[…] a complicated system of relations between the individual consciousness and society, fittingly enough a kind of mask, designed on the one hand to make a definite impression upon others and, on the other, to conceal the true nature of the individual. (Jung, 1972, p. 264)
La série a gagné en popularité, si bien qu’elle n’est plus « seulement » la série dérivée de Shin Megami Tensei. Accompagnée de plusieurs jeux dérivés à son tour, la série contient désormais cinq jeux Persona. C’est la version « définitive » de Persona 5 (P-Studio, 2016), P5R, qui est le sujet de cet article. P5R est une version revue et améliorée; le jeu contient un nouveau personnage jouable, un nouveau quadrimestre scolaire, de nouvelles cinématiques, de nouvelles mécaniques et des ajustements aux mécaniques de jeu. De plus, la première localisation vers l’anglais a également été revue, les joueur·ses et professionnel·les ayant rapidement commenté les problèmes qu’elle contenait lors de sa parution en 2016 (Krammer, 2017 ; Lee, 2017).
Les jeux de la série Persona sont généralement localisés du japonais vers l’anglais, le chinois (traditionnel et simplifié) et le coréen. P5R marque une première dans la série en offrant une localisation vers d’autres langues occidentales, soit l’allemand, l’espagnol, le français et l’italien, ce qui engendrera à son tour une relocalisation d’un opus précédent, Persona 3 (Atlus, 2006). Pour mener à bien ce projet de localisation, le distributeur Atlus a décidé de procéder par une localisation à relais, c’est-à-dire que les versions allemande, espagnole, française et italienne ont été traduites à partir du texte anglais, et non du texte original (Benoit, 2020). Cela n’est pas sans enjeux traductologiques, linguistiques et éthiques, mais ces propos dépassent le cadre de l’analyse de cet article.
À la fin de 2023, Persona 5, avec ses quatre jeux dérivés publiés entre 2016 et 2023, atteignait plus de 10 millions d’exemplaires vendus (Dinsdale, 2023), surpassant les ventes des univers vidéoludiques associés à Persona 3 et à Persona 4. Ces ventes ont tout de même incité P-Studio à produire une version remastérisée du troisième titre de la série avec Persona 3 Reload (P-Studio, 2024). Si la série des jeux Persona était dans l’ombre à l’origine, étant elle-même une variation, ou spin-off, de la série apocalyptique Shin Megami Tensei développée par Atlus, elle s’est désormais imposée dans le paysage vidéoludique international avec Persona 5.
P5R est la croisée de plusieurs genres vidéoludiques. Il mobilise les codes des jeux de rôles5, des simulateurs de vie (ici, le quotidien des adolescent·es), et s’appuie sur la longue tradition des expériences ludonarratives des visual novels (ou romans vidéoludiques, c’est-à-dire des fictions interactives avec un degré d’interaction minimal, voir Dumoulin et Lescouet, 2023). C’est une œuvre polysémiotique qui joue sur les codes et réseaux sémiotiques de la littérature, du cinéma et du jeu vidéo.
Dans P5R, le·a joueur·se suit l’histoire d’Amamiya Ren6, un adolescent de 16 ans, dans sa « réhabilitation » dans la société. Le jeu commence in media res (précisément à la fin du sixième chapitre), et met en scène le protagoniste alors qu’il fuit d’un casino qu’il a cambriolé. Durant sa fuite, il se fait arrêter par la police et subit des interrogatoires durant lesquelles il est battu et drogué. Il se fait finalement interroger de manière plus humaine par la procureure Niijima Sae qui l’invite à raconter les évènements qui l’ont mené jusqu’à son arrestation. Amamiya décide de tout lui raconter, et c’est ainsi que le jeu commence réellement, en ramenant le·a joueur·se quelques huit mois avant son arrestation, précisément le jour de son arrivée à Tokyo.
Avant les évènements du jeu, Amamiya avait déjà été arrêté puis libéré sous conditions après avoir accidentellement blessé un politicien ivre qui agressait une femme. Profitant de sa situation et de son pouvoir politique, le politicien accuse Amamiya de voies de fait et gagne le procès, un évènement qui aura des répercussions jusqu’à la toute fin du jeu. Ses parents l’envoient chez une connaissance éloignée, Sakura Sojiro, propriétaire d’un café de quartier à Tokyo, pour faire sa probation. C’est ainsi que l’histoire débute réellement, avec l’inscription d’Amamiya à l’école secondaire Shujin7. Malgré ses bonnes intentions, des rumeurs courent déjà à son propos, le qualifiant de « délinquant ». Enseignant·es et élèves se méfient de lui. P5R se positionne rapidement sur les enjeux, et les conséquences, des relations et jeux de pouvoir dans les sociétés contemporaines, et ce à tous les niveaux.
Son nouveau quotidien se complique rapidement lorsqu’il entre par inadvertance dans la cognition du professeur d’éducation physique, Kamoshida Suguru, et découvre que sous son air jovial se cache un agresseur. Dans l’univers de P5R, « entrer dans la cognition » doit être compris comme une infiltration dans la représentation physique et matérielle de la psyché d’une personne, notamment lorsque celle-ci vit un réel qui est déformé par ses propres désirs et aspirations. Lors de ce passage du réel à la cognition d’un personnage s’effectue aussi une scission autant mécanique que narrative : les séquences dans les cognitions relèvent du registre du fantastique et mettent en place des mécaniques de jeux tour par tour; les séquences dans Tokyo et à l’école, quant à elles, relèvent du registre réaliste et reprennent les mécaniques tant des romans vidéoludiques que des simulateurs de vie. C’est aussi en entrant dans la cognition de Kamoshida qu’est introduit Morgana, un chat-voleur doué de parole qui devient l’acolyte du protagoniste muet. Morgana est à la fois une figure narrative (personnage haut en couleur et important dans l’histoire) et une figure mécanique (sa voix remplace celle d’Amamiya; il gère le nombre d’activités maximales par jour; il structure les mécaniques du jeu).
Lorsqu’une personne entre dans une cognition, elle peut découvrir sa « persona », selon l’acception de Jung, et obtenir des pouvoirs et habiletés seulement accessibles dans les cognitions. Dans P5R, un individu peut affirmer son plein potentiel identitaire, se libérer des pressions sociétales et incarner pleinement une de ses « personas », une de ses « réelles identités », dans une cognition. La mise en tension entre l’injustice sociale de la réalité et les pouvoirs permis dans la cognition renforce l’idée que la persona serait une manifestation de l’identité réelle d’une personne, et que celle-ci devient possible seulement par une exploration de sa cognition – ou de sa propre identité. Forts de leurs pouvoirs, Amamiya et son groupe d’ami·es se donnent le mandat de changer le cœur des gens dont la cognition est déformée par des pensées et des actions malsaines, comme celles de Kamoshida.
Je m’éloignerai toutefois de ces enjeux, essentiels à la contextualisation, pour me concentrer sur les séquences ludonarratives de l’aspect simulateur de vie. Entre les périodes de combat dans la cognition, Amamiya doit mener une vie modèle d’élève studieux, consciencieux et responsable. Il doit développer de saines relations avec ses camarades, de même qu’avec les gens de son quartier. Passer du temps avec les différents personnages du jeu, principaux comme secondaires, permet d’améliorer les capacités d’Amamiya, autant celles martiales que relationnelles. Le jeu récompense les joueur·ses s’iels prennent le temps de socialiser et de vivre une vie modèle, récompensant jusqu’aux bonnes réponses en classe. Là où l’agentivité des joueur·ses est mobilisée, c’est dans la façon d’organiser le quotidien d’Amamiya, puisque le nombre d’activités qu’il peut faire – comme écouter un film, lire, étudier, sortir avec un·e ami·e – est limité. La gestion du temps est primordiale pour développer de bonnes compétences. Entre étudier pour gagner des « points de connaissance », compétence essentielle pour passer les examens, et travailler afin d’acheter du nouvel équipement et progresser dans l’histoire, quelle option choisir ? Qu’importe le choix des joueur·ses, Amamiya est tenu d’assister à ses cours, du lundi au samedi, d’avril à janvier, à l’exception des jours fériés, vacances et autres évènements narratifs.
Tout au long du jeu, les joueur·ses assistent au quotidien d’écolier d’Amamiya. Les jours s’enchaînent les uns après les autres, avec les obligations scolaires et relationnelles. Si l’école secondaire Shujin joue un rôle essentiel dans l’histoire, au point d’être omniprésente tout au long du jeu, ce ne sont pas tous les moments narratifs en classe qui mobilisent les joueur·ses de manière active. Plutôt, iels devront jouer le rôle d’un·e élève japonais·e à 56 occasions, durant lesquels iels devront répondre à des questions en classe. Ces questions sont réparties plus ou moins équitablement entre six matières (l’anglais, la biologie, l’histoire, le japonais, les mathématiques et la psychologie) en plus des discussions en classe avec Takumi, le psychologue de l’école.
Ces séquences narratives suivent toujours le même format : l’enseignant·e, toujours un personnage non jouable, introduit un sujet, en discute brièvement, puis se tourne vers Amamiya pour lui poser une question, le surprenant (un point d’interrogation apparaît au-dessus de sa tête durant quelques secondes). La plupart du temps, Morgana lui vient en aide. Pour illustrer la situation, voici un exemple tiré du premier cours d’anglais donné par Mme Chouno qui couvre les premières lignes de dialogues. À noter : chaque ligne correspond à ce qui est écrit à l’écran avant que le·a joueur·se ait besoin d’appuyer sur une touche pour faire progresser le dialogue; la ponctuation et les espaces sont soigneusement reproduits.
Personnage | Texte (FR) |
Mme Chouno | Bonjour à tous ! Comment allez-vous ? |
Mme Chouno | Vous êtes censés connaitre le langage familier, quelle que soit l’origine d’une expression. |
Mme Chouno | Dans ce cours, vous devez oublier que vous êtes Japonais et vous mettre dans la peau d’un étranger. |
Mme Chouno | L’important, c’est de devenir quelqu’un d’autre. |
Mme Chouno | À notre époque, la capacité de changer de masque selon la situation est essentielle. |
Mme Chouno | Comment vas-tu t’en tirer M. Ren ? Voilà une question en anglais. |
Mme Chouno | « Are you a wunderkind? » Essaie de déduire la réponse à l’aide de tes connaissances. |
Morgana | « Are you a wunderkind? »… |
Morgana | On dirait qu’il faut qu’on comprenne ce qu’est un « wunderkind » si on veut lui répondre. |
Morgana | Mon allemand est un peu rouillé, mais je vais essayer de t’aider. |
Morgana | Tout d’abord, « wunder » veut sûrement dire… |
La question est généralement bien contextualisée et est accompagnée d’un choix de trois ou quatre réponses. En cas de bonne réponse, l’enseignant·e félicite Amamiya, et les autres élèves sont impressionné·es qu’une personne « délinquante » puisse avoir la bonne réponse. En cas de mauvaise réponse, l’enseignant·e commente le manque de révision du protagoniste, et les autres élèves se moquent de lui8. À huit occasions sur les 56 questions en classe, dont quatre surviennent durant les cours d’anglais, la question est divisée en sous-question par le chat Morgana, lequel est confortablement installé dans le sac d’Amamiya, sous son pupitre. Il déconstruit pour lui les différents éléments de la question pour l’aider à trouver la bonne réponse. À trois occasions, c’est au tour du protagoniste de venir en aide à un autre personnage, Takamaki Ann, qui, ne pouvant répondre par elle-même à la question, se tourne vers Amamiya pour réclamer son aide.
À ces 56 cours s’ajoutent 12 jours d’examen, lesquels contiennent chacun trois à quatre questions touchant généralement deux matières, à l’exception du premier jour et du septième jour d’examen. Chaque période comprend une question longue et des questions avec choix de réponses. Morgana, toujours dans le sac sous le pupitre, commente systématiquement la réponse donnée par le·a joueur·se, précisant aussitôt dans des échanges métadiscursifs si la réponse donnée était la bonne, en plus d’aider le protagoniste pour les questions longues en lui proposant des sous-questions pour organiser sa pensée. Toutes les questions portent sur du contenu discuté en classe, à l’exception des deux dernières questions, ce que commente aussitôt Morgana, non sans déception. Comme le veut l’usage au Japon, les résultats d’examens sont affichés par la suite sur un babillard dans l’école. À ce moment, le·a joueur·se connait les résultats de l’examen, lesquels varient en fonction des réponses qu’iel a données, mais aussi de la compétence de connaissance qu’iel aura développé tout au long du jeu. Si les réponses de l’examen sont bonnes, mais que la compétence associée aux connaissances est basse, il est possible pour le·a joueur·se d’échouer un examen.
Qu’il s’agisse d’un examen ou d’une question surprise, le contenu discuté porte sur des faits réels – historiques, scientifiques, culturels par exemple –, lesquels font ensuite écho aux développements narratifs. Bien que le jeu se déroule dans une fictionnalisation de Tokyo et de l’humanité, le jeu participe activement à un processus de référentialité qui renvoie les joueur·ses à une réalité intimement japonaise. Les contenus étudiés servent ainsi un double rôle : ils jouent un rôle ludonarratif (simulateur de vie, reproduction du réel) et un rôle pédagogique (apprendre de nouvelles informations sur le monde). Cela fait en sorte que la salle de classe dans P5R joue non seulement un rôle narratif, mais aussi un rôle réellement pédagogique, puisqu’elle se fait courroie de transmission sur une réalité typiquement japonaise, et dépasse le simple artifice narratif. En ce sens, en me concentrant sur le dialogisme question/réponse, je propose une réflexion traductologique sur les connaissances que P-Studio désirait mettre en avant.
Hey, we didn’t learn this in class…
Morgana (P5R)
Comme mentionné plus tôt, cette recherche est motivée par trois objectifs : identifier les différences entre les localisations, construire une base de données pour catégoriser ses différences, et évaluer les écarts engendrés par celles-ci. Dans le cadre de cet article, j’ai procédé à une classification et à une codification des questions et des réponses de P5R. J’ai ensuite soumis ces données à deux types d’analyse : une analyse linguistique de corpus à l’aide du logiciel Sketch Engine(Sketch Engine, 2012-2024) et une analyse sémiotraductologique. Toutefois, avant d’expliciter les résultats et la méthode, il m’importe de revenir sur certains enjeux liés à l’étude d’objets numériques.
Comme le mentionnent Stefania M. Maci et Michele Sala dans l’introduction de leur ouvrage collectif Corpus Linguistics and Translation Tools for Digital Humanities (2022, p. 1), il existe peu de travaux qui discutent de l’entrelacement entre les analyses de corpus linguistiques, les humanités numériques et la traduction. Elles constatent que de plus en plus d’études sont publiées sur le sujet, mais qu’il subsiste toujours un espace d’incertitude quant à la meilleure façon de mobiliser le numérique en traduction pour procéder à des analyses. Dans plusieurs cas, les œuvres numériques étudiées sont essentiellement textuelles; celles-ci peuvent être aisément prises en charge par des logiciels de traitement de données comme Sketch Engine. Une scission doit donc être faite en ce qui concerne les jeux vidéos, lesquels sont des œuvres sémiotiques et interactives dont les réseaux de sens sont souvent (en)codés dans des logiciels propriétaires.
Les jeux vidéos sont des œuvres avec un haut potentiel de significations (Hawreliak, 2019, p. 23) qui s’actualisent par l’interaction, par le jeu. Si l’objectif de la localisation est de conserver les spécificités de l’expérience ludique (Mangiron et O’Hagan, 2006, p. 14), alors l’objectif du·de la chercheur·se sémioéthique est de saisir cette expérience sémiotique dans toutes ses potentialités, y compris le rôle de la rhétorique procédurale sous-jacente à l’expérience. Développée par Ian Bogost, la rhétorique procédurale est « the practice of using processes persuasively, just as verbal rhetoric is the practice of using oratory persuasively and visual rhetoric is the practice of using images persuasively. » (Bogost, 2007, p. 28) Elle permet de réfléchir aux relations entre les réseaux de sens et aux procédés mis en place pour influencer les joueur·ses en mettant l’accent sur l’importance du code et de l’interrelation des modes sémiotiques lors d’une séance de jeu.
Bien que les procédés de développement tendent à se standardiser dans l’industrie, les jeux demeurent souvent développés dans des langages et logiciels différents, rendant ainsi difficile l’accès au contenu sans enfreindre les conditions générales d’utilisation. Dans sa thèse de doctorat sur les relations entre les chercheur·ses et les studios de l’industrie du jeu vidéo, Sarah Floriane Meunier souligne qu’il est difficile de rallier théorie et pratique, surtout lorsque le projet de recherche n’est pas concomitant au développement lui-même (2022). Accéder aux données est difficile, voire impossible, sans entente préalable. Pour bien traiter et analyser les données, une formation en informatique est souvent nécessaire, et chaque discipline gagnerait à s’y sensibiliser.
Afin de contourner le problème des données brutes, j’ai procédé d’abord à l’extraction de données textuelles contenues sur quatre sites Internet qui recensent les questions et les réponses de P5R : Polygon (Ryan, 2020) pour l’anglais; Akiba Gamers (Schirru, 2020) pour l’italien; Astuces Jeux PS4 (Turo, 2020) pour le français; et ペルソナ5総合攻略Wiki P5攻略 Wiki* (WikiWki, 2023) pour le japonais. J’ai classé ces données dans un tabulateur et les ai étiquetées selon les variables suivantes : la date de la séquence narrative, les personnages impliqués, le fait qu’il s’agisse d’un cours ou d’un examen, et le nombre de sous-questions, le cas échéant. Cette première classification a permis de rapidement remarquer certaines tendances, lesquelles ont orienté mes deux analyses. J’ai ensuite visionné, tant sur YouTube qu’à partir de mes archives personnelles, les séquences étudiées dans les quatre langues pour éliminer les erreurs de retranscription contenues dans les guides et prendre des notes sur le contexte énonciatif.
Une fois les données extraites et corrigées, j’ai pu procéder à une analyse qualitative des écarts qui existent entre le texte original en japonais, la première traduction en anglais et les traductions relais vers le français et l’italien. À partir d’une intuition de recherche motivée par des comparaisons sommaires entre les versions française et anglaise de P5R, j’ai procédé à une première catégorisation du contenu des cours (p. ex. géométrie, calcul mathématique, histoire internationale, histoire japonaise), puis à une comparaison systématique des dialogues et des réponses pour documenter comment chaque équipe de localisation avait adapté ou localisé tant le contenu des questions que les dialogues avec les enseignant·es. Mon objectif n’était pas de procéder à une analyse comparative d’une « bonne traduction », mais bien de révéler la valeur sémiosique contenue dans les segments du jeu en japonais et des possibilités interprétatives qu’elle renferme.
Ooh, we can do this!
Morgana
Dans cette section, je présente les principaux résultats d’analyse avec quelques détails méthodologiques supplémentaires. J’effectue cela en trois temps : la collecte de données, qui a elle-même généré des données, l’analyse de corpus, puis l’analyse sémiotraductologique. J’ai structuré cette section de façon à reproduire le cheminement de ma recherche, dans un désir de transparence quant à la collecte et l’analyse de données, puisque toute recherche sémioéthique doit reconnaître la subjectivité même du·e la chercheur·se et l’importance de son propre parcours d’analyse.
Les localisations en allemand, chinois, coréen et espagnol n’ont pas été utilisées durant cette analyse, bien qu’elles aient été extraites. Elles n’ont pas été retenues pour des raisons pratiques : d’une part, le caractère chronophage d’une analyse sémiotraductologique qui porte sur un corps de millions de mots et, d’autre part, mes propres connaissances linguistiques.
Le tableau 2 montre la distribution des questions en fonction des matières, lesquelles demeurent les mêmes dans toutes les versions localisées. Au premier coup d’œil, le tableau montre bien que trois matières sur six suivent la logique d’une question par classe (biologie, mathématiques, sciences sociales), alors que le cours d’anglais contient une moyenne de deux questions par classe (plus précisément, quatre cours contiennent trois questions et quatre cours n’en contiennent qu’une). De plus, les matières enseignées ne se reflètent pas réellement dans la répartition des questions d’examen : 6 % des questions d’examen portent sur 23 % de la matière vue en anglais, alors que l’histoire occupe 35 % des questions d’examen, alors que cette matière occupe 22 % des questions en classe. Essentiellement, il est possible de voir que : 1) en science (biologie, mathématique), il n’y avait aucun besoin de diviser les questions en sous-questions; 2) l’histoire est la matière la plus représentée; 3) les questions d’anglais semblent les plus compliquées, puisqu’elles sont souvent divisées.
Matière | Enseignant·e | Cours | % | Questions en classe | % | Questions d’examen | % |
Anglais | Mme Chouno | 8 | 14 % | 16 | 23,2 % | 2 | 6 % |
Biologie | M. Hiruta | 6 | 11 % | 6 | 8,7 % | 3 | 10 % |
Histoire | M. Inui | 14 | 25 % | 15 | 21,7 % | 12 | 39 % |
Japonais | Mme Kawakami | 8 | 14 % | 10 | 14,5 % | 3 | 10 % |
Mathématiques | Mme Usami | 8 | 14 % | 8 | 11,6 % | 6 | 19 % |
Psychologie | Maruki | 6 | 11 % | 8 | 11,6 % | N. A. | N. A. |
Sciences sociales | M. Ushimaru | 6 | 11 % | 6 | 8,7 % | 5 | 16 % |
Total | 56 | 100 % | 69 | 100 % | 31 | 100 % |
Ces données invitent à observer plus attentivement ce qui survient lorsque Mme Chouno enseigne. Les questions qu’elle pose sont généralement divisées (quatre questions divisées en trois sous-questions par Morgana) et cela sous-entend des questions plus complexes que les autres dès la version originale en JPN9. En d’autres mots, ces questions pourraient être simplement plus complexes et demander plus de contextualisations qu’un fait historique ou scientifique.
Ces résultats font écho à une autre observation empirique sur les changements entre les versions localisées. De la JPN à la ENG, puis par traduction relais à la FRA et la ITA, les questions et les réponses ne demeuraient pas toujours les mêmes. Dans P5R, 28 questions et 18 réponses sont essentiellement différentes de la JPN et de la ENG, voire parfois avec la FRA et la ITA. Par « différentes », j’entends ici des questions et réponses dont le contenu est significativement différent, c’est-à-dire dont les noms, adjectifs, pronoms et verbes ne portent pas la même valeur sémiosique. Le tableau 3 présente la distribution de ces différences, en fonction de la matière et du nombre de questions posées.
Matière | Nombre de questions en classe | Questions différentes | Réponses différentes | ||||
Anglais | 16 | 23,2 % | 14 | 87,5 % | 8 | 50 % | |
Japonais | 10 | 14,5 % | 3 | 30,0 % | 3 | 30,0 % | |
Biologie | 6 | 8,7 % | 2 | 33,3 % | 0 | 0,0 % | |
Mathématique | 8 | 11,6 % | 0 | 0,0 % | 0 | 0,0 % | |
Histoire | 15 | 21,7 % | 5 | 33,3 % | 4 | 26,7 % | |
Science sociale | 6 | 8,7 % | 0 | 0,0 % | 0 | 0,0 % | |
Psychologie | 8 | 12,0 % | 4 | 50,0 % | 4 | 50,0 % | |
Total | 69 | 100 % | 28 | 41 % | 18 | 26 % |
Le tableau 3 montre que 50 % des questions différentes surviennent dans la classe d’anglais; c’est aussi dans cette matière que se trouve le plus grand nombre de réponses différentes. Le haut pourcentage de questions différentes s’explique par les besoins d’adapter le contenu du cours d’anglais vers d’autres langues ou cultures. Une comparaison des localisations de la question soulevée dans le Tableau 1 exemplifie les changements apportés entre la JPN et la ENG, puis de la ENG aux FRA et ITA. En tant que traductions relais, les versions FRA et ITA reprennent la même question sur le terme allemand « wunderkind » de la version ENG. La version JPN, quant à elle, cherche plutôt à traduire en japonais l’expression anglaise « a person of talent. » Il était impossible de poser la même question dans la localisation anglaise.
JPN | ENG | FRA | ITA | |
Question | 『Are you a person of talent?』どういう意味か、外国人になった気持ちで答えて。 | « Are you a wunderkind? » See if you can work out the answer based on what you know. | « Are you a wunderkind ? » Essaie de déduire la réponse à l’aide de tes connaissances. | « Sei un wunderkind? » Vediamo se riesci a trovare la risposta basandoti su ciò che sai. |
Réponse | 優秀な人 | A prodigy. | Un enfant prodige. | Un prodigio. |
Contrairement au tableau 2, j’ai classé les données du tableau 3 en fonction de la proximité du contenu, plutôt que par ordre alphabétique. De cette façon, il est possible de voir que les questions de biologie et de mathématiques connaissent peu, voire aucun changement, et que le contenu des cours de langue varie souvent (37,7 % contre 20,3 % en science et 30,4 % en sciences humaines).
Enfin, je tiens à souligner les deux questions de biologie qui semblent contenir aussi de potentiels écarts sémiosiques, puisqu’elles sont différentes de la JPN dans les versions localisées. En observant ces écarts de plus près, je me suis aperçu·e qu’il ne s’agissait pas d’un écart entre les valeurs de la JPN et de la ENG. Plutôt, il s’agissait d’erreurs de traduction, nommément une surtraduction (la correction du fait énoncé; le japonais « 太平洋にスイカ3つ », soit « trois melons dans l’océan Pacifique » devient « trois pastèques dans le soleil » pour parler de la densité de l’univers) et une atténuation (un adjectif remplacé par un adjectif moins fort; « 違和感 » qui signifie un « sentiment d’inconfort » est traduit par « différent »). Compte tenu de ma posture de recherche dans cet article, je les ai consignées pour de futures observations, mais elles ne seront pas discutées davantage.
Cette analyse s’appuie sur les données extraites du corpus à l’aide du logiciel Sketch Engine (Sketch Engine, 2012-2024). Ce corpus (n=6026 mots) compare la version JPN (n=1499 mots) à la localisation ENG (n=1538 mots), puis aux localisations à relais FRA (n=1583 mots) et ITA (1604 mots). Mon analyse s’inspire de celle développée par Cinzia Spinzi et Anouska Zummo dans leur étude comparative du langage affectif (Spinzi et Zummo, 2022). Pour elles, l’exploration intuitive des corpus linguistiques est essentielle pour penser de nouvelles approches. En procédant par abduction, je cherchais à documenter mes inférences et à en saisir la circularité afin de procéder à une amélioration continue de mes hypothèses de recherche, de mes outils de travail et des théories que je mobilise (Besson, 2006; Hallée et Garneau, 2019). Cela m’a permis de mieux comprendre mon expérience interprétative de l’œuvre et de la nuancer en reconnaissant mes biais de recherche. Je n’ai pas cherché à apposer une grille de lecture ou un protocole spécifique à mon analyse de P5R; d’une part, les méthodes d’analyse comparative pour l’évaluation des écarts sémiosiques en localisation n’ont pas encore été développées et, d’autre part, je désirais mettre l’accent sur ce que l’œuvre elle-même peut transmettre comme information. J’ai d’abord procédé à une analyse comparative des substantifs et des adjectifs, laquelle s’est montrée peu concluante en ce qui concerne la valeur sémiosique. Inspiré·e par de précédents travaux sur la traduction des pronoms neutres (Dumoulin et Lescouet, 2024), les travaux en linguistique d’Émile Benveniste (1966, 1974) et les particularités de chacune des langues (p. ex. le neutre de l’anglais, l’absence du pronom sujet en italien, l’absence du sujet ou de la marque du pluriel en japonais), j’ai poursuivi une intuition de recherche et ai décidé d’étudier les déictiques, les pronoms, les locutions nominales et les modes verbaux.
Les résultats obtenus lors de cette analyse de corpus se sont révélés partiellement utiles. En effet, les résultats avaient plutôt tendance à mettre en avant des erreurs de traduction plutôt que des transferts sémiosiques (p. ex. le statut social ou la position dans la société dans la JPN [身分] devient une « profession » dans la FRA) ou une simple reformulation d’un verbe en nom, mais sans perdre sa valeur sémiosique (p. ex 泥棒 [voleur] devient « Thievery », puis « Il a volé » et « Dei furti », qui sont autant des bonnes réponses en fonction du contexte). Les seuls éléments notables portent sur la traduction du pronom anglais « you », absent de la JPN, et comment les mentions de langues avaient été traduites.
Localisation | Pronom | Occurrences | Langue | Occurrences |
JPN | Aucun | 0 | 英語 | 2 |
日本語 | 6 | |||
ENG | You | 31 | Japanese | 1 |
English | 4 | |||
Norwegian | 1 | |||
FRA | Tu/Deux. pers. sing. | 9 | Japonais | 1 |
Vous/Deux. pers. plur. | 14 | Anglais | 4 | |
Impersonnel | 8 | Norvégien | 1 | |
ITA | Deux. pers. sing. | 9 | Giapponese | 2 |
Deux. pers. plur. | 14 | Inglese | 3 | |
Impersonnel | 8 | Norvegese | 1 |
Le tableau 5 contient les occurrences des pronoms personnels et de la mention d’une langue. D’un côté, on ne remarque aucun pronom personnel dans la JPN, ce qui est normal étant donné que le pronom est rarement utilisé en japonais. Les traductions relais de la FRA et de la ITA sont identiques, avec une variation entre le singulier et le pluriel de la deuxième personne. Fait à noter, ce ne sont pas les mêmes enseignant·es qui tutoient ou vouvoient Amamiya en FRA et en ITA. De plus, l’apparition du norvégien, absent de la JPN, s’explique par la transcréation d’une question dans le cours d’anglais : en JPN, la question demande l’équivalent japonais d’une expression anglaise; dans la ENG, la question demande l’équivalent anglais d’une expression norvégienne, laquelle est reprise dans les deux traductions relais, non sans entrainer une perte sémiosique du contenu initial. La mention de la langue japonaise est aussi moins présente dans les localisations, autre phénomène qui s’explique par les questions différentes posées durant les cours avec l’enseignante d’anglais, Mme Chouno.
Enfin, à partir des résultats observés dans la classification des données et l’analyse linguistique, j’ai procédé à une analyse sémiotraductologique, un mode de traduction et d’interprétation proposé par Dinda L. Gorlée dès 1994. La sémiotraductologie exige de situer la traduction au sein d’un acte sémiotique double : elle procède à une première interprétation formelle afin de saisir l’œuvre, puis à une seconde, celle-ci créative, afin de la restituer (Gorlée, 1994, p. 68). Suivant cette logique, une analyse sémiotraductologique est une approche conceptuelle aux transferts sémiosiques qui cherche à reconstituer la relation qui unit le·a traducteur·rice, l’environnement des signes de traduction et l’équivalence entre les textes sources et cibles (Gorlée, 2016); c’est une analyse recontextualisante.
Puisque reproduire toutes les analyses serait impossible pour cet article, je discute brièvement de deux questions, une d’anglais et une d’histoire, pour illustrer l’application d’une analyse sémiotraductologique et de ce qu’elle peut offrir.
Japonais | Anglais | Français | Italien |
『Cats hide their claws.』と同じ意味の日本のことわざは? | What’s one of the supposed origins for the phrase “cat got your tongue”? | Quelle est l’une des origines de l’expression « donner sa langue au chat » ? | Qual è una delle possibili origini della frase « Il gatto ti ha mangiato la lingua »? |
能あるタカは爪を隠す | Cats eating human tongues. | Des chats qui mangent des langues. | Gatti che mangiano lingue umane. |
Dans l’expérience japonaise de P5R, le cours d’anglais porte réellementsur la langue anglaise. Par conséquent, Mme Chouno interroge les élèves sur le sens des termes, des phrases et des expressions. Dans l’exemple du tableau 6, l’enseignante demande quel est le proverbe japonais (日本のことわざ) qui correspond à l’anglais « Cats hide their claws ». En d’autres mots, elle leur demande de trouver une expression japonaise similaire qui infère le potentiel caché d’un individu. En ce sens, il s’agit d’une séquence de question-réponse impossible à traduire pour d’autres cultures, puisqu’elle fait référence à une connaissance intrinsèque à la langue et culture japonaise, laquelle est supposée inaccessible pour un public qui joue à une version localisée. L’expérience recrée celle d’apprendre l’anglais langue seconde.
Il est impossible de reproduire cette expérience de l’anglais langue seconde en anglais; il s’agit ici d’un inévitable changement dans la valeur sémiosique. Toutefois, la ENG reproduit l’expérience de la classe d’anglais en posant une question sur l’origine d’une expression populaire, tout en gardant la référence aux chats et aux parties du corps. De cette façon, la version ENG mobilise autrement la valeur sémiosique contenue dans le texte pour produire une expérience ludonarrative similaire à celle d’un cours d’anglais langue première. En effet, plutôt que de comparer les langues, l’origine d’une expression est demandée, question qui exige une maîtrise un peu plus fine de la langue et de la culture. Bien que le texte change, l’objectif global de la séquence narrative demeure le même et rend l’expérience plus naturelle pour le public anglophone, confirmant qu’il y a eu localisation de la valeur sémiosique.
Comme les FRA et ITA ont été produites à partir de la ENG, la réutilisation de la même expression est possible, puisqu’elle existe aussi dans ces deux langues. Néanmoins, les localisations ne reproduisent ni l’expérience de l’anglais langue seconde ni l’expérience de l’anglais langue première. En effet, dans ces localisations, l’enseignante pose une question de français/d’italien durant son cours d’anglais. Ajoutée au fait que le jeu propose un doublage uniquement en anglais ou en japonais, l’utilisation d’un exemple dans une autre langue provoque un sentiment d’étrangeté durant l’expérience ludique, dans laquelle la réalité linguistique japonaise (ou anglaise, c’est selon) est intégrée, ou plutôt assimilée, à la langue de localisation.
Japonais | Anglais | Français | Italien |
江戸時代の「献残屋」はリサイクルショップ、では『損料屋』は今でいう何のお店? | What does a pawn shop offer that a secondhand shop doesn’t? | Que trouve-t-on chez les prêteurs sur gages et qui est absent des brocantes ? | Cosa offre in più il banco dei pegni, rispetto al negozio dell’usato? |
レンタルショップ | Money loans for collateral. | Des prêts d’argent pour garantie. | Prestiti in denaro come garanzia. |
Le tableau 7 reprend une question posée par M. Inui, l’enseignant d’histoire. Ici, la différence entre la version japonaise et ses localisations occidentales est causée par une question formulée autour d’un fait historique japonais. En discutant de la période Edo durant son cours, M. Inui revient sur ce qu’était un « 献残屋 », une boutique ou une personne qui achète et revend les biens inutilisés de samurais et de daïmios. Pour souligner les liens qui unissent le passé et le présent, M. Inui demande à ses élèves ce que le même concept ou mot, « 損料屋 », signifie aujourd’hui, soit une boutique ou une personne qui vend des objets de toutes sortes. La bonne réponse est littéralement l’emprunt de l’expression anglaise « rental shop », écrite en katakana (« レンタルショップ »), le syllabaire souvent réservé aux mots empruntés aux autres langues.
La version ENG se distancie de la période Edo – le contexte du cours permet cette ellipse – pour plutôt proposer la différence entre des prêteurs sur gages et des magasins de seconde main, deux concepts avec lesquels un public occidental devrait être plus familier. Il en va de même pour les versions FRA et ITA, lesquelles ont reproduit la même valeur sémiosique (malgré un léger changement avec le mot « brocante » sans pour autant changer la question). Cette proposition évite le danger d’une question trop spécifique sur une réalité japonaise, tout en conservant cette idée d’une différence entre deux formes de commerces spécialisés en objets de seconde main. Malgré les différences, l’essentiel de la valeur sémiosique demeure, sauf sur un détail : celui du contexte d’énonciation. M. Inui enseigne l’histoire et son propos établit un lien entre la période Edo et celle contemporaine. En ce sens, la question en JPN sert autant à établir une comparaison entre deux concepts qu’à évoquer la distance historique qui sépare la boutique de revente et la boutique d’objets de seconde main, de même que le lien logique qui les unit. Cette composante contextuelle est évacuée de la question, au profit d’une question plus accessible pour les communautés occidentales.
Ces deux exemples sont d’excellents cas d’enjeux sémiosiques et de la difficulté de trouver les étiquettes susceptibles d’aider un repérage dans des corpus de plusieurs milliers ou millions de mots. En effet, il est difficile d’attribuer une étiquette pour cibler les mots aux potentiels historiques ou les expressions figées. En observant comment les localisations jouent avec les signes pour reconstruire la valeur sémiosique, il est possible d’aller chercher beaucoup plus de nuances qu’à partir d’une analyse de corpus conventionnelle. À tout le moins, cela permet d’identifier les limites de l’analyse purement formelle dans la recherche des changements sémiosiques, bien qu’une analyse axée sur les lexèmes pourrait sans doute montrer d’autres éléments susceptibles de repérer des écarts sémiosiques.
I am thou… thou art I
Série Persona
Pour conclure, P5R est une œuvre vidéoludique particulièrement chargée du point de vue sémiotique. Elle offre un terrain d’étude fécond pour interroger nos rapports interculturels, d’autant plus qu’elle fait cohabiter réalisme et fantastique, jusqu’à les faire se chevaucher en fin de jeu. C’est en observant de plus près les localisations de P5R qu’il est possible de prendre réellement connaissance des écarts sémiosiques entre les différentes versions du jeu. En me concentrant sur les séquences narratives d’enseignement, puis sur les questions des enseignant·es auxquelles doit répondre le·a joueur·se, j’ai tenté de souligner non pas les différences entres les versions, mais plutôt les écarts qui se créent nécessairement entre les valeurs sémiosiques d’une culture à l’autre lorsqu’il est question d’enseigner, même lorsque la traduction est jugée adéquate. Loin d’être négatifs, ces écarts nous informent sur les efforts interprétatifs, au sens peircien du terme, qui sont nécessaires pour recréer des situations sociales et culturelles, comme l’enseignement et la transmission de connaissance. C’est afin d’éviter un dualisme bonne/mauvaise traduction que j’ai évité d’employer les notions de gain et de pertes, de traduction sourcière et cibliste, chaque pair de concepts apportant avec elle son lot de connotations, présupposions et d’intentions traductologiques.
Lors des analyses, j’ai souligné certains des problèmes qui surviennent lorsqu’il est question de procéder à une analyse sémiotique des changements occasionnés par la localisation. En effet, l’analyse formelle se montre moins flexible pour obtenir certaines données et obscurcit par ce fait les incidences sémiotiques, tandis que l’analyse sémiotraductologique permet au contraire de descendre dans le détail. L’une et l’autre des analyses ont permis d’entrevoir les difficultés de reproduire l’enseignement de l’anglais langue seconde, les difficultés d’assurer un transfert adéquat des références culturelles et linguistiques, de même que les problèmes occasionnés par les différentes grammaires, comme le montre l’ajout du pronom dans les localisations occidentales.
Plus spécifiquement, une approche sémiotraductologique permet de chercher les indices susceptibles d’éclairer les choix de localisation, en situant autant le rapport triadique d’interprétation de la langue source que le rapport similaire dans la langue d’arrivée. L’analyse montre de manière évidente que le transfert de la valeur sémiosique dans l’enseignement de la langue ou d’un contenu lié à celle-ci est particulièrement difficile, sans relever de l’intraduisible. De son côté, l’analyse formelle ne fournit pas à elle seule suffisamment de renseignements pour entreprendre une évaluation adéquate des écarts de la valeur sémiosique. L’analyse a montré qu’il existe effectivement un certain potentiel, mais que la méthode de recherche doit être explorée davantage pour mieux prendre en compte le portrait des changements sémiosiques. Notamment, cela doit forcer à penser autrement l’analyse linguistique et à sortir des cadres associés aux concordances usuelles et à la nature des mots. Dans cette optique, il pourrait être pertinent de soumettre un corpus beaucoup plus fourni et d’entrainer une intelligence artificielle à rechercher spécifiquement ce qui constitue les ancrages de la valeur sémiosique d’une langue à l’autre. Ce serait une méthode plus réaliste pour s’attaquer à de larges corpus, bien que cela requiert, comme le mentionnait Meunier (2022, p. 344) que les chercheur·ses en jeux vidéos et en numérique développent les compétences nécessaires à traiter les données contenues, à développer leur interdisciplinarité ou leur pluridisciplinarité.
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