Dans cet article, nous présentons un projet de cocréation issu d’une recherche-action (MultiNumériC) : l’augmentation d’une œuvre imprimée avec la réalité augmentée en classe de français de deuxième secondaire. Ce projet visait le développement de compétences en français ainsi qu’en littératie numérique et multimodale. Cet article, qui prend la forme d’une documentation de pratique, est présenté selon les principes directeurs de la cocréation, l’approche des 4P : le portrait du milieu, le processus de cocréation, la description critique du projet cocréé ainsi que des productions réalisées par les élèves. Enfin, nous présentons une analyse réflexive de l’ensemble du processus de cocréation.
In this article, we present a co-created project resulting from an action-research (MultiNumeric) : the enhancement of a printed novel with augmented reality in secondary’s French class. This project aimed to develop the student’s skills in French, digital literacy and multimodal literacy. This article, a practical documentation, is presented according to the guiding principles of co-creation, the 4Ps approach: portrait of the environment, the co-creation process, the critical description of the co-created project and the student’s productions. Finally, we present a reflexive analysis of the entire co-creation process.
L’émergence de dispositifs médiatiques et numériques a transformé l’expérience communicative des jeunes d’aujourd’hui. La communication (réception et/ou production d’informations) s’effectue maintenant par le truchement d’environnements numériques variés comme les réseaux sociaux, les jeux connectés, le clavardage instantané (Boultif et Crettenand Pecorini, 2021). Les jeunes utilisent en effet, dans leur sphère privée ou sociale, des « multitextes » qui combinent l’écrit, des éléments iconiques visuels ou sonores et qui sont soutenus par des médias numériques (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2017). Or, ces derniers ne possèdent pas toujours les compétences et les habiletés leur permettant d’appréhender les propriétés sémiotiques de la combinaison de médias. En outre, si ces pratiques communicationnelles à l’aide des différents médias sont très présentes dans la vie des jeunes d’aujourd’hui, elles ne sont pas nécessairement travaillées à l’école au sein des différentes disciplines scolaires, notamment dans les cours de français au secondaire. En effet, les outils technologiques sont généralement peu utilisés dans les cours d’enseignement du français pour soutenir la création de contenus numériques (Lebrun et Lacelle, 2014). Ainsi, si l’on souhaite que les élèves développent des savoirs et des savoir-faire liés à la manipulation et à la création d’une littératie contemporaine qui impliquent une interaction de différents modes sémiotiques socioculturellement partagés (Boutin, 2019), il est nécessaire de repenser les pratiques didactiques actuelles. Pour Boutin (2019), il s’agit de mettre en place une éducation posthumaniste, c’est-à-dire de donner accès au savoir contemporain tout en stimulant le développement de compétences actualisées. Il convient ainsi de documenter le développement de compétences des élèves en littératie médiatique multimodale (LMM), notamment en contexte numérique.
L’enseignement de la lecture et de l’écriture en classe de français au secondaire ne peut plus exclure la dimension numérique, fortement présente dans les pratiques communicationnelles personnelles des jeunes (Lacelle et Boutin, 2015; Lebrun et Lacelle, 2014). Il n’est toutefois pas évident pour les enseignantes et les enseignants de mettre en place des pratiques d’enseignement de la littératie qui intègrent la dimension numérique, tout en mettant à profit les différents outils et supports technologiques existants. En effet, les élèves doivent être en mesure, d’une part, de comprendre, d’analyser et d’évaluer les objets médiatiques divers (Boultif et Crettenand Pecorini, 2021), tout en développant leurs compétences en français. Ainsi, il importe de penser à la didactisation des nouveaux corpus et genres littéraires afin de mieux outiller les praticiennes et les praticiens sur le terrain (Brunel et Lacelle, 2017). En établissant un partenariat entre les milieux de pratique et les milieux de la recherche, il devient notamment possible de réfléchir à l’élaboration de pratiques pédagogiques favorisant la réussite éducative des élèves.
Dans le cadre de la recherche-action MultiNumériC1, plusieurs chantiers ont été mis sur pied. Parmi ceux-ci, un projet de bonification d’une œuvre imprimée par la réalité augmentée (RA) a été cocréé. L’objectif principal de la recherche MultiNumériC, dans laquelle s’insère le chantier présenté dans cet article, était de cocréer, de mettre en œuvre, d’analyser et de réajuster les pratiques pédagogiques qui font appel au numérique et au référentiel des compétences en LMM dans différentes disciplines. Dans cette recherche-action, des cochercheurs-praticiens, soit des personnes enseignantes actives dans les milieux scolaires secondaires, prenaient part au projet de recherche. Le projet de bonification que nous avons développé a été mis à l’essai auprès d’élèves de deuxième secondaire dans une classe de français. La cocréation s’est articulée autour d’une problématique particulière identifiée par l’enseignante participant au projet. D’une part, cette dernière remarquait que ses élèves étaient peu motivés par la lecture des œuvres littéraires imprimées obligatoires dans le cadre de son cours. D’autre part, elle souhaitait qu’ils améliorent leurs compétences pour la compréhension et l’interprétation d’informations. Il était important pour elle que le numérique soit au service des apprentissages. Ainsi, une équipe de cocréation, composée d’une chercheuse universitaire, d’une enseignante de deuxième secondaire et d’une auxiliaire de recherche, a élaboré un projet permettant de répondre à ce besoin précis. Ce projet a été cocréé, mis à l’essai et bonifié au cours des trois années de la recherche MultiNumériC.
La RA, qui offre à la fois des sources d’informations illimitées en temps réel ainsi que de nouvelles façons de communiquer et de comprendre l’information, est souvent utilisée dans le domaine commercial ou technique (Pénélope, Panagiotis et Panagiotis, 2020). En contexte scolaire, elle est également de plus en plus utilisée. L’utilisation de la RA permettrait notamment d’améliorer la motivation des élèves, leurs habiletés spatiales, leur mémoire à long terme et leurs habiletés collaboratives (Radu, 2014). En outre, en raison de la visualisation et de l’interactivité qu’elle permettrait, les élèves peuvent développer des habiletés liées à la communication orale et écrite (Pénélope, Panagiotis et Panagiotis, 2020). Lorsque les élèves utilisent la RA, ils sont plus susceptibles d’être motivés et de s’engager dans la tâche à effectuer, leur permettant ainsi de mieux appréhender des concepts plus difficiles (Pénélope et al., 2020). Les recherches qui étudient le potentiel de la RA pour l’amélioration des apprentissages demeurent toutefois peu nombreuses. Il est donc pertinent de mettre en place, en contexte scolaire, des activités qui sollicitent la RA et d’analyser le potentiel de cette technologie pour la réalisation d’apprentissages en français.
Le projet de bonification d’une œuvre imprimée par la RA s’incarne dans une séquence didactique au cours de laquelle les élèves sont amenés à mobiliser des compétences en LMM et des compétences numériques. Elle vise la mobilisation d’habiletés, tant en réception d’informations qu’en production de contenus. Afin de décrire ce projet didactique innovant développé dans le cadre de cette recherche, nous nous appuyons sur des principes directeurs de la cocréation, issus de résultats de recherches antérieures menées par le groupe de recherche en LMM (Lacelle, Richard, Martel et Lalonde, 2019; Richard et Lacelle, 2016; Richard, Théberge et Majeau, 2017). Nous caractérisons ce projet didactique d’innovant, car il vise la transformation des pratiques pédagogiques dans le but de favoriser la réussite éducative des élèves. Nous présentons, dans cette section, le portrait du milieu et des élèves, le processus de cocréation, le projet cocréé ainsi que les productions des élèves.
Le projet cocréé a été mis à l’essai dans une classe d’une école de la région de Québec de 19 élèves (9 filles et 10 garçons) de deuxième secondaire en soutien pédagogique. L’établissement d’enseignement, qui accueille en moyenne 675 élèves du 3e cycle du primaire et de 1re et de 2e secondaire, se trouve dans un milieu socioéconomique favorisé (indice de milieu socioéconomique de 2). Lors de la réalisation du projet, plusieurs ressources numériques étaient disponibles pour les élèves. Ceux-ci avaient accès, notamment, à un médialab, à un laboratoire informatique mobile et à un laboratoire de tablettes. Dans la classe où le projet s’est déroulé, les élèves avaient accès, en tout temps, à un ordinateur portable, puisqu’ils bénéficiaient de mesures adaptatives, dont l’une qui donne accès à un appareil technologique avec des fonctions d’aide pour l’écriture en français. Les élèves utilisaient fréquemment la suite Office et la suite Google en classe afin de réaliser différentes tâches d’apprentissage.
Trois personnes ont participé à la création du projet, également autrices de cet article : une enseignante de deuxième secondaire (aussi identifiée comme la cochercheuse-praticienne), une chercheuse universitaire et une auxiliaire de recherche. La cochercheuse-praticienne ayant participé à l’élaboration du projet décrit dans cet article avait déjà participé à une recherche antérieure visant l’élaboration de dispositifs pédagogiques mobilisant les compétences en LMM2. Cette dernière, déjà engagée dans un processus d’ajustement de ses pratiques pédagogiques afin d’y intégrer la dimension numérique et la littératie multimodale, avait manifesté son intérêt à s’impliquer de nouveau dans un projet de cocréation avec l’équipe de recherche. L’enseignante était donc familière avec le processus de cocréation d’un dispositif didactique. Elle avait également de bonnes connaissances liées à la technologie de la communication et de l’information (TIC) et à la LMM. Cette cochercheuse-praticienne comptait, lors de la réalisation du projet, 16 années d’expérience comme enseignante de français au secondaire.
La chercheuse universitaire ayant pris part à ce projet s’intéresse, dans ses travaux de recherche, à la technologie éducative et à la littératie numérique. Elle s’intéresse également au renouvellement des espaces d’apprentissage, notamment par le recours à la pédagogie active et à l’activité dans les espaces créatifs. Au sein de l’équipe, son expertise concernant la compétence numérique auprès des apprenants a donc été un atout important.
L’auxiliaire de recherche qui était à ce moment-là doctorante en éducation s’intéresse, dans le cadre de ses travaux de recherche, aux approches innovantes et multimodales pouvant être utilisées avec des élèves rencontrant des difficultés en lecture et en écriture.
La cocréation du projet de bonification d’une œuvre littéraire imprimée s’est déroulée sur deux ans. Les trois créatrices se sont rencontrées à 16 reprises afin de discuter du projet, d’élaborer les documents de travail et les documents destinés aux élèves et de réfléchir aux ajustements à apporter à la séquence. Les dix premières rencontres ont été plus longues, soit d’une durée d’une demi-journée, car l’équipe devait, par exemple, réfléchir au projet à cocréer, établir les étapes du projet et de l’échéancier ainsi que les intentions pédagogiques sous-jacentes. Lorsque la mise à l’essai du projet a débuté en classe, soit après dix rencontres, ces dernières étaient plus courtes, car il s’agissait surtout de réfléchir à ce qui fonctionnait bien ou moins bien dans le projet. Lors des premières rencontres qui ont servi à élaborer le projet, les créatrices se sont rencontrées en présentiel, soit à l’école de l’enseignante participant au projet. Lorsque la mise à l’essai du projet a débuté et que les rencontres servaient surtout à faire le point, elles avaient lieu à distance, en vidéoconférence.
Des étapes ont jalonné le processus de cocréation. En premier lieu, l’enseignante a exposé aux deux autres créatrices la problématique autour de laquelle elle souhaitait que le projet s’élabore. Puisque la création du projet s’inscrivait à l’intérieur d’une recherche-action, il était fondamental que celui-ci soit ancré dans un besoin identifié par l’enseignante. Par la suite, il y a eu des discussions et un partage d’idées. Les créatrices ont alors décidé de mettre en place un projet de bonification d’une œuvre littéraire imprimée. Elles ont établi des intentions pédagogiques et elles les ont rattachées à des notions se retrouvant dans les documents ministériels en lien avec la didactique du français. Les créatrices ont ensuite réfléchi, de façon très pragmatique, aux différentes étapes de réalisation du projet par les élèves. Elles ont aussi, chacune de leur côté, réalisé une bonification de la première partie de l’œuvre imprimée en créant chacune une vidéo d’un extrait ciblé dans le texte. L’idée était de donner des exemples aux élèves de ce qui était attendu, mais également d’identifier les défis qu’ils pourraient rencontrer. Les créatrices ont ensuite discuté des défis qu’elles avaient rencontrés en bonifiant leurs extraits. Elles ont réfléchi à l’établissement de critères d’évaluation en lien avec ce projet. Elles se sont également questionnées sur les méthodes à préconiser pour recueillir les impressions des élèves en lien avec le projet cocréé. Finalement, l’équipe a fait un bilan de la mise à l’essai du projet en classe et a identifié les ajustements à apporter.
Des données ont été collectées afin de documenter le processus de cocréation. En effet, l’équipe de cocréation a utilisé un journal de bord pour consigner toutes les traces de leur réflexion quant au développement du dispositif didactique. Dans le Tableau 1, nous présentons un exemple d’un plan d’une rencontre (rencontre 2). En outre, toutes les rencontres de cocréation ont été enregistrées en vue d’être analysées. L’analyse des enregistrements vidéo et des notes prises dans le journal de bord a permis de faire émerger les thématiques principales : les idées et les contraintes derrière le projet, l’introduction du projet auprès des élèves, le format du projet (les étapes de réalisation et les outils technologiques à utiliser) et le contenu ciblé à l’intérieur du projet, c’està-dire les objectifs pédagogiques. L’équipe de cocréation a également rempli un questionnaire, créé par l’équipe de recherche, visant à collecter des données sur les leviers et les freins liés au processus de cocréation. Ceux-ci sont détaillés dans la troisième section de cet article.
Rencontre 2 : 23 avril 2021, 12h30 à 15h Personnes présentes : Nancy, Josianne et Séverine Lieu : salle Adagio à la bibliothèque Félix-Leclerc Plan de la rencontre : 1. Accueil 2. Planifier les objectifs et les étapes du projet 3. Cibler des intentions pédagogiques pour le projet 4. Identifier les connaissances et compétences que devront mobiliser les élèves (PDA, PFÉQ) en lien avec la réalisation du projet 5. Identifier les compétences numériques qui pourraient être liées au projet 6. Réfléchir à la diffusion (où, quand, comment ?) 7. Devoirs : |
L’équipe de créatrices souhaitait mettre sur pied un projet permettant de répondre à la problématique identifiée par l’enseignante de deuxième secondaire, soit le manque de motivation des élèves à lire des œuvres littéraires imprimées. Le but était également de développer un projet de littératie numérique qui allait favoriser le développement d’habiletés liées à la compréhension et à l’interprétation d’œuvres littéraires. Après avoir échangé quelques idées, les membres de l’équipe se sont entendus afin de concevoir un projet de RA, soit une bonification d’une œuvre littéraire imprimée.
L’œuvre choisie pour ce projet de bonification est le roman imprimé La Route de Chlifa de Michèle Marineau, d’abord publié en 1992, puis réédité en 2012. Les thèmes de la guerre, de l’immigration, du racisme, de l’amitié et de l’espoir y sont abordés par l’autrice. Cette œuvre a été choisie, car elle était à l’étude pendant l’année scolaire au moment où l’équipe souhaitait mettre à l’essai le projet cocréé. En outre, le choix s’est arrêté sur cette œuvre, car l’enseignante remarquait que ses élèves des années précédentes éprouvaient des difficultés à bien la comprendre et interpréter les informations s’y trouvant. La deuxième partie de cette œuvre leur posait plus particulièrement problème, puisque les événements décrits se déroulent à Beyrouth, au Liban, en temps de guerre. Par conséquent, les élèves avaient de la difficulté à se mettre dans la peau des personnages, ne possédant pas nécessairement les référents culturels leur permettant de comprendre et d’interpréter les informations. Il est en effet nécessaire, pour réaliser une interprétation personnelle d’un texte, d’être capable de mettre le texte en relation avec ses connaissances sur le monde (Dufays et Kervyn, 2010; Miquelon, 2022). L’idée était alors de concevoir une séquence didactique qui favoriserait le développement de compétences pour comprendre et interpréter les informations d’une œuvre littéraire imprimée en recourant à la littératie numérique et multimodale. Bien que la séquence didactique décrite dans cet article ait été élaborée autour de l’œuvre littéraire imprimée La Route de Chlifa (Marineau, 1992 [2012]), elle peut toutefois être réalisée avec une autre œuvre littéraire en y apportant quelques ajustements.
Le roman proposé aux élèves, La Route de Chlifa, est une œuvre pouvant être qualifiée de « résistante ». Selon Tauveron (1999), le texte résistant (qu’il appelle aussi « réticent » ou « proliférant »), ne permet pas une saisie immédiate du message qu’il véhicule, laissant ainsi une part du travail aux personnes lectrices. Le texte peut présenter une difficulté qui est liée, notamment, à l’identification de la nature du monde représenté, ses frontières, ses lois et ses valeurs. Lorsque l’univers représenté dans le livre est peu familier pour la personne lectrice, celle-ci doit contourner les obstacles qui se dressent entre le texte et ses propres connaissances référentielles (Falardeau, 2003). Il devient difficile pour elle de s’identifier aux personnages et de comprendre ce qu’ils vivent puisque les référents culturels qu’elle possède sont trop éloignés de ceux décrits dans le livre. Il importe ainsi, en contexte d’enseignement-apprentissage, de mettre en place des méthodes ou des approches permettant aux élèves d’analyser et d’interpréter des œuvres ou des textes qui présentent une certaine résistance à la lecture, c’est-à-dire qui proposent des défis de lecture sur le plan de la structure narrative, de la psychologie des personnages ou de l’organisation espace-temps (Sorin, 2001). Puisque La Route de Chlifa est un roman dans lequel il peut être difficile de s’identifier aux personnages et de comprendre ce qu’ils vivent, il est important que les élèves puissent effectuer un travail d’analyse sur le texte et qu’ils soient accompagnés afin de mieux interpréter certains passages. La bonification d’une œuvre littéraire nous apparaissait donc comme un moyen intéressant pour amener les élèves à réaliser ce travail d’analyse et d’interprétation de l’œuvre.
Les trois créatrices ont choisi d’utiliser la technologie de la RA dans ce projet afin que les élèves puissent bonifier l’œuvre imprimée en recourant à différentes modalités. Si elles souhaitaient qu’ils produisent du contenu numérique, elles avaient également une visée plus large liée à la diffusion. En effet, les créatrices souhaitaient aussi donner aux élèves une intention de diffusion : La Route de Chlifa bonifiée serait lue par les élèves de deuxième secondaire des années subséquentes. En ce sens, les créatrices souhaitaient placer les élèves dans un contexte authentique de production. Ainsi, en plus de bonifier l’œuvre en vue de mieux la saisir et l’interpréter, le but était également de la bonifier pour les cohortes futures qui feraient la lecture de cette œuvre littéraire. Selon une étude exploratoire réalisée par Brehm et Beaudry (2016), la lecture d’œuvres augmentées par la RA pourrait favoriser une meilleure compréhension du récit et aider à sa visualisation. Le visionnement de vidéos en RA contribuerait, en effet, à une impression d’immersion chez les personnes lectrices (Brehm et Beaudry, 2016).
Les membres de l’équipe de cocréation ont eu l’idée d’ajouter, à ce projet, des ateliers numériques visant le développement d’habiletés techniques liées à l’utilisation du numérique. L’enseignante de français voulait que ses élèves s’entrainent, en amont du projet, à réaliser des techniques bien précises afin que le travail de création numérique se déroule plus efficacement. L’équipe a planifié quatre ateliers numériques : l’utilisation d’un dossier Google Drive et la recherche d’images libres de droits, la recherche de sons, la création audio à l’aide d’outils technologiques et la création vidéo à l’aide d’outils technologiques.
Le projet cocréé, une séquence didactique faisant intervenir la littératie numérique et multimodale, s’est articulé autour de la lecture et de la bonification d’une œuvre imprimée, La Route de Chlifa de Michèle Marineau, publiée une première fois en 1992, puis réédité en 2012. Le projet comporte donc un volet « réception » et un volet « production ». Concernant le volet « réception », les élèves ont été amenés à faire la lecture de l’œuvre littéraire tout en tentant de repérer des passages intéressants en vue de la bonification multimodale de l’œuvre. Ils ont dû repérer des passages qui peuvent poser des défis de compréhension et d’interprétation pour les personnes lectrices et tenter de s’imaginer les actions des personnages. Concernant le volet « production », les élèves ont bonifié le roman La Route de Chlifa à l’aide d’un logiciel de création numérique, et ce, par la combinaison de plusieurs modalités (texte, images, sons).
Les élèves participants au projet ont franchi six étapes afin de mener à terme le projet de bonification d’une œuvre littéraire. Une période de trois mois a été nécessaire afin de réaliser ces six étapes. Plus précisément, environ cinq périodes ont été consacrées au projet de bonification de l’œuvre (création du scénarimage et de la vidéo ainsi que sa transposition sur le logiciel de RA). Nous décrivons chacune des étapes de réalisation du projet en précisant les documents qui ont été cocréés par les membres de l’équipe avec des liens hypertextes pour y accéder.
Nous présentons, dans cette section de l’article, des productions réalisées par les élèves dans le cadre de la mise à l’essai du projet didactique. Nous faisons l’analyse de ces vidéos en explicitant, plus précisément, les qualités et lacunes des œuvres créées en tenant compte des compétences en LMM et des compétences numériques qui avaient été ciblées en amont du projet.
Dans cette première production, nous pouvons voir que l’élève a été capable de représenter assez fidèlement le passage d’un livre en choisissant différentes modalités : des images, des sons, du texte. Bien que la vidéo présente une succession d’éléments plutôt qu’un amalgame fluide, les éléments visuels que l’élève a choisis pour cette vidéo correspondent à ce qui est décrit dans le passage choisi. Les images illustrent, en effet, les phrases de l’extrait. Certaines images illustrent le texte, alors que d’autres servent davantage de signalisation ou de repère (la combinaison de l’oiseau et de la note de musique par exemple, utilisée avec une image de paysage combinée à un chant d’oiseau). Toutefois, on peut se demander si ces dernières sont véritablement représentatives du lieu où se déroulaient les événements décrits. L’élève n’a pas peut-être pas bien saisi le texte, ou encore n’a pas poursuivi sa recherche d’images qui auraient permis de recréer les lieux de l’histoire tels que décrits dans le livre. Le fait d’avoir choisi un paysage automnal d’un joli sentier, par exemple, ne permet pas d’illustrer l’excursion plutôt difficile que les deux jeunes protagonistes ont vécue à Beyrouth. Les trames sonores permettent au public de s’immerger dans l’ambiance décrite dans l’extrait. La musique du début s’inspire de bandes d’annonces d’un film, alors que les sons qui illustrent les extraits mettent à profit l’audio et le visuel (le texte et l’image choisie) dans un appariement de modalités.
Extrait choisi par l’élève : Mais, au moment de son départ, le téléphone avait sonné. Son père, après des excuses hâtives, était parti seul. Il était resté absent des heures et des heures. L’excursion n’avait pas eu lieu. Karim avait piqué une crise de rage dont sa mère parle encore après tout ce temps et dont il a un peu honte quand il songe au drame plus vaste qui s’amorçait alors. (Martineau, 2012, p. 60) |
Dans la deuxième production, l’élève a davantage eu le souci de choisir des images afin de recréer les lieux et l’ambiance du passage choisi. Il a utilisé des trames et des effets sonores qui traduisent généralement bien l’ambiance. La musique rappelant, dans cette production aussi, une bande-annonce en début de vidéo, cela crée une ambiance qui complète les images épurées qui décrivent davantage qu’elles illustrent l’extrait choisi. La combinaison de deux images permet à l’élève d’illustrer l’extrait choisi. Ce collage est combiné au texte, simplement affiché, et au bruit de pas sur une surface qui pourrait être du sable.
Extrait choisi par l’élève : Karim, les yeux rivés au sol, écoute le bruit de ses pas qui s’éloignent. Il perçoit le crissement du sable sous ses semelles. Il l’entend buter contre un obstacle et étouffer un petit cri de douleur. Alors, sans hésiter davantage, il s’élance à sa suite. « Je vais avec vous » (Martineau, 2012, p. 99). |
La dernière image choisie ainsi que la musique et les sons qui l’accompagnent ne représentent toutefois pas très bien l’histoire du livre. L’image rappelle davantage un paysage de désert, alors que le voyage des deux protagonistes se déroule dans les montagnes du Liban. Concernant la musique, celle-ci peut faire penser à un film d’aventures alors qu’il conviendrait plutôt d’installer une ambiance chargée d’émotions avec une musique plus lente, plus triste.
La recherche-action est constituée d’une suite itérative de trois processus : l’action, l’observation et la réflexion (Guay, Prud’Homme et Dolbec, 2016). Il est alors essentiel d’adopter une posture à la fois critique et réflexive et d’analyser l’ensemble de l’expérience de cocréation vécue entre les différents créateurs ayant pris part à ce processus. Dans cette troisième section de l’article, nous présentons les éléments d’observation et de réflexion. Nous abordons, plus précisément, le développement des compétences en LMM, des compétences numériques et de compétences en français, les défis et les leviers de la cocréation ainsi que les changements identifiés afin d’améliorer la séquence didactique développée.
Des données ont été collectées afin d’avoir une meilleure idée des compétences développées par les élèves au cours du projet, notamment par l’analyse des productions d’élèves (compréhension/interprétation de l’œuvre), d’un point de vue numérique et d’un point de vue de la littératie multimodale. De surcroit, nous avons recueilli des données à l’aide d’un questionnaire contenant des questions fermées et des questions ouvertes. Il était demandé aux élèves, par exemple, s’ils considéraient qu’ils avaient amélioré leur habileté à produire du contenu numérique au cours du projet. Afin d’améliorer la séquence développée, nous leur avons également demandé ce qu’ils avaient aimé du projet et ce qu’ils avaient moins aimé. Enfin, quelques entrevues individuelles ont été menées au cours du projet avec les élèves. Finalement, afin de recueillir des données à propos du développement des compétences de l’enseignante, deux entrevues semi-dirigées ont été réalisées avec elle, l’une lors de la première année du projet de recherche, soit pendant le processus de cocréation, et l’autre après la mise à l’essai de la séquence didactique.
L’un des objectifs poursuivis dans la recherche MultiNumériC était le réajustement des pratiques pédagogiques, ici en didactique du français, en faisant appel au numérique et en s’appuyant sur le référentiel des compétences en LMM. En ce sens, nous avons recueilli des données en ce qui concerne le développement des compétences du côté de l’enseignante de deuxième secondaire ayant participé au projet comme cochercheuse-praticienne, mais également du côté des élèves qui ont expérimenté la séquence didactique élaborée.
L’enseignante de français considère que la cocréation de ce projet lui a permis de voir la littératie comme un concept beaucoup plus large qui dépasse la lecture et l’écriture de texte. Elle mentionne, au terme de la mise à l’essai du projet, que sa vision de la littératie est maintenant plus globale. Si avant, elle liait la littératie à la lecture et à l’écriture de texte, elle considère maintenant d’autres modalités, comme les images et le son. Elle se sent également plus à l’aise de travailler la LMM avec ses élèves.
Du côté des élèves, ils ont été familiarisés au concept de multimodalité et à l’interdépendance des différents modes. Nous pensons qu’il serait important de refaire le projet en y apportant des ajustements. En effet, en raison du contexte de pandémie de la COVID-19, nous avons réduit le nombre de périodes que nous souhaitions initialement consacrer à la réalisation du projet par les élèves. Si le projet était à refaire, nous aimerions que les élèves puissent développer davantage leurs habiletés de réception et de production multimodales. Par exemple, nous pourrions prévoir des moments d’apprentissage précis où ils doivent décoder, comprendre et intégrer un message multimodal en visionnant les vidéos de bonification produites par l’équipe de cocréation. Ils pourraient ainsi prendre conscience de la valeur ajoutée des différents modes pour la transmission des informations sémiotiques. Il serait important d’accorder plus de temps à la discussion et aux échanges autour du choix des extraits à bonifier et autour des productions multimodales. Nous aimerions également travailler davantage la dimension « réaction » à des œuvres multimodales par le visionnement des productions de leurs pairs. En effet, il aurait été intéressant que les élèves puissent faire l’analyse des autres productions réalisées, car cela leur aurait permis d’effectuer une autorégulation de leurs apprentissages. Nous avions d’ailleurs préparé un document d’appréciation afin de les guider dans la réalisation de cette tâche.
Lorsque l’enseignante a été questionnée, à la suite de la réalisation du projet, sur la progression des élèves concernant la compétence en LMM, elle demeure incertaine. Elle mentionne que les élèves sont demeurés assez collés sur le texte dans leur bonification. Selon elle, ils sont restés davantage au premier niveau, soit en représentant les informations écrites, ce qui créait une redondance, plutôt que d’aller au-delà des informations écrites en insérant des ajouts qui auraient pu créer une complémentarité.
Plusieurs dimensions de la compétence numérique ont été mobilisées chez l’enseignante participant à la recherche ainsi que chez ses élèves (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur [MEES], 2019). Lors de l’étape de cocréation, plusieurs dimensions de la compétence numérique avaient été ciblées comme étant en lien avec le projet et pouvant être mises à profit ou développées par les élèves : la citoyenneté éthique, la résolution de problèmes et l’innovation et la créativité. Comme le mentionne l’enseignante, le projet implique plusieurs dimensions qui sont perméables les unes aux autres :
Quand nous avons fait le projet et que nous avons détaillé nos étapes des activités que nous voulions faire, souvent on se rendait compte que ça touchait presque toutes les compétences numériques. Je ne serais pas en mesure de tout te nommer les douze compétences, mais c’est souvent facile de toutes les retrouver dans chacune des activités que nous faisons. Je pense aussi que c’est important de faire des choix, surtout au premier cycle.
Ainsi, les dimensions qui concernent le développement et la mobilisation d’habiletés technologiques (dimension 2) ainsi que la dimension de production du contenu avec le numérique (dimension 7) sont considérées comme celles ayant été les plus mobilisées par les élèves. L’enseignante, en participant à la préparation des documents pour les élèves et en créant une vidéo afin de donner un exemple de la production attendue, a aussi mobilisé ces dimensions. Elle note d’ailleurs la convivialité de l’outil choisi pour soutenir la production :
Je suis zéro artistique, donc je suis heureuse que Canva existe pour venir combler cette lacune. (…) Donc, j’ai écrit « mains » sur Canva et j’ai vu une image tellement parlante. C’était une grande main avec plein de petites mains par-dessus. Je trouvais que ça représentait tellement ce que je voulais leur dire. Avant, je n’aurais pas pensé à ce détail-là. J’aurais mis un dessin plus artistique et joli, mais là mon dessin avait une signification et un sens.
Ainsi, nous remarquons que l’enseignante et les élèves développent de concert leur compétence numérique.
Le projet cocréé visait le développement de compétences en français : analyser, comprendre et interpréter un passage d’une œuvre littéraire; bonifier le passage en produisant une œuvre médiatique multimodale. Le but était également que les élèves soient davantage motivés à lire l’œuvre littéraire imprimée La Route de Chlifa. L’enseignante souhaitait également que ses élèves développent des compétences liées à l’appréciation. Le but était effectivement qu’ils puissent justifier, à l’oral et à l’écrit, leur appréciation des œuvres multimodales créées par leurs pairs à l’aide de critères d’appréciation. En effectuant cette analyse critique, nous souhaitions que les élèves puissent enrichir l’œuvre produite à l’aide des commentaires formulés par leurs pairs. Toutefois, par manque de temps, il n’a pas été possible de travailler la dimension « appréciation ».
L’analyse des productions des élèves constitue un premier pas afin de dégager des indicateurs du développement des compétences des élèves en français. Dans le cadre d’un projet de recherche ultérieur, il serait intéressant d’élaborer une grille qui permettrait une évaluation plus formelle des apprentissages des élèves en français à l’aide d’un projet de bonification d’une œuvre imprimée. Cela pourrait être fait en analysant de façon plus approfondie les productions des élèves.
Nous souhaitions que le projet cocréé permette de motiver des élèves à lire des œuvres littéraires en français. De façon générale, les observations faites en classe ainsi que les entrevues réalisées nous indiquent que le projet de création a été motivant pour les élèves. Lorsque nous avons demandé à un élève si le projet avait été stimulant et s’il devrait être refait avec d’autres élèves, il mentionne : « Ben, c’est mieux de faire ça que des travaux comme à l’habitude. […] C’est plus libre et on n’a pas besoin d’écrire ». Un autre élève mentionne : « un travail de création, c’est pas mal divertissant ». De façon générale, lorsqu’on demande aux élèves ce qu’ils ont aimé du projet, ils répondent : « travailler en équipe », « utiliser Canva », « créer la vidéo ». Ainsi, nous voyons que ce projet peut être motivant pour les élèves dans son ensemble. Il est toutefois difficile de remarquer si le projet de création d’une œuvre multimodale a permis une amélioration de la motivation à lire l’œuvre littéraire La Route de Chlifa. Puisque le projet de bonification a eu lieu plusieurs semaines après la lecture de l’œuvre, les élèves ont vu ces deux activités comme étant indépendantes l’une de l’autre. Il serait donc intéressant de refaire le projet en articulant mieux le volet « réception de l’œuvre imprimée » et le volet « production de l’œuvre multimodale ».
L’une des caractéristiques importantes d’une recherche-action est qu’elle permet la création d’une communauté d’apprentissage composée de personnes cochercheuses-praticiennes et de personnes cochercheuses universitaires (Guay et al., 2016). Afin d’ouvrir la porte à d’autres recherches visant la cocréation de projets intégrant la littératie et le numérique, nous avons réfléchi, au cours de ce projet de recherche, aux éléments facilitateurs et aux freins liés au processus de cocréation.
Parmi les facilitateurs, nous identifions les formations données aux membres de l’équipe de recherche du projet MultiNumériC. En effet, deux formations ont été données par le chercheur responsable de la recherche, l’une sur la recherche-action et l’autre sur la multimodalité. Ces deux formations nous ont permis, comme équipe de cocréation, de mieux comprendre les objectifs de la recherche et le processus de cocréation sous-jacent à la création du projet pédagogique. Nous avions ainsi un langage commun et une compréhension partagée des buts à atteindre, ce qui a facilité, selon nous, le processus de développement de l’objet pédagogique.
Le deuxième facilitateur identifié concerne le nombre de rencontres dédiées à la cocréation du projet. Nous pensons qu’il est important de planifier plusieurs rencontres de cocréation, puisque le développement d’un tel projet est assez long. De notre côté, dix rencontres (demi-journées/ rencontre) ont été nécessaires pour la cocréation. Par la suite, nous avons organisé six autres rencontres d’environ 1 h 30 à 2 h pour le suivi lié à la mise à l’essai. En ce sens, la disponibilité de chaque membre de l’équipe est importante.
Un autre facilitateur concerne la complémentarité des expertises des membres de l’équipe de cocréation. À notre avis, il est important de réunir des personnes ayant des forces différentes, mais complémentaires, au regard des objectifs de la recherche. Nous avions ainsi, dans notre équipe, une chercheuse spécialiste en littératie numérique et en technologie éducative, une enseignante spécialiste en didactique du français et une auxiliaire de recherche spécialiste en orthodidactique du français et en LMM. Cette complémentarité des expertises a fait naitre de riches discussions. En outre, cela a permis de réfléchir à un projet novateur permettant le développement de compétences dans trois domaines : en français, en LMM et en littératie numérique.
Nous soulignons finalement comme facilitateur l’ouverture de l’enseignante à adapter ses pratiques d’enseignement et à y intégrer le numérique et la LMM. Nous pensons qu’il est essentiel que les enseignants et enseignantes qui s’engagent dans un projet de recherche-action aient réellement le désir d’améliorer leurs pratiques pédagogiques. Il peut être déstabilisant de se lancer dans un projet dont l’issue est inconnue. De surcroit, il n’est pas toujours évident de collaborer avec des chercheuses et des chercheurs universitaires qui poursuivent des buts liés à la recherche qui peuvent parfois différer des besoins plus pragmatiques rencontrés sur le terrain.
Nous relevons un premier défi en ce qui concerne le temps que requiert un tel projet considérant les agendas déjà bien remplis des membres de l’équipe de cocréation, surtout pour l’enseignante ayant participé au projet de recherche. Même si des périodes de libération ont été offertes à l’enseignante pour la cocréation du projet avec les autres membres de l’équipe, il était impossible, pour cette dernière, de se faire remplacer dans sa classe. Ainsi, les rencontres de cocréation ont été, pour la majorité, réalisées en dehors de son temps de travail.
Le deuxième défi que nous avons identifié concerne l’accès aux outils technologiques. Puisque les élèves utilisaient tous des ordinateurs PC en classe, l’enseignante souhaitait que l’outil de montage puisse être compatible avec ceux-ci. L’outil de montage devait également être gratuit et facile d’utilisation. Après avoir fait plusieurs tests avec des outils différents, nous avons choisi la plateforme Canva, car elle est facile d’utilisation et plusieurs de ses fonctionnalités sont gratuites. Dans le cadre du projet, nous avons utilisé la version gratuite. En outre, cette plateforme est intéressante, car il est possible de créer une classe virtuelle afin d’avoir accès à toutes les vidéos créées par les élèves. Qui plus est, il s’agit d’une plateforme de création en ligne, et non d’une application que l’on doit installer sur l’ordinateur. En effet, il peut être compliqué de faire installer des applications sur les ordinateurs des élèves, car dans les centres de service scolaires, des demandes doivent être réalisées auprès des services informatiques, ce qui demande du temps et de l’énergie. Il importe de prévoir un délai de plusieurs semaines pour le traitement de la demande.
Le deuxième défi rencontré lors de la cocréation concerne l’évaluation des compétences des élèves. En contexte scolaire, les élèves doivent être évalués sur la progression des compétences disciplinaires. Même si nous souhaitions créer un projet innovant qui intègre les dimensions numérique et multimodale, nous devions garder en tête que les élèves devaient être évalués en français, soit pour la lecture, l’écriture ou la communication orale. Au secondaire, les périodes accordées au français ne sont pas très nombreuses, et l’enseignante participant au projet poursuit des objectifs pragmatiques liés à l’évaluation des compétences de ses élèves. Ainsi, il était nécessaire de bien doser l’intégration du numérique et de la multimodalité afin de ne pas perdre de vue les objectifs didactiques poursuivis par l’enseignante.
Un autre défi que nous avons rencontré concerne le temps consacré à la réalisation du projet en classe. L’enseignante a eu de la difficulté à trouver des moments dans l’horaire déjà bien chargé pour travailler sur ce projet avec les élèves. De plus, les élèves de cette cohorte avaient besoin d’un peu plus de temps pour réaliser les apprentissages prévus dans le programme de français. En outre, ils ont été confinés à la maison au retour du congé des fêtes à cause de la pandémie de COVID-19, ce qui a retardé la mise à l’essai du projet. Ainsi, il n’a pas été possible de consacrer autant de périodes que désiré pour que les élèves puissent travailler sur leur projet de bonification. En tout, cinq périodes ont été données aux élèves pour créer le scénarimage et la vidéo ainsi que pour réaliser la transposition en RA avec le logiciel. Nous pensons que quelques périodes supplémentaires auraient été nécessaires, soit trois ou quatre. Les élèves nous ont d’ailleurs mentionné, lorsque nous les avons interrogés sur leur appréciation du projet, qu’ils auraient aimé avoir davantage de périodes en classe pour créer la vidéo de bonification.
Après avoir mis à l’essai le projet cocréé en classe et en avoir fait l’analyse, nous avons identifié des ajustements à y apporter. Le premier ajustement concerne l’un des défis que nous avons présentés à la section précédente, soit le manque de temps lié à la réalisation du projet en classe. En visionnant les productions vidéo des élèves, nous constatons que ceux-ci n’ont peut-être pas bien compris les intentions du projet, surtout d’un point de vue de la multimodalité. Les périodes accordées aux élèves pour travailler sur le projet étaient, de surcroit, très éloignées les unes des autres. En effet, les élèves ont lu le livre La Route de Chlifa avant les vacances de Noël et ont fait leur création vidéo seulement en février. Ainsi, il a pu être difficile pour eux de comprendre le lien entre la lecture du livre et le projet de bonification. C’est le constat que nous avons fait après avoir mené les entretiens individuels. Les élèves qui ont été questionnés évoquent qu’ils ont aimé le projet, car ils ont pu le faire en équipe et qu’ils n’étaient pas obligés d’écrire. Or, ils n’ont pas semblé voir ce projet comme une façon de mieux comprendre l’œuvre imprimée. Par ailleurs, en analysant les productions des élèves, nous constatons que la représentation de l’extrait n’est pas toujours en adéquation avec le sens transmis par le texte. Nous pensons que, puisque les élèves ont effectué la bonification de la vidéo plusieurs semaines après la lecture du livre, cela a pu nuire au lien que nous aurions aimé qu’ils fassent entre les volets réception et production. Ce qui était prévu, au départ, c’était que les élèves lisent la deuxième partie du livre et qu’ils créent leur vidéo en même temps, ou très peu de temps après. En raison de la pandémie et du retard que les élèves avaient accumulé en français, l’enseignante a dû faire certains choix, dont celui de repousser la réalisation du projet et de réduire le nombre de périodes consacrées à celui-ci en classe.
Dans le but d’intégrer davantage la multimodalité au projet, nous aimerions ajouter une activité qui permettrait aux élèves de développer encore plus leur compétence pour la lecture, le décodage, l’analyse et l’interprétation d’une œuvre multimodale. Au cours de cette activité, nous pourrions démontrer aux élèves, à l’aide d’exemples concrets se trouvant dans une œuvre multimodale, ce que peut apporter la combinaison des différents modes. Lorsque nous avons visionné les productions vidéo des élèves, nous avons constaté que les ajouts réalisés n’étaient pas toujours pertinents, car ils étaient parfois en contradiction avec le sens véhiculé dans le texte. En outre, les élèves ont réalisé des ajouts dans une perspective de redondance plutôt que de complémentarité. En développant davantage les compétences multimodales des élèves, il est possible d’insister sur les buts de l’utilisation conjointe des codes à travers des situations de redondance, de complémentarité ou de jonction (Lebrun et Lacelle, 2012). Nous pensons également qu’en accordant plus de temps aux élèves et en les amenant à bonifier leurs productions vidéo en leur donnant plusieurs rétroactions sur celles-ci, le projet leur permettra de développer davantage leurs compétences dans les différents domaines ciblés. Le développement de compétences créatives, qui relèvent du choix des codes, des modes et des langages au moyen d’outils technologiques (Boultif et Crettenand Pecorini, 2021) devrait ainsi être davantage considéré dans ce projet.
Bien que les cours de français soient généralement vus comme étant plus propices à l’utilisation de la LMM en contexte numérique (Boultif et Crettenand Pecorini, 2021), la mise en place de pratiques pédagogiques qui permettent réellement le développement de compétences numérique et en littératie est loin d’être évidente. Par la conception et la mise à l’essai du projet cocréé dans le cadre de recherche MultiNumériC, soit la bonification d’une œuvre imprimée en classe par la RA, nous avons été à même de constater qu’il est possible de penser autrement les activités didactiques vécues en classe de français en y intégrant, plus largement, les dimensions multimodales et numériques. De cette expérience de cocréation, nous retenons que la collaboration entre des praticiennes et praticiens sur le terrain et des chercheuses et chercheurs universitaires est très riche. Celle-ci permet de revoir, d’actualiser et de repenser les pratiques pédagogiques en classe, notamment en classe de français, afin que ces dernières soient davantage liées aux pratiques de communication informelles des jeunes. Les praticiennes et praticiens, en ayant une fine connaissance de leur programme disciplinaire, des compétences de leurs élèves et des défis du terrain, apportent un point de vue pragmatique qu’il est essentiel de considérer afin de développer des dispositifs technopédagogiques. Les chercheuses et chercheurs universitaires, de leur côté, apportent des connaissances plus spécialisées selon leur champ d’expertise.
Nous croyons que le projet didactique cocréé est très pertinent afin de développer les compétences des élèves dans les trois domaines ciblés : le français, le numérique et la LMM. Concernant la discipline du français, il serait important, à notre avis, que des grilles soient élaborées afin d’évaluer le développement des compétences en compréhension et en interprétation à travers la bonification multimodale d’une œuvre imprimée. En ce moment, l’utilisation de questionnaires, qui suit la lecture de textes, est ce qui est utilisé en classe pour l’évaluation de ces deux dimensions de la lecture. En outre, plusieurs apprentissages ont été faits par les élèves, mais ne sont pas considérés dans le programme de formation actuellement : produire une œuvre médiatique multimodale; analyser, comprendre et interpréter un texte en vue de sa bonification; faire preuve de créativité avec le numérique; résoudre des problèmes avec les outils numériques. Nous pensons qu’il serait important, en ce sens, de mieux arrimer le programme de formation avec les compétences que les élèves sont amenés à mobiliser dans leur quotidien au 21e siècle.
D’un point de vue méthodologique, nous pensons que les principes directeurs de la cocréation (4P), issus des résultats de recherche antérieurs menés au sein de la Chaire en LMM, ont été essentiels afin de collecter et d’analyser les données. Bien que nous devions élaborer un projet didactique alliant le français, le numérique et la LMM à l’issue de ce travail de cocréation, une rigueur méthodologique devait également être déployée afin que cette recherche ait des retombées scientifiques. En organisant et analysant les données selon les 4P directeurs, nous avons été en mesure de cibler les outils de collecte de données nous permettant de cocréer un dispositif technopédagogique tout en développant des connaissances sur les usages du numérique les plus susceptibles de favoriser la réussite éducative des élèves.
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