Cet article s’intéresse aux nouvelles formes et pratiques littéraires jeunesse qui se répandent sur le Web. Dans un contexte où « des [jeunes] voix anonymes » cherchent à construire un monde littéraire éloigné des canons traditionnels, une étude de la plateforme Webtoon France, appartenant au groupe Naver Corporation, qui rencontre un succès inattendu auprès des jeunes lecteurs avec des BD numériques, a été réalisée. À partir d’une analyse sémiologique de cet espace immatériel, cette étude tente de comprendre comment Webtoon France influence la production des créateurs et oriente la lecture des jeunes, pourtant en déclin depuis plusieurs années. Il s’agit également de voir comment l’institution scolaire peut sensibiliser les adolescents à cette «culture participative » diffusée sur le Web qu’ils affectionnent tout particulièrement.
This article looks at the new forms and practices of youth literature that are spreading on the Web. In a context where “anonymous [young] voices” seek to build a literary world far from the traditional canons, a study of the Webtoon France platform, belonging to the Naver Corporation group, which is unexpectedly successful among young readers, was carried out. Based on a semiological analysis of this immaterial space, this study attempts to understand how Webtoon France influences the production of creators and orientates young people’s reading, which has been declining for several years. It is also an attempt to see how the school institution can make teenagers aware of this “participative culture” disseminated on the Web that they are particularly fond of.
« La lecture progresse, la fréquentation des chefs-d’œuvre recule.»
Oliver Bessard-Banquy (2012).
La lecture des jeunes s’affranchit de l’aspect monolithique et institutionnel du monde du livre. Depuis une dizaine d’années, des espaces immatériels ont en effet donné naissance à de potentiels talents bousculant les codes habituels imposés par les traditionnels professionnels de l’imprimé. Des romanciers, des poètes, des bédéistes, des mangakas, des lecteurs, des influenceurs littéraires ou créateurs de contenu, tous inconnus, mais passionnés par le livre ont décidé de construire leur univers littéraire et culturel. Loin d’enterrer vivant leurs écrits, d’étouffer leurs idées ou leurs avis littéraires, ces nouveaux intervenants dans l’expression littéraire publient des textes tous azimuts relevant le plus souvent d’une littérature de genre : des lectures audios pullulent ; des vlogs révèlent des moments littéraires marquants ; des animations artistiques toujours plus innovantes valorisant le codex se multiplient ; des prescripteurs littéraires présentent des romans ou des séries qui font le buzz ; des jeunes lecteurs exhibent leurs bibliothèques personnelles ; des challenges, animations, concours ou clubs de lecture sont organisés, c’est un imprévisible gisement littéraire qui se développe un peu plus chaque jour sur les plateformes ou les réseaux sociaux numériques (RSN). On voit là que sur le Web s’est déployé un univers livresque parallèle qui, certes, semble passer « sous le radar des médias traditionnels » d’après Sylvie Octobre (Marzlof, 2022) – parlant de la Hallyu, la vague coréenne, qui fascine une large partie de la jeunesse du monde entier – mais qui favorise l’éclosion de formes littéraires et de nouvelles figures publiques.
Après avoir effectué des travaux de recherche sur l’univers culturel des jeunes notamment sur le potentiel viral des influenceurs littéraires (Parmentier, 2023) et sur le déploiement des bibliothèques personnelles des adolescents sur les réseaux sociaux numériques (Parmentier, 2023), il s’agit dans cet article de s’intéresser aux pratiques littéraires d’une jeunesse connectée aux lumineux « écrits d’écran » (Souchier, 1996) en nous concentrant tout particulièrement sur la plate-forme Webtoon France de Naver. Dans un contexte, déjà ancien, de chiffres en perpétuelle baisse concernant le nombre de lecteurs et lectrices adolescents, malgré une légère hausse constatée par le Centre national du livre en 2022 (Chartier, Hebrard, 2000 ; Donnat, 2009 ; CNL, 2022, 2023) et l’énergie déployée depuis des années par les communautés éducatives et culturelles pour favoriser la lecture jeunesse, comment Webtoon France, régis par un géant asiatique du Net et des « architextes1 » contraignants (Souchier, Candel, Gomez-Mejia, 2019), parvient-il à s’inscrire dans des logiques de médiation (Bullich, 2019) et de créations culturelles innovantes ? Enfin, comment l’institution scolaire peut-elle appréhender cette foisonnante littérature disséminée sur de multiples espaces numériques afin de créer une dynamique de lecture, voire une « lecture dynamique » (Belisle, 2011) tout en favorisant l’esprit critique des apprenants ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous avons opté pour une analyse communicationnelle de ce qui est observable à l’écran sur le site de la plateforme Webtoon France de Naver étant donné le succès de celle-ci (Richaud, 2023), en nous appuyant sur le questionnement impulsé par Yves Jeanneret autour des médias informatisés en tant que « structures écrites et écrivantes » (Jeanneret, 2011). Cette observation sémiologique a pour objectif de comprendre comment des dispositifs numériques constitués d’un cadre sémiotique et technique rigide arrivent à impulser une dynamique de lecture et de création innovante.
Après avoir présenté quelques nouvelles figures auctoriales de littérature jeunesse issues de différents espaces immatériels, nous analyserons la montée en puissance de la plateforme de Webtoon France de Naver Corporation qui, en créant de « nouveaux genres de narration » (Brouard, 2021), a instauré des filiations pour valoriser ses productions. Enfin, nous essaierons de voir comment l’institution scolaire, garante de la littérature dite « légitime », peut s’emparer de cette extension de la littérature hors du cadre institutionnel au regard de données empiriques issues d’un projet pluridisciplinaire en Français-Documentation. Ce projet, dont l’objectif est de raviver la motivation de ces jeunes apprenants envers la lecture, a été mené avec des élèves de collège dans l’enseignement secondaire (11-16 ans). Ils ont ainsi travaillé sur un livre de leur choix pour en faire la critique littéraire « À la manière des influenceurs littéraires ».
« Les propos les plus alarmistes fleurissent concernant les rapports des jeunes à la culture, entre perte de valeurs, invasions barbares des produits des industries culturelles et technologisation outrancière. Les questions du livre et de la lecture se trouvent placées au centre de ces paniques morales » (Octobre, 2015). Depuis de nombreuses années, la baisse de la lecture chez les adolescents est en effet largement pointée par les institutions qui enquêtent sur leurs pratiques. Pourtant, les jeunes « lisent et écrivent… sur Internet » affirme Anne Cordier (2021) et aussi Jeanne Seignol (2022), une Youtubeuse qui a mené sa propre enquête afin de mieux cerner les pratiques de lecture des jeunes de 7 à 25 ans. Elle illustre dans son documentaire, diffusé sur sa chaine @Jeannotselivre2, que « les pratiques et goûts littéraires des jeunes sont pluriels et vivaces, n’en déplaise aux autoproclamés gardiens de la culture légitime » (Konaté, 2022). Les chiffres enregistrés lors du Festival du Livre Paris (France) en avril 2023, organisé cette année pour la première fois avec le puissant réseau social TikTok, viennent confirmer incontestablement cette tendance : ce sont en effet plus de 100 000 visiteurs, dont la moitié d’entre eux avaient moins de 25 ans qui se sont rendus à cette manifestation littéraire en accès gratuit pour ces derniers (Fasseur, 2023). Ce sont plus de 90 000 livres qui ont été vendus en trois jours et le stand #BookTok a largement contribué à séduire « un public jeune et féminin attiré par leurs auteurs fétiches » (Dion, 2023). Plus que lire et/ou écrire sur le Web, les jeunes personnes semblent vouloir modeler un monde du livre à leur image. De «[jeunes] voix anonymes » (Gefen, 2021) ont en effet investi la toile et ont développé de nouvelles formes et pratiques littéraires. Auparavant invisibles et instantanément mis à l’index par les professionnels de l’imprimé du fait de leur amateurisme, ces « nouveaux amis du livre » (Auproux, 2015) sont désormais largement choyés par le monde éditorial à la suite de leur notoriété acquise sur le Web. Partis de rien, sans contrat, sans à valoir, sans intermédiaire et souvent sans entre gent, ni critique, mais avec une puissante motivation personnelle et un bon Smartphone ils ont trouvé refuge sur des territoires numériques acceptant tous genres littéraires (Parmentier, 2021).
La plateforme Webtoon France du groupe Naver Corporation est, par exemple, un tremplin pour les auteurs et les illustrateurs de BD numériques, à l’instar de l’artiste néo-zélandaise Rachel Smythe, avec son webtoon Lore Olympus qui revisite le mythe d’Hadès et Perséphone et enregistre 975 millions de vues et 5,5 millions de followers sur cette plateforme ; Wattpad et Kindle Direct Publishing sont des espaces immatériels qui permettent à de jeunes romanciers de s’autopublier comme Sarah Rivens, jeune autrice algérienne de 24 ans, qui a commencé à publier sur Wattpad son roman de romance Captive, chapitres par chapitres rendant « accroc des millions de lectrices de 18-20 ans » (Georges, 2023) ; YouTube donne naissance à des influenceurs littéraires comme par exemple Audrey Tribot, plus connue sous le pseudo @lesouffledesmots, une jeune et pétillante influenceuse littéraire sur les réseaux sociaux qui a débuté en 2013 sur le Web. Avec sa chaîne sur YouTube consacrée aux livres, elle enregistre plus de 100 000 abonnées et comptabilise plus de 80 000 abonnées sur Instagram et plus de 40 000 sur TikTok ; Instagram semble dépoussiérer la poésie avec notamment Rupi Kaur, Instapoétesse aux 4,5 millions d’abonnés (Dor, 2019 ; Lemieux, Barton, White, 2022) tandis que TikTok révèle des auteurs à l’instar de Collen Hoover, autrice américaine surnommée « CoHo » qui comptabilise 27 romans, tous devenus des ultra-best-sellers jeunesse traduits dans le monde entier dont le dernier, intitulé À tout jamais, s’est écoulé en France à 250 000 exemplaires (Vergely, 2023) ; sans oublier Twitch qui favorise le livre en live avec notamment Émilie, alias @bulledop, qui, après avoir débuté sur YouTube, a créé notamment des émissions littéraires d’un nouveau genre sur la plateforme comme « La bulle littéraire » ou « les Bibliothons », soit des lives d’une durée de douze heures permettant de récolter des fonds pour venir en aide aux acteurs du monde du livre pendant les confinements.
Cette présentation non exhaustive de quelques espaces immatériels et figures littéraires issues du Web, devenues célèbres grâce à leurs posts, révèle qu’une vie foisonnante autour du livre jeunesse s’est largement déployée sur le Net. «Jamais autant de textes n’ont été disponibles pour ceux qui aiment à se laisser porter par les mots » indique Olivier Bessard-Banquy (2012) dans la conclusion de son étude sur Les Mutations de la lecture. Ce « monde bouillonnant » (Richard, Lacelle, 2020), façonné par des publics amateurs sur des espaces immatériels, concorde avec la fascination des jeunes pour les produits culturels issus de la Corée du Sud.
En l’espace d’une trentaine d’années, les produits culturels sud-coréens sont en effet passés du
« fait pour la Corée (made for Korea) des années 1990 au “fait en Corée” (made in Korea) des années 2000, puis au fait par la Corée (made by Korea) à partir des années 2010. […] La marque Corée s’exporte […] elle est devenue gage de qualité, d’originalité et de succès »
(Cicchelli, Octobre, 2022)
À ce sujet, la plateforme de streaming Netflix a investi 2,5 milliards de dollars dans des films, des séries et des documentaires étant donné la popularité de la culture sud-coréenne. Une partie des jeunes sont effectivement aujourd’hui largement séduits par la musique K-pop, les séries K-dramas en passant par les films, les jeux vidéo, ou encore les bandes dessinées numériques, appelés webtoons, qui circulent sur de multiples plateformes. C’est sur ce nouveau format de lecture que nous allons nous pencher en nous focalisant sur la plateforme Webtoon France, dont le groupe a attiré plus de 82 millions de lecteurs en 2022 (Jobst, 2022).
Composé des mots « web » et « cartoon », la BD coréenne, appelée manhwa au pays du Matin calme serait née au XIXe siècle (Godard, 2016). Le webtoon est un format de lecture dédié aux écrans, particulièrement adapté pour la lecture sur un Smartphone. Conçus spécialement pour être lus de haut en bas c’est-à-dire de façon verticale, en « scrollant » ou en défilant les cases « d’une traite (et non plus découpés en pages) » (Dumeau, 2021), ils ont fait leur apparition en France dès 2011 lors de la création de la maison d’édition pionnière dans ce genre, Delitoon (Delcourt).
Après avoir créé en 2004 sa plateforme de BD numériques nommée Webtoon, le conglomérat sud-coréen Naver Corporation, surnommé également le Google coréen, a, dès 2014, conquis les États-Unis et une large partie du marché européen sous le label Line Webtoon. C’est en 2019 qu’il investit le marché français en créant la plateforme Webtoon France avec son traditionnel logo sur un fond vert pomme dont le discours d’escorte est une invitation à la conquête du plus grand nombre :
« Line webtoon is for everyone! ».
Pour accroitre sa notoriété internationale, Webtoon propose des BD numériques en huit langues différentes : coréen, français, chinois, espagnol, indonésien, allemand, anglais et thaï. Loin de se cantonner aux seules cases ou planches numériques, Naver, semble, au contraire, mettre un point d’honneur à conquérir le marché littéraire communautaire des adolescents. Dans cette optique, ce groupe, qui est toujours à la conquête de nouveaux lecteurs a racheté, en 2021, Wattpad, la plateforme de lecture et d’écriture participative incontournable qui revendique 5 millions d’auteurs et 90 millions de visiteurs en 2020 (De Sepausy, 2021). Cette acquisition stratégique permet également à Naver de profiter des entrelacements médiatiques et éditoriaux que Wattpad avait déjà mis en place en multipliant les partenariats avec les studios hollywoodiens et les plateformes de streaming mais aussi les éditeurs traditionnels notamment avec Hachette : « Elle [la plateforme Wattpad] affirme à ce titre que 1500 œuvres parues sur son site ont été adaptées en films, séries télévisées ou publiées sous la forme de livres imprimés » (De Sepausy, 2021). Le groupe sud-coréen, qui a compris que la culture des jeunes passe par la multiplicité des écrans, est en effet très friand des adaptations issues de tous les registres. Il n’hésite pas à adapter ses webtoons en animés –180 titres seraient effectivement en cours de développement par le groupe (Girgris, 2023) – et à créer aussi des filiations avec des maisons de jeux vidéo mais aussi des éditeurs. Naver s’est ainsi associé avec l’entreprise de jeux vidéo Ubisoft pour adapter dernièrement le célèbre jeu Assassin’s Creed en webtoon (Grigris, 2023). Pour Elisabeth Sutter, le secret industriel des produits culturels coréens
se résume en quatre lettres : OSMU, pour « one source multiple use » – à traduire par « une source, multiples usages ». […] si un webtoon fonctionne, il peut se décliner en roman, en série, en film… Et vice versa. La plupart des productions coréennes sont le résultat de ce mode opératoire. […] Certes, le système des adaptations n’a pas attendu l’éveil de Séoul pour s’imposer. Mais l’échelle à laquelle l’industrie culturelle coréenne le pratique est du jamais vu.
(Sutter, 2022)
Ces multiples partenariats dans tous les formats confondus confirment ainsi la volonté de Jun Kao Kim, fondateur et Président de Naver Webtoon, de « devenir une société de divertissement multimédia mondiale de premier plan » (Faidherbe, 2021).
Lors de notre phase d’observation, menée du 17 au 23 avril 2023 sur Webtoon France, nous avons pu constater l’étourdissante prolifération de BD numériques proposées quasi gratuitement par cette plateforme. Accessibles par deux entrées, une partie dite « Original » qui permet à des auteurs de publier leur BD numérique sous contrat en étant rémunérés par Naver (généralement après publication) offre 200 titres ; et une autre partie, composée d’auteurs amateurs non rémunérés nommée « Canvas » permettant d’auto-éditer une BD numérique, qui est constituée d’un nombre beaucoup plus important étant donné la gratuité de leur production : 8 419 titres sont proposés. Toutefois, le plus surprenant n’est pas le nombre de titres offerts par Webtoon mais le nombre d’épisodes par BD. Rares sont en effet les webtoons qui comportent moins de 10 épisodes. Certains peuvent, au contraire, être composés de plus d’une centaine d’épisodes comme par exemple SubZero de Junepurrr, proposant un nouveau feuilleton chaque dimanche sur Webtoon « Original », positionné en troisième position dans le classement « des meilleurs séries » lors de notre phase d’observation. Cependant, qu’est-ce qui incite et encourage les créateurs à créer toujours plus d’épisodes sur cette plateforme ?
Qu’il s’agisse de Kindle Direct Publishing d’Amazon, de Wattpad, de YouTube, d’Instagram ou encore de TikTok, chaque espace immatériel impose un cadre précis de lecture, d’écriture et de publication appelé l’« architexte » (Souchier, Candel, Gomez-Mejia, 2019). Ceci est tout particulièrement vrai pour les plateformes de Webtoon. Quand le cadre papier des BD traditionnelles impose aux créateurs un nombre limité de cases et de pages par exemplaire (généralement 40 pages comportant 6 à 8 cases par page), « l’écran [quant à lui] devient une nouvelle planche » (Godard, 2016) laissant libre cours aux créateurs. Chacune de ces BD numériques dispose effectivement d’un dispositif permettant de créer un nombre quasi illimité d’épisodes. Leurs auteurs et/ou illustrateurs, loin d’être contraints au premier abord par des « architextes » qui pourraient leur imposer un nombre de caractères précis comme le font certains RSN, disposent au contraire sur Webtoon d’une totale liberté de création. Le dispositif offre une « liberté formelle puisque chaque auteur peut construire sans limites une page qui se déroule à l’infini » (Dumeau 2021). Totalement libres dans leur création, les bédéistes ont aussi la possibilité de jouer avec le texte en créant des « narrations transmédiatiques » (Brouard, 2021), notamment en version dite « Original » : des animations, des effets sonores, des couleurs, de la musique ou d’images animées créant des défis graphiques, du mouvement, des ruptures ou du suspense apparaissent au sein des cases des webtoons. Tous ces éléments techniques donnent naissance à des créations «webtoonistes » inédites composées de textes fluides, sans vraiment de contraintes stylistiques apparentes et alimentées par des animations venant égailler la lecture. Ces créations littéraires révèlent ainsi toutes les potentialités des « écrits d’écran » : « L’écran est un opérateur de métamorphose pour l’écrit. C’est un support dont les propriétés techniques forment et déforment les textes » (Jeanneret, 2011) en leur offrant une autre dimension.
Toutefois, derrière cette absolue liberté créatrice et éditoriale qu’offre Naver se cache un lien immuable entre quantité scripturaire et temporalité éditoriale. Un auteur qui s’investit sur Webtoon se trouve en effet soumis à une tyrannie de la publication pour être visible, voire reconnu. Pour cela, les auteurs se doivent d’être perpétuellement actifs en produisant périodiquement des épisodes selon un rythme hebdomadaire afin de donner à lire aux lecteurs. Pour les tenir en haleine et alimenter continuellement ce dispositif, les auteurs avouent qu’ils utilisent la technique du cliffhanger (Sigrist, 2023)consistant à interrompre un épisode à un moment clé de l’histoire pour laisser du suspense afin que les lecteurs en redemandent. Ces derniers pourront ainsi les liker, leur laisser un commentaire et les évaluer en leur attribuant une note allant d’un à dix. Ces multiples icônes d’évaluation favorisent incontestablement « une sémiotisation de la visibilité, qui implique des logiques de palmarès » (Siguier, 2020). Palmarès qui est d’ailleurs présent dès la page d’accueil sur Webtoon avec la présence du classement des « meilleures séries ». Cette obsession de visibilité est renforcée par la mise en place d’une concurrence auctoriale instaurée par Naver en présentation du site. Cette plateforme impose en effet une division entre les auteurs considérés comme des professionnels sous contrat avec Naver appartenant à la version « Original » et ceux, au contraire, comme des amateurs dépendants de la version « Canvas ». Pour attirer un maximum d’auteurs amateurs non rémunérés sur la partie Canvas, Webtoon propose un Programme de soutien en leur offrant un montant pouvant aller jusqu’à 400 euros à la seule condition qu’ils obtiennent une (sur)visibilité : ils doivent en effet « avoir obtenu au moins 500 nouveaux abonnés ou likes moyen par épisodes » pendant un mois. Publier au moins 1 épisode d’au moins 40 cases pendant le mois concerné3 ».
Quelques auteurs ont fait part de leurs difficultés pour tenir ce rythme infernal : « Pour terminer les épisodes à temps, je dessinais tous les jours, je ne sortais plus, je ne dormais plus. La pression s’accumulait chaque jour et j’ai craqué » témoigne Charlotte, 19 ans (Ferraris, 2023). D’autres ont compris qu’il était nécessaire de trouver des solutions : « J’ai commencé seule mais je me suis vite rendu compte que j’avais besoin d’aide face à la charge de travail » confie Hayden Deterra, auteur de la romance fantasy Aether Dreams sur Webtoon (Ferraris, 2023). Certains « font du frigo », pour reprendre une expression employée par les bédéistes, c’est-à-dire qu’ils anticipent la création de leurs épisodes afin de tenir le rythme hebdomadaire imposé par la plateforme. Enfin, quelques auteurs n’hésitent pas à mettre en place une mise en abyme dans leur BD numérique, comme U. Kiri, l’auteur de Mon vœu le plus sincère, dont le personnage principal Api est en souffrance, car son épisode publié ne rencontre pas le succès attendu. Au fond, Webtoon n’est-elle pas une « usine à contenu » (Ferraris, 2023) ou plus précisément une usine de BD numérique à la chaîne ?
Cette temporalité scripturale, quasi dystopique, est-elle à mettre en lien avec l’une des caractéristiques de la Hallyu exportée en Occident ? Il est vrai que les artistes coréens, comme ceux de la K-pop par exemple, sont soumis à une «surexposition transmédiatique » et se doivent d’être omniprésents pour exister :
Le groupe BTS a ainsi sorti pas moins d’une vingtaine d’albums […] en coréen ou en japonais entre 2013 et 2020, réalisé huit tournées […] auxquelles il faut ajouter la participation à cinq musters (ou « rassemblements BTS ») […]. Ils sont apparus dans une soixantaine d’émissions de télévision, ont donné lieu à un documentaire […] et leur histoire inspire un K-drama. Par ailleurs, ils sont également acteurs et, parfois, réalisateurs. En outre, ils participent à des opérations commerciales en collaboration avec des sociétés à l’implantation internationale [(…]) et à des évènements politiques, au niveau national et au niveau international.»
(Cicchelli, Octobre, 2022, p. 59-60)
La mort suspecte du chanteur Moobin, membre du groupe K-pop Astro, lors de la rédaction de cet article en avril 2023, interpelle et interroge de nouveau les conditions des créateurs issus de la Hallyu.
Notre analyse a également permis de constater que cette foisonnante prolifération de séries de webtoons crée dans l’imaginaire des lecteurs « un sentiment d’une présence infinie et inépuisable » (Jeanneret, 2011). Ce dispositif « d’écrit d’écran » qui offre du webtoon à volonté, ne laissant aucun répit pour une éventuelle réflexion pourtant nécessaire, voire indispensable à toute création littéraire, favorise le sentiment « d’être face à une sorte de réserve culturelle inépuisable » explique Yves Jeanneret en démontrant le pouvoir des « imaginaires de l’écran » (Jeanneret, 2011). Ce dispositif, relevant d’une esthétique du scrolling infini, ne peut que séduire les jeunes sensibles à la lecture sur écran : « 35 % des jeunes lecteurs lisent en format numérique […] et 58 % préfèrent lire sur leur Smartphone » révèle le Centre Nationale du Livre (2022). Conçues pour une lecture rapide se lisant en quelques minutes et composées d’épisodes courts, proposant une suite de rebondissements dans tous les genres, le tout accessible quasi gratuitement pour un public au faible pouvoir d’achat, les BD numériques possèdent tous les ingrédients pour séduire les jeunes généralement accrocs à leur téléphone portable. De scrolls en scrolls, les lecteurs, happés par une logique sérielle mais aussi participative, sont incités à revenir sur cet espace immatériel où tout semble gratuit et inépuisable. À tout moment de la journée, ils se connectent en quelques clics sur cette application, consomment du webtoon et en redemandent inexorablement. C’est ainsi que la BD numérique SubZero de Junepurrr, citée déjà plus haut, a été visionnée par plus 73 millions de lecteurs en avril 2023 et a obtenu la note de 9,8. Les jeunes sont-ils saisis d’une « webtoonmania » ? Webtoon de Naver Corporation serait-elle, à l’instar du réseau TikTok qui « rend les ados accros » (Recoquillé, Saviana, 2023), une plateforme qui générerait des pratiques addictives de lecture comme le suggère une lectrice sur son blog expliquant « comment l’addiction a débuté » (Julie F., 2021) ?
Cette observation a permis de comprendre comment la plateforme Webtoon France de Naver Corporation, par son cadre sémiotique et technique, est un terrain de jeu innovant pour les bédéistes permettant de créer des productions médiatiques et multimodales. Ce dispositif influence les pratiques créatives des webtooniens mais aussi les habitudes de lecture des jeunes : « le support contraint ses contenus et commande les usages qu’on peut en faire » (Mainguenau, 2016). Sous couvert d’une totale liberté créatrice, les auteurs et/ou illustrateurs de BD numériques semblent assujettis à devoir alimenter un dispositif qui semble pourtant insatiable. En tentant d’assouvir la soif inexorable d’un géant du Net, les créateurs sont soumis à une « productivité importante » (Le Goof, 2022) pour ne pas dire une tyrannie de la publication qui leur impose un rythme de travail éloigné de toute éthique. Cette observation a aussi permis de se rendre compte que sur cette plateforme tout est mis en place et en scène pour créer une dynamique de lecture auprès des jeunes. Il s’agit de leur proposer des lectures simples, courtes sans contraintes stylistiques avec une bonne dose de suspense afin qu’ils puissent perpétuellement en redemander et se resservir.
Devant ces pratiques lectorales non formelles « qui échappent souvent à la sphère scolaire » (Cordier, 2020), comment l’institution éducative peut-elle appréhender ces nouvelles pratiques et formes littéraires, situées souvent en périphérie du livre, que les élèves affectionnent particulièrement, loin des regards des adultes souvent peu enclins à s’intéresser à la culture des réseaux des jeunes générations ?
En France, la lecture – en déclin depuis plusieurs années – a été décrétée « grande cause nationale » en 2021-2022 par le gouvernement4. L’instauration du « Quart d’heure lecture » en 2018 dans les établissements scolaires mais aussi celle du « pass Culture » lancé en 2021, permettant de faciliter l’accès des jeunes à la culture, révèlent que les pratiques culturelles, et tout particulièrement la lecture des jeunes, sont un enjeu important pour les institutions françaises. Pourtant, loin de refuser toutes formes de lecture, les adolescents lisent, mais souvent en périphérie des voies canoniques, sur des plateformes numériques comme cela est le cas sur Webtoon France de Naver Corporation.
Devant un tel constat une question se pose : comment l’institution scolaire peut-elle intégrer ces « nouvelles formes littéraires numériques » (Lacelle, Lieutier, 2014 ; Brunel, Boutin, 2020) pourtant éloignées des instances légitimantes et des programmes scolaires dont la mission principale est de faire découvrir aux apprenants un répertoire de textes légitimes, patrimoniaux et contemporains ?
Plusieurs voix s’élèvent pour tenter d’enrayer le déclin de la lecture et mieux comprendre les pratiques culturelles des jeunes. Il faudrait « aller chercher les jeunes sur leurs terrains, en se montrant inventifs pour leur permettre de lire, comme ils veulent quand ils veulent, grâce à une lecture vivante qui soit une véritable expérience » selon les préconisations du Centre National du Livre, présentées en conclusion de l’étude sur Les Jeunes et la lecture (CNL, 2022). Dans la même optique, Anne Berland, directrice de l’Association Lecture Jeunesse suggère : « Nous, acteurs du livre et de la lecture, devons accepter de changer de posture et être moins dans une culture de l’expertise ou de la prescription que dans une culture de l’expérience et du recueil de besoins auprès des jeunes […] C’est-à-dire s’intéresser vraiment à leurs pratiques culturelles, dépasser nos représentations, sortir des idées reçues » (Lacour, Fagnart, Gyumord, 2022).
Pour tenter de mieux cerner les nouvelles formes littéraires numériques, un projet autour des influenceurs littéraires numériques – qui séduisent tout particulièrement la jeune génération : « 29 % des 7-25 ans choisissent un livre après en avoir entendu parler sur la Toile » (CNL, 2022) – a été mis en place au sein de cet établissement. Cette initiative a été menée en étroite collaboration avec une professeure de français (A. Dandelot), une professeure documentaliste (S. Parmentier), une professeure documentaliste stagiaire5 (E. Collet), une responsable jeunesse d’une bibliothèque municipale Les Méjanes (Céline Gilly), ainsi qu’une association spécialisée dans le montage numérique (Anonymal) et une créatrice de contenu active sur les RSN qui s’intéresse aux mangas mais aussi depuis peu aux webtoons à savoir @ines.scarlet. Le projet de critique littéraire sur le Net est un projet de lecture, d’écriture, mais aussi de développement de compétences langagières orales, mené auprès d’une classe de 5e (secondaire), composé de 24 élèves (12-13 ans), dans leur cours de français. Il s’inscrit également dans le cadre de l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) dont l’objectif est d’éduquer les élèves à l’utilisation raisonnée et responsable du Net, en « donnant à chacun les contenus matérielles, techniques et pratiques de créer des contenus qualitatifs et diversifiées … [afin de] transformer les récepteurs passifs […] en producteurs critiques de savoirs collectifs et certifiés » (Alombert, 2023). Il s’agit dans le cadre ce projet de produire et de publier une vidéo comme le font les influenceurs littéraires sur un réseau social. Ce projet, n’a pas pour intention d’opposer la culture en vogue des jeunes à celle plus académique des professeurs de lettres, dont les programmes ont toutefois connu une ouverture depuis 2015, mais « d’optimiser toutes les pratiques de lecture-écriture, quelle que soit leur sphère de déploiement, par un processus de “reliance” tel que défini par Edgar Morin » (Cordier, 2021). Cette idée de projet est à l’initiative de la professeure de français, qui a pu remarquer que les élèves de sa classe n’appréciaient pas vraiment la lecture, mais qu’en revanche ils possédaient, quasiment tous, un compte sur un réseau social. Constatant que les hastags #BookTok ou #Bookstagram génèrent plus de 66 milliards de vues dans le monde créant une sociabilité littéraire autour du livre, l’idée de créer un projet de lecture à la manière des influenceurs littéraires du Net nous a semblé opportune.
Toutefois, qu’est-ce qu’un critique littéraire ? Jeanne Remy dans son travail universitaire (Remy, 2022) reprend la définition de Pierre Brunel dans son livre La Critique littéraire : « Elle est un effort de discernement qui s’applique aux œuvres des écrivains, soit pour les juger, soit expliquer leur formation, leur structure, leurs sens. […] Mettre à part le bon grain et l’ivraie, telle devrait donc être, réduite à l’essentiel, l’opération critique ». Ce projet ambitionne donc de faire lire les élèves en mobilisant leur esprit critique. Toutefois, cette démarche exige qu’ils acquièrent : « un certain nombre d’attitudes, de dispositions, d’habitudes de pensée que l’on peut regrouper sous l’étiquette “attitudes critiques”» comme le souligne Élisa Collet (2021) dans son mémoire en reprenant les propos de Denis Caroti (2021). Il s’agit de créer chez eux une posture de lecteur critique en leur (re)donnant la parole afin de produire une dynamique autour de leur lecture, une « conversation livre » comme le font les influenceurs littéraires sur le Web :
Lire c’est parler. La conversation-livre est orientation, apprentissage et expression. […] Cette lecture s’associe à la découverte pour le lecteur, elle peut s’organiser dans des lieux formels comme un cercle de lecture, ou via des échanges moins formalités que sont les échanges entre blogueurs, les commentaires sous les vidéos YouTube ou des « pads sur Wattpad .
(Le Béchec, Boullier, Crépel, 2018)
Pour favoriser cette posture de critique littéraire actif et responsable, les élèves ont décrypté les posts de l’influenceuse littéraire @ines.scarlet, sélectionnée au préalable par la professeure documentaliste stagiaire Élisa Collet6 qui la suit sur les RSN depuis plusieurs années. Cette analyse leur a permis de mieux cerner les codes, les attitudes, le vocabulaire et la dynamique qu’il convient de générer pour réaliser une vidéo qui soit attractive et pertinente dans sa forme comme dans son fond. À partir de leur analyse et d’une grille réalisée par les professeures en indiquant les grands axes pour guider les élèves dans la présentation de leur vidéo, chacun d’eux a ensuite été filmé pendant quelques minutes pour présenter un livre, le résumer et exprimer son avis sur l’histoire de celui-ci. Sur 24 élèves, 13 ont choisi un manga, 2 des BD, 4 des webtoons et 5 des romans.
La question principale qui sous-tend l’ensemble de ce projet de critique littéraire est de se demander si le développement d’une attitude de critique littéraire sur le Web peut contribuer à favoriser une dynamique de lecture en milieu scolaire ? Pour mener à bien cette initiative, un questionnaire d’enquête a été réalisé sur Survio, logiciel respectant la réglementation générale sur la protection des données (RGPD), selon une méthodologie qualitative cherchant à mieux comprendre le comportement des élèves à l’égard de la lecture. Le questionnaire se présente sous la forme de 13 questions fermées dont les propositions de réponses ont été réalisées en amont par les professeures. Divisé en trois parties : il s’agit dans un premier temps de s’interroger sur l’influence du numérique dans la motivation des élèves. L’hypothèse formulée est que ces derniers s’investissent dans ce projet, car ils utilisent un outil de diffusion et de partage numérique ce qui renforce leur motivation à travailler et à lire. Par ailleurs, il convient de mieux connaître leurs motivations en faveur de la lecture à la suite de ce projet. L’hypothèse dégagée est que les élèves pourraient retrouver le plaisir de la lecture en découvrant le monde des créateurs de contenu et en lisant un livre de leur choix non imposé par leur professeur, lui-même contraint par un programme scolaire. En dernier lieu, il s’agit de mieux comprendre leur posture d’influenceur. L’hypothèse ici privilégiée est que le fait de jouer le rôle d’un influenceur littéraire pendant ce projet pourrait leur apporter d’autres compétences scolaires. Ce questionnaire a été complété individuellement par les élèves à la fin de la séquence (composée de 6 séances). Sur 24 élèves, 20 ont répondu à ce questionnaire et 4 étaient absents lors de cette enquête.
Les résultats de l’enquête menée auprès des élèves indiquent une grande satisfaction envers ce projet de lecture : 75 % ont en effet trouvé intéressant de créer une vidéo « À la manière des influenceurs littéraires ». Cette expérience a été particulièrement favorable puisque 90 % des élèves indiquent qu’elle leur a permis d’avoir une nouvelle vision de la lecture. Par ailleurs, ils sont 70 % à mentionner qu’ils ont retrouvé un certain plaisir à lire de la fiction à la suite de ceprojet. Il est donc possible de dire que le fait d’utiliser un RSN dans un projet de lecture peut impulser une dynamique et motiver les élèves à lire comme le suggère la première hypothèse.
Toutefois, ce qui est assez surprenant, c’est le résultat enregistré concernant le choix personnel d’un livre. Bien que les élèves aient sélectionné pour la plupart des livres éloignés de la littérature classique, 80 % d’entre eux ont indiqué qu’ils n’avaient pas vraiment accordé d’importance au fait de lire un livre sélectionné par eux-mêmes en dehors des programmes scolaires. On se rend donc compte que lire un livre choisi librement n’est pas un élément moteur dans leur investissement, en revanche, utiliser un RSN pour diffuser leur production est une source de motivation. Les jeunes apprenants semblent accorder une importance particulière au canal de transmission de leur message, ici la diffusion de leur critique littéraire.
Concernant l’univers des influences littéraires, 65 % ont reconnu que le choix de réaliser un projet littéraire dont la finalité est d’être diffusée sur le Web a joué un rôle dans leur investissement dans ce projet. Ce qu’ils ont tout particulièrement apprécié, c’est le fait de découvrir le monde des influenceurs littéraires qu’ils ne connaissaient pas vraiment malgré leur fréquentation régulière des RSN pour 70 %. Par ailleurs, jouer le rôle d’un influenceur littéraire pour 60 % des questionnés a été une expérience innovante et motivante.
Au-delà de la motivation pour lire, ce projet leur a permis d’acquérir d’autres compétences, notamment au niveau communicationnel. Bien qu’ils aient été assez « stressés » de s’exprimer à l’oral devant une caméra, ils sont 90 % à affirmer que la réalisation de cette vidéo a développé leur confiance personnelle. Ils sont également 80 % à indiquer qu’il est désormais plus facile pour eux d’exprimer un avis critique sur un livre au-delà du traditionnel « j’aime » ou « je n’aime pas». Par ailleurs, 70 % des sondés révèlent que, certes, ils doivent encore améliorer leur pouvoir de persuasion, mais grâce à ce projet, ils possèdent désormais davantage d’outils pour être motivants ou convaincants dans leur propos.
Les résultats récoltés lors de ce projet pluridisciplinaire (français-documentation) révèlent que l’institution scolaire peut jouer un rôle dans la dynamique de lecture auprès des apprenants : les élèves se sont en effet investis dans ce projet et ont lu le livre qu’ils avaient eux-mêmes choisi pour jouer pleinement le rôle de critique littéraire. Plutôt attirés par les mangas et quelques webtoons, les élèves se sont écartés de la littérature patrimoniale souvent imposée à l’école. En définitive, ils ont apprécié que leurs professeures fassent « un pas de côté » dans leur programme scolaire pour s’intéresser davantage à leurs goûts et à leur univers. Ce qui est innovant pour eux, au-delà du cadre technique, c’est de pouvoir s’exprimer librement sur une lecture, de devenir acteurs de leur apprentissage en donnant leur avis personnel dans un cadre inédit, c’est-à-dire « À la manière d’un réseau social ».
Il semblerait que les élèves aient pu ainsi découvrir une nouvelle dynamique de lecture et développer d’autres compétences scolaires, comme communiquer devant une caméra ou apprendre à être persuasif tout en aiguisant leur esprit critique, qui est plus que jamais indispensable pour naviguer sur les RSN.
Les frontières du monde du livre jeunesse se sont déplacées avec l’arrivée d’espaces immatériels accueillant de nouveaux acteurs mais aussi des formes littéraires inédites. On assiste en effet à une « réappropriation de l’autorité artistique » (Gefen, 2021) par des personnes anonymes qui, en multipliant « les expériences culturelles participatives » (Jenkins, Ito, Boyd, 2017) tentent de créer une culture sur mesure, à leur mesure. Les jeunes semblent désormais à la recherche d’alternatives culturelles. L’analyse de la plateforme Webtoon France de Naver Corporation permet de se rendre compte de ce tournant culturel : les jeunes, fascinés par la K-culture (Goudarzi, 2022), dont la spécificité est de se propager sur leWeb, souvent loin du regard des instances légitimantes, leur offre, entre autres, de nouvelles potentialités de lecture. Cet espace immatériel, devenu une porte d’entrée incontournable pour tous ceux qui veulent lire de la BD numérique, issue de la culture coréenne, permet en effet de lire en scrollant un contenu inépuisable de séries accessibles gratuitement et déclinables à foison, le tout baignant dans un esprit de culture participative où chacun peut contribuer au destin d’un webtoon suivant les commentaires et notes attribués.
Toutefois, l’analyse sémiologique de cette plateforme révèle que Webtoon France est, certes, une bouffée d’oxygène littéraire pour les jeunes à la recherche d’une culture personnalisée mais n’est pas sans contrainte. Cet espace immatériel, où la liberté créatrice semble être un atout considérable par rapport au traditionnel support papier, génère pourtant une pression absolue sur les bédéistes. Ils doivent en effet continuellement alimenter cette plateforme pour être toujours en vue et assouvir ainsi la soif des jeunes impatients de lire les prochains épisodes de leur BD numérique préférée.
Devant un tel décentrement du processus de lecture, l’institution scolaire ne peut rester indifférente. Ces pratiques lectorales non scolaires ont en effet un intérêt pédagogique et consolide des « compétences complexes spécifiques » (Cordier, 2021). Les données empiriques issues du projet « À la manière des influenceurs littéraires » montre que l’école peut elle aussi donner une nouvelle vision de la lecture et impulser une dynamique autour des livres auprès des apprenants en développant leur esprit critique. Cette éducation à penser en toute autonomie est en effet plus que jamais nécessaire avec l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) générative à la portée de tous, comme ChatGPT, qui met sur le marché des livres sans auteurs physiques : c’est en effet plus de 1000 ouvrages écrits ou co-écrits par ce robot conversationnel qui ont été recensés en 2023 (Cohen, 2023). De quoi bouleverser le monde du livre qui en se « ChatGPTisant » (Parmentier, 2023) semble ouvrir « la voie à des gens sans talent artistique » (Carreira, 2023).
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