La vision exprimée par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) concernant la culture et l’éducation (1990, 2005, 2008) souligne l’importance d’un enjeu vécu dans plusieurs régions du Québec et du Canada, caractérisées par un indice de dévitalisation élevé, qui font face à un défi important en matière de littératie et de développement culturel (Duxbury et Jeannotte, 2011; Nicholls, 2005; Statistique Canada, 2016a, 2016b). Cet enjeu est lié à la survie même de ces petites communautés. Nous présentons le cas d’une recherche fondée sur l’analyse des besoins locaux, qui met en évidence le rôle que peuvent jouer la littératie et la culture dans le développement des individus et des collectivités (Desrosiers et al., 2015). Pour ce faire, nous avons sélectionné un territoire rural considéré comme dévitalisé (Institut de la statistique du Québec, 2021a, 2021b). Des données quantitatives, par exemple des statistiques, ont été mises au jour et ont mené à identifier des indicateurs provenant de différents secteurs (éducation, culture, économie, santé). De plus, nous avons analysé des données qualitatives issues d’entretiens avec les acteurs du milieu ciblé. La mise en commun d’indicateurs multisectoriels et de résultats d’entretiens nous a permis de proposer des pistes de réflexion et d’action afin de mieux comprendre le phénomène de la littératie en milieu rural dévitalisé.
The vision expressed by the United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (UNESCO) about culture and education (1990, 2005, 2008) shows the importance of an issue experienced in several regions of Quebec and Canada, characterized by devitalization and challenge in literacy and cultural development (Duxbury & Jeannotte, 2011; Nicholls, 2005; Statistics Canada, 2016a, 2016b). This issue is linked to the survival of these small communities. We present the case of research based on the analysis of local needs and which highlights the role that literacy and culture can play in the development of individuals and communities (Desrosiers et al., 2015). To do this, we selected a rural area considered to be devitalized (Institut de la statistique du Québec, 2021a, 2021b). Quantitative data, for example statistics, were brought to light and led to the identification of indicators from different sectors (education, culture, economy, health). In addition, we analyzed qualitative data from interviews with stakeholders in the target environment. The pooling of multisectoral indicators and interview results allowed us to suggest avenues for reflections and actions in order to better understand the phenomenon of literacy in devitalized rural areas.
Penser à l’éducation en fonction de l’adulte de demain conduit inévitablement à réfléchir aux conditions sociales et culturelles dans lesquelles évoluent les individus, notamment ceux des régions dites éloignées qui doivent néanmoins composer avec un environnement qui demande des compétences en lecture et en écriture. Ceci est particulièrement vrai dans un contexte où l’information est omniprésente et l’utilisation des connaissances est assurément déterminante au regard de l’épanouissement individuel et collectif. En ce sens, plusieurs communautés rurales du Québec (Canada) font face à des défis qui se rapportent directement à la littératie, soit la « capacité d’une personne, d’un milieu et d’une communauté à comprendre et à communiquer de l’information par le langage sur différents supports pour participer activement à la société » (Lacelle et al., 2016). Ainsi, notre recherche met l’accent sur des enjeux fondamentaux pour le développement de la littératie chez les individus qui composent ces collectivités.
Comme le soulignent Gélineau et al. (2018), « la pauvreté et les problèmes sociaux ne sont pas qu’une question urbaine logée au pied des barres d’immeuble ou dans les quartiers dégradés de nos métropoles, ils sont aussi une question rurale logée au cœur des rangs, hameaux et villages » (p. 2). Or, la dévitalisation des milieux ruraux est un phénomène socioéconomique bien connu des gens provenant de régions éloignées des centres urbains :
[elle] prend souvent la forme d’une spirale régressive : la fermeture de la principale entreprise locale ou le déclin du secteur économique dominant (la mine, la forêt, la pêche) provoque une chute de l’emploi; celle-ci amène la migration des populations actives; le déficit démographique occasionne la disparition ou la désorganisation des services qui, à leur tour, renforcent la tentation de partir chez ceux et celles quiétaient restés. Le village cesse de se développer, il stagne, on trouve moins d’initiatives, son tissu social et sa structure économique s’effritent, puis il se dépeuple inexorablement.
(Vézina et al., 2003, p. 4)
Duxbury et Campbell (2011) le montrent bien : partout dans le monde, les régions rurales vivent une transition importante, notamment en raison de leur dépeuplement et du vieillissement de leur population. Face à ces défis, des régions sont appelées à développer un nouvel esprit de diversification, de coopération et d’innovation (p. 111-112). La situation problématique dont il est question affecte également l’accès à la culture dans les régions dites dévitalisées dans lesquelles on retrouve peu ou pas du tout d’institution à caractère culturel.
Le problème de la littératie comporte des dimensions individuelle et collective, tant sur le plan de la santé que sur le plan économique (Statistique Canada, 2016b). En effet, les personnes dont le taux de littératie est faible sont plus à risque de souffrir de problèmes de santé, d’être victimes d’accidents de travail, de toucher de plus faibles revenus ou encore d’être au chômage (Langlois, 2012). Aussi, la culture fait partie de la littératie puisque celle-ci est constituée de toutes les compétences requises pour bien fonctionner en société. Ainsi, on constate que la littératie ne se limite plus à la capacité de lire et englobe maintenant des habiletés nécessaires tout au long de la vie afin d’atteindre des objectifs personnels et sociétaux (Berger et Desrochers, 2011; Ruel et al., 2015).
Le faible niveau de scolarité est un autre facteur qui est déterminant dans le développement des individus et dans leur participation à l’épanouissement collectif : « À l’opposé des adultes présentant un niveau de compétence élevé, ceux qui présentent de faibles compétences “risquent de se voir piégés dans une situation où ils ne peuvent que rarement bénéficier de formation et où leurs compétences restent médiocres ou se détériorent avec le temps, ce qui les empêche encore davantage de participer à des activités d’apprentissage” (OCDE, 2013, p. 36) » (Desrosiers et al., 2015, p. 145). Or, l’enquête menée en 2012 par le Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA) montre justement que près de la moitié des Québécois (48,8 %) qui n’ont pas de diplôme d’études secondaires éprouvent de grandes difficultés en littératie (niveau 1) et que 36,8 % sont de niveau 2, les niveaux 1 et 2 étant les plus faibles; à l’inverse, les compétences en littératie sont de plus en plus grandes à mesure que le niveau de scolarité augmente (Desrosiers et al., 2015, p. 81). De même, l’enquête révèle que l’âge et le niveau de scolarité des parents favorisent également les compétences en littératie. De plus, les niveaux de littératie plus faibles sont associés à une plus grande probabilité de faible revenu et à des facteurs de dévitalisation (Statistique Canada, 2012, 2016b).
Bon nombre de recherches montrent les liens entre la proximité des espaces et des ressources avec les pratiques culturelles de la population (Dick et al., 2019; Saire, 2016) et la « reproduction des héritiers » témoignant des pratiques culturelles transmises d’une génération à l’autre (Bourdieu et Passeron, 1970; de Varennes, 2017). Les parents sont des vecteurs de cette transmission, notamment en ce qui a trait aux pratiques culturelles et à l’utilisation des infrastructures. Pour l’Observatoire de la culture et des communications du Québec (OCCQ) :
Une infrastructure culturelle est un bâtiment, […] un lieu physique qui a une longue durée de vie utile, dont la création comporte une période de gestation importante, qui n’a pas de substitut pertinent à court et à moyen terme, qui est doté de moyens matériels spécialisés, qui est majoritairement dédié à la réalisation d’une fonction culturelle de création, de production, de diffusion/distribution, de formation ou de conservation et qui joue un rôle spécial de soutien à d’autres facteurs de production dans les domaines culturels […]
(Bernier, 2007, p. 9-10)
Davantage qu’un lieu physique, les infrastructures jouent un rôle de levier important de la culture et agissent même comme un indicateur du niveau de culture d’une collectivité (Statistique Canada, 2011a, 2011b). Or, on peut se demander quels sont les effets de la présence ou de l’absence d’établissements culturels structurants dans l’accès à la culture des communautés rurales. On sait que le nombre d’infrastructures a une incidence sur la variété des manifestations culturelles (Saire, 2016). Dans le même sens, plusieurs études démontrent que la culture est clairement associée au développement local (Dick et al., 2019; Duxbury et Campbell, 2011).
En considérant ces dimensions caractérisant le phénomène de la littératie en milieu rural dévitalisé, nous avons été en mesure de formuler une question de recherche à laquelle sont associés des objectifs précis : Quelles sont les caractéristiques d’un milieu rural dévitalisé en matière de littératie et d’accès à la culture? Comment peut-on modéliser ce phénomène afin de mieux le comprendre? Quelles sont les pistes d’action pertinentes dans un tel contexte?
La problématique à l’origine de cette étude permet de dégager trois déterminants de la littératie en milieu rural dévitalisé : la ruralité; la littératie communautaire; le capital culturel. Ces trois dimensions fondamentales de la recherche constituent un cadre de référence pour notre démarche. D’abord, le point de départ de notre recherche est la ruralité, notion associée au contexte qui a une influence importante sur les autres phénomènes : la littératie communautaire et le capital culturel.
D’abord, on associe généralement la ruralité à la démographie : sont reconnues comme rurales les localités de 3000 habitants et moins (Dugas, 2017). Toutefois, définir la ruralité n’est peut-être pas aussi simple : il apparaît important de tenir compte de l’aménagement du territoire (Domon, 2017; Rieutort, 2012), mais aussi de l’aspect social et identitaire. Dans cet ordre d’idées, la vision qui guide notre démarche est assurément celle du développement durable (sustainable development) des collectivités qui envisagent leur épanouissement social, économique et culturel comme une richesse qui dure dans le temps, au-delà des éléments périodiques tels que des évènements, des programmes occasionnels, etc. (Duxbury et Jeannotte, 2011).
Au cours des dernières années, l’opposition classique urbanité/ruralité s’est complexifiée et est devenue porteuse d’une reconfiguration « sociospatiale » (S. Jean, 2012, p. 103) ou « socioterritoriale » (Guimond et al., 2020, p. 41). Rieutort (2012) parle de cette mutation de la ruralité comme d’une « rurbanisation » :
Les « ruraux » adoptent les mêmes modes de vie, les mêmes mobilités et représentations que les citadins tandis que les catégories socioprofessionnelles se diversifient conduisant à la marginalisation des agriculteurs; désormais le rural n’est plus l’agricole et l’on passe d’une société d’interconnaissance à un système plus ouvert et plus éclaté (dissociation des lieux de résidence et d’emploi, résidences alternantes).
(p. 3)
De plus en plus, ville et campagne sont des milieux complémentaires et interdépendants, notamment en raison de la multiplicité des lieux de résidence et d’appartenance (Rieutort, 2012). D’une part, de nouveaux ruraux s’établissent en campagne et côtoient des citoyens déjà établis, certains depuis plusieurs générations. D’autre part, cette cohabitation « engendre aussi de nouvelles alliances construites autour d’intérêts et de projets communs […] [qui] obligent à revoir les façons de penser et de faire. Ils incitent à s’interroger sur le devenir de l’espace rural et à renforcer, dans une certaine mesure, la réflexion actuelle et prospective à son égard. » (Guimond et al., 2020, p. 41)
Or, dans cet écosystème rural, les dimensions éducative et culturelle jouent un rôle important : « La valorisation de laculture est souvent au cœur des activités qui participent à la renaissance rurale » (B. Jean et al., 2009, p. 61). En effet, plusieurs études de cas montrent que le contexte communautaire et l’activité culturelle sont un élément fondamental des nouvelles collectivités rurales et du renouveau communautaire (Duxbury, 2008; Duxbury et Campbell, 2011). C’est pourquoi, dans notre étude, la littératie et l’accès à la culture apparaissent comme étant les pivots de cette nouvelle ruralité. De plus, cette orientation met en relief l’importance des tiers comme lieu d’émancipation (Guimond et al., 2020, p. 41), ces lieux qui sont définis, en grande partie, par « la réalité cachée des populations oubliées de la campagne » (Philo, 1992, cité dans Guimond et al., 2020, p. 41).
En plus de la connaissance de la langue (vocabulaire, syntaxe, ponctuation, structures de texte), la notion de littératie tend à englober plusieurs compétences qui incluent « […] l’usage de la langue orale ou écrite, de textes littéraires, de textes numériques, de textes scientifiques, de textes financiers, de textes scolaires, etc. » (Moreau et al., 2013). Ce concept a été redéfini pour mieux cerner les compétences réelles des adultes, autrement qu’à partir de la scolarité ou d’une « autodéclaration » de compétences, facilitant ainsi des comparaisons entre des régions et des pays : « On a donc cherché à donner une mesure plus directe des compétences individuelles avec des tâches de lecture plus ou moins complexes, à l’aide de documents de la vie de tous les jours, afin d’obtenir des résultats qui traduisent des niveaux de compétence » (Conseil supérieur de l’éducation, 2013, p. 7). Ces compétences forment un continuum allant du niveau 1, correspondant à de grandes difficultés à lire et à écrire, au niveau 5, correspondant à un lecteur capable d’effectuer une lecture complexe (Desrosiers et al., 2015).
Ces compétences multidimensionnelles sont développées tant à l’école qu’en dehors de l’école. Pour Langlois (2012), les bienfaits d’un taux élevé de littératie dans une population sont nombreux : 1) Les individus participent plus activement à la prospérité économique. 2) Les individus sont plus informés et instruits, ce qui joue un rôle de premier plan dans le bon fonctionnement de la démocratie. 3) Les individus et la population jouissent de niveaux de bien-être et de santé plus élevés. En effet, les personnes dont le taux de littératie est faible sont plus à risque desouffrir de problèmes de santé, d’être victimes d’accidents de travail, de toucher de plus faibles revenus ou encore d’être au chômage.
Pour les besoins de la présente recherche, nous nous référons à l’enquête internationale du PEICA (Desrosiers et al., 2015), précisément la partie accordée au Canada et au Québec, qui trace un portrait complet des compétences des adultes dans trois domaines : en littératie, en numératie et en résolution de problèmes dans des environnements technologiques. Dans cette enquête, la littératie est considérée comme un tout « mesuré à l’aide d’une seule échelle, qui englobe non seulement la lecture de textes suivis et de textes schématiques, mais aussi celle de textes numériques (par exemple, des pages de sites Web, des pages de résultats générées depuis des moteurs de recherche, etc.) et de textes au format mixte » (Desrosiers et al., 2015, p. 41). Cette caractéristique fait une grande place à la littératie médiatique et comporte une dimension bien concrète au regard du rôle que peut jouer le numérique dans le développement des individus et des collectivités, notamment dans les milieux dévitalisés, par la pratique de la lecture, de l’écriture et de la communication orale.
Un enjeu économique est aussi étroitement relié au développement de la littératie chez les individus : le revenu médian du ménage chez les personnes classées dans la catégorie inférieure des compétences en littératie est de 49 700$, en comparaison de 84 600 $ pour les personnes classées dans les deux catégories supérieures (niveau 4 et niveau 5)(Statistique Canada, 2016a, 2016b).
La littératie est une notion qui est au centre du développement culturel, car ces deux éléments sont liés et leur complémentarité est nécessaire (Dumais, 2011). En ce sens, dans sa définition de la culture, Morin (1995) la présente comme un phénomène qui « fournit des points d’appui et d’incarnation pratiques à la vie imaginaire, des points d’issue et de cristallisation imaginaire à la vie pratique » (p. 677). Ainsi, la culture apparaît comme faisant partie de la littératie.
La notion de capital culturel, issue des travaux en sociologie (Bourdieu, 1966, 1979; Bourdieu et Passeron, 1970) désigne donc ces points d’appui comme un ensemble de ressources dont un individu dispose (Serre, 2012). Cette notion met de l’avant les trois dimensions qui définissent le capital culturel : 1) le capital incorporé, exprimé à travers les valeurs et les pratiques (Habitus) d’un individu; 2) le capital institutionnel, concrétisé à travers les niveaux d’étude et les reconnaissances scolaires tels les diplômes; 3) le capital objectivé représenté par les objets culturels et les lieux de médiation qui permettent à la culture de prendre forme. Notre étude est davantage orientée vers la dimension du capital objectivé puisque les lieux de culture sont en lien direct avec la vie pratique réelle. En effet, une enquête menée dans plusieurs communautés rurales montre comment le capital culturel est devenu une condition d’accès à la citoyenneté et au pouvoir (Bruneau et Renahy, 2012, cités dans Serre, 2012, p. 7).
Dans le même ordre d’idées, Dumont (1968) met l’accent sur la dimension sociale de l’objet culturel et de sa médiation. En ce sens, le rôle que peut jouer une infrastructure culturelle dans le développement durable des communautés (Kangas et al., 2018) est fondamental dans la mesure où des individus sont appelés à réaliser et à transmettre des objets culturels pour se définir (Dumont, 1968). Or, plusieurs études confirment que « l’infrastructure physique n’est pas un produit de la culture en soi, mais plutôt un soutien à la culture » (Bernier et Marcotte, 2010; Statistique Canada, 2011a, 2011b). Cela va dans le sens de la vision de l’UNESCO, qui établit l’infrastructure culturelle comme un vecteur important de l’accès à la culture. C’est pourquoi nous avons défini l’infrastructure culturelle comme un lieu physique ayant une assez longue durée de vie et constituant le point de départ de différents services : chaînes de courriels, bases de données, de capacités organisationnelles, généralement appuyées par des technologies de l’information et misant sur le numérique (Bernier et Marcotte, 2010). La définition proposée par Statistique Canada est encore plus précise :
[l]’infrastructure physique comprend les structures bâties, les emplacements et les locaux qui hébergent les studios d’enregistrement, les salles de spectacle, les salles de répétition, les studios de cinéma, les laboratoires de conservation, les studios, les salles d’exposition, les entrepôts et d’autres installations de production et de formation […]
(Statistique Canada, 2011b, p. 61)
En somme, l’infrastructure culturelle apparaît comme un objet au sens large, une force motrice de développement personnel, social, économique et culturel. À ce propos, Duxbury et Jeannotte (2011) font une synthèse des recherches qui portent précisément sur le rôle des espaces culturels :
[…] les communautés sont des lieux socialement et culturellement construits, incarnées et reflétées dans leurs formes et leurs espaces physiques […]. Les processus artistiques jouent un rôle important dans la transition de la société vers une base plus durable : ils peuvent créer de nouveaux espaces de dialogue; permettre de nouvelles façons de penser, de communiquer et de développer des compétences […] et catalyser des changements de conscience sociétale, augmentant à la fois la conscience et la connaissance – contribuant collectivement à la transformation des individus et des communautés au fil du temps. Les lieux physiques dans lesquels ces processus peuvent être encouragés figurent également en bonne place […]; [des] « espaces créatifs » dans lesquels on peut découvrir et développer son potentiel créatif et ses capacités de citoyenneté culturelle; des espaces où les gens « s’ouvrent à l’émergence de nouvelles idées» (Worts, 2006); des espaces qui favorisent les échanges sociaux à travers des activités artistiques inclusives. L’accent est mis sur la répartition géographique de ces centres et équipements culturels […]
(p. 6, traduction libre)
Nous retenons que ces infrastructures se définissent généralement comme des lieux structurants qui favorisent l’accès à la culture. Sa présence « physique » la rend donc essentielle.
L’étude de cas de Jones (2004) nous montre la réalisation d’un portrait de la situation éducative et culturelle, notamment sur le contexte rural en Angleterre « isolé, peu développé et socialement dévitalisé » (p. 9). Un tel portrait semble incontournable pour mieux comprendre le phénomène de la littératie en milieu rural dévitalisé en contexte québécois.
Au moyen de l’étude de cas (Karsenti et Demers, 2011; Yin, 2003), notre étude vise à mieux comprendre un phénomène à partir d’un cas représentatif. Pour ce faire, une méthodologie mixte fondée sur deux types de données sera utilisée : d’une part, des données quantitatives contenues dans les différents rapports d’institutions publiques accessibles sont croisées avec, d’autre part, des données qualitatives tirées d’entretiens tenus avec des acteurs de la MRC de L’Islet.
La population impliquée dans ce projet est d’abord celle habitant la MRC de L’Islet. Les participants ciblés sont des professionnels et des non professionnels qui jouent un rôle important dans le parcours des enfants et des adultes du territoire. La sélection des participants vise à obtenir des proportions équitables et représentatives concernant certaines caractéristiques : la provenance, l’âge, l’expérience et le genre des personnes invitées à participer à la recherche. Considérant la prédominance du genre féminin dans certaines institutions scolaires, il est difficile d’atteindre la parité. Néanmoins, le genre masculin constitue environ 30 % des participants que nous avons ciblés. La répartition géographique est également un élément important de l’échantillonnage. En tenant compte des participants potentiels présents sur le territoire, nous avons identifié de 20 à 25 participants potentiels pour le territoire de la MRC de L’Islet.
La collecte des données consiste d’abord à identifier quels sont les facteurs déterminants issus de plusieurs domaines et d’établir leurs relations complexes au regard du phénomène étudié. Ces facteurs se réfèrent directement à ceux identifiés dans la problématique et le cadre conceptuel. Ensuite, afin d’approfondir notre compréhension, nous avons procédé à 22 entretiens individuels semi-dirigés avec des acteurs locaux rattachés aux institutions et aux facteurs que nous avons identifiés plus haut : des enseignants des écoles primaires et secondaires, des membres de la direction d’écoles, des conseillers pédagogiques, des spécialistes (p. ex., orthopédagogues), des intervenants communautaires locaux liés à l’éducation populaire, des parents d’élèves et des animateurs culturels. À partir d’un guide d’entretien, les participants devaient décrire oralement les situations vécues auprès des élèves et de la population en général. Les questions étaient tirées directement de la problématique, du cadre conceptuel et des données quantitatives disponibles. Les réponses ont été transcrites puis analysées au moyen d’un codage thématique qui a permis la formulation de synthèses facilitant la compréhension et la diffusion des résultats (Paillé et Mucchielli, 2008).
Une recension des écrits a été effectuée, et ce, dans plusieurs champs qui ne sont pas naturellement reliés entre eux dans la recherche en éducation. Les mots-clés utilisés à l’aide des bases de données portaient notamment les termes« littératie », « ruralité », « dévitalisation » et « capital culturel » et ont permis de recenser plus de 70 articles et ouvrages scientifiques portant sur au moins deux des éléments mentionnés dans la problématique. Finalement, la mise en commun des données quantitatives et qualitatives disponibles dans différents textes, la prise en compte des besoins locaux exprimés par les participants aux entretiens ont permis de dresser un portrait éducatif et culturel de la MRC de L’Islet.
Située dans la région Chaudière-Appalaches, la municipalité régionale de comté (MRC) de L’Islet est située sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, à l’est de la ville de Québec. Sa superficie est de 2 099 km2 et sa population était de 17 673 en 2021. Le taux de travailleurs de 25 à 64 ans est de 77,6 % (2019) et le revenu disponible par habitant est de 27 028 $ (Institut de la statistique du Québec [ISQ], 2021b, Statistique Canada, 2017a, 2017b).
Par exemple, concernant la démographie, si on considère la population totale de la MRC de L’Islet depuis 2006, on remarque une tendance à la baisse : entre 2006 et 2016, la population de la MRC de L’Islet est passée de 18 902 à 17798 personnes (-5,8 %) (Statistique Canada, 2017a). En 2021, la population du territoire est de 17 673 personnes (ISQ, 2021b).
Année | Nombre d’habitants |
2006 | 18 902 |
2011 | 18 517 |
2016 | 17 798 |
2021 | 17 673 |
Concernant le défi du vieillissement de la population, l’âge médian de la MRC de L’Islet était de 52,1 ans (Statistique Canada, 2017b), de 44,5 ans pour la région Chaudière-Appalaches et de 42,4 ans pour l’ensemble du Québec (ISQ, 2021b). Les enjeux identifiés plus haut touchent particulièrement ce territoire, qui est confronté à plusieurs défis, à la démographie, à la littératie et à la scolarité, surtout si on les compare à l’ensemble du Québec ou par rapport à la région Chaudière-Appalaches.
La problématique à l’origine de cette démarche comporte des dimensions propres à des domaines variés : éducation, culture, santé, développement régional, ruralité et développement social. C’est pourquoi l’enjeu au centre de notre démarche se veut complexe, et il apparaît souhaitable que l’analyse de la situation tienne compte de tous les facteurs qui y sont associés. Pour ce faire, nous avons choisi de tenir compte d’indicateurs multisectoriels qui témoignent du contexte socioéconomique dans lequel se développe la littératie en milieu rural dévitalisé. Ces indicateurs sont eux-mêmes composés de différents indices et sont utilisés pour intervenir dans différents domaines. Pour la présente recherche, nous avons choisi de les utiliser à la fois pour sélectionner le cas représentatif et pour la sélection des participants, eux-mêmes issus de différents champs d’expertise. Finalement, les indicateurs multisectoriels ont servi lors de la formulation des questions d’entretiens.
Depuis 2002 jusqu’à 2018, l’ISQ a conçu un indice de vitalité économique pour mieux connaître et mesurer l’état de santé de chaque territoire (MRC) et de chaque municipalité de la province :
L’indice de vitalité économique des territoires représente la moyenne géométrique des variables normalisées de trois indicateurs, à savoir le taux de travailleurs, le revenu total médian des particuliers et le taux d’accroissement annuel moyen de la population sur cinq ans. Ces indicateurs représentent chacun une dimension essentielle de la vitalité, soit respectivement le marché du travail, le niveau de vie et la dynamique démographique.
(ISQ, 2021a)
Ces différents facteurs servent d’abord à classer l’ensemble des territoires du Québec. Ainsi, des MRC ayant l’indice de vitalité le plus élevé se situent à +24,3 alors que les MRC dites dévitalisées affichent un taux négatif qui peut aller jusqu’à -21,2. La MRC de L’Islet affichait un taux négatif, soit un indice de vitalité de -4,25, et apparaît au 73e rang sur 104 MRC (ISQ, 2021b). Dans le territoire, des municipalités ont également un indice de vitalité allant de -10,24 à 3 (voir tableau 2) :
Municipalité | Indice | Municipalité | Indice |
Saint-Aubert | 3,00 | Saint-Pamphile | -3,27 |
Saint-Jean-Port-Joli | 1,76 | Sainte-Perpétue | -4,25 |
L’Islet | 1,15 | Saint-Damase | -5,28 |
Saint-Roch-des-Aulnaies | 0,62 | Sainte-Félicité | -5,31 |
Sainte-Louise | 0,56 | Saint-Cyrille | -5,42 |
Saint-Adalbert | -8,43 | ||
Saint-Omer | -9,31 | ||
Saint-Marcel | -10,12 | ||
Tourville | -10,24 |
Une tendance apparaît clairement : les municipalités les plus dévitalisées sont toutes situées dans le secteur sud de la MRC. En effet, celles qui affichent un indice de vitalité positif sont les localités qui bordent le fleuve Saint-Laurent ou qui en sont le plus près.
Soucieuse de dresser un portrait nécessaire, entre autres, au développement social (Simard et al., 2016), la santé publique a mis sur pied un portrait des communautés locales de chaque région. Cette caractérisation des communautés dans le domaine de la santé et des services sociaux montre que plusieurs communautés locales de la MRC de L’Islet ont un indice de défavorisation matérielle et sociale variant entre un niveau « élevé » et « très élevé » par rapport aux autres communautés de la région Chaudière-Appalaches. Cet indice est lui-même constitué à partir de différentes composantes matérielles et sociales (Gamache et al., 2019). Cet indice de défavorisation :
[e]st obtenu à partir de six indicateurs, issus des recensements de 1991, 1996, 2001, 2006, l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011 et le recensement de 2016. Les indicateurs retenus pour la construction de l’indice l’ont été en fonction de leurs relations connues avec la santé, leurs affinités avec les dimensions matérielle et sociale de la défavorisation […] :
(Gamache et al., 2019, p. 1)
– La proportion de personnes de 15 ans et plus sans certificat ou diplôme d’études secondaires;
– La proportion de personnes occupées (ayant un emploi) chez les 15 ans et plus;
– Le revenu moyen des personnes de 15 ans et plus;La proportion de personnes de 15 ans et plus vivant seules dans leur domicile;
– La proportion de personnes de 15 ans et plus séparées, divorcées ou veuves;
– La proportion de familles monoparentales.
Une proportion importante de la population de la MRC de L’Islet ne possède pas de diplôme, tandis que les personnes possédant un diplôme collégial ou universitaire sont sous-représentées (voir tableau 3). À l’inverse, le pourcentage des personnes possédant un certificat de type professionnel, un diplôme d’apprenti ou d’une école de métier est beaucoup plus élevé que celui de la région Chaudière-Appalaches et de l’ensemble du Québec.
MRC de L’Islet | Chaudière- Appalaches | Québec | |
Aucun certificat ou diplôme | 22,3 % | 15,3 % | 12,9 % |
Diplôme d’études secondaires ou l’équivalent | 19,2 % | 16,7 % | 18,2 % |
Certificat ou diplôme d’apprenti ou d’une école de métier | 29,7 % | 24,0 % | 17,2 % |
Certificat ou diplôme d’un cégep, d’un collège ou d’un autre établissement non universitaire | 17,7 % | 22,2 % | 20,9 % |
Certificat ou diplôme universitaire (incluant inférieur au BAC) | 9,4 % | 21,8 % | 30,9 % |
Le niveau de scolarité est toutefois un indicateur très précis : il porte uniquement sur le diplôme obtenu par les institutions scolaires et académiques. Un portrait complet nécessite de porter une attention particulière à la compétence réelle en littératie.
L’indicateur retenu est tiré du Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA).Produit par l’ISQ, le rapport sur le PEICA (Desrosiers et al., 2015) met l’accent sur la capacité des adultes âgés de 16 à 65 ans à se développer tant individuellement que socialement en misant sur leurs compétences : « [l’enquête] fournit des mesures comparables à l’échelle internationale sur trois compétences en traitement de l’information, à savoir la littératie, la numératie et la résolution de problèmes dans des environnements technologiques. Il permet aussi de comprendre comment les compétences sont utilisées au travail et dans la vie quotidienne. » (Desrosiers et al., 2015, p. 25). Selon cette enquête,
[l]e score moyen en littératie de la population québécoise de 16 à 65 ans est de 268,6 sur une échelle de 0 à 500 points. Ce score est inférieur à celui du Canada et de l’OCDE. Environ une personne sur cinq (19%) au Québec affiche un faible niveau de compétence (niveau inférieur ou égal au niveau 1) dans ce domaine. Ces personnes auraient des capacités très limitées à traiter l’information écrite. À l’opposé, environ une personne sur dix (11 %) a des compétences élevées en littératie (niveau 4 ou 5). Ces personnes peuvent accomplir des tâches qui nécessitent l’intégration d’informations de plusieurs textes denses et complexes ainsi qu’un raisonnement par inférence.
(p. 27)
Le secteur de L’Islet-Sud est particulièrement affecté par le phénomène problématique lié à la littératie : toutes les municipalités sauf une affichent une moyenne de 70 % et plus de personnes ayant un niveau 1 ou 2, soit les plus faibles en littératie (voir tableau 4).
MRC de L’Islet – Nord | Niveaux 1 et 2 (%) | MRC de L’Islet – Sud | Niveaux 1 et 2 (%) |
L’Islet | 63 | Tourville | 70 |
Saint-Jean-Port-Joli | 61 | Sainte-Perpétue | 73 |
Saint-Roch-des-Aulnaies | 53 | Sainte-Félicité | 72 |
Sainte-Louise | 64 | Saint-Marcel | 73 |
Saint-Aubert | 63 | Saint-Adalbert | 71 |
Saint-Cyrille | 68 | Saint-Pamphile | 66 |
Saint-Damase | 63 | Saint-Omer | 72 |
Ces données confirment le lien étroit entre les compétences en littératie et le niveau de scolarité :
[…] parmi l’ensemble des personnes sans diplôme d’études secondaires, environ la moitié (soit 49 % en littératie et 54 % en numératie) se situent aux niveaux les plus faibles de compétence (niveau inférieur ou égal au niveau 1), c’est-à-dire ont des capacités très limitées en matière de traitement de l’information écrite ou numérique. Cette proportion chute à environ 20 % (21 % en littératie et 23 % en numératie) chez les personnes qui détiennent un DES, puis à près de 10 % (9 % en littératie et 11 % en numératie) chez celles détenant un diplôme d’études postsecondaires de niveau inférieur au baccalauréat et à environ 6 % (5 % en littératie et 7 % en numératie) chez celles ayant un diplôme d’études postsecondaires de niveau égal ou supérieur au baccalauréat.
(Desrosiers et al., 2015, p. 82)
En somme, même s’ils portent sur des réalités différentes, le niveau de scolarité et le niveau de littératie sont complémentaires pour dresser le portrait éducatif du territoire.
Le rôle joué par la culture dans le développement des collectivités a été abordé dans différents pays, et plusieurs cas ont été rassemblés par l’UNESCO depuis la Convention de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (UNESCO, 2005). Par exemple, à partir d’indicateurs reconnus sur le plan international, il apparaît que « [p]our que la culture contribue davantage au développement et à la cohésion sociale, il conviendrait [de] résoudre les problèmes persistants de qualité et de répartition des infrastructures culturelles […] afin de favoriser la participation et l’accès aux activités culturelles » (UNESCO, 2021). L’Observatoire de la culture et des communications du Québec va dans le même sens et identifie le nombre d’établissements de diffusion par 1 000 habitants comme étant l’un des 14 indicateurs prioritaires servant à mesurer l’accessibilité à la culture (Bernier, 2007). Parmi ces indicateurs, on retrouve le ratio du nombre d’établissements par 1 000 habitants, indicateur identifié comme une mesure fiable d’accès à la culture (Bernier, 2007, p. 13). Par le biais de l’enquête menée par l’ISQ et des données disponibles dans le document de présentation de la politique culturelle de la MRC de L’Islet (MRC de L’Islet, 2020), nous avons une idée assez précise du nombre d’établissements culturels présents sur le territoire de la MRC, et cela permet de mesurer l’accès à la culture (voir tableau 5).
Tableau 5. Nombre d’établissements pour certains groupes et sous-groupes de la culture et des communications, MRC de L’Islet, Chaudière-Appalaches et ensemble du Québec (2015)
Groupes et sous-groupes | MRC de L’Islet | Chaudières-Appalaches | Québec | |||
Nombre | Ratio/1000 personnes | Nombre | Ratio/1000 personnes | Nombre | Ratio/1000 personnes | |
Centres d’artistes | 1 | 0,056 | n.d. | n.d. | 67 | 0,008 |
Salles de spectacles | 3 | 0,167 | 29 | 0,069 | 617 | 0,076 |
Institutions muséales | 2 | 0,112 | 23 | 0,055 | 422 | 0,052 |
Bibliothèques publiques | 16 | 0,893 | 89 | 0,212 | 828 | 0,101 |
Librairie | 1 | 0,056 | 13 | 0,031 | 337 | 0,041 |
Cinémas/Cinéparcs | 1 | 0,056 | 5 | 0,012 | 101 | 0,012 |
Stations de radios | 0 | 0 | n.d. | n.d. | n.d. | n.d. |
Station de télévision | 0 | 0 | n.d. | n.d. | 25 | 0,003 |
Le portrait de la MRC est, sur cet élément, assurément favorable par rapport au ratio observé à l’échelle régionale et provinciale pour chacun des groupes et sous-groupes d’établissements. Par ailleurs, ce portrait ne tient pas compte de l’étendue du territoire et de la répartition territoriale de ces ressources. Une telle nuance n’empêche pas de constater que la dimension culturelle est certainement la plus porteuse de la MRC de L’Islet.
Nous avons pu rencontrer 22 participants répartis selon le plan d’échantillonnage suivant :
Institutions publiques | Écoles | Parents | CPE/Organismes communautaires |
Municipalité régionale de comté (MRC) (1) Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) (1) Commission scolaire – Conseillers pédagogiques (2) – Spécialiste (1) | Direction (2) Enseignants du primaire (2) Enseignants du secondaire (1) Spécialiste (1) | Ayant des enfants au primaire (2) Ayant des enfants du secondaire (2) | Éducatrices (2) Intervenantes communautaires (4) Animateur culturel (1) |
Le nombre de participants minimum que nous avions visé (20 participants) a été atteint, soit un total de 22 participants. Afin de tenir compte de la diversité du territoire de la MRC de L’Islet, nous avons favorisé, dans le recrutement de nos participants, un échantillon représentatif du secteur de L’Islet-Nord (n = 9) et du secteur de L’Islet-Sud (n = 8), en plus des participants responsables de l’ensemble du territoire de la MRC de L’Islet (n = 5).
MRC complète : 5 participants avaient sous leur responsabilité l’ensemble du territoire de la MRC de L’Islet – L’Islet-Nord : 9 participants provenant soit de L’Islet, de Saint-Jean-Port-Joli, de Saint-Roch-des-Aulnaies, de Sainte-Louise, de Saint-Damase, de Saint-Aubert ou de Sainte-Cyrille – L’Islet-Sud : 8 participants provenant soit de Tourville, de Saint-Perpétue, de Sainbt-Pampille, de Saint-Adalbert, de Saint-Marcel, de Sainte-Félicité ou de Saint-Omer. |
Comme nous l’avions anticipé, les entretiens semi-dirigés nous ont permis d’approfondir les éléments essentiels des enjeux que nous avions ciblés au départ de notre projet. Ces thèmes font partie du guide d’entretien. Les rencontresse sont déroulées individuellement et ont duré de 45 minutes à 1 heure. Le Guide d’entretien est présenté dans le tableau 8.
|
Les éléments abordés lors des rencontres ont été très diversifiés, et nous avons cru nécessaire de recentrer les éléments abordés autour des thèmes porteurs de notre démarche. Nous présentons un condensé des réponses obtenues les plus fréquentes que nous avons reformulées (voir tableau 9). Le matériel utilisé était composé de l’équipement pour enregistrer la conversation dans un ordinateur. Les prénoms des participants ont été modifiés afin que des personnes ne soient identifiées.
Questions | Réponses/L’Islet-Nord/L’Islet-Sud (occurrences) |
Dans la MRC, quelles sont les expériences et les connaissances que vous avez concernant le niveau de scolarité moyen de la population? | Il y a un a faible niveau de scolarité ou des personnes sans diplôme dans plusieurs familles. Nord (3)/Sud (8)/MRC complète (2) |
Quelles sont les réalités liées aux pratiques de lecture et d’écriture (littératie) auxquelles vous assistez? À l’école et en dehors de l’école? Expliquez. | Il y a des problèmes liés aux troubles de langage, au développement du langage et aux pratiques familiales. Nord (4)/Sud (7) Il y a absence d’institution postsecondaire ou de formation professionnelle. Nord (4)/Sud (3)/MRC complète (1) |
Quelles sont les réalités liées aux technologies et au numérique auxquelles vous assistez? Expliquez. | Les technologies sont présentes dans les familles, mais peu ou mal utilisées pour l’apprentissage. Nord (7)/Sud (4) |
Est-ce qu’il y a des différences entre certains villages ou secteurs de la MRC? Pourquoi? Ex. : sur le plan de la santé et du développement socioéconomique? | Il y a une différence des mentalités selon les secteurs nord/sud de la MRC. Nord (6)/Sud (7)/MRC complète (4) Il y a un fort pourcentage de prestataires d’aide sociale. Nord (3)/Sud (6)/MRC complète (1) Il y a des problèmes de santé mentale dans certains secteurs (TDA, TPL, anxiété). Nord (3)/Sud (5) |
Est-ce qu’il y a des distinctions ou des explications concernant l’accès à la culture selon vous? | Il y a peu d’accès à la culture, c’est trop loin ou trop compliqué. Nord (3)/Sud (7)/MRC complète (2) |
À votre connaissance, est-ce que les infrastructures dédiées à l’éducation et à la culture sont adéquates et suffisantes? Expliquez. | Oui, les institutions sont relativement près (Nord) Il y a un problème de mobilité, il manque de transport donnant accès à de la formation. Nord (4)/Sud (8)/MRC complète (1) L’accessibilité de la formation à distance est un problème; les horaires des cours ne permettent pas de suivre des cours éloignés. Nord (2)/Sud (4)/MRC complète (1) Non, l’absence d’institution postsecondaire est la cause de l’exode des jeunes. Nord (2)/Sud (6)/MRC complète (1) |
Une analyse de ces résultats nous indique quelques constantes. D’abord, le fossé socioculturel séparant les secteurs de L’Islet-Nord et de L’Islet-Sud fait presque l’unanimité chez les personnes interrogées. Cette caractéristique teinte la plupart des réponses obtenues : les problèmes soulevés sont apparus plus fréquemment dans les réponses des participants selon qu’ils sont associés au secteur nord ou au secteur sud. C’est pourquoi nous avons indiqué la provenance des réponses obtenues lors des entretiens.
Dans beaucoup de réponses obtenues auprès des participants, l’éloignement géographique était toujours souligné comme obstacle à la littératie, même de la part des participants responsables de l’ensemble de la MRC : « Beaucoup de gens sont sans diplôme, encore plus dans le sud que dans le nord […]. » (Nathalie)1. Cette dimension affecte également les problèmes liés à l’accessibilité à différents types d’activité, notamment lorsqu’il est question d’en organiser ou de participer à des évènements culturels. L’éloignement du secteur de L’Islet-Sud par rapport aux manifestations culturelles d’envergure est exprimé, entre autres, par une intervenante en milieu scolaire : « À Saint-Jean-Port-Joli, […] pour avoir travaillé là, les élèves ont un côté culturel très développé […]. Ici [Sud], il y a un type de clientèle différent, […] culturellement c’est assez pauvre. » (Johanne). Finalement, un autre défi a été mentionné : l’accès aux connaissances et à la formation sur le territoire de la MRC de L’Islet : « L’accès à l’information est une priorité, […] travailler avec les familles, […] les milieux moins ouverts » (Marie). À l’inverse, les personnes interrogées dans L’Islet-Nord sont à proximité des installations des MRC voisines : « Les gens ont plus tendance à aller à La Pocatière chercher des services qu’à s’identifier à la MRC de L’Islet » (Étienne).
Puis, une autre constante ayant émergée de l’analyse de nos entretiens, ce sont les problèmes liés à la communication du point de vue individuel en raison de difficultés de langage éprouvées par plusieurs élèves. En effet, les difficultés langagières ont été mentionnées à plusieurs reprises comme étant omniprésentes dans les écoles ainsi que dans les organismes communautaires dédiés aux familles et à l’alphabétisation. L’un des problèmes mentionnés fréquemment est celui du faible vocabulaire qu’ont certains enfants : « Toute l’équipe de l’école serait derrière moi pour dire que le vocabulaire est pauvre » (Sonia, intervenante en adaptation scolaire). Un autre problème est celui de la prédominance des troubles de la parole, troubles qui jouent un rôle déterminant dans le développement de la littératie: « Beaucoup d’élèves écrivent au son, les problèmes d’orthophonie on en parle à chaque semaine » (Hélène). Sophie, intervenante en adaptation scolaire dans 4 municipalités, ajoute : « Dans les petites écoles, il y a plus de parents dont la scolarité est moins élevée. » Cette proposition illustre bien que le milieu joue un rôle fondamental dans le développement de la littératie.
L’utilisation des technologies par les enfants, soulignée par les parents principalement, constitue aussi un enjeu exprimé plusieurs fois : « La plupart des familles ont accès aux outils numériques, mais il y en a pas beaucoup qui savent les utiliser et ça garantit pas que l’enfant n’aura pas de problèmes d’écriture » (Charles, intervenant communautaire). Notre démarche a permis d’engager une exploration afin de mieux caractériser le problème en jeu et d’identifier des pistes de réflexion et d’action. À partir des réponses aux entretiens et des autres données disponibles, il est possible de formuler des propositions en ce sens.
Le phénomène de la littératie en milieu rural dévitalisé est mieux compris, et son analyse est favorisée par l’utilisation des indicateurs multisectoriels. La sélection du territoire ou de la MRC est une étape fondamentale fondée sur le croisement de plusieurs indicateurs multisectoriels qui sont rarement combinés. À partir de sources d’information variées, essentiellement de nature quantitative, nous avons pu enrichir la connaissance que nous avions de cette réalité propre à ce milieu au moyen de nouvelles données qualitatives. En réponse à l’une des questions à l’origine du processus, « Quelles sont les caractéristiques d’un milieu rural dévitalisé en matière de littératie et d’accès à la culture? », nous proposons une méthode d’analyse novatrice et mixte au regard des données qualitatives et quantitatives utilisées : les indicateurs multisectoriels, les rapports de différentes institutions et des entretiens que nous avons analysés. Nous avons été en mesure d’approfondir la connaissance que nous avons des enjeux définissant la littératie en milieu rural dévitalisé, une notion peu investiguée dans la recherche en éducation.
Chaque domaine pris isolément met de l’avant ses propres indicateurs. C’est la mise en relation de ceux-ci, tant en éducation qu’en culture et en économie, qui constitue une avancée certaine au regard de la documentation et de la compréhension que nous avions de ce phénomène d’une grande complexité. De plus, la recherche nous a permis de combiner des données quantitatives et qualitatives de façon satisfaisante, les statistiques, les rapports et autres documents ne nous ayant pas permis de saisir complètement la singularité de ce milieu rural en nous appuyant seulement sur la documentation déjà existante de cette problématique. Finalement, à partir de la problématique, du cadre de référence et des indicateurs multisectoriels, des déterminants de la littératie en milieu rural ont été mieux cernés et validés : 1) la dévitalisation, 2) la ruralité, 3) la littératie communautaire et 4) le capital culturel. De plus, ce modèle pourrait être transposé dans d’autres milieux, par exemple lors d’une analyse similaire dans une autre région ou une autre MRC.
Cette modélisation permet de saisir plus concrètement le phénomène de la littératie en milieu rural dévitalisé et nous amène à formuler des pistes d’action encore plus concrètes au regard des défis exprimés par les acteurs du milieu.
Le défi de la mobilité est un élément que l’on ne peut ignorer dans la recherche de solutions au regard de la problématique de la littératie rencontrée en milieu rural dévitalisé. Dans les milieux tels que celui que nous avons étudié, l’offre éducative et culturelle est présente, mais les besoins locaux sont très variables d’une localité à l’autre : l’uniformité territoriale n’existe pas. D’une part, les apprentissages en littératie se font autant sur le plan scolaire que sur le plan communautaire, c’est-à-dire en dehors de l’école comme le font remarquer Lafontaine et al. (2015). D’autre part, développer les compétences en littératie peut se faire de différentes façons, notamment par le biais de la formation à distance, mais ne se vit pleinement que lorsque se produit une rencontre ou une expérience. C’est pourquoi des formations scolaires uniformisées semblent peu adaptées à certaines réalités rurales.
Les participants à la recherche le confirment tous : développer la littératie, ce n’est pas développer la scolarité – de nouvelles écoles n’ouvriront pas et de nouvelles méthodes strictement didactiques ne permettront pas au milieu rural de se développer. Toutefois, le public des villages éloignés, même s’il n’est pas confronté quotidiennement à l’éducation et à la culture, ne leur prête peut-être pas la même valeur, mais il a besoin et envie de vivre des expériences organisées et structurées. On peut penser que la transformation de bâtiments déjà existants est un objectif réaliste pour les communautés rurales, car la présence de lieux vides ou non exploités est une réalité bien présente dans les milieux dévitalisés. Plusieurs études de cas exposés par Duxbury et Campbell (2011) et Duxbury et Jeannotte(2011) montrent la pertinence de procéder à l’analyse des besoins : un commerce qui ferme sera peut-être appelé à devenir un lieu incontournable d’ateliers et de formations diverses une fois qu’il aura été transformé.
L’école du village n’est pas le seul lieu d’enseignement et d’apprentissage. Dans le prolongement d’une approche de type écosystémique (Larose et al., 2004; Pithon et al., 2008) associée à l’éducation pour tous (UNESCO, 1990) et à la Cité de l’éducation (Pourtois et al., 2013), des projets misent essentiellement sur un type de « formation non formelle » qui consolide le développement de la littératie (Desrosiers et al., 2015). Toutefois, une intervention éducative plus sociocommunautaire que scolaire implique de tenir compte des besoins de la communauté et des ressources du milieu pour mobiliser et amorcer un changement significatif en collaboration avec tous les acteurs liés au développement humain (Bronfenbrenner, 1979; Larose et al., 2004). Une orientation collective s’appuie notamment sur la participation de tous les acteurs d’une communauté – parents, éducateurs, leaders et décideurs politiques – pour mettre en œuvre des moyens concrets de faire face à des défis éducatifs (Slee, 2009). En ce sens, il semble impératif d’accélérer le développement des infrastructures culturelles et éducatives dans les secteurs dévitalisés, car elles constituent des leviers favorisant l’activité culturelle et la pratique régulière de la lecture, de l’écriture et de la communication orale (Trenholme Counsell et Roy, 2016).
La démarche de recherche que nous avons menée nous permet de répondre de façon satisfaisante aux questions que nous avions formulées : 1) Quelles sont les caractéristiques d’un milieu rural dévitalisé en matière de littératie et d’accès à la culture? 2) Comment peut-on modéliser ce phénomène afin de mieux le comprendre? 3) Quelles sont les pistes d’action pertinentes dans un tel contexte?
De ce fait, pendant notre démarche, un enjeu s’est imposé : les enfants appelés à devenir les adultes de demain ont-ils les mêmes ressources, peu importe leur provenance, pour développer leurs compétences en littératie et le même accès à la culture? Pour les élèves issus des milieux ruraux dévitalisés, la réponse est non puisque leur réussite en littératie ne dépend pas exclusivement des apprentissages scolaires (Lafontaine et al., 2015; Lahaye et al., 2007). Comme le souligne Levesque (2016), « Dissocier réussite scolaire et réussite éducative, comme on le fait encore aujourd’hui, est discutable. […] réussir à l’école devrait coïncider avec l’ensemble des missions qu’on lui confie, à savoir instruire, socialiser et qualifier, au lieu de se réduire à la seule maîtrise des savoirs scolaires » (p. 4).
Une ressource éducative supplémentaire a une influence positive sur le niveau de scolarité de la population à long terme, que ce soit par une approche écosystémique (Bronfenbrenner, 1979; Larose et al., 2004) ou par l’établissement d’une véritable communauté éducative (Pithon et al., 2008; Pourtois et al., 2013). Une intervention socioéducative culturelle structurante en milieu rural dévitalisé serait axée sur : des activités d’éveil (à la lecture, à l’écriture) et l’aide à l’apprentissage aux élèves en difficulté; un renforcement des compétences des adultes par le biais de l’éducation populaire et d’activités non formelles; des formations pour les aînés. Il apparaît que la littératie est une force motrice de développement social, économique et culturel, car elle permet d’assurer un accès à la connaissance, la pensée, la culture et l’information. C’est pourquoi une étude longitudinale permettrait de mesurer l’impact d’initiatives en littératie chez des communautés rurales similaires.
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