Volume 3 / Enjeux relatifs à la réception

La réception d’un roman augmenté pour adolescents

Sylvain Brehm
Université du Québec à Montréal
Marie-Christine Beaudry
Université du Québec à Montréal

Résumé

Cet article rend compte d’une recherche exploratoire visant à décrire la réception du premier volume de la série Skeleton Creek, de Patrick Carman, auprès d’élèves de la première année du secondaire. Cette série propose des récits relatés alternativement, à partir du point de vue de chaque personnage, et sur deux supports (papier et écran). La lecture de chaque chapitre du journal, présentant le récit d’un des personnages, est suivie du visionnement d’une vidéo réalisée par un autre protagoniste, accessible sur un site Internet grâce à des mots de passe contenus dans le livre. Les résultats, dégagés par une analyse de contenu, ont été obtenus grâce à un journal de lecture et à des entretiens semi- dirigés. Ils mettent en relief trois modalités de la lecture des élèves : le processus de construction du sens, l’immersion fictionnelle et la faible adhésion au pacte de lecture préconisé par l’auteur.

Abstract

This article presents the results of an exploratory research project that illustrates the reception of the first volume of Patrick Carman’s Skeleton Creek by secondary one students. This series of stories is narrated from the point of view of each character presented through the print book, and includes a digital accompaniment. More specifically, each print chapter of a character’s diary is followed by viewing a digital video, made accessible online with passwords from the print book. The results of this research, drawn by content analysis, were obtained through a logbook and semi- structured interviews. They highlight three reading modalities for our students: meaning construction process, fictional immersion and low adherence to the author’s recommended reading instructions.

Mots-clés
Lecture numérique, multimodalité, relation texte/image, roman pour adolescents

Keywords
E-reading, multimodality, text-image relation, teennovel
Citer
Pour citer
Brehm, Sylvain et Beaudry, Marie-Christine (2016). La réception d’un roman augmenté pour adolescents. Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, 3.

Dans la conclusion d’Univers de la fiction, Thomas Pavel signalait la tendance remarquable consistant à réduire « la distance qui sépare le spectateur du monde fictionnel » (Pavel, 1988, p. 184). Loin de constituer un épiphénomène, ce processus s’est accentué avec la redéfinition du statut du livre, des formes de l’écrit et des modes de lecture engendrée par l’avènement du numérique (Bélisle, 2004). Les conséquences de l’irruption d’Internet et des technologies dans notre quotidien se manifestent aujourd’hui par l’émergence d’une « culture de la convergence » (Jenkins, 2013 ; Chevaldonné, 2012) caractérisée, notamment, par l’élaboration d’univers fictionnels complexes reposant sur la mise en commun des ressources de différents médias (roman, film, site Internet, etc.) ainsi que sur la participation accrue du lecteur, appelé à devenir pleinement « collabor-actif » (Piffault, 2008).

C’est précisément sur les aspects participatif et ludique du rapport à la fiction et à la narration que reposent l’interactivité et le potentiel d’« immersion fictionnelle » (Ryan, 2013 ; Schaeffer, 1999) plus importants des romans dits « augmentés » ou transmédias, notamment ceux destinés aux adolescents (Hamaide-Jager, 2013). À ce titre, ces œuvres soulèvent des questions particulières sur les relations que les lecteurs nouent avec les dispositifs1 narratifs et technologiques qui « transpos[ent] le récit dans un hors-texte médiatique » (Rio, 2012, p. 147).

La série Skeleton Creek, de Patrick Carman, illustre bien cette volonté de renouveler les modalités de la lecture en proposant des récits relatés à la fois à partir de deux points de vue et sur deux formats : la lecture de chaque chapitre du journal,présentant le récit d’un des personnages, est suivie du visionnement d’une vidéo réalisée par un autre protagoniste, accessible sur un site Internet grâce à des mots de passe contenus dans le livre. L’intrigue progresse ainsi de manière continue, alternativement dans le texte et à l’écran (Carman, 2011a ; 2011b), par l’entremise du texte papier et de plusieurs vidéos.
L’interrelation étroite entre le texte papier et le vidéo participe à une nouvelle forme de textualité, puisque le roman se lit autant qu’il se visionne. À cet égard, sile « texte numérique dans son contexte éditorial préfigure [d]es pratiques » (Saemmer et Tréhondart, 2014, p. 107) auxquelles le lecteur répond, même potentiellement, qu’en est-il de la réception du récit multimodal Skeleton Creek, qui ne correspond ni à la définition d’un roman enrichi ni à celle d’un roman transmédia comme nous le verrons un peu plus loin ? C’est ce que nous avons tenté de mieux cerner par notre recherche de type exploratoire, qui vise à décrire la réception de Psychose, premier volume de la série Skeleton Creek, auprès d’élèves de la première année du secondaire, en utilisant comme outils de cueillette de données un journal de lecture et des entretiens semi-dirigés. Les résultats, dégagés par une analyse de contenu, mettent en relief la réception réalisée par les élèves.

SkeletonCreek : Un roman enrichi, transmédia ou augmenté ?
Selon Carman, il est désormais indispensable pour les écrivains de tenir compte de l’attrait des adolescents pour le numérique. Carman enjoint d’ailleurs également les enseignants à proposer à leurs élèves des œuvres qui tiennent compte de leurs attentes :
« Teachers, use Skeleton Creek to bridge the digital divide and lure students inside the structure of a novel » (Carman, 2011a). Larson (2009) partage cette opinion et soutient que les lecteurs d’aujourd’hui, en particulier les plus jeunes, souhaitent que les œuvres qu’on leur propose combinent plusieurs médias et modes de narration. Dans les faits, cependant, les textes numériques revêtent des formes diverses et convient leurs lecteurs à des expériences parfois très différentes. Certains, en effet, sont de simples versions numérisées du texte papier, tandis que d’autres contiennent des illustrations iconiques ou sonores, voire, dans certains cas, intègrent une dimension interactive.
Comme on l’a mentionné plus haut, la structure de Skeleton Creek repose sur la complémentarité de deux supports de lecture et de deux modes de narration qui associent du texte et des images animées. À ce titre, le dispositif narratif de Skeleton Creek diffère de celui d’un roman enrichi (enhanced novel), c’est-à-dire d’un texte « accessible sur un support de lecture numérique et auquel on peut adjoindre des effets sonores et visuels, des jeux, des interactions intégrés et synchronisés au récit et que l’on nomme “enrichissements” » (Rio, 2014). D’une part, en effet, les romans enrichis sont uniquement tributaires d’un support numérique (généralement pourvu d’un écran tactile pour favoriser les interactions avec les lecteurs) alors que Skeleton Creek se présente comme un roman traditionnel offert uniquement dans une version papier. Les capsules vidéos, qui sont des composantes à part entière du dispositif narratif, sont accessibles sur un site Internet. Par conséquent, il est nécessaire de passer du support papier à un support numérique (par exemple, un écran d’ordinateur, une tablette, un téléphone intelligent) pour pouvoir visionner les vidéos. D’autre part, les vidéos de Sarah ne constituent pas un simple complément illustratif, comme dans la plupart des romans enrichis. Elles contribuent à la progression de l’intrigue, Sarah étant un personnage principal au même titre que Ryan. Pour autant, contrairement à Lamb (2011), nous ne considérons pas que Skeleton Creek se rattache aux « narrations transmédias » (transmedia storytelling) que Jenkins définit comme des dispositifs narratifs au sein desquels « chaque texte nouveau apport[e] à l’ensemble une contribution différente et précieuse […] un récit peut ainsi être introduit dans un film, puis se développer à travers la télévision, le roman, la bande dessinée […]. Tout produit est un point d’entrée dans l’ensemble de la franchise » (Jenkins, 2013, p. 119-120). Or, précisément, le texte et les vidéos de Skeleton Creek ne sont pas conçus comme des entités autonomes. Au contraire, le roman et les vidéos sont unis par un lien de complémentarité, mais aussi par un lien de dépendance mutuelle.

Skeleton Creek s’apparente en fait plus à un roman augmenté, qui, comme l’entend Rio (2014), « associe à un livre format papier des dispositifs virtuels et technologiques de différents genres (jeu vidéo, blogs, site internet, RA, etc.) permettant, par exemple, des extensions narratives ou des interactions ». Ainsi, comme le précise Rio, le roman augmenté se caractérise par le déploiement d’un univers narratif sur plusieurs supports. Cela a notamment pour effet de délinéariser la lecture du récit qui « n’en reste pas moins un seul et même acte de lecture » (Rio, 2014).Notons, à ce propos que si le lecteur de Skeleton Creek est effectivement appelé à être actif en entrant des mots de passe et en passant du livre à l’écran, il n’intervient à aucun moment sur le cours du récit et donc de la lecture.

Relations textes/vidéos dans Skeleton Creek
Pour construire du sens, le lecteur de Skeleton Creek doit lire à la fois le récit sur support papier et regarder, ou« lire », les vidéos à l’écran ;la création du sens se réaliserait alors à l’intersection du texte et des images (Unsworth, 2006b). Sons, images et discours doivent être lus ensemble et intégrés dans une configuration sémantique cohérente (Kress, 2003).Dans le cadre de notre recherche, la théorie des relations textes/images, sur laquelle nous nous appuyons, est celle développée par Kress et Van Leeuwen (1996), qui ont cherché à décrire l’organisation métafonctionnelle de ces relations textes/images dans les textes multimodaux. Ces relations peuvent se regrouper autour de trois pôles majeurs de création de sens, soit les pôles idéationnel, interpersonnel et textuel, qui se déclinent eux-mêmes en plusieurs éléments. Cette typologie d’organisation métasémiotique constitue le cadre analytique employé pour comprendre les relations en jeu dans Skeleton Creek. Nous détaillons ci-dessous les relations intersémiotiques présentes dans chacun des trois pôles ;bien que présentés séparément, ces trois pôles interagissent simultanément lors de la construction du sens (Unsworth, 2006b).

Le pôle idéationnel
Dans le pôle idéationnel, « le texte et l’image “construisent” la nature de l’évènement, de ses participants et de son contexte » (Lebrun et Lacelle, 2012, p. 83).Les travaux d’Unsworth (2001, 2006a, 2006b) et d’Unsworth, Thomas et Bush (2004),basés sur les recherches d’Halliday (1985), de Kress et Van Leeuwen (1996)et de Gill (2002) sur les albums pour la jeunesse, affinent les relations possibles pour la construction idéationnelle du sens. En effet, quelques entrées de Ryan et vidéos de Sarah entretiennent ainsi un lien de concurrence, dans lequel le texte et l’image jouent un rôle équivalent dans la construction du sens, et créent même une certaine redondance. L’image et le texte se trouvent alors« au même niveau de généralité » (Martinec et Salway, 2005, p. 350). Dans ces quelques cas, le visionnement s’avère facultatif pour construire le sens du récit.

Un deuxième type de relations possibles entre le texte et l’image pour former une construction idéationnelle du sens est la complémentarité, dans laquelle la lecture du texte et celle de l’image, véhiculant tous deux des informations différentes, se complètent. Pour Unsworth (2006b), le sens global issu de la lecture des deux modes est plus complet que le sens apporté individuellement par l’image et par le texte. C’est, à notre avis, le type de relations qui domine dans le premier volume de Skeleton Creek : certaines vidéos de Sarah complètent, « augmentent » (Unsworth, 2006b) les propos de Ryan plutôt évasifs, notamment sur l’accident qu’ils ont vécu. Les vidéos jouent alors le rôle d’exemplification (Martinec et Salway, 2005), car elles apportent une représentation complémentaire des évènements, plus détaillée et précise, qui vient enrichir le sens du texte.

Enfin, la dernière vidéo agit comme une jonction avec la dernière entrée de Ryan. Pour Unsworth (2006b), la jonction réfère entre autres à la projection, par exemple, dans une image, du sens qui est induit par un élément du texte. Dans le cas de la dernière vidéo, elle illustre ce que Ryan anticipe etla fin du récit, tout en ouvrant sur le prochain volume.

Le pôle interpersonnel
La construction interpersonnelle du sens par les relations textes/images concerne les interactants (Lebrun et Lacelle, 2012 ; Unsworth, 2006b) : « On est dans le domaine de la possibilité, de la probabilité ou de la certitude des images et du texte par rapport au monde réel, ce qui entraine de la part des interactants des degrés d’engagement divers face au document multimodal, dont, entre autres, le jugement rationnel et les réactions émotionnelles » (Lebrun et Lacelle, 2012, p. 84). Cette interaction entre le lecteur, le spectateur et les personnages, par exemple, amène une construction interactive, évolutive et évaluative du sens : « Images construct not only representations of material reality but also the interpersonal interaction of social reality (such as relations between viewers and what is viewed). In addition images coherein to textual compositions in different ways and so realize semiotic reality » (Unsworth, 2006b, p. 58). L’interaction engendre une certaine évaluation des relations textes/images dans laquelle le lecteur-spectateur peut accorder de la crédibilité et de la véracité aux images. Dans Skeleton Creek, les interactions entre les deux personnages et le lecteur-spectateur entrainent une pseudo relation interpersonnelle : Sarah regarde la caméra et, ainsi, interpelle Ryan ; le lecteur, spectateur des vidéos supposées secrètes de Sarah, devient ainsi voyeur. Quant aux vidéos, de nombreux éléments contribuent à les rendre crédibles et véridiques. Sarah apparait comme une adolescente somme toute banale ; elle est personnifiée par une actrice qui semble elle-même adolescente. Les vidéos, souvent réalisées avec une caméra à l’épaule, montrent que Sarah ajuste la caméra ou encore le son ; lorsque réalisées à partir de la caméra de son ordinateur, les vidéos montrent alors sa chambre. Loin d’être léchées, les vidéos donnent l’impression d’être produites par un amateur, ce qui renforce leur crédibilité. Elles suivent Sarah dans ses expéditions nocturnes, montrent ce qu’ellevoit et entend dans le noir. Cette construction interpersonnelle cause un relatif effacement des frontières entre le narratif et le monde réel qui peut entrainer une réaction émotionnelle des lecteurs ; un retour sera fait sur cet aspect dans la présentation des résultats.

Le pôle textuel
Quant à la construction textuelle du sens, elle concerne la composition ou encore la disposition du texte et des images (selon un rapport thème/rhème) (Unsworth, 2006b). Selon Martin (2002), les images sont positionnées de sorte qu’elles permettent, d’une part, au lecteur d’évaluer l’écrit qui précède (généralement à gauche) et, d’autre part, elles annoncent ce qui suit dans le texte : « The left is not simply given, but has a positive forward looking function, instigating and naturalizing a reading position for the evaluation of verbiage/image texture thatensues » (Martin, 2002, p. 334). Notre analyse de cette organisation entre le texte et les vidéos dans Skeleton Creek, loin d’être exhaustive, nous permet de constater que cette relation n’échappe pas à une organisation gauche-droite, d’anciennes et de nouvelles informations. Ainsi, les vidéos de Sarah suivent et concluent les entrées du journal intime de Ryan.

Bien que sommaire et non exhaustive, cette analyse des relations entre le texte et les vidéos permet de mieux saisir le dispositif narratif de Skeleton Creek.

Méthodologie
Afin de comprendre quelle réception peut recevoir la série Skeleton Creek auprès des lecteurs, une recherche descriptive et exploratoire a été menée auprès de 21 élèves de première année du secondaire fréquentant une école privée pour filles de Montréal. Toutes les participantes ont déclaré n’avoir jamais lu de romans de ce type.

Outils de collecte de données et méthode d’analyse
Deux outils de collecte de données ont été employés : un journal de lecture et un entretien semi-dirigé. Le journal de lecture, puisqu’il permet à l’élève « d’exprimer sa réception singulière » (Tauveron, 2005, p. 17), visait à recueillir, notamment, les anticipations des élèves (ex. : Quelles sont tes premières impressions à partir du titre du roman que nous lirons, Skeleton Creek ?), leur réaction quant aux relations textes/images (ex. : Dans l’entrée du mardi 14 septembre, 9 h, Ryan écrit qu’il a eu vraiment peur en regardant la vidéo envoyée par Sarah. Il en a eu tellement peur qu’il a allumé toutes les lumières de sa chambre. Jusqu’à présent, selon toi, qu’est-ce qui provoque le plus le sentiment de peur, d’angoisse dans ce récit ? Les écrits de Ryan ou les vidéos de Sarah ?), leur implication pendant la lecture (ex. : Comment as-tu mené l’enquête ?) de même que leur réaction après la lecture du roman (ex. : Finalement, que penses-tu de la lecture de ce roman ?). Les 21 élèves ont complété ce journal. Quant à l’entretien semi-dirigé, mené auprès de deux groupes de cinq élèves volontaires parmi les 21 élèves participants, il visait à approfondir et à préciser leurs réponses dans le journal (ex. : Qu’as-tu pensé de Skeleton Creek ? Qu’est-ce qui t’a permis de mieux comprendre le récit ? Est-ce que tu t’es identifiée aux personnages ?).Cet entretien s’est tenu après la lecture du roman. En raison du temps imparti pour rencontrer les élèves, les entretiens de groupe ont été privilégiés aux entretiens individuels.
Les données recueillies ont fait l’objet d’une analyse de contenu (Bardin, 1996) en fonction de la construction du sens par les relations textes/images (Lebrun et Lacelle, 2012 ; Martinec et Salway, 2005 ; Unsworth, 2006a, 2006b), l’immersion dans le récit (Larrivé, 2015 et Schaeffer, 1999) et l’adhésion au pacte de lecture. Les journaux ont d’abord fait l’objet d’une analyse, puis les entrevues réalisées auprès des élèves ont permis d’affiner cette première analyse.

Déroulement de la recherche
À l’hiver 2015, les élèves participant à la recherche, toutes issues de la même classe de français, ont reçu Psychose, premier volume de la série Skeleton Creek, lors d’une rencontre avec les deux chercheurs. Les élèves ont alors amorcé la lecture du roman, en classe, tout en complétant le journal de lecture. Un délai de deux semaines fut alloué pour poursuivre la lecture individuelle du roman à la maison et pour compléter le journal de lecture. Les entretiens ont été réalisés une semaine après la lecture du roman.

Des relations textes/vidéos qui soutiennent la construction du sens du récit
La concurrence et la complémentarité du texte et de plusieurs des vidéos contribuent à la compréhension du récit. En effet, il ressort des propos des élèves, autant dans les journaux que lors des entretiens que, pour la plupart d’entre elles, les vidéos ont joué un rôle de « facilitateur » dans la compréhension du récit des évènements fait par Ryan. La redondance de certaines vidéos avec le texte, notamment les deux premières, semble avoir soutenu la construction du sens réalisée par les élèves en facilitant leur compréhension. Ces deux premières vidéos lèvent des incompréhensions entrainées par certains passages du texte, plutôt difficile à comprendre selon plusieurs élèves : « Moi ça m’a beaucoup aidée parce qu’au début j’étais complètement perdue, j’avais rien compris [de] l’aventure. Mais avec les vidéos j’ai pu comprendre et suivre l’histoire » (T.) ;« Moi je trouve que cela m’a aidée à savoir ce qui se passait dans le texte parce que juste au début, je me suis perdue un peu et ensuite, j’ai regardé la vidéo pis j’étais correcte » (O.). Il semble notamment que les allusions de Ryan à l’accidentaient entravé la compréhension de ces élèves.
La concurrence et la complémentarité des vidéos semblent avoir contribué à la visualisation du récit par les élèves, visualisation qui permettait parfois de lever une incompréhension et d’ainsi poursuivre la lecture du récit, comme le mentionnent ces deux élèves :

Moi ça m’a fait aider à comme suivre. Parce que des fois il y a des parties que je ne comprenais pas et quand je regardais la vidéo bin là je comprenais plus. Parce que je pouvais voir qu’est-ce qui était écrit du texte (Kar.).

Moi je trouve que les vidéos m’ont vraiment mieux aidée à visualiser l’histoire parce que c’est sûr qu’elle a montré des clips aussi de cette nuit- là où’s’qu’il lui a cassé sa jambe. Pis ça m’a surtout aidée à visualiser quand ils parlaient, dans le livre quand ils parlaient admettons de cette nuit-là, ça m’a mieux aidée de visualiser le fantôme aussi. Parce qu’ils le décrivent dans le livre mais on le voit aussi dans les vidéos fait que on sait exactement comment il est. […] Ouais, en tout cas moi ça m’a pas ralentie, pas du tout. Moi ça m’a plus intriguée en fait de continuer à lire (Kat).

Comme le soulignent Martinec et Salway (2005), certaines images, en étant plus détaillées et précises que le texte, apportent une représentation complémentaire à celui-ci et permettent une plus grande compréhension. Ces vidéos, offrant une représentation précise de Sarah et de la drague, lieu qui intrigue les deux protagonistes, sont loin d’être perçues comme contraignantes par les élèves, au contraire : « Moi ça m’a beaucoup aidé parce que c’est le fun aussi de visualiser pour moi les personnages » (Ga.). Ce serait, comme l’affirme Besenval (1974) pour le cinéma, « le pouvoir évocateur » des images : l’image permettrait au spectateur de mieux se représenter un personnage, par exemple, et ainsi de mieux le saisir (Lacelle, 2009). Les vidéos jouent alors le rôle de la concrétisation imageante (Lacelle, 2009 ; Langlade, 2004) qu’occupe normalement le lecteur, en venant combler des vides, des espaces du texte de Ryan.

Des relations textes/vidéos qui favorisent l’immersion fictionnelle
Plusieurs travaux ont été consacrés aux concepts d’« immersion » et de « sentiment de présence » (Bourassa, 2014 ; Ermi et Mäyrä, 2005 ; Jennett et al., 2008 ; Lombard et Ditton, 1997 ; Schaeffer, 1999). Selon Bourassa (2014), « la métaphore de l’immersion désigne une relation du corps à l’environnement spatial ou encore l’absorption dans une activité mentale intense ». L’examen des réponses des élèves ayant participé à notre recherche révèle que la plupart d’entre elles ont effectivement éprouvé le sentiment d’être happées dans l’univers fictionnel de Skeleton Creek et ressenti d’intenses émotions telles que la peur et l’angoisse.

Le passage du texte aux vidéos, en particulier, a manifestement contribué à l’efficacité du dispositif narratif en produisant l’illusion d’une abolition de la frontière fiction/réel. Cette illusion semble avoir été renforcée par le fait que Sarah apparait à l’écran comme une personne, mais aussi par le statut accordé spontanément par plusieurs élèves aux images : « Les vidéos de Sarah [font le plus peur] parce que on le voit pour de vrai et c’est une preuve. Alors, en écrits, peut-être que c’est inventé. Pour moi, les vidéos provoquent plus de peur » (E).

Les relations textes/vidéos ont également renforcé l’implication émotionnelle des élèves, notamment parce que si les textes ont suscité un processus d’élaboration de représentations mentales, les vidéos ont, pour leur part, stimulé l’activité sensorielle des lectrices. Plusieurs, parmi elles, ont mentionné diverses stratégies pour vivre plus intensément le suspense ou, au contraire, alléger une tension devenue source d’inconfort : « Il y en a quelques-uns [les vidéos], les premiers que j’ai regardés avec mes écouteurs, mais après j’ai eu trop peur » (K.). Deux autres élèves ont décidé de visionner les vidéos chacune de leur côté, mais de manière simultanée, en se filmant grâce à une application de leurs tablettes électroniques :

Moi j’ai regardé le 2e vidéo, celui qui m’a fait le plus peur, chez moi pis mes parents n’étaient pas là ni ma sœur pis il faisait noir dehors. Alors j’ai mis le son fait que y avait comme rien autour de moi pis c’était noir dans la maison, alors là j’ai appelé Katarina. Parce que j’avais trop peur. Mais à part de ça j’ai écouté avec plein de monde parce que sinon je suis trop concentrée puis ça va me faire peur, je trouve que ça va me surprendre plus. C’est plus inattendu quand je suis toute seule pis que je me concentre vraiment que si je parle avec une amie pendant que je regarde le vidéo. J’ai mis devant moi et j’ai regardé le vidéo avec elle (Katarina) en Facetime (O.).

Le fait d’avoir éprouvé de la peur, au même titre que les personnages, met au jour les ressorts de « l’empathie fictionnelle » analysée par Larrivé (2015). Selon cette dernière, les émotions vécues pendant la lecture « ne sont pas seulement les fruits de l’imagination du lecteur mais le catalyseur d’un processus physiologique, la simulation incarnée, qui lui permet de comprendre les récits en projetant mentalement son corps dans le contexte de la fiction pour lui en faire “éprouver” corporellement la réalité » (Larrivé, 2015, p. 58). Or, les propos de K., cités plus haut, montrent bien que l’usage d’écouteurs vise à engager non seulement l’activité mentale, mais également le corps de la lectrice dans l’expérience immersive. Ce constat amène à reconsidérer la place du « liseur » (Picard, 1986), qui renvoie à la corporéité du lecteur et aux manifestations somatiques de la lecture. Même si les lectrices de notre échantillon n’en viennent pas à penser que les personnages sont réels, « des êtres de conscience » (Larrivé, 2015), elles éprouvent la peur ressentie par Sarah et Ryan au travers des vidéos, et elles co-éprouvent cette peur en se filmant elles-mêmes en train de visionner ces vidéos.
Toutefois, contrairement à ce que l’on pourrait être amené à penser, l’empathie fictionnelle ne procède pas vraiment, du moins chez les lectrices interrogées, d’une relation identificatoire aux personnages de Skeleton Creek. Ce constat a de quoi surprendre, d’une part, parce que l’identification est souvent considérée comme l’une des caractéristiques principales de la posture de lecture des adolescents, d’autre part, parce que Carman utilise justement plusieurs procédés narratifs pour susciter l’identification des lecteurs aux personnages. Ainsi, dès la première de couverture, une série d’injonctions assigne aux lecteurs le rôle d’enquêteur, au même titre que Ryan et Sarah :
« Lisez mon journal. Regardez les vidéos. Menez l’enquête ». L’écriture diaristique est également un moyen réputé pour faciliter la connivence entre le narrateur et les lecteurs, d’où son usage fréquent en littérature jeunesse. Enfin, même si les vidéos de Sarah sont destinées à Ryan, c’est bien le lecteur qui se trouve en position d’interlocuteur de la jeune fille lorsqu’il est face à son écran. Cette confusion est entretenue par la mise en garde qui s’affiche sur le site Internet de Sarah où sont diffusées ses vidéos : « Attention, si vous n’êtes pas Ryan, quittez immédiatement ce site ». Pour continuer, il faut donc feindre d’être le jeune garçon, ou alors aller à l’encontre de l’avertissement.
En dépit de ces stratégies mises en œuvre par Carman, les lectrices que nous avons interrogées nous ont confié avoir vécu une expérience immersive surtout parce qu’elles se sont senties présentes avec les personnages, en position de témoins : « Moi je me sentais comme si j’étais quelqu’un qui avait trouvé son journal après. […]. Mais je ne me sentais pas comme eux, je me sentais comme une autre personne » (B.).Le témoignage d’une autre élève fait écho à ces paroles : « quand je regardais les vidéos c’est comme si […], je faisais partie de l’enquête, que je suis à côté deux » (E.). Curieusement, une élève, qui déclare habituellement s’identifier aux personnages des romans qu’elle lit, n’a pas éprouvé cette sensation lors de la lecture de Skeleton Creek :« Souvent dans les livres je me sens souvent comme si moi j’étais le caractère mais je n’ai pas pensé ça dans ce livre. J’ai pensé que c’est comme si moi j’étais l’amie de la personne, comme l’amie imaginaire qui l’entrainait partout. Je me sentais comme dedans, mais pas à sa place » (M.).
Il ressort de ces propos que la réception des lectrices a été marquée par un profond investissement affectif et émotionnel. À cet égard, les relations textes/vidéos ont incontestablement contribué à accroitre l’expérience immersive des élèves. Cependant, la sensation de « présence » n’a pas été induite par l’identification aux deux héros. Autrement dit, les personnages n’ont manifestement pas assumé le rôle de « vecteur d’immersion », que Schaeffer définit comme « la clef d’accès grâce à laquelle nous pouvons entrer dans [un] univers » (Schaeffer, 1999, p. 244). Par conséquent, il convient sans doute mieux de parler d’une présence distanciée.

Des relations textes/vidéos qui ne suscitent qu’une faible adhésion au pacte de lecture
Si tout texte est une« machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné » (Eco, 1985, p. 29), le dispositif narratif de Skeleton Creek est conçu, comme mentionné plus haut,de manière à amener les lecteurs à s’impliquer dans la résolution de l’intrigue. En ce sens, ce type de dispositif pousse à l’extrême la logique de coopération qui, selon Eco, unit le texte à son lecteur : il invite les lecteurs à devenir des « lectacteurs » (Weissberg, 1999), des lecteurs-acteurs dans le récit. Ainsi, selon Rio (2014), les romans augmentés permettent au lecteur d’être alternativement « actant », c’est-à-dire d’avoir une incidence sur l’action, et « lisant » (Jouve, 1993), autrement dit, de vivre une expérience d’immersion fictionnelle.

Pourtant, les lectrices que nous avons interrogées sont très peu nombreuses à avoir endossé le rôle qui leur était dévolu, et ce, malgré les consignes explicitement énoncées sur la page couverture du roman. L’analyse du contenu des journaux de lecture et des réponses fournies lors des entrevues permet de comprendre pourquoi l’un des objectifs principaux du roman n’a pas été atteint. La première raison expliquant cet échec tient au fait que « [quand] on lit un roman, la mise en intrigue peut nous amener à vouloir rechercher la suite du récit. Il y a, d’une certaine façon, “suspense”, une attente, qui pousse à aller de l’avant » (Gervais, 1993, p. 46). La plupart des lectrices se sont effectivement montrées plus préoccupées par la découverte du dénouement que par l’élucidation du mystère, certaines d’entre elles assumant même parfaitement leur posture d’observatrice :

« L’enquête m’a fait peur mais j’ai bien aimé voir ce qui se passe et c’est comme si je faisais partie de l’enquête (E.A.) ».

« Moi j’ai pas vraiment mené l’enquête […],je voulais juste voir ce qui se passait, comme[nt] eux ils réagissaient(A.) ».


Il est intéressant de remarquer, au passage, les points en commun entre cette attitude combinant implication et distanciation, et le sentiment de présence dans l’univers fictionnel caractérisé par une présence distanciée.
D’autres lectrices ont, pour leur part, exprimé leur perplexité quant au rôle qu’elles étaient supposées jouer :

« Moi je n’ai pas trop compris qu’est-ce que ça voulait dire mener l’enquête. Parce que c’est pas vraiment un livre dont tu es le héros. Moi quand j’ai lu, ah, ici c’est écrit “lisez mon journal, regardez les vidéos, menez l’enquête”, mais à la fin du livre moi j’étais comme bin là j’ai pas vraiment mené une enquête, c’était plus eux. Je comprends pas comment c’est moi qui a mené l’enquête (K.) ».


Ces propos révèlent une inadéquation entre les attentes de la lectrice et le rôle dévolu à cette dernière par le dispositif narratif. Or, comme le montre la référence aux « Livres dont vous êtes le héros », ces attentes s’appuient sur une connaissance préalable de récits interactifs. En ce sens, l’étonnement et la déception de cette élève manifestent plus une incompréhension des consignes énoncées sur la première de couverture et du mode de fonctionnement de l’œuvre, qu’une remise en question de la nature du pacte de lecture lui-même. Force est de constater que les seules actions effectivement requises des lecteurs de Skeleton Creek consistent à entrer des mots de passe sur un site Internet afin de visionner des vidéos. En outre, comme dans les récits policiers traditionnels, les lecteurs sont amenés à suivre le déroulement d’une enquête qui a déjà eu lieu. Même s’ils décident de résoudre l’énigme que le texte leur propose, ils ne font que suivre le chemin emprunté et tracé par les personnages avant eux. On peut objecter qu’il en va de même dans les « livres dont on est le héros » : d’une part, parce que les parcours narratifs sont déjà établis ; d’autre part, parce qu’ils obéissent à une logique combinatoire qui fait en sorte que leur nombre est nécessairement fini. Cependant, comme le signale Bouchardon, on atteint là les limites mêmes de toute forme de narration interactive :

« L’expression “récit interactif” semble en effet relever d’une contradiction. La narrativité consiste à prendre le lecteur par la main pour lui raconter une histoire, du début à la fin. L’interactivité, quant à elle, consiste à donner la main au lecteur pour intervenir au cours du récit »

(Bouchardon, 2014, p. 123).

Toutefois, alors que la structure d’un livre dont on est le héros confronte régulièrement le lecteur à des disjonctions narratives qui donnent l’illusion d’ « avoir la main » sur son parcours dans le texte, celle de Skeleton Creek impose une lecture linéaire, uniquement rythmée par l’alternance des vidéos de Sarah et des extraits du journal de Ryan, qui forment une seule et même trame narrative. Par ailleurs, les vidéos placent littéralement le lecteur en position de spectateur et non d’acteur.

Néanmoins, les quelques élèves qui ont déclaré avoir tenté de résoudre l’énigme ont vraiment endossé le rôle d’enquêtrice : « Moi je l’ai menée [l’enquête], bin parce que j’ai déjà lu des romans comme ça on pourrait dire. J’aime ça voir le suspect, essayer de comprendre pourquoi tout le monde essaie de cacher le secret. Pis j’ai beaucoup aimé ça, c’est le fun d’avoir une énigme. Pas une énigme mais genre une enquête » (G.). Elles ont pris des notes, recherché des indices et se sont livrées à un véritable processus d’élaboration d’hypothèses. Deux élèves, par exemple, ont mentionné en entrevue avoir déchiffré des messages en code morse entendus dans l’une des vidéos grâce à leurs connaissances acquises chez les scouts :

« C’est sur que pendant le code Morse, bin j’ai appris le code Morse au scout, alors je l’ai déchiffré » (M.).

« Moi j’étais un peu comme Sarah parce que à chaque fois qu’elle disait “ah le son que j’ai entendu cette nuit-là”, celui qu’on a entendu pendant l’accident, bin j’étais comme ah oui, pis là j’essayais de me dire, là j’ai réécouté le vidéo, le premier, pour voir si j’avais vraiment entendu pis après j’ai réécouté le 2e, puis là j’étais comme là, c’est vrai… Puis aussi, l’autre partie c’est quand ils disaient il y avait comme un code, ils utilisaient comme un code, le marteau puis ils cognaient le code Morse, bin là je suis allée dans le vidéo le Corbeau puis je l’ai écouté pis j’ai essayé pas de le déchiffrer, mais j’ai écouté et j’étais ah oui c’est vrai. Pis là, c’est ça, je les écoutais les vidéos encore pour comprendre ce qui se passait » (B.).


D’autres n’ont pas hésité à interrompre le cours de leur lecture pour relire des passages ou revoir des séquences d’images, comme l’illustre cet extrait d’une entrevue :


Intervieweur : Comment as-tu fait pour mener l’enquête, quels indices ?
G. : Bin j’ai utilisé quand ils ont trouvé le papier du père pis avec le truc du crâne bin j’ai essayé de comprendre qu’est-ce que ça avait rapport pis pourquoi ils voulaient tant cacher qu’est-ce qui se passe à la drague.
I. : As-tu plus utilisé les indices dans le texte, dans la vidéo ou les deux à parts égales ?
G. :J’ai pas mal utilisé les deux.
I. : Donc tu étais attentive quand tu regardais et quand tu lisais ?
G. : Ouais. J’ai regardé plusieurs fois.
I. : Et as-tu parfois relu plusieurs fois un même passage ?
G. : Oui.

Même si certaines élèves ayant adopté la posture d’enquêtrice ont revu des séquences vidéos plus souvent qu’elles n’ont relu des entrées du journal, elles ont toutes élaboré des hypothèses interprétatives sur la base des informations fournies parle texte et par les vidéos. Loin de les dérouter, la multimodalité d’un récit comme Skeleton Creek leur a au contraire permis de construire un nouveau type de parcours interprétatif en combinant différents systèmes sémiotiques et en mobilisant des savoirs (comme la connaissance du code morse) qu’elles n’auraient pas pu convoquer si elles avaient été au contact d’un roman au format papier traditionnel.

Conclusion
Il existe peu de théories sur les processus de lecture de documents médiatiques multimodaux (Lebrun et Lacelle, 2012) et encore moins, à notre connaissance, sur la réception de romans multimodaux. Bien qu’exploratoire et ne portant que sur un faible échantillon de participants, notre recherche permet de mieux comprendre la réception des lecteurs lors de la lecture d’un récit multimodal.
Si les vidéos semblent avoir favorisé une meilleure compréhension du récit et contribué à sa visualisation, elles ont également produit un « effet de réel ». La plupart des participantes à notre étude ont ressenti une forte « sensation de présence » dans l’univers fictionnel. Selon les réponses recueillies, il semble que ce soit surtout les vidéos qui aient contribué à cette impression d’immersion. Les témoignages des élèves signalent d’ailleurs clairement à quel point le caractère oppressant et angoissant des images filmées par Sarah a suscité de vives réactions émotionnelles chez elles. En revanche, cette sensation de présence n’apparait quasiment jamais liée à une relation identificatoire aux personnages. En entrevue, plusieurs élèves ont mentionné avoir eu l’impression d’être en position de témoin, ce qu’il est particulièrement intéressant de noter, dans la mesure où cela montre que les « héros » des romans jeunesse ne sont pas les seuls vecteurs d’immersion dans les univers fictionnels destinés aux adolescents. Il faut également signaler, à ce propos, que l’interaction entre les deux actants (Ryan et Sarah), dans la relation texte/image, en favorise moins l’identification.
Malgré le rôle explicitement attribué au lecteur, les élèves se sont peu investies dans la résolution de l’énigme et ont plutôt adopté une posture « passive » en se laissant captiver par la tension narrative et en produisant une lecture orientée vers la fin. Ce bris du pacte de lecture tient peut-être aux caractéristiques mêmes du dispositif. En effet, chaque entrée du journal de Ryan, qui suit une vidéo, résume le contenu de la capsule que le lecteur est censé avoir visionné. De plus, l’interactivité du dispositif narratif est assez faible, dans la mesure où, mis à part le visionnement des vidéos sur Internet, la lecture de Skeleton Creek n’est guère différente de celle d’un roman policier traditionnel. Or, il est tout à fait possible de lire ce type de récit en se contentant de suivre la résolution de l’enquête menée par le(s) personnage(s), sans se mettre soi-même à l’épreuve. Il n’en demeure pas moins que les lectrices qui ont mené l’enquête ont pleinement tiré profit de la dimension multimodale du dispositif, dans la mesure où elles ont élaboré leurs hypothèses et leur parcours interprétatif, aussi bien à partir des indices contenus dans le texte que dans les vidéos.
Nous concluons cette analyse en formulant quelques constats et questions. Contrairement à une idée largement admise, il semble que l’identification aux personnages ne soit pas l’une des modalités privilégiées de la lecture des élèves (en général). Ce constat alimente les réflexions soulevées par Jenny (2008) et Larrivé (2015), qui suggèrent d’aborder le texte littéraire « par la manière dont le lecteur le ressent » (Larrivé, 2015, p. 174), notamment par l’empathie fictionnelle. Le fait que les élèves n’aient pas respecté le pacte de lecture pourtant explicitement établi sur la couverture du roman nous amène à nous interroger sur les faiblesses d’un dispositif qui, finalement, suscite peu l’implication du lecteur. À cet égard, il n’est pas anodin de relever que plusieurs lectrices se sont senties « témoins » des péripéties de Ryan et Sarah, plutôt qu’actrices au même titre qu’eux de leur quête de sens et de vérité. Autrement dit, Skeleton Creek propose-t-il vraiment un nouveau pacte de lecture ou tient-il plus du coup de markéting ?
Plus largement, le cas de Skeleton Creek conduit à s’interroger sur les ressorts de l’intérêt des élèves pour de nouvelles formes de textualité. Dans quelle mesure cet intérêt ne tient- il pas surtout de l’originalité de l’objet et du caractère novateur du dispositif narratif ? La combinaison texte/vidéo a été plébiscitée par la plupart des élèves : nombreuses sont celles qui ont souligné l’attrait des vidéos et, par conséquent, des technologies, dans leur désir de lire (et de poursuivre) Skeleton Creek. Elles ont également mentionné la nécessité de faire lire des textes différents en classe, notamment afin de motiver les faibles lecteurs ou encore les garçons. Cependant, nous sommes conscients que le récit lu est en rupture avec ce que disent habituellement lire nos répondants ; Skeleton Creek a donc bénéficié de l’attrait lié à la nouveauté. Dès lors, il conviendrait de prolonger cette recherche en interrogeant un échantillon plus vaste, en donnant à lire d’autres récits multimodaux, voire transmédias.

Notes
  1. Pour nous, un dispositif s’inscrit « dans une logique de moyens mis en œuvre en vue d’une fin » (Peeters et Charlier, 1999, p. 18). ↩︎
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