L’enseignement de la littérature au lycée se fonde essentiellement sur la lecture des textes littéraires, textes, qui, de nos jours, existent en format papier et numérique (Karsenti, 2005 ; Quet, 2011 ; Crinon, 2012 ; Brunel et Quet, 2018). Mais, de nouveaux supports liés à la numérisation des pratiques se développent, tels que les formats numériques audio d’œuvres littéraires (Gendron et Gervais, 2010). Ils ouvrent de nouvelles potentialités pédagogiques et peuvent faire écho à une attention à la réception singulière et sensible des élèves. C’est dans cette orientation que nous présentons une expérimentation, menée en contexte congolais, dans un milieu éducatif où le numérique n’est pas encore présent dans l’espace scolaire mais où les adolescents ont déjà des pratiques de loisirs et de communications numériques. Celle-ci repose sur une formation à la didactique de la littérature fondée sur le paradigme de la lecture littéraire et mobilisant le numérique. À partir de l’adaptation d’un dispositif dit d’« écoute flottante » emprunté à Brillant-Rannou (2012), nous analysons la mise en œuvre de trois stagiaires futurs enseignants de français en lycée à Brazzaville, en nous demandant dans quelle mesure la formation dispensée a permis aux stagiaires d’orienter leur pratique et de négocier l’écart, voire l’écartèlement, entre les pratiques traditionnelles d’enseignement de la littérature au lycée et la mobilisation des œuvres littéraires numériques audio que nous avons mis à leur disposition.
The teaching of literature in high school is essentially based on the reading of literary texts; texts, which nowadays exist in both paper and digital formats (Karsenti, 2005; Quet, 2011; Crinon, 2012; Brunel and Quet, 2018). But new media linked to the digitization of practices are developing, such as digital audio formats of literary works (Gendron and Gervais, 2010). They open up new pedagogical potential and can echo attention to students’ singular, sensitive reception. With this in mind, we present an experiment conducted in the Congolese context, in an educational environment where digital technology is not yet present in the school environment, but where teenagers are already involved in digital leisure and communications. It is based on training in the didactics of literature, founded on the paradigm of literary reading and mobilizing digital technology. Based on the adaptation of a device known as “floating listening” borrowed from Brillant-Rannou (2012), we analyze the implementation of two future French teacher trainees in high schools in Brazzaville, asking ourselves to what extent the training provided enabled the trainees to orient their practice and negotiate the gap, or even disconnect, between traditional literature teaching practices in high schools and the mobilization of digital audio literary works that we made available to them.
L’accès aux ressources numériques au sein des sociétés occidentales est massif et touche, comme le précisait Doueihi en 2013, toutes les strates de la société et toutes les formes d’activités humaines et donc également l’éducation. Mais, comment cette pénétration du numérique se joue dans les contextes de l’Afrique centrale ? Et, comment mobiliser les ressources qu’offrent les technologies numériques dans des contextes scolaires où elles pourraient favoriser un accès à des corpus, la mise en place d’activités impliquant davantage des élèves dans le rapport aux œuvres, où elles pourraient, finalement, devenir une source d’inclusion (Lemieux, 2021) ? C’est à cet enjeu que nous nous proposons de réfléchir dans cet article et dans un contexte particulier, celui de l’enseignement de la littérature avec le numérique au Congo Brazzaville.
Plusieurs arguments justifient cette attention : celui des pratiques sociales juvéniles congolaises tout d’abord, qui de plus en plus, font du smartphone un outil central des échanges et des pratiques de loisirs ; celui des difficiles accès aux œuvres papier qui empêchent beaucoup d’enfants de développer un rapport à la littérature qui soit autre que purement scolaire ; celui enfin, des pratiques d’enseignement de la littérature au lycée, fortement marquées par des conduites magistrales (Ahr et De Peretti, 2023) – souvent renforcées par le grand nombre d’élèves – et par une forme de rapport d’admiration à l’œuvre littéraire qu’il s’agit surtout de comprendre et de connaître ; et enfin, celui des pratiques de formation, qui souvent ne sont pas adossées aux résultats de la recherche et ignorent les avancées de la didactique de la littérature des vingt dernières années, en particulier l’approche de la lecture littéraire et l’attention au sujet lecteur.
Le projet doctoral1 au sein duquel s’inscrit cette étude, a donc une visée exploratoire, et ambitionne d’irriguer la formation pour identifier comment celle-ci peut accompagner une ouverture des formes d’enseignement à la lecture littéraire en s’appuyant sur les outils et ressources numériques. Il rejoint une des préoccupations mises en avant par Lemieux (2021), lorsqu’elle souligne l’importance, en contexte de formation, de former à des « approches pédagogiques centrées sur les identités des élèves, qui reflètent leurs pratiques numériques en contexte appliqué » (2021, n.p.). Ainsi, il se propose de répondre à la question suivante : comment des néo-enseignants s’approprient-ils un dispositif de formation en didactique de la littérature mobilisant le numérique et de quelle manière s’effectue une appropriation professionnelle qui articule préoccupations didactiques et usages numériques ?
Le numérique, dans ce cadre, est abordé à la fois comme outil permettant de faire évoluer les pratiques d’enseignement et comme objet, à travers les œuvres présentées aux élèves (Brunel, 2019). Le projet s’oriente du côté du volet enseignement et, plus particulièrement, de l’analyse des pratiques : nous nous intéressons à la manière dont des formes littéraires numériques nouvelles viennent pénétrer, heurter, influencer les pratiques d’enseignement (Kambouchner et al., 2012 ; Bouchardon et Brunel, 2020). Nous prêtons attention, plus précisément, à l’une des formes, celles des formes numériques sonores. Nous avons, en effet, mis à disposition des enseignants stagiaires, qui sont les sujets de notre étude, des productions sonores transmodalisées, et issues d’œuvres littéraires originales congolaises, au programme au lycée, afin qu’ils les exploitent en classe, au sein de leur stage de pratique de fin de formation. Dans le cadre de cet article, nous nous concentrerons sur trois séances, mises en œuvre par trois de ces stagiaires, pour analyser comment, au départ d’une formation, ceux-ci ont pu s’appuyer sur la spécificité du support littéraire numérique dont ils disposaient, pour former leurs élèves à la lecture littéraire.
C’est ainsi que nous formulons donc notre question de recherche : que permet – et que change – la mobilisation des œuvres littéraires sonores en contexte scolaire, notamment par écart avec les pratiques traditionnelles du lycée ? Ce questionnement, se situant dans le contexte d’une formation, nous conduit à être attentives à l’apport de celle-ci dans la pratique des néo-enseignants. Il s’agira ainsi de se demander quel peut être le rôle de la formation dans l’orientation des choix didactiques et pédagogiques des stagiaires qui mobilisent les œuvres littéraires sonores pour enseigner la lecture littéraire.
Pour répondre à cette question, nous organiserons notre propos en trois temps : tout d’abord, nous nous proposons de préciser nos points d’appui théoriques, qui proviennent essentiellement du champ de la didactique du français ; puis, nous présenterons de manière détaillée le contexte très particulier de cette expérimentation ; nous procéderons ensuite à l’étude des données recueillies dans une approche qualitative, et chercherons à mettre en évidence d’une part, la place accordée par les stagiaires à l’œuvre numérique sonore dans la séance et, d’autre part, les choix didactiques et pédagogiques qu’ils opèrent dans leur exploitation de cette forme littéraire.
Les œuvres littéraires constituent le support par excellence de l’enseignement du français au lycée. Dans la classe, elles se matérialisent le plus souvent à travers les manuels scolaires, en particulier les anthologies (pensons par exemple à la grande postérité des éditions Lagarde et Michard puis Mitterrand en France et aux anthologies des littératures francophones pour le cas de l’Afrique subsaharienne), mais aussi grâce aux usages massifs des photocopies de textes (Quet, 2011) organisés par extraits isolés (Bishop et Belladjin, 2021). C’est par ces objets médiateurs (Perret-Truchot, 2015) que les élèves entrent en contact avec la littérature. Or, l’émergence du numérique dans le champ social et artistique mais également dans le champ éducatif (Karsenti, 2005 ; Crinon, 2012 ; Richard-Principalli, Ferone et Crinon, 2017 ; Brunel et Quet, 2018) a nécessairement affecté les pratiques d’enseignement et suscité des évolutions de cette appréhension des œuvres littéraires conditionnée essentiellement par le support papier. Ainsi que le souligne Rabardel, ces instruments que constituent les tablettes, les ordinateurs, ou encore les accès numériques modifient la relation d’enseignement mais également l’objet enseigné (1995). En outre, ils conduisent à mobiliser dans la classe un outillage hybride, le document projeté via le vidéoprojecteur coexistant avec le tableau noir, la tablette avec le papier crayon, dans une scénographie complexe mais souvent déjà intégrée chez les enseignants expérimentés (Brunel et Crusca, 2023).
De plus, la numérisation massive des œuvres littéraires et les publications numériques constituent, comme le souligne Chartier (2012), une nouvelle étape de l’écrit et jouent également de leur influence sur les pratiques scolaires. Celles-ci peuvent, par exemple, permettre aux élèves d’accéder à des corpus nouveaux, via la bibliothèque infinie qu’est Internet : et, en effet, dans les classes connectées et équipées, la séance de lecture s’enrichit et de nombreux supports s’ajoutent au support principal, en amont ou en aval de la lecture, au point que nous avions pu parler, pour certaines séances observées, d’une séance de lecture composite, c’est-à-dire fondée sur plusieurs documents de nature différente et associée à différences activités (Brunel et Quet, 2017). De surcroît, ces différents outils permettent d’appréhender l’œuvre littéraire dans des réceptions sensorielles diverses : une gestuelle de lecture particulière accompagne la lecture sur écran, une attention à l’audition est évidemment essentielle dans l’appréhension des œuvres sonores, des approches sensorielles complexes et combinées sont sollicitées dans le cas d’œuvres enrichies, éventuellement interactives et animées (Acerra, 2020).
Les pratiques littéraires éditoriales et artistiques offrent ainsi l’accès à des formes littéraires renouvelées, transmodalisées (Laborderie, 2015) ou nativement numériques. Formes multimodales, interactives, cinétiques, audio, les œuvres littéraires médiatisées par des supports et interfaces numériques sont multiples (Bessard-Banquy, 2010). De surcroît, on assiste à une forme de renaissance – grâce aux formats en ligne, podcast, vidéo ou audio YouTube – des œuvres littéraires papier sous d’autres formats plus propices à des consommations à la fois souples et appareillées – notamment par le biais de smartphones et d’écouteurs (Le Mentec et Plantard, 2014 ; LQM). En effet, comme le soulignent Bisenius-Penin, Audet et Gervais, « la littérature ne se réduit pas au livre » (2022, §1). Dès lors, il est essentiel, dans le cadre scolaire, que l’on interroge les enjeux et les usages de ces nouvelles formes : comment ces nouvelles pratiques et formes littéraires peuvent-elles faire évoluer les pratiques d’écriture et de lecture ?
Dans le cadre d’une réflexion en didactique de la littérature, nous nous intéressons aux travaux qui étudient, depuis au moins les travaux de Legros et Crinon (2002), l’usage du numérique en relation avec les pratiques courantes, et, en particulier, ceux qui analysent le développement de la réception subjective des textes et l’accompagnement de l’activité singulière du lecteur. Dans de nombreuses recherches expérimentales en didactique de la littérature, des dispositifs didactiques sont conçus avec les technologies et visent à mieux prendre en compte le développement du sujet lecteur dans la classe (Petitjean et Brunel, 2018 ; Lacelle et Brunel, 2017 ; Acerra, 2021, 2024).
Sur le plan technique, les sollicitations des différents réglages et outils personnalisables peuvent constituer des signes tangibles de la place faite à la lecture singulière des élèves. L’usage d’un outil personnel quotidien comme le smartphone qui fait l’objet d’affect de la part de son utilisateur, peut également faire évoluer l’appréhension de l’élève (Barbagelata, Inaudi et Pelissier, 2014). Sur le plan des pratiques de lecture, Brunel et Guérin (2017) ont travaillé aux interventions appréciatives des élèves dans les « commentaires » du traitement de texte, Shawky-Milcent et l’équipe de Grenoble ont exploré les potentialités d’activités subjectives offertes par l’application Glose (Augé, 2018a). Des travaux ont montré l’intérêt de l’exploitation de réseaux sociaux pour stimuler l’actualisation des textes (Augé, 2018b), des fanfictions pour développer les communautés interprétatives (Brunel, 2019), ou encore des anthologies multimédiatiques personnelles ou du booktubing (Brillant-Rannou, 2018) pour favoriser l’appropriation subjective (Shawky-Milcent, 2018).
Parmi les formes et les usages de la littérature développés par les nouvelles technologies, la forme littéraire sonore actualise de nouveaux rapports à la littérature et « donne lieu à une multitude de situations et de pratiques de lectures inédites » (Gendron et Gervais, 2010, p. 16). C’est particulièrement la forme de l’adaptation, c’est-à-dire une production audio réalisée à partir d’œuvres originellement écrites sur papier (Bisenius-Penin, Audet et Gervais, 2022) qui se développe dans des offres physiques (CD-ROM) mais surtout aujourd’hui virtuelles, accessibles en tout lieu et dans tout contexte. Ces textes étant médiés par un lecteur performeur, qui en propose une interprétation, il semble clair que la production restitue une lecture subjective de l’œuvre : on peut alors se demander si celle-ci peut constituer une aide à la compréhension, l’interprétation et l’appréciation des textes littéraires des élèves. De plus, cette forme particulière influence leur réception sensible et sensorielle. À la suite de Gendron et Gervais, on peut se demander : « de quelle façon la voix influence-t-elle les choix interprétatifs, les processus d’identification, les modalités de compréhension ? » (2010, p. 16) Dans le cadre de l’enseignement de la littérature, et notamment du fait que l’appréhension de l’objet-livre peut occasionner un rapport difficile à la littérature, et peut être associé à des expériences parfois douloureuses, ou à des activités propres à des formes scolaires, la proposition de s’appuyer sur une pratique différente, perçue comme innovante, pour offrir aux élèves de nouvelles expériences de réception, peut être intéressante. Cependant, il s’agit aussi de la recontextualiser dans l’histoire des réceptions du littéraire : l’écoute a toujours été une des manières de transmettre la littérature, une manière vivante et qui facilite l’accès immédiat, puisqu’il n’est pas médié par le papier et une activité cognitive de lecture (Meschonnic,1989). Si les pratiques d’écoute restent rarement sollicitées dans les contextes ordinaires de classes, les formes sonores peuvent offrir, du fait de potentialités modales et techniques, des ressources nouvelles pour la stimuler.
C’est dans ce cadre que nous sollicitons un dispositif que Brillant-Rannou et Rouxel (2011) mobilisent pour permettre aux lecteurs de capter en eux « l’émergence des sensations, des affects, des mouvements de pensée qui affleurent à la conscience et vont constituer le terrain de l’expérience esthétique ». Pour Brillant-Rannou et Rouxel, il s’agit d’abord d’adopter « une posture d’écoute flottante, d’empathie, de disponibilité à soi et au texte » et ensuite de conduire à restituer par le langage, cette attention sensible, la médiation par les mots permettant de nommer les effets du texte sur soi :
En nommant ces effets, en sélectionnant les termes appropriés parmi l’éventail des possibles, le lecteur empêche que ne s’évanouisse ce complexe d’impressions et de sensations qui l’habite pendant sa lecture. Mais, si les mots donnent accès à des traces de lecture, celles-ci motivent ensuite la réflexivité du sujet : le lien ou l’imbrication entre impressions, sensations et compréhension est constamment souligné ou réactivé.
(2011, p. 3)
Pour ce qui concerne notre expérimentation, nous considérons que la réception d’œuvres littéraires sonores peut se prêter à une telle attention.
De manière générale, l’enseignement en République du Congo a conservé des outils traditionnels de transmission et vise des contenus disciplinaires peu actualisés par les avancées de la critique littéraire et de la didactique.
Ainsi, d’une part, les pratiques pédagogiques s’appuient toujours sur le tableau noir, la craie et les établissements ne sont pas équipés de matériels numériques. Sur le plan disciplinaire, l’enseignement du français au Congo aborde les corpus littéraires par le biais de manuels scolaires ou encore par l’usage massif des photocopies de textes isolés (Quet, 2011). Celui-ci permet de parer à la difficulté pour les élèves, d’acquérir des livres papiers, qui restent souvent trop onéreux pour les familles.
Cependant, le numérique n’est pas absent des discours institutionnels : les travaux ministériels qui en envisagent l’usage dans le cadre du développement professionnel et de l’évolution des pratiques d’enseignement se multiplient, à l’instar de l’atelier de formation intitulé « Élaboration participative d’un cahier de charges visant la mise en place d’un Environnement Numérique de Travail (ENT) au Congo » à l’endroit des acteurs éducatifs nationaux, menée en avril 20232. Mais, cette attention qui manque une conscience des enjeux et potentialités du numérique pour l’école demeure souvent encore, dans les faits, au stade des intentions et des réflexions stratégiques. Ainsi, l’intégration du numérique en classe est-elle balbutiante. Les usages des technologies numériques en salle de classe sont encore quasi inexistants et les programmes ne font aucune référence au numérique.
D’autre part, concernant l’approche de l’enseignement du français, les objectifs et contenus d’enseignement de littérature, les programmes restent centrés sur des objectifs de connaissances littéraires. Ainsi, l’objectif de compréhension de l’œuvre se décline en objectifs particuliers liés à la connaissance des genres littéraires, des structures narratives, ou encore de l’auteur, comme le montre cet extrait :
Objectif Général 1(OG1) : Comprendre une œuvre dont les Objectifs Spécifiques sont les suivants :
L’Objectif Spécifique 1-1 : Distinguer les différents genres littéraires avec pour contenus notionnels la distinction des caractéristiques de présentation, de forme et de structure des genres romanesque, poétique et dramatique.
L’Objectif Spécifique 1-2 : Appliquer un mode de lecture avec pour contenus notionnels la distinction du genre d’œuvre par le mode de lecture textuel (étude des types de textes et le mode de lecture dogmatique (l’auteur, structure de l’œuvre, étude des passages choisis, étude des thèmes, synthèse).
L’Objectif Spécifique 1-3 : Étudier une œuvre ou un extrait à travers la structure de l’œuvre ou de l’extrait, des thèmes, du contexte, des caractéristiques des personnages et des situations et l’apport des figures de style.
(INRAP, p. 10)
Comme on peut l’identifier ici, le paradigme du sujet-lecteur n’est pas encore mobilisé en contexte scolaire congolais. Le pôle du lecteur n’est pas pris en compte, et il n’y a aucune référence à la lecture littéraire. C’est pourquoi notre projet se focalise sur deux plans, que nous associons l’un à l’autre : celui, d’une part, de la rénovation des pratiques et des contenus d’enseignement de la littérature pour mieux former le sujet lecteur, celui, d’autre part, de pratiques médiées par les outils technologiques qui sont davantage liées aux usages des adolescents congolais du XXIe siècle.
En effet, les lycéens congolais possèdent des pratiques culturelles informelles largement marquées par les usages du smartphone connecté à l’Internet. Le fossé entre l’espace scolaire et l’espace culturel informel (Poyet, 2011) y est donc particulièrement marqué, ce qui nous amène à penser que la proposition, en formation, d’utiliser le numérique pour enseigner en classe de lycée peut constituer une véritable rupture avec la forme didactique traditionnelle.
La recherche doctorale sur laquelle se fonde cette étude s’inscrit dans une visée exploratoire, et cherche à sonder des conditions favorables de transformation des pratiques d’enseignement en République du Congo, notamment par le biais de la formation ; elle offre en outre une occasion de tester, dans les établissements, certaines pratiques pédagogiques qui pourront nourrir les réflexions dans la sphère de la formation et de l’institution.
Plus précisément, l’expérimentation menée au sein de la recherche doctorale repose sur une session de formation à l’enseignement de la lecture littéraire mobilisant le numérique pour mieux prendre en compte le sujet lecteur et l’enseignement de la lecture littéraire dans la classe. Un groupe de six étudiants volontaires participent à cette formation. Le groupe bénéficie de 18 heures de formation puis, d’un suivi lors de leur stage de pratique. Parmi eux, trois étudiants ont été retenus pour être les sujets de la recherche, menée sous la forme d’une étude multi-cas. Les séances de lecture que proposent ces trois étudiants-stagiaires à leurs élèves sont enregistrées. Pour cet article, trois d’entre elles, portant sur l’enseignement de la littérature à partir d’œuvres littéraires sonores ont été retenues : elles ont été filmées, transcrites et analysées. En fin de période de stage, un entretien semi-directif a été mené et a permis de compléter, par la vision plus personnelle et plus centrée sur l’expérience vécue des stagiaires, les données de mise en œuvre dans la classe.
La formation dispensée s’est déroulée selon un scénario commun adopté lors de chaque journée. Une première partie, plus théorique est consacrée à l’explicitation des concepts liés à l’enseignement de la littérature, aux enjeux et concepts relevant de la culture numérique et à la présentation de recherches croisant enseignement de la littérature et numérique. Ensuite, une deuxième partie est consacrée à la présentation de dispositifs didactiques numériques pour l’enseignement de la littérature : ils ouvrent des potentialités, sont parfois associés à des présentations d’extraits de séances de classe qui aident les étudiants à cerner leur intérêt. Enfin, des ateliers de travail portant sur les deux nouvelles à l’étude ont pour but d’accompagner les stagiaires dans leur réflexion didactique et pédagogique. Ceux-ci ont pour consigne de réfléchir à la mise en œuvre d’un ou de plusieurs des dispositifs présentés, selon l’aménagement qui convient à la fois aux textes proposés, à leur public et au contexte congolais.
Après les deux premières journées de formation, les stagiaires ont été nommés au Lycée de la Révolution de Brazzaville, et nous avons suivi et filmé les différentes séances qu’ils ont menées pour enseigner la littérature avec le numérique, sur les deux nouvelles au programme.
Nous faisons l’hypothèse que les étudiants-stagiaires pourront mobiliser en contexte d’enseignement les contenus de formation reçus pour concevoir et mettre en œuvre un enseignement de la littérature formant le sujet lecteur et mobilisant les ressources numériques. Pour la présente étude, nous nous interrogeons sur la manière dont les stagiaires se sont approprié les contenus de formation concernant les œuvres littéraires en version sonore, dans le cadre de leurs premières pratiques professionnelles devant des classes de lycée.
L’expérimentation s’appuie sur un corpus d’œuvres littéraires : celles-ci proviennent des textes au programme pour la classe de seconde, dans laquelle s’effectue le stage des étudiants. En particulier, sur la période de l’année pendant laquelle s’effectue celui-ci, l’œuvre Chroniques congolaises (1974) de Jean-Baptiste Tati-Loutard est étudiée et devient le support de certaines activités de la formation. Cette œuvre littéraire porte en elle les marques du milieu où elle a été conçue : les Chroniques congolaises restituent le contexte historique du Congo des années 1970. L’auteur fournit beaucoup d’indications géographiques qui situent le lecteur en République du Congo, comme par exemple l’évocation de la capitale Brazzaville et les références à « L’intégration » (p. 33-44), qui évoque en filigrane la problématique de la centralisation administrative : on y retrouve en effet un phénomène marquant de l’organisation géographique africaine postcoloniale, qui a vu s’opérer le fossé entre deux mondes, d’un côté celui de la capitale, lieu de concentration de l’administration, des riches, des fonctionnaires, des expatriés, et de l’autre, celui des périphéries, du bas peuple, synonyme de misère et de désordre. Un autre exemple peut être illustré dans le choix des personnages des nouvelles : ce sont, pour la plupart des Congolais, comme « Louzolo » (p. 9) dont le nom signifie « amour » dans presque tout le sud du Congo. Ainsi, dans chacune des nouvelles étudiées, les élèves sont confrontés à des représentations qui leur sont proches et peuvent mettre en discussion des préoccupations toujours d’actualité.
L’une de ces nouvelles a pour titre « La virginité ». C’est lors de la lecture de celle-ci que se sont déroulées les captations des séances de cours assurées par les stagiaires qui font l’objet de nos analyses. La nouvelle restitue, dans un récit à chute, une pratique traditionnelle congolaise du mariage : la première nuit de noces, est déposée dans la chambre des mariés une bouteille remplie d’eau. Celle-ci est censée rester telle quelle jusqu’au lever du jour, pour confirmer la virginité de la mariée. Dans la nouvelle, le lecteur assiste à la célébration du mariage de Mountou Jacques et Tchiloumbou Céline : le mari a versé la dot auprès de sa future belle-famille tandis que la mariée doit être vierge, ce qui est le signe de la réussite de son éducation et de l’honneur de la famille. Mais, au lendemain de la nuit de noces, est révélée, par le biais de la bouteille traditionnelle, le fait que la mariée a perdu sa virginité avant le mariage, au grand désarroi des parents.
Pour la réalisation de l’expérimentation, la nouvelle a été transmodalisée : d’une part, nous en avons réalisé une version numérique sous format Word, celle-ci se prêtant à des manipulations en classe, et d’autre part, nous avons obtenu une version sonore. Celle-ci a été commandée auprès d’un comédien professionnel congolais. Dans cette démarche, nous nous inscrivons dans une éthique de la recherche qui vise à collaborer avec les communautés culturelles locales, et à encourager leur création de contenus numériques qui pourront être mis à la disposition du plus grand nombre (Lemieux, 2021) Pour notre expérimentation, la production sonore a été mise à disposition des stagiaires en version audio numérique.
Notre étude se fonde sur l’analyse de la première séance mise en œuvre au lycée. Pour mieux cerner les liens entre formation et mise en œuvre lors de stage, sur lesquels repose notre recherche, nous présentons le tableau synthétique suivant :
Dates Formation | Décembre 2022 | Janvier 2023 | Février/Mars 2023 | Avril 2023 |
Journées de formation(6H) | Journée 1 matinée : concept de lecture littéraire, paradigme du sujet lecteur, rôle du numérique dans l’enseignement de la littérature. Après-midi : présentation de trois dispositifs, dont enseignement à partir des œuvres sonores sur « La Virginité ». Recueil de données : documents et supports de formation. | Journée 2 matinée : concepts de compétences de compréhension et d’interprétation en lien avec la lecture littéraire. Après-midi : présentation de trois dispositifs visant la formation du sujet lecteur à partir des œuvres au format Word de « Le Cimetière de Vxxx » et « La Virginité ». Recueil de données : documents et supports de formation. | Journée 3 matinée : analyse réflexive sur les premières séances de mise en œuvre. Après-midi : présentation de dispositifs (3) de lecture favorisant la formation d’une communauté de lecteurs. Recueil de données : documents et supports de formation. | |
Stage de pratique | Séance 1 de mise en œuvre : proposition d’exploiter le dispositif didactique associé à l’œuvre « La Virginité » dans sa version audio. Données : captations et verbatim de séance. | Séance 2 et 3 de mise en œuvre : proposition d’exploiter les dispositifs de la journée 2 sur l’œuvre « La Virginité ». Données : captations et verbatim de séance. | Séance 4 et 5 de mise en œuvre : proposition d’exploiter les dispositifs issus des 3 journées sur la nouvelle « Le Cimetière de Vxxx » [Mise en œuvre non réalisée en 2023 à cause des difficultés rencontrées par les stagiaires sur lieu de l’expérimentation]. |
Présentons plus précisément la formation puis le dispositif didactique qui font l’objet de notre attention : la formation s’est tenue en décembre 2022. Après avoir travaillé à définir la lecture littéraire d’un point de vue théorique le matin, le dispositif concernant l’exploitation des formes littéraires sonores leur a été proposé. Celui-ci vise à permettre aux élèves d’appréhender une œuvre littéraire d’abord par sa forme sonore, de façon à favoriser leur concrétisation imageante et une attention au texte qui passe par sa réception sensible, notamment auditive (Brunel, Karady, Friscia, 2023). Il a été notamment conçu en adaptant les pratiques de réception des œuvres poétiques en préservant une « écoute flottante » ainsi que le proposent Brillant-Rannou et Rouxel (2011). Si ces chercheuses cherchent en effet à stimuler l’attention à sa sensibilité dans des contextes de lecture sur des ouvrages papier, nous avons choisi de prendre appui sur leurs orientations en situation d’écoute des œuvres, en considérant que les possibilités en termes de captation des sensations et d’images mentales pouvaient être facilitées par le recours à la réception auditive et la décharge de la lecture papier. Voici un extrait du diaporama proposé aux étudiants et restituant cette proposition d’adaptation :
Nous voyons, dans l’extrait présenté, que le dispositif offre de nombreuses souplesses d’adaptation, et peut stimuler différents processus de l’activité singulière du lecteur. Pour autant, il offre une progression entre singulier (en phase 1 et 3) et collectif (phase 2) et entre posture plus spontanée (phase 1) et plus distanciée ou réflexive (phase 2 et 3), ces deux articulations situant au cœur de l’enseignement de la lecture littéraire.
Dans le contexte de cette étude, nous mobilisons donc, au titre des données :
Retenons que, pour ces stagiaires, il s’agit de la première séance s’appuyant sur des ressources numériques mais aussi de la première séance d’enseignement de la littérature, avec des classes qu’ils ne connaissent pas encore bien. Précisons enfin le profil des stagiaires :
Nous nous proposons d’analyser, dans une démarche qualitative, les choix réalisés par ces jeunes enseignants tels que nous pouvons les saisir à travers les vidéos et verbatims de trois séances d’enseignement. Dans le cadre de cet article, il s’agira de repérer comment ceux-ci ont négocié l’écart entre les pratiques traditionnelles du lycée et la mobilisation des œuvres littéraires numériques audio- que nous mettons à leur disposition. Dès lors, nous pourrons également évaluer dans quelle mesure la formation a pu être réinvestie, dans ce moment crucial de la prise en main d’une classe, a fortiori pour un débutant.
L’objectif visé ici est de cerner les spécificités des pratiques d’enseignement et l’appropriation des contenus de formation que nous pourrons observer dans les démarches des trois enseignants stagiaires. Notre analyse s’organise en trois temps : nous étudions tout d’abord la place de l’œuvre sonore dans la séance en comparaison avec l’usage traditionnel des extraits photocopiés. Puis, nous comparerons les choix des dispositifs didactiques avec les propositions formulées en formation, et en relation avec les dispositifs observés dans les pratiques ordinaires.
Tout d’abord, nous regardons si les stagiaires ont utilisé l’œuvre sonore et le temps qu’ils y ont consacré. Les séances captées nous montrent que chacun a su utiliser les instruments techniques mais cet usage s’est effectué de manière absolue : en effet, aucun des stagiaires n’a fait appel, au cours de la séance, à un autre support littéraire papier. Pas d’usage hybride donc, au contraire de ce qui est observé avec des professeurs plus habitués aux pratiques d’enseignement avec le numérique (Brunel et Crusca, 2023). La séance d’une heure s’est concentrée sur le seul usage du support sonore, celui-ci étant engagé dès les premières minutes de la séance, comme cet exemple le montre :
00.00. ENS 2 : On va écouter un extrait sonore de la nouvelle « La Virginité ».
00.30. ENS 3 : Vous allez écouter ce passage. Vous verrez aussi, essayez un peu de tenter, vous verrez que vous allez rentrer dans l’univers de la nouvelle. Et c’est ça même l’objectif, vous comprenez. Alors, est-ce que je peux vous faire confiance ? C’est bon ? Qu’est-ce que je veux dire par là ? que vous puissiez rentrer dans l’univers de la nouvelle. C’est bon. Donc, que vous puissiez remuer votre subjectivité, votre façon… votre créativité. Fermez les yeux. Écoutez, vous vous laissez aller. Ça va ?
Dans le cas de l’enseignant 3, cette écoute est immédiatement située dans le cadre d’un objectif didactique. Les élèves savent qu’ils doivent écouter, mais connaissent le sens de cette activité, grâce à l’explication du stagiaire « rentrer dans l’univers de la nouvelle ». Ainsi, le dispositif technique mobilisé est arrimé à une orientation didactique et c’est dans le cadre d’un même ensemble qu’il le présente.
Dans un deuxième temps, nous cherchons à cerner la dimension temporelle de l’extrait sonore choisi ainsi que le moment diégétique qui est sélectionné par les stagiaires, car ils sont révélateurs de leurs orientations didactiques : deux d’entre eux font écouter la nouvelle à une seule reprise, tandis que le stagiaire 1 propose deux écoutes, mais celles-ci se succèdent immédiatement. Voici l’extrait qui restitue ce moment de la séance :
5.00. Fin de la première écoute.
ENS 1 : [Redémarrage du matériel]. Bon, on va écouter l’extrait pour une seconde fois ; continuez le même exercice ; notez ce qui va vous marquer. [Elle se déplace et écrit au tableau].
10 : Fin de l’écoute de la seconde fois de l’audio.
ENS 1 : Infirme, le dernier mot c’est infirme. Est-ce que vous allez l’abandonner parce qu’elle serait devenue infirme ? Voilà, alors on a terminé d’écouter l’audio, dites-moi est ce que vous avez apprécié d’écouter cet extrait là en l’écoutant ? : [Silence]. Est-ce que vous avez apprécié cette façon-là ?
La question de la temporalité de l’extrait et du nombre d’auditions, qui n’avait pas été spécifiquement abordée dans la formation, ne nous semble pas avoir fait l’objet d’une réflexion particulière de la part des étudiants-stagiaires. L’écoute est perçue, selon eux, comme une compétence pré-requise, tandis que, sans doute, telle qu’elle est sollicitée dans le dispositif de formation, et qu’ils la présentent, elle nécessite une forme d’accompagnement pour les lycéens. Ajoutons que les étudiants ont tous réduit l’œuvre sonore à un seul extrait, considérant que l’exigence d’écoute de l’ensemble de la nouvelle serait peu productive pour leurs élèves. Tandis que le premier et le 3e stagiaires ont prévu un extrait de cinq minutes, que le premier stagiaire propose deux fois, comme nous l’avons vu, le second stagiaire envisage un extrait qui ne dépasse pas huit minutes. Il nous semble que ces choix réduits manifestent une prise de conscience des capacités de concentration des élèves, sans doute acquise grâce au temps d’observation qui a précédé, au sein du stage, la prise en main de la classe.
Enfin, les séquences diégétiques privilégiées par les stagiaires peuvent également nous permettre de mieux cerner leurs choix et motivations : le premier enseignant fait écouter l’incipit de la nouvelle. Ce choix s’accompagne, par la suite, d’une pratique habituelle consistant à relever les aspects importants, notamment thématiques, que délivre un incipit. Si cette orientation peut sembler pertinente dans le cadre d’une découverte d’un texte, elle pourrait tout à fait être menée dans le cadre habituel d’une lecture silencieuse papier.
Au contraire, l’enseignant 3, qui choisit quasiment le même extrait, en fait un autre usage, qui semble davantage lié à ce qui a pu « frapper » les élèves. Avec sa consigne portant sur les ressentis occasionnés par l’écoute, il oriente les élèves vers l’appréciation éthique de l’ensemble du texte, les élèves s’engageant sur une réflexion personnelle, liée à leurs propres expériences :
09 : 26 – ENS 3 : Oui, dis ce que tu as relevé. Pas par rapport ce que lui, il a dit, mais ce que toi, tu as relevé. Bon vas-y.
EL 3 : par rapport à ce qu’il a dit que ce n’est pas bien qu’un homme ait deux femmes, il n’aura pas le temps d’éduquer tous ses enfants.
ENS 3 : Tu as déjà vécu ce genre de cas ? Connais-tu une personne qui est dans une telle situation ?
EL 3 : [inaudible] : oui j’ai déjà connu ce genre de cas parce que mon père, c’est ca, j’ai un demi-frère, on ne l’a jamais vu.
ENS 3 : qu’est-ce que ça te fais ?
EL 3 : dans le pays, j’ai des frères partout, ça ne me fait pas du bien.
L’enseignant 2, enfin, a sélectionné la fin de l’enregistrement, les premiers questionnements suggérant aux élèves d’être sensibles aux effets du texte sur eux, les suivants les orientant plutôt sur le thème de l’extrait, celui du voyage. Ici, le stagiaire semble avoir d’abord orienté l’intérêt des élèves sur leurs émotions, mais s’est vite mobilisé ensuite vers l’étude thématique, bien plus proche d’une lecture traditionnelle.
16 : 21 – ENS 2 : Merci beaucoup. [inaudible] [il se déplace] C’est perceptible non ? je sais que beaucoup ont écrit. Je veux savoir ce que vous avez écrit.
EL 4 : Tout le monde disait que Malalou était orgueilleux.
22 : 43 : ENS 2 : Qu’est-ce que tu as dit, déjà ?
EL 10 : Il revenait d’un voyage
ENS 2 : Il revenait du Cameroun. Qu’est-ce qu’il est allé faire là-bas ?
EL 11 : Pour aller étudier.
23 : 43 : ENS 2 : pour aller étudier ! Bon, ici, on parle de trois faits ici. Bon, trois faits, trois événements, ou trois situations. On a Malalou qui va à un voyage pour aller étudier. Après il fait quoi ? Il revient dans son pays. Qu’est-ce que les gens pensent de lui ? Pourquoi… on lui donne ce statut-là ? On lui attribue ce statut d’orgueilleux ? Oui.
À travers ce premier prisme d’analyse, nous constatons que les stagiaires ont tiré parti de la formation de manière diverse : tantôt le dispositif technique semble avoir été associé à des orientations didactiques pertinentes, permettant de mobiliser l’œuvre sonore pour son intérêt en termes de perceptions et émotions, tantôt les stagiaires, utilisant les outils techniques, ont été tentés de reproduire des pratiques plus habituelles et n’ont pas suffisamment mobilisé la ressource de l’œuvre sonore pour l’approche sensible qu’elle pourrait favoriser.
Dans cette deuxième partie, nous cherchons à identifier les facteurs observables permettant de cerner les objets enseignés et les choix didactiques des trois enseignants stagiaires, en particulier si ceux-ci se rattachent à la lecture littéraire.
On constate d’une part que les séances s’engagent toutes par un appel à l’appréciation des lycéens : les trois stagiaires s’attachent à susciter un discours sur leur goût, sur les aspects qu’ils ont préférés, ou encore sur leur appréciation de la réception sonore de l’œuvre.
Prenons le cas de l’enseignant 1 :
11 : 02. ENS 1 : Qui a apprécié cette façon de découvrir un extrait de « La Virginité » en l’écoutant ?
EL 2 : J’ai apprécié cet extrait parce que lire à la maison c’est un peu fatigant mais en écoutant on retient facilement [inaudible].
ENS 1 : Très bien merci, qui d’autre peut donner son avis ?
EL 3 : Moi j’ai apprécié parce que lire c’est un peu fatigant, euh par contre tu as la facilité de retenir et de comprendre et ça m’a aussi permis de prendre bonne note pour mieux comprendre.
Nous pouvons identifier dans cet exemple des marques d’appréciation effective de l’œuvre, même si celle-ci s’oriente, dans ce cas, dans l’appréhension du caractère sonore de l’œuvre comme facilitatrice et non comme stimulatrice d’évocations personnelles. Pour autant, cette sollicitation des enseignants est remarquable car elle n’est pas souvent pratiquée dans les séances d’enseignement courantes (Brunel et al., à par.).
Appréhendons à présent la partie centrale de la séance : si les stagiaires proposent tous, comme première activité, l’écoute, le font-ils en prenant en compte le sujet lecteur et pour conduire une lecture littéraire ? La forme sonore, inédite, conduit-elle à une pratique didactique faisant rupture avec les pratiques de prise en compte de la réception du texte littéraire traditionnelles ? L’attention aux consignes données, et à l’activité qui les suit, permet de répondre à cette question. En effet, les néo enseignants utilisent, des verbes qui orientent l’activité des élèves : l’enseignant 1 utilise les termes « relever » et « retenir », tandis que l’enseignant 2 emploie le terme « copier » et « prendre », comme on le repère ici :
10.54 : ENS 2 : Qui a pu copier quelque chose ? [il se déplace]. Ce peut-être un mot, une expression qui l’a capté, une émotion qu’il a ressentie sur une partie de l’extrait. […]
22.10 : ENS 2 : Qui a pris autre chose ? [il se déplace] oui, une phrase, un mot, une expression. De quoi parle-t-on ici ? Dans ce texte-là, on parle de qui ? De Malalou. Que fait Malalou ici dans cette œuvre ?
Dans ces deux extraits du même verbatim, les verbes de consigne utilisés ne permettent que peu, aux élèves, de prendre conscience de l’écart de l’activité proposée (être attentif aux images, aux émotions) avec les pratiques habituelles de relevés d’information. En fait, c’est l’enseignant qui conduit un glissement de « ressentir » vers des activités de prélèvements d’information « de quoi on parle ici ? ». Finalement, il amène lui-même sa classe à ne pas mobiliser une lecture sensible, ainsi que le proposent Brillant-Rannou et Rouxel (2011), mais à concentrer l’attention sur une compréhension partagée.
Pour sa part, l’enseignant, qui, dans sa consigne d’écoute, avait fait référence à « rentrer dans l’univers de la nouvelle », emploie des verbes multiples, pour lancer l’activité après l’écoute :
07 : 11 : ENS 3 : Ok, très bien. Vous pouvez vous réveiller. On revient dans la réalité, vous étiez dans le monde des idées de la nouvelle « La Virginité », qu’est-ce que vous avez senti ? Qui a relevé quelque chose par rapport à ce qu’il a écouté. En tout cas, donnez-moi vos impressions, vos ressentis par rapport à ce que vous avez écouté. Qui veut parler ? Qui a retenu quelque chose ?
On relève ainsi à la fois des verbes suggérant le retour sur « l’impression et ressenti », la verbalisation de ce qui a été « senti » mais également d’autres termes, qui suggèrent une activité langagière différente (« retenir », « relever »).
L’activité qui suit est à l’image de cette double direction, donnée aux élèves. Voici une séquence intéressante, située dans le premier quart d’heure de la séance :
ENS 3 : Qui d’autre à des points de vue à donner, qui a relevé quelque chose ? [3x]
12 : 05 : EL 4 : J’ai relevé la partie où l’on parlait de la tante.
ENS 3 : Qu’est-ce que tu penses par rapport cette tante ?
EL 4 : J’allais dire à la tante que ce n’est pas bien. Elle devait agir d’une bonne manière.
ENS 3 : Et si tu étais dans la nouvelle, qu’est-ce que tu allais dire à cette tante ?
EL 4 : Il ne faut pas voir seulement le physique, mais le comportement.
ENS 3 : Donc elle veut tout simplement dire qu’on ne doit pas voir le physique. Maintenant, si on ne peut voir le physique, on doit voir quoi ?
EL 4 : Le comportement.
ENS 3 : Comment on va faire pour voir le comportement ?
EL 2 : Par l’attitude.
ENS 3 : Est-ce que vous êtes tous d’accord avec elle (EL 2) ?
Dans ce passage, on observe bien que l’enseignant prolonge, dans ses relances, la stimulation de l’implication subjective des élèves, après avoir suscité, en amont, leur immersion fictionnelle. L’expression de l’élève « j’allais dire à la tante », montre bien que celui-ci se positionne dans la diégèse. Par la suite, le stagiaire fait appel au collectif de la classe. Selon nous, cette séquence constitue bien une activité de lecture littéraire favorisée par la mise en place de l’œuvre sonore : celle-ci semble avoir facilité l’immersion fictionnelle, et celle-ci est à nouveau suscitée par l’étayage de l’enseignant.
Finalement, les choix des néo enseignants, concernant la prise en compte de la réception par les élèves de la nouvelle dans sa version sonore, sont divers. Deux d’entre eux, proposent, globalement, une séance centrée sur la compréhension du texte et prennent appui sur l’activité de réception sonore comme un dispositif facilitant l’accès à l’engagement dans l’activité des lycéens. Pour l’un d’entre eux, l’œuvre sonore est mobilisée pour son potentiel immersif, les élèves retenant des éléments ou événements du récit qui les révoltent ou les interpellent, comme s’ils étaient participants de la diégèse, puisqu’ils envisagent les paroles qu’ils pourraient dire au personnage de la tante. Enfin, tous trois ont pu mobiliser des activités appréciatives.
Finalement, les étudiants-stagiaires ont-ils mené des séances qui manifestent un écart avec les pratiques traditionnelles du lycée à partir de la proposition d’écoute d’œuvres littéraires sonores ?
Chacun a adopté l’écoute de l’œuvre sonore dans la séance pour stimuler l’activité des élèves. Mais, cette stimulation semble avoir été parfois plus orientée pour développer leur motivation et faciliter leur approche du texte plutôt que l’implication subjective du sujet lecteur et sa formation. Pour autant, certaines activités, dans chacune des séances, ont comporté une attention à l’activité singulière des lecteurs, à leur appréciation. Enfin, si les jeunes enseignants ont globalement mieux pris en compte la réception des élèves dans leur première approche du texte, et n’ont pas uniquement mobilisé la dimension textualiste traditionnellement travaillée au lycée congolais et mise en avant par les programmes, ils n’ont pas que peu, dans leur conception, pu favoriser le mode participatif propre à la lecture littéraire (Dufays, 2013) et s’appuyer sur une « écoute flottante » (Brillant-Rannou et Rouxel, 2013) du texte.
Cependant, dans l’une des mises en œuvre, celle du stagiaire 3, les choix didactiques révèlent une véritable attention à l’accompagnement d’un lecteur subjectif, immergé dans la fiction, réagissant de manière axiologique et impliquée aux enjeux de la nouvelle. Si cet accompagnement ne se fonde pas nécessairement sur l’approche de la production sonore, celle-ci semble avoir facilité une approche plus spontanée des élèves. L’étude de l’évolution de la mise en œuvre de séances d’enseignement de ces trois stagiaires nous montrera si cette pratique, qui fait rupture avec les pratiques traditionnelles, se renforce et se généralise, et si elle prend pleinement appui sur les potentialités de l’œuvre sonore.
Enfin, nous souhaitons pointer l’attention sur deux aspects :
D’une part, nos analyses nous montrent l’importance fondamentale de la conception des consignes. Orientant l’activité des élèves, elles semblent avoir été souvent énoncées de manières improvisées, avec des précisions et des ajouts parfois peu cohérents, et avoir conditionné une forme de pratique traditionnelle, qui n’était d’ailleurs pas forcément préconçue. Il nous semble que le travail sur les consignes devrait faire l’objet d’activités spécifiques, non prévues jusque-là, en formation.
D’autre part, nous identifions, dans notre démarche, un point de vigilance, déjà bien documenté en sciences de l’éducation, pour ce qui concerne les usages du numérique : en effet, ont été souvent dénoncées des pratiques en contexte numérique au sein desquelles l’usage technologique semblait être une fin en soi (Tricot et Amadieu, 2020). Nous repérons ici, le même risque en ce qui concerne les corpus : pour nos stagiaires, parfois, l’usage de la forme littéraire sonore semble avoir constitué une situation d’apprentissage en soi, et garantir en elle-même un renouvellement des pratiques. Nos données nous montrent bien, s’il en était besoin, que ce n’est pas le cas.
Finalement, pour revenir spécifiquement sur l’appropriation de la formation, nous observons que les étudiants-stagiaires ont pu tirer parti des contenus de formation de manière effective : ils ont utilisé le support de l’œuvre littéraire sonore proposée, et celui-ci a, pour partie, facilité le lancement d’échanges de types appréciatifs, mobilisant les réflexions éthiques des lycéens. Cet aspect, c’est certain, s’éloigne des pratiques traditionnelles transmissives et textualistes pratiquées au lycée congolais. Les étudiants ont ainsi cherché à s’appuyer sur le corpus numérique en favorisant la réception de lecteurs singuliers. Mais, le pouvoir évocatoire de la forme sonore, qui aurait pu permettre de faciliter l’immersion et le discours sur les sensations éprouvées, n’a été que peu sollicité, ce qui peut être considéré comme une limite dans les pratiques étudiées.
Cependant, nous devons nuancer cette analyse et souligner la dimension réduite de nos données : en effet, celles-ci ne s’appuient que sur la première séance d’enseignement et les enseignants stagiaires ont sans doute privilégié, dans leur conception de la nouvelle, certaines pratiques dans lesquelles ils se sentaient plus à l’aise, et qui, de ce fait, se rapprochaient de conduites didactiques plus traditionnelles. Ajoutons que le contexte d’une classe comptant plus de cinquante élèves ne favorise pas des pratiques d’écoute flottante qui, sans doute, nécessitent des conditions favorables et une certaine habitude de la part des élèves à être sollicités dans l’expression de leurs ressentis.
Pour autant, nous percevons que, même dans ces situations de premier contact, les élèves de lycée des trois classes se sont très vite sentis concernés par la situation diégétique, grâce aux questions des enseignants-stagiaires portant sur leur appréciation, et qu’ils ont immédiatement réagi en portant des jugements axiologiques, voire en se fondant (pour un exemple frappant) sur une identification au personnage. Nous y trouvons une forme de confirmation de la nécessité de mieux orienter les choix de corpus mais surtout les pratiques enseignantes en vue de l’inclusion des différentes communautés culturelles dans l’enseignement de la littérature (Lemieux, 2021).
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