Ce numéro de revue propose d’explorer les zones de contact, de confrontation et d’échange entre la littérature et les autres arts, dans une perspective didactique. Est initié un dialogue entre approches de la littérature comme discipline d’enseignement et approches didactiques d’autres arts, en invitant à nous interroger sur les frontières communes entre les territoires, et sur les notions et questions qu’elles pourraient avoir en partage. Sans tomber dans un utilitarisme réducteur, les études internationales concluent régulièrement aux apports multidimensionnels des « arts » (UNESCO : Bamford, 2008; OCDE : Winner, Goldstein et Vincent-Lancrin, 2014). Les recherches soulignent leur apport à la « multilittéracie » (Kalantzis et Cope, 2012) qui comporte une dimension transversale relevant de la langue et des langages, et invitent à ne pas la réduire à la seule « maitrise de la langue », mais à considérer la place du langage dans son articulation à la pratique et à l’éducation artistique (Repères 43, 2011). De ce point de vue, la discipline Français (dans son rapport particulier à la langue et aux discours, mais aussi pour son intérêt pour les phénomènes de commentaire, de traduction, d’analyse…) est directement concernée (Chabanne, 2015; Richard, 2015). Si le dialogue des didactiques est aussi récent que ces disciplines elles-mêmes, le dialogue entre les arts du langage et les autres arts est une très ancienne question pour l’histoire de l’art et des arts, mais aussi pour l’esthétique, la sociologie et l’anthropologie de l’art.
Parmi les espaces-frontières, nous proposons d’explorer des questions qui relèvent de la sémiologie comparée, à partir de concepts ou de problématiques qui circulent d’un domaine à l’autre (Demougin, 2004) : « Le champ spécifique de l’analyse de l’image est partagé entre plusieurs disciplines qui gagnent à coordonner les corpus et l’appropriation du vocabulaire de l’analyse », rappellent les programmes français pour le secondaire (MEN, 2015-11 : 253). Par exemple, la question des transpositions d’un art à l’autre (adaptation cinématographique, novélisation…; Rollet, 1996; Serceau, 2000; Lacelle, 2009), l’interrogation des formes d’art composites, à commencer par le théâtre, dans lesquels les systèmes sémiotiques coexistent, s’interpénètrent, se fondent : arts du langage, art du corps en mouvement, art de l’espace, art de la scénographie, du décor, voire de la lumière et du son (Massol, 2001). On peut, par exemple, penser aux éclairages croisées que les arts du corps et les arts du son peuvent apporter à une réflexion sur l’œuvre comme événement et comme expérience corporelle, tout autant du côté de la réception que du côté de la production : mise en voix, mise en corps (Lebrat, 2010); profération, diction, respiration… (Verrier, 2009; Yerlès, 1996). Il s’agit de voir si et comment ces approches plurisémiotiques permettent d’éclairer des questions qui relèvent des arts du langage. Qu’apportent ces questions d’esthétique comparée à un enseignement du littéraire éclairé par ces zones de contact ou ces objets-frontières (Trompette et Vinck, 2009)?
C’est dans cette perspective plurisémiotique des multilittéracies que s’inscrivent les articles du vol. 6 de la r2lmm en contribuant au développement de savoirs théoriques, exploratoires et expérimentaux sur la manière dont se construisent, chez les apprenants lecteurs/créateurs d’œuvres littéraires/artistiques, les relations intersémiotiques de différentes natures : texte-image, texte-son, texte-image-son, etc. La thématique interdisciplinaire convoque à une rencontre des chercheurs en didactique des arts et en didactique de la littérature afin d’enrichir les outils conceptuels et didactiques de chacune des disciplines. Nous proposons ainsi un ensemble d’articles qui ouvrent la voie à de nouvelles problématiques et à des cadres théoriques enrichis pour décrire la formation et l’apprentissage en situation de réception/production d’œuvres multimodales.
Béatrice Bloch, dans son article Ténus liens entre les arts, pose la question des méthodes d’analyse des arts et de leurs relations à d’autres langages. Elle présente une expérience de réception de musique et de texte, menée auprès d’étudiants de troisième année en licence de lettres. Le but est de faire acquérir une méthode pour comparer les œuvres, mais aussi un vocabulaire et une aptitude à analyser les percepts dans tel ou tel domaine artistique.
Sont apparues communes à la musique et à la littérature les catégories suivantes : structure de l’œuvre, rythme, amplification, transformation ou répétition, ces outils proposés par l’enseignante ayant été facilement utilisés par les étudiants.
Un second article s’intéresse à la complémentarité entre le domaine de la création littéraire et celui de la création artistique. Dans Ateliers d’écriture et arts plastiques : un même « assaut contre les frontières », Sylvain Fabre propose un rapprochement, dans le cadre de la formation scolaire à l’écriture littéraire, entre la pratique littéraire de la langue et la pratique plastique, à partir des ateliers de François Bon (2007-2011).
Les deux domaines artistiques interrogent la manière dont l’école peut prendre en charge la subjectivité des élèves pour proposer des activités capables de développer chez eux une puissance d’agir et de mobiliser les langages.
Une troisième contribution à une théorisation de l’intersémiotique s’interroge sur les cadres d’analyse de la réception de discours multimodaux. L’article de Sonya Florey et de Noël Cordonnier, Pour une place raisonnée de l’émotion dans la compréhension/interprétation et la réception des œuvres multimodales, recourt à la psychologie cognitive et à la critique littéraire pour analyser la réception d’un album jeunesse papier et numérique.
Situés dans leur champ disciplinaire, mais invités à dialoguer avec la didactique de la littérature et les études littéraires, les processus émotionnels et les apports de la psychologie cognitive peuvent être considérés dans l’apprentissage de la compréhension/interprétation des textes littéraires, et notamment de textes multimodaux […]
L’article de Marie-Sylvie Claude, Du commentaire pictural au commentaire littéraire : mettre en mots une expérience esthétique, s’interroge sur l’intérêt de passer par le commentaire pictural pour apprendre le commentaire littéraire alors que les expériences esthétiques des jeunes participants à l’étude se traduisent dans des pratiques discursives différentes. Elle montre comment les catégories de Schaeffer (2015), adaptées au cadre scolaire, peuvent aider les enseignants à accompagner leurs élèves à pratiquer l’une et l’autre de ces formes de commentaire pour les articuler.
En ce qui concerne notre objet, la réussite pour tous les élèves du détour par l’œuvre picturale pour apprendre à commenter le texte littéraire est de même conditionnée à une didactisation telle qu’elle permette aux élèves de faire des liens entre les deux exercices.
La deuxième contribution à la thématique d’une didactique interdisciplinaire porte sur les rapprochements entre arts, littérature et potentialités numériques : Tentative d’épuisement d’un lieu : éduquer à l’expérience esthétique par le dialogue entre arts de l’espace et récit littéraire. Magali Brunel présente une expérience scolaire, en lien avec un espace architectural urbain, s’appuyant sur des ressources numériques et multimodales.
Au terme de cette analyse, il nous semble que le projet mené, favorisant le dialogue entre différentes formes artistiques, sollicitant différents dispositifs numériques d’écriture, notamment collectifs et collaboratifs, a favorisé une éducation à l’expérience esthétique.
La recherche de Jean-François Massol porte sur les images produites par les jeunes lecteurs pour évoquer leur lecture personnelle d’œuvres littéraires : Lire les images témoignant des lectures subjectives : quand des jeunes lecteurs prennent crayons, feutres ou caméra en même temps que la plume. Le chercheur s’interroge sur l’approche didactique des enseignants dans la prise en compte des représentations en images des textes de lecteurs.
[Les images] vont du gribouillis et du schéma rapide dans la marge des textes à de véritables œuvres, bi ou multimodales, qui peuvent témoigner d’un geste artistique. Elles méritent ainsi que les professeurs qui en sont lecteurs les prennent en compte.
Le premier article contribuant à la thématique des recherches développements a comme objectif d’évaluer des dispositifsdans une démarche descriptive combinant recherche-action et récit de pratique : Le dispositif de création/médiation AmalGAME : Croiser les postures et transgresser les frontières. Afin de décloisonner la discipline artistique, Moniques Richard, Claude Majeau et Marie-Pier Théberge proposent des dispositifs hybrides et multimodauxqui sortent des frontières disciplinaires habituelles entre art et littérature.
Quelles que soient les disciplines, il nous semble essentiel d’encourager les futurs enseignants, ou médiateurs en art ou en littérature, à faire analyser les codes et les genres au-delà des frontières disciplinaires. Cela permet d’opérer des croisements et de faire vivre des expériences tant sensibles que réflexives aux participants.
Dans l’article Étudier L’Écume des jours en seconde, entre sons et images, entre jazz et métaphores, Amélia François et Marie-Josée Fourtanier évaluent la pertinence et l’efficacité de séquences d’enseignement focalisant sur l’écoute musicale de morceaux de jazz en lien étroit avec le roman. Cette expérience s’est révélée particulièrement productive en termes de motivation des élèves et d’apprentissage en lecture et écriture.
Non seulement l’utilisation de la musique en classe ouvre de nombreuses possibilités d’activités, mais en plus, elle est accueillie par les élèves avec beaucoup d’appétence.
Nicolas Rouvière dans son article Adapter en classe des extraits de roman sous forme de BD : quels apports pour la lecture littéraire? examine les effets d’un dispositif didactique misant sur le passage d’un médium à l’autre pour l’appropriation du texte littéraire. La recherche démontre que c’est la dimension multimodale qui s’avère efficace pour dépasser la compréhension littérale. En revanche, le processus d’adaptation, en redéfinissant la frontière entre lecteur et auteur, favorise chez les élèves un recul réflexif sur les stratégies narratives.
[…] une convocation d’images isolées, recueillies ou produites, puis discutées en commun, semble un dispositif plus souple et plus efficace, juste après la lecture découverte, pour impulser une activité fictionnalisante qui implique davantage un retour au texte, pour construire une lecture interprétative.
Anne Schneider et Magali Jeannin présentent une expérience de médiation interculturelle en formation d’adultes sur la lecture d’images : Vers une didactique de l’interculturel fondée sur l’articulation littérature de jeunesse/arts visuels : l’exemple du Japon en formation d’adultes. Le dispositif évalué prévoit des exercices d’écriture subjective dans des carnets de lecture fondés sur le ressenti et les liens possibles avec sa propre culture littéraire.
Dès lors, former à la médiation interculturelle suppose également de favoriser l’écriture de l’entre-deux, c’est-à-dire de se donner les moyens de l’invention d’une lecture interculturelle où sont mobilisées culture populaire et culture savante, culture de l’image et culture du texte, mais aussi d’une écriture qui crée du lien, au sens où l’entend E. Morin (1995) par le tissé ensemble.
Un dernier article aborde La création littéraire numérique comme participation active du spectateur lecteur dans un contexte scolaire. Virginie Ruppin présente un projet de création littéraire numérique au primaire fondé sur les approches sociodidactiques et anthropologiques d’intégration du numérique dans l’école. La chercheuse a interrogé les usages du numérique dans un projet de création articulant littérature numérique et histoire des arts.
Chaque lecteur devient ainsi plus actif. À partir de là, la lecture numérique peut devenir très ludique. Le cheminement du lecteur se fait au fil des liens et cette « récréation » devient une « re-création » par le lecteur qui construit l’enchaînement des textes selon ses propres recherches et ses propres choix.
Le volume 6 se termine sur article hors thème intitulé La littératie visuelle à l’université : étude sur les pratiques d’apprentissages formels et informels d’étudiants au baccalauréat d’une équipe de recherche de l’UQAR-Lévis, rassemblant plusieurs chercheurs, Virginie Martel, Jean-François Boutin, Nathalie Lemieux, Isabelle Beaudoin, Monica Boudreau, Julie Mélancon, Rakia Laroui et Hamid Nach. L’étude vise à mettre en lumière l’usage, en contextes formel et informel, des outils de communication dans lesquels l’image occupe une place importante chez les étudiants sondés l’usage et les enjeux de l’aspect visuel dans les sources d’information et de divertissement, l’importance accordée aux compétences liées à la littératie visuelle et le sentiment de compétence des participants de l’étude à l’égard de ces dernières.
Nous espérons que les lecteurs trouveront dans ce numéro de la revue matière à réflexion et échange sur les relations qui peuvent s’établir entre la didactique des arts à la didactique de la littérature, mais aussi sur les perspectives particulières de chacun des auteurs. Les zones de rencontre établies entre chercheurs, artistes et enseignants contribueront certainement à renforcer les liens entre nos disciplines en multipliant, nous le souhaitons, les futures expériences communes ou partagées d’apprentissage, de formation et d’approfondissement théorique.
Cliquer ici pour les Actes du colloque de Lyon sur le site « archives des 17es Rencontres » : https://rdidlit17.hypotheses.org/
Bamford, A. (2008). Mesurer l’impact : Recherche(s) en éducation artistique et culturelle. Dans M. Rouhète (dir.), Évaluer les effets de l’éducation artistique et culturelle (p. 21–29). Paris: Documentation Française/Centre G. Pompidou.
Bon, F. (2007-2011). Apprendre l’invention. Récupéré du site https://www.publie.net
Chabanne, J.-C. (2015). Arts and Literacy: the Specific Contributions of Art to the Development of Multiliteracy.Dans V. Bozsik (dir.), Improving Literacy Skills across Learning (CIDREE Yearbook 2015) (p. 118–135). Budapest: Hungarian Institute for Educational Research and Development/Consortium of Institutions for Development and Research in Education in Europe.
Chabanne, J.-C. et Dufays, J.-L. (dir.). (2011). Parler et écrire sur les œuvres : une approche interdidactique des enseignements artistiques et culturels (Repères 43). Lyon: Institut Français de l’Education.
Demougin, F. (2004). Lecture d’image et (re) positionnement du lecteur. Dans A. Rouxel et G. Langlade (dir.), Le sujet lecteur : lecture subjective et enseignement de la littérature (p. 317–328). Rennes: Presses Universitaires de Rennes.
Kalantzis, M. et Cope, B. (2012). Literacies. Cambridge, Royaume-Uni : Cambridge University Press.
Lacelle, N. (2009). Modèle de lecture-spectature, à intention didactique, de l’œuvre littéraire et de son adaptation filmique. Thèse inédite. Montréal : Université du Québec à Montréal, Récupéré du site http://www.archipel.uqam.ca/2537/.
Lebrat, I. (2010). Danser le poème, une voie de création essentielle. Le Français Aujourd’hui, 169, 65–70.
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Ministère de l’Éducation nationale (MEN). (2015). Programmes d’enseignement du cycle des apprentissages fondamentaux (cycle 2), du cycle de consolidation (cycle 3) et du cycle des approfondissements (cycle 4). Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre.
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Serceau, M. (2000). L’Image et le cinéma dans l’enseignement des Lettres. Poitiers: CRDP/CNDP.
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Multimodalité(s) se veut un lieu de rassemblement des voix de toutes les disciplines qui s’intéressent à la littératie contemporaine.
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