Volume 6 / Didactique de la création-réception

Tentative d’épuisement d’un lieu: éduquer à l’expérience esthétique par le dialogue entre arts de l’espace et récit littéraire

Magali Brunel
Université de Nice

Résumé

Dans le contexte de prescriptions institutionnelles qui favorisent les rapprochements entre arts et littérature et celui des nouvelles potentialités qu’offre le numérique s’ouvrent des perspectives didactiques pour un enseignement de la littérature en dialogue avec les arts (Chabanne et Dufays, 2011). L’on se propose de s’appuyer sur une réalisation de classe, fondée sur l’étude de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Perec, en relation avec un espace architectural urbain, pour interroger l’intérêt de la mise en relation d’œuvres artistiques dans le développement d’une approche sensible. Dans ce contexte, nous montrerons en particulier le rôle des ressources numériques et multimodales, les élèves étant conduits à reconfigurer l’espace urbain vu, photographié, filmé, dans diverses productions de ce type.

Abstract

In the context of institutional practices that promote connections between the arts and literature, and that of the new potentialities offered by the digital world, there emerges didactic perspectives for the teaching of literature in dialogue with the arts (Chabanne & Dufays, 2011). We propose to rely on a class experiment, based on the study of An Attempt at Exhausting a Place in Paris by Perec, and in relation with an urban architectural space, to question the interest of linking artistic works with the development of a reasonable approach. In this context, we will show the role of digital and multimodal resources, with students being led to reconfigure the urban space that is seen, photographed, and filmed in various productions of this kind.

Mots-clés
écriture, numérique, didactique, interdisciplinarité, arts

Keywords
writing, digital, didactic, interdisciplinary, arts

Introduction

Dans le contexte d’une institution scolaire qui favorise les rapprochements entre les arts et la littérature, notamment par le dialogue préconisé entre lecture de textes et d’images ou par l’apport de l’enseignement de l’histoire des arts, la question d’un enseignement de la littérature en dialogue avec les arts engage de nouvelles perspectives didactiques (Chabanne, 2009; Chabanne et Dufays, 2011). Celles-ci s’enrichissent également de l’ouverture exponentielle des corpus que permet le numérique, des nouvelles formes d’écrits qu’il offre, ou encore de la démultiplication des possibilités de conception d’œuvres hybrides qu’il ouvre. C’est donc dans ce contexte que l’on propose de s’appuyersur une réalisation de classe, à l’occasion de laquelle une enseignante travaille avec ses élèves sur l’œuvre Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Perec (1975), pour explorer des espaces architecturaux du patrimoine industriel de la ville, et les rendre eux-mêmes auteurs de productions visant l’exploration de l’espace. Comment regarder un lieu, comment en rendre compte, comment le récit peut-il restituer un espace (Saemmer et Tréhondart, 2014 ; Vandendorpe, 2012) ? Les propositions de travail orientent la réflexion autour du dialogue entre arts de l’espace et art littéraire, entre œuvres littéraires et travaux d’élèves.

Déjà en 2011, Chabanne et Dufays s’interrogeaient sur ce que « font les élèves, devant l’œuvre », cherchant à mieux comprendre par quels dispositifs on peut les inciter à réagir devant un objet artistique, et quels outils sont susceptibles de faciliter le développement de rencontres esthétiques. Dans la continuité de cette interrogation, l’analyse de la séquence réalisée permettra, dans une démarche qualitative, de se questionner sur des dispositifs didactiques susceptibles de développer les compétences d’appréciation personnelle de l’œuvre artistique et le développement de l’émotion esthétique. Ce questionnement, assez récent en didactique, gagne à être interrogé à travers des réalisations effectives en classe : c’est pourquoi cet article se propose d’identifier, de manière exploratoire, certaines orientations susceptibles de favoriser ces compétences et attitudes, et d’en interroger les intérêts à travers l’analyse de productions d’élèves. En particulier, dans cet objectif, nous proposons de nous interroger sur l’intérêt de l’appui sur des ressources numériques.

1. Cadre théorique

1.1. Enseigner l’émotion esthétique ?

Nous nous appuyons tout d’abord sur les caractéristiques de l’émotion esthétique, telles que les définit Schaeffer (2015). Tout d’abord, celui-ci analyse la dynamique de l’expérience esthétique comme une expérience humaine dans laquelle notre attention au monde est spécifique : « L’expérience esthétique est une expérience humaine de base, et plus particulièrement une expérience attentionnelle exploitant nos ressources cognitives et émotives communes mais en les infléchissant d’une manière caractéristique » (p. 45).

Dans le cas de l’expérience esthétique, toujours selon Schaeffer, notre attention est plus grande, son « grain est plus fin » (2015, p. 56). Une densification attentionnelle se produit, amenant à prendre en compte un nombre de propriétés de l’objet plus grand que dans l’attention courante. L’attention esthétique n’est pas fixée à un seuil, mais « peut être abaissée grâce à une pratique attentionnelle répétée qui donne lieu à un véritable processusd’apprentissage » (para. 858). Cette pratique consiste à multiplier les expériences esthétiques vécues, comme dans un cercle vertueux : une sensibilité qui a été développée vis-à-vis d’un élément devient, lorsque cet élément est retrouvé dans une autre situation, significative. Ce que Schaeffer décrit ici tend à se rapprocher du processus du transfert didactique et pourrait constituer un appui en vue d’un enseignement.

Enfin, pour Schaeffer, les différents arts donnent lieu à des expériences esthétiques dont le processus est similaire1. Cette réalité explique notamment la possibilité de circulation d’un art à l’autre, en éprouvant l’impression d’une correspondance. L’expérience de ces passages peut également être exploitée dans une perspective didactique : si pour certains élèves, la rencontre avec les œuvres littéraires n’est pas le lieu d’une expérience esthétique, celle-ci peut avoir lieu face à des situations esthétiques nouvelles, et inversement, si l’œuvre littéraire est le lieu de l’expérience esthétique, elle peut constituer un point d’appui pour développer l’émotiondans la rencontre avec d’autres œuvres d’art. Enfin, le dialogue entre les arts peut constituer une autre ressource pour « parler sur l’œuvre », une œuvre pouvant constituer une forme de réponse à une autre, ce qui permet d’exprimer sa sensibilité sans passer par la verbalisation trop complexe ou balbutiante (Chabanne et Dufays, 2011).

Plusieurs appuis théoriques se dégagent donc et nourrissent nos hypothèses :

  • L’attention esthétique ne présente qu’une différence de degré avec l’attention courante, elle est liée non à l’objet, mais à la disponibilité du regard. Il s’agit donc d’éduquer un regard.
  • La densification attentionnelle peut se réaliser par le développement d’expériences qui se nourrissent lesunes les autres. Il s’agit donc d’examiner s’il est possible de concevoir une progression didactique cohérente facilitant des processus de transfert.
  • Le dialogue entre les arts pourrait à ce titre constituer une piste d’exploration didactique pertinente.

1.2. Ressources numériques au service d’une didactique de la rencontre artistique

1.2.1. La multimodalité du texte numérique

Le texte numérique est organisé en système plurisémiotique (couleur, typographie, mise en page) (Davallon, Després-Lonnet, Jeanneret, Le Marec et Souchier, 2003, p. 122). Surtout, il est le plus souvent multimodal et tisse des relationsentre texte, image, son et vidéo (Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012). « C’est l’articulation des modes d’expression qui fait en sorte que le texte multimodal prend forme » (Carignan, Grenon et Caron, 2012, p. 86). En quelque sorte, le texte multimodal artistique repose sur la circulation d’un mode langagier à un autre, et peut constituer une voie pour se saisir des différents systèmes sémiotiques puisqu’il démultiplie les voies d’accès (image, son, texte) au saisissement émotionnel d’une œuvre.

Par ailleurs, Lebrun et al. (2012), lors de l’analyse d’un dispositif de production de textes numériques en situation scolaire, soulignent la difficulté des élèves à organiser, dans un rapport de description complémentaire, les relations entre les différents modes et leur tendance à les relier plutôt dans un rapport de redondance. Dès lors, les chercheurs mettent en évidence l’intérêt de confronter les élèves à la production multimodale pour leur permettre de mieux saisir les spécificités sémiotiques du texte numérique multimodal, espace dynamique et animé, séquencé par les pages-écrans (Saemmer, 2010). Autrement dit, ils considèrent que la production multimodale permet d’améliorer les compétences de saisie et d’appréciation des supports issus de différents modes langagiers.

Or, dans le contexte scolaire, les ressources numériques permettent de concevoir de nouvelles pratiques de créations multimodales, du projet vidéo au diaporama, jusqu’aux POMS2 (petites œuvres multimédias), productions conçues à partir de logiciels de montage vidéo, qui amènent de jeunes élèves à créer des compositions animées et sonores3. Celles-ci pourraient devenir des occasions d’être attentifs aux différents modes sémiotiques en jeu dans les œuvres artistiques.

1.2.2. Le blogue : écrit numérique hybride

De même que dans les pratiques sociales de référence, la rencontre avec l’œuvre est souvent accompagnée d’un foisonnement de conduites langagières — pratiques de la réception, écrits sur l’art (Chabanne et Dufays, 2011) —, àl’école, elle est également l’occasion de discours, notamment d’écrits de commentaires, que nous envisageons comme des productions fondées sur une rencontre singulière et non dans le surplomb d’un discours sur l’art. Insistant avec Ricker (2011) sur l’importance d’une « méthode d’approche de l’art qui favorise l’attitude inductive et la confiance des étudiants dans leurs capacités à décoder les œuvres d’art, à en discuter et à exprimer un commentaire personnel » (para. 10). Des écrits nouveaux, issus de la conversion numérique, peuvent devenir les supports de ce type d’approche : le blogue constitue en effet un outil technique numérique aux spécificités sociotechniques (Meunier etal., 2004), qui présente des caractéristiques sur le plan de l’interaction sociale qu’il engendre (dimensions publique et interactive), sur le plan des caractéristiques techniques qui s’y rattachent (format, système d’actualisation des messages) et sur le plan des ressources sémiotiques et génériques qu’il sollicite (Soubrie, 2006). Sur ce dernier plan, il se distingue par un format court, d’ordre commentatif, qui marque l’inscription des auteurs singuliers, tout en présentant également une dimension collective puisque s’affichent en son sein différentes voix : « publier un texte sur un blog, c’est expérimenter ses idées, ses sentiments, les réactions de lecteurs » (Soubrie, 2006, p. 5). L’usage pédagogique du blogue est attesté dans de nombreuses restitutions d’expériences d’enseignants4. Il est reconnu comme un support facilitant la réflexivité de l’élève et son appropriation de connaissances, mais également comme un soutien au travail dans la classe (Soubrie, 2006, p. 9). Bucheton (2014) étudie spécifiquement son intérêt dans la préparation à une réflexion littéraire, évoquant notamment comment « les élèves se lancent pourtant dans un vrai débat littéraire écrit » (p. 277). Elle caractérise le blogue de « sorte de forum de discussion littéraire, un cercle littéraire virtuel en quelque sorte » (p. 277).

1.2.3. L’écriture collaborative et ses apports didactiques

D’autres types de productions écrites peuvent être entreprises pour favoriser une rencontre sensible avec les œuvres d’art, comme des travaux d’écritures créatives (Bucheton, 2014) ou de « lectures créatives », c’est-à-dire des productions qui constituent des formes d’interprétations singulières des œuvres (Rannou, 2013). Dans la continuité des travaux portant sur les ateliers d’écriture (Oriol-Boyer, 1983 ; Oriol-Boyer et Bilous 2013 ; Houdart-Mérot et Mongenot, 2013), les activités d’écriture numérique collaborative5 (Ligorio, Talamo et Montecorvo, 2005) présentent de nouvelles possibilités.

Nous définissons l’écriture collaborative comme une modalité d’écriture fondée sur l’utilisation d’un logiciel spécifique et permettant l’écriture en synchronie de plusieurs scripteurs sur le même support. Le développement du texte se réalise de manière intégrée, c’est-à-dire que chaque participant le rédige et le corrige en temps réel. Selon les logiciels et les modalités, les scripteurs sont identifiés (par exemple, par une couleur) et la rédaction du texte peut être associée à l’utilisation d’un dialogue en ligne (chat) permettant les échanges. Cette modalité est par essence fondée sur le travail collaboratif puisqu’un ensemble de scripteurs produisent un texte unique commun. Dans le processus d’écriture, Onrubia et Engel (2009) montrent que surviennent des controverses et des interactions au sein des groupes qui produisent des conflits sociocognitifs facilitant le développement des apprentissages (p. 1256). Ils situent l’écriture collaborative, tout comme Ligorio, Talamo et Montecorvo (2005), dans le cadre du modèle socioconstructiviste, considérant que l’émergence du savoir se nourrit d’un processus social de coélaboration, par la collaboration et les conflits sociocognitifs, processus au centre des activités des scripteurs, dont les spécificités sont qu’elles se déroulent par écrit et non dans l’échange oral. En outre, le dispositif de l’écriture collaborative en classe conduit à s’approprier l’écrit de l’autre, à le modifier tout en respectant son travail ou encore à tisser avec celui-ci unenrichissement qui contribue à le construire comme un objet unique (Quaranta, 2015, p. 37). Il mène ainsi au développement d’une attention particulière, de nature esthétique, à la production des pairs.

2. Contexte de recherche

2.1. Projet didactique : le récit, une odyssée de l’espace

Le projet est mené par un professeur d’un collège REP+6 de Tourcoing, au sein d’une classe de 3e à laquelle est adossé un dispositif de lutte contre le décrochage scolaire : les élèves bénéficient d’inscriptions dans plusieurs projets culturels. L’un de ces projets interdisciplinaires vise à les amener à réaliser différentes productions littéraires issuesd’une exploration de leur espace urbain. Il s’appuie sur une séquence menée en français, dans le cadre de l’étude des romans porteurs d’un regard sur le monde contemporain (MEN, 2008, p. 12). Cette séquence est organisée autour d’un corpus littéraire7 qui prend principalement appui sur l’œuvre de Perec (1975), Tentative d’épuisement d’un lieuparisien. Les élèves ont lu les premières pages du texte, puis ont eux-mêmes expérimenté une exploration de l’espace: le lieu retenu est celui de l’usine Lepoutre, un lieu de circulation comme l’était le quartier Saint-Sulpice pour Perec. Ils sont invités à l’observer avec leur professeur de mathématiques et celui d’arts plastiques, avec des instruments de mesure, en prenant des photographies. Puis ils réalisent, à partir de leurs mesures et prises de vues, la modélisation numérique de l’usine en trois dimensions. En français, ces observations nourrissent le travail de production de texte. Celui-ci est également enrichi de l’étude d’œuvres numériques d’auteurs et de plasticiens explorant l’écriture numérique. Ainsi, une circulation entre observations effectives, étude de productions artistiques et productionspersonnelles à partir des lieux observés est proposée.

L’objectif du projet, tout en amenant les élèves à appréhender plus positivement leur espace quotidien, est de développer des compétences disciplinaires et une sensibilité esthétique. C’est ce dernier aspect sur lequel nous faisons porter notre analyse, en nous fondant sur l’étude des différentes productions des élèves que nous présentons dans le tableau synthétique suivant :

ProductionsSupportsTypes d’écrit
Rédaction d’un article sur unblogueTentative d’épuisement d’un lieu parisien, Perec (1975)La Curée, Zola ; Là-bas, Huysmans ; Journal du dehors, Ernaux.Écrit de commentaires
Notes, écrits de travailVisite de l’usine Lepoutre
Tentative d’épuisement d’un lieu tourquennois – récitObservations dans carnet, photographiesÉcriture créative : production collaborative
Rédaction d’un article sur unbloguePhilippe De Jonckheere (2008) ; Charles Sandison (2008) ; Anne- James Chaton ; Fabien Zocco (2013)Écrit de commentaires
Tentative d’épuisement d’un lieu tourquennois – Création multimodaleRécit des élèvesÉcriture créative Production POMS
Tableau 1. Productions, supports et types d’écrit des élèves

2.2. Des œuvres qui éduquent le regard

L’œuvre de Georges Perec consiste à donner à voir ce que l’auteur a observé pendant trois jours consécutifs sur la place Saint-Sulpice à Paris. Le texte s’organise en exploration de procédés (liste, classement, inventaire, parenthèses)permettant de restituer les spécificités d’un espace et ses micro- événements.

Passe un 86 presque plein
Passe un 63 presque vide
Passe un 96 plutôt plein
Passe un 87 plutôt plein
(appliquer aux autobus la théorie des vases communicants)

(Perec, 1975, p. 29)

Dans un contexte scolaire, l’œuvre présente un double intérêt : elle revêt d’abord un intérêt littéraire, puisque Perec tente de restituer la monotonie du quotidien à travers des genres familiers marqueurs également de quotidienneté. Elle présente en outre un intérêt didactique pour qui souhaite éduquer le regard, car c’est bien une forme de « leçon d’attention esthétique » que Perec propose, une attention instrumentée, médiatisée par le langage :

Il y a beaucoup de choses place Saint-Sulpice, par exemple : une mairie, un hôtel des finances, un commissariat de police, trois cafés dont un fait tabac, un cinéma, une église […]
Un grand nombre, sinon la plupart, de ces choses ont été décrites, inventoriées, photographiées, racontées ou recensées. Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste : ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages.

(Perec, 1975, p. 9)

Le deuxième support du projet didactique est l’usine Lepoutre, une filature construite au début du siècle et fermée depuis les années 1970, devant laquelle les élèves passent tous les jours pour se rendre au collège, qu’ils ne regardent plus et qui peut devenir alors, comme dans le projet de Perec, un territoire de renouvellement du regard. Le troisième support est une réécriture de l’œuvre de Perec par De Jonkheere, Tentative d’épuisement de tentative d’épuisement d’un lieu parisien de G. Perec. L’artiste articule le texte perécien à un réseau d’hyperliens provenant de documents disponibles sur la toile, comme le trajet des bus, cités par Perec, les images de telle ou telle espèce d’arbres, de chiens ou de voitures. Le lecteur comprend mieux en activant les liens combien le texte de Perec s’ancre dans le réel, mais surtout, il saisit la démarche de De Jonkheere de prolonger le projet perécien de saisie du monde, en convoquant de nouveaux supports. Enfin, les élèves découvrent les travaux d’artistes plasticiens, tels ceux de Charles Sandison dans le cadre de l’événement Dans la nuit des images (2008) ou de Fabien Zocco (2013) I am You Are, qui travaillent sur la mise en espace du texte numérique8.

Le choix du corpus constitue ainsi un premier geste professionnel : si chacune de ces œuvres présente une dimension artistique, celle-ci est peu connue ou reconnue des canons de l’école. La rencontre esthétique peut se réaliser parce que ces espaces et ces œuvres ne sont pas balisés, soit qu’ils sont trop familiers pour avoir été sujets d’attention, soit qu’ils sont encore inexplorés par l’école. L’enseignante conduit ses élèves de la redécouverte du lieu le plus quotidien à l’exploration, du lieu le plus inédit visant, d’abord par son choix de corpus, non pas la révérence devant un panthéon, mais l’initiation à l’attention esthétique, au renouvellement du regard. Sa démarche, inscrite dans une pédagogie de projet, s’écarte des pratiques habituelles en français, mais reste cohérente avec les prescriptions de la discipline (tant dans les corpus traités que dans les modalités choisies). Elle rencontre également les orientations du projet éducatif artistique et culturel (PEAC) (MEN, 2015), qui vise à développer la sensibilité des élèves par la rencontre d’œuvres, mais également à encourager leur pratique artistique et leurs capacités d’appropriation, et ce, notamment, à travers la mise en œuvre de projets.

2.3. Question de recherche

De ce projet didactique, il s’agira d’interroger le dispositif en étudiant la manifestation de l’émotion esthétique dans les productions d’élèves. Nous analyserons ainsi les traces linguistiques d’une attention particulière au support, l’expression émotionnelle et l’expression de la subjectivité manifestées dans les différents écrits.

Notre corpus est composé des différentes notes et écrits des travaux des élèves, de leurs messages rédigés dans le blogue de la classe, des différents travaux d’écriture réalisés en classe — écriture collaborative d’un récit « tentative d’épuisement d’un lieu tourquennois » et production multimodale (POMS) de la « tentative d’épuisement d’un lieu tourquennois ».

Il vise, de manière exploratoire et qualitative, à identifier si les choix didactiques opérés stimulent ou non un engagement dans la rencontre artistique et développent une sensibilité esthétique. En particulier, nous chercherons àidentifier l’intérêt du choix des écritures numériques pour stimuler le développement de ces compétences.

3. Analyse

Trois aspects du travail conduit seront examinés pour identifier comment le dispositif favorise le développement d’un apprentissage de la sensibilité esthétique.

3.1. Le choix didactique de la mise en dialogue des œuvres

L’enseignante prévoit la visite de l’usine après l’étude de l’incipit du texte de Perec (1975). Ainsi, la visite est orientée par la lecture du texte, qui devient une forme de consigne encourageant un type d’attitude, d’attention, puisqu’il s’agit d’écrire ce qui se passe quand il ne se passe rien. Guidés par Perec, les élèves ne sont donc pas engagés dans une activité nécessitant un savoir architectural ou artistique particulier. On observe dans leurs notes et schémas qu’ils font preuve d’une attention particulière aux éléments architecturaux devant lesquels ils passent pourtant quotidiennement pour se rendre au collège. Comme le souligne Schaeffer (2015), une prise en compte de propriétés plus importante s’opère, le grain du regard se fait plus fin :

[…] des fenêtres,
Plein de fenêtres, des fenêtres blanches, des fenêtres transparentes.
Des pancartes
comme parking, fournisseur, visiteur […]. (notes visite 1)

Je vois une usine aux bâtiments symétriques
une cheminée en forme de cylindre […]. (notes visite 2)

Pour développer cette capacité d’attention, les enseignants de l’équipe interdisciplinaire ont apporté des outils aux élèves. Ainsi, le regard se trouve lui-même médiatisé : les élèves observent l’usine avec des appareils photo, des micros, des instruments de mesure. L’outil leur donne une prise sur l’objet, il constitue le soutien qui oriente, segmente et permet ainsi de dire quelque chose : des phénomènes de proportions sont relevés, des hauteurs sont calculées, les photos privilégient un objet, des alignements, une perspective, et constituent des points d’accroche au regard. Ces instruments médiateurs rendent les élèves plus aptes à identifier des « propriétés significatives » de l’objet. Les croquis qu’ils dessinent ou encore les photos prises témoignent, par exemple, d’une saisie des lignes ou de détails.

Figure 1. Croquis d’élève

Ainsi, préparés par la lecture de Perec et soutenus par des instruments offrant une prise au regard, les élèves sont engagés dans une forme d’apprentissage de l’attention esthétique.

La démarche de circulation dans le corpus littéraire de la séquence, au sein du cours de français, nous paraît relever d’une orientation similaire : le professeur a choisi quatre extraits décrivant un lieu parisien et vise à accompagnerles élèves dans une réflexion sur la manière dont l’écrit peut représenter des espaces. Le corpus présente un extrait de Perec, un extrait de La Curée de Zola, un extrait de Là-bas de Huysmans, un extrait du Journal du dehors d’Ernaux et une nouvelle de Le Clézio, La Ronde. Les élèves ont pris connaissance de l’ensemble des extraits dans une séance de lecture cursive. Le professeur les invite alors à comparer les textes, à s’appuyer sur une œuvre pour aborder les spécificités de l’autre. Selon nous, la circulation au sein des textes nourrit la capacité à en dire quelque chose. Par exemple, un élève évoque le fait que les textes de Le Clézio et celui de Perec ont des points communs : « Ces deux textes décrivent tout ce qui se passe ; Perec note les lianes qui passent vides ou pleines. Le Clézio insiste plus sur la couleur » (Antony).

Une autre élève choisit également ces deux textes et justifie sa préférence. Pour elle, les textes sont si proches qu’ils pourraient être « mixés ensemble ».

Les textes que j’ai préférés sont le texte 3 (Perec) et La Ronde de Le Clézio car ils racontent tous les deux une histoire dans la rue. Je garde ces deux textes car ils pourraient être mixés ensemble, car les deux textes racontent ce qu’il y a et ce qui se passe à un arrêt de bus. Ces deux auteurs font part de leur vision du monde à la fois négatif mais en même temps très banal. Dans le texte de Le Clézio, il nous est dit queles gens qui habitent dans la rue de la Liberté sont dans des cellules (la prison devient l’image qui nous vient en tête face à la description de l’appartement) comme s’il n’y avait pas de vie. (Faïza)

Le propos des élèves met en évidence le fait que la confrontation des textes est un instrument de l’attention, puisqu’une propriété identifiée dans un texte est examinée dans les autres textes du corpus. En outre, la comparaison conduit à l’engagement de l’élève qui doit réaliser un choix, exprimer son goût, et qui parfois, comme dans le texte de Faïza, révèle une activité de concrétisation imageante, puisqu’elle l’amène à confronter la dénomination « rue de la Liberté » et l’image de la prison qu’elle suscite en elle.

3.2. L’écrit : médiation de la rencontre esthétique

Il nous semble également que la démultiplication de productions proposées aux élèves constitue un moyen de développer une sensibilité esthétique. Le professeur utilise tout d’abord un blogue de classe qui devient l’instrument d’un questionnement collectif prolongeant les lectures et rencontres artistiques. Il ne demande pas aux élèves d’effectuer une restitution générale, mais lance plutôt un fil de discussion précis qui permet aux élèves de revenir sur l’expérience vécue. Ainsi, pour leur permettre d’évoquer la rencontre avec le plasticien Fabien Zocco, le professeur engage la proposition suivante : « Ce mardi 26 janvier, a eu lieu notre première rencontre avec Fabien Zocco. Quels mots avez-vous envie de mettre en valeur ? Quelles idées avez-vous retenues ? »

Les élèves prennent alors la parole, de manière brève, mais précise : « J’ai retenu de sa visite ses inventions que j’ai particulièrement aimées : le projet avec les étoiles. C’est une façon de voir autrement les lieux. Je choisirais les mots : découverte, étonnant, somptueux » (Lamine).

J’ai bien aimé parce que c’était la première fois que nous voyions tout cela, et on ne s’imagine pas qu’avec des ventilateurs d’ordinateurs, on pourrait faire ce genre de bruit. Je garderais comme mots, inventeur et originalité, parce qu’il invente des objets, des sons, des liens, etc.… de façon originale et qui ne nous ennuie pas. (Fiona)

Le support devient un stimulateur d’échanges, permettant également la réactivation de savoirs, d’émotions, de procédés. Il permet de verbaliser des émotions, et à nouveau, de fixer des éléments d’attention face aux œuvres observées, ces éléments pouvant devenir les points d’appui de futures rencontres avec de nouvelles œuvres. Il constitue ainsi un outil liant le développement de compétences sémio-cognitives et de pratiques sémiotiques concrètes. Dans ce contexte, le recours spécifique au blogue nous semble présenter un véritable intérêt : cette interface virtuelle constitue en effet un lien entre l’événement de la rencontre et les séances de retour en classe. Il peut être lu comme une forme de débat littéraire écrit (Bucheton, 2014), et en outre, devient le point d’appui de l’analyse dans la classe, le professeur s’appuyant sur les écrits projetés pour engager l’étude. En outre, sa formehybride constitue un atout pour l’engagement des élèves dans l’écrit : elle est proche du dialogue et propre à des interventions courtes, ce qui la rend accessible aux élèves qui osent écrire ; l’objectif de la proposition n’étant pas de susciter un long développement sur l’œuvre, mais une réponse personnelle. Le professeur renforce d’ailleurs cet aspect en avançant des propositions accessibles (« quels mots ? » ; « quelles idées ? »). En outre, le caractère écrit du blogue permet la stabilisation des idées, leur correction, et il facilite les relectures, y compris celles des interventions

précédentes. Enfin, il favorise l’étayage du modérateur-enseignant qui relance les élèves et les invite à préciser ou à prolonger leur première intervention. Le blogue constitue bien, dans cette perspective, un médiateur de l’expérience esthétique, une chambre d’écho rendant possible le développement d’une sensibilité. On identifie par exemple, dans l’intervention de Fiona, une attention à la forme particulière au sujet de laquelle l’enseignant l’invite à poursuivre sa réflexion : « Le texte que j’ai préféré est celui de G. Peter. C’est un roman aussi comme une poésie car on y voit des vers »(Fiona). « Ce mélange des genres mériterait d’être davantage expliqué » (Modération du professeur sur le blogue, 10 octobre 2015).

Des « écrits créatifs »9 (Bucheton, 2014) sont également réalisés : ils prolongent les rencontres esthétiques et sont eux-mêmes susceptibles de susciter des expériences esthétiques de production. Deux propositions s’appuient sur Tentative d’épuisement d’un lieu parisien pour engager les élèves, d’une part à produire leur « tentative d’épuisement d’un lieu » à la suite de la visite à l’usine Lepoutre et, d’autre part, à réaliser, dans un autre média, une production multimodale reprenant cette tentative. Dans chaque cas, les élèves sont conduits à tisser des liens entre une œuvre source et une production personnelle.

Tentative d’épuisement d’un lieu Parisien
La date : 18 octobre 1974.
L’heure : 17h10.
Le lieu : café de la mairie
Tentative d’épuisement d’un lieu tourquennois10.
Lieu : Usine Lepoutre
Heure : 13h48
Date : 28 septembre 2015
Le kiosque à journaux était fermé ; je n’ai pas trouvé « Le Monde », j’ai accompli un minuscule circuit (rue des canettes, rue du Four, rue Bonaparte) : belles oisives envahissant des magasins de mode. Rue Bonaparte, j’ai regardé quelques titres de livres soldés, quelques devantures (mobilier ancien ou moderne, livres anciens, dessins et gravures).
Il fait froid, de plus en plus me semble-t-il
Je suis assis au café de la mairie, un tout petit peu en retrait par rapport à la terrasse
Passe un 86 il est vide
Passe un 70 il est plein
Passe, de nouveau, Jean-Paul Aron il tousse.
Un groupe d’enfants joue au ballon devant l’église.
Temps : ensoleillé mais quelques nuages. Je m’assois et je prends des notes.
Deux enfants traversent au passage piéton.
Je vois que les fenêtres n’ont pas d’élégance.
Le feu passe au rouge.
le feu passe au vert.
Je m’assois et prends des notes.
Une ancienne voiture passe.
passe un bus plein. (….)
Passe le monsieur de la sécurité.
Ce que j’observe en ce moment n’a vraiment pas d’importance pour les gens.
Il est 15h28 et j’observe le premier étage.
Il comporte 40 fenêtres dont 33 repeintes de peinture blanche.
Sur les murs, j’aperçois des motifs de fleurs très anciens.
Je détourne mon regard vers le boulevard.
J’aperçois Mélissa en train d’écrire et j’esquisse un petit sourire.

La production collective des élèves présente-t-elle des indicateurs d’un exercice d’attention à l’œuvre originale ? Témoigne-t-elle d’une sensibilité esthétique ? Ou ne sommes-nous, dans ce cas, que dans un strict exercice d’imitation ? Il nous apparaît que le texte des élèves constitue une réécriture de celui de Perec tout en développantune tentative propre. Si l’entrée dans le texte est proche du texte source, des effets spécifiques sur le langage sont ensuite employés : la répétition présentée en refrain de « je m’assois et (je) prends des notes » est originale, rappelle la monotonie des gestes tout en les inscrivant dans une forme de poétique du langage. De même, la dernière phrase semble être le signe d’une appropriation personnelle: le « Jean-Paul Aron » de Perec est devenu « Mélissa » dans le texte de la classe, et le petit sourire esquissé confère une sorte de vivacité adolescente au texte. La production des élèves semble ainsi constituer le texte de lecteur des élèves : elle est le signe d’une saisie du projet de l’auteur, de certains de ses traits stylistiques, notamment la répétition, à laquelle les élèves se sont montrés attentifs, puisqu’ils réutilisent, dans un autre contexte, ce procédé. Enoutre, le travail relève selon nous d’un investissement sensible, les élèves investissant l’espace fictionnel de leur propre réalité, de leurs propres émotions (le sourire suscité par Mélissa).

Par la suite, les élèves adaptent leur texte sous la forme d’une création multimodale. Leur travail préparatoire descénarisation vise donc une transmodalisation qui les conduit à transposer leur texte : ils explorent alors les spécificités de la « page-paysage », réfléchissant à la symbolisation des lieux et des éléments, au choix des couleurs et des formes, mais également au séquençage des animations. Avec leur professeur, ils réfléchissent à ce qui sera vu et entendu, s’engageant ainsi dans une appréhension des relations texte/image/son.

Image 1 : un plan du POMS
Image 2 : un autre plan du POMS

Dans l’exemple ci-dessus, les élèves ont cherché, dans leur choix de plans successifs, à restituer le mouvement des bus. Le dessin est associé à une bande sonore, qui prononce le texte. Certes, le travail produit reste fort proche durécit source et relève davantage d’une « traduction » multimodale que d’une nouvelle création. De même, on observe dans la réalisation des élèves un effet de redondance entre la bande sonore et les images animées. Cet effet de doublement de sens, identifié par Lebrun et al. (2012), semble constituer une tendance dans les premières productions multimodales d’élèves, qui doit permettre d’orienter l’approfondissement de l’étude en lecture/production.Cependant, le travail réalisé met en évidence de nouvelles « propriétés » du texte de la classe et de l’œuvre de Perec : par exemple, les horaires deviennent une forme de repère dans la création multimodale, ils assurent une permanence graphique là où les éléments de décor se succèdent. Cette réflexion suscitée par la nécessité de rendre compte de cet élément dans la création multimodale amène à se saisir d’une spécificité de l’œuvre source : la présence des dates comme forme de séquençage de la linéarité du récit.

Finalement, tout au long de la séquence didactique, les écrits produits jouent le rôle de médiation vers l’œuvre, permettant d’en garder trace et mémoire, d’en prolonger les échos et d’en affiner la saisie. Dans cette démarche, les apports des formes discursives numériques (blogue, production multimodale) paraissent pertinents ; ils amènent dans la classe de nouveaux dispositifs qui soutiennent le développement de l’attention à l’œuvre et l’engagement subjectif de l’élève.

3.3. L’écriture collaborative : soutien d’une rencontre esthétique personnelle

Enfin, l’enseignante utilise le dispositif de l’écriture collaborative : la production « épuisement d’un lieu tourquennois» est ainsi réalisée en groupes, via le logiciel Framapad11. Ce dispositif, qui permet de réaliser de manière synchrone un texte unique, nous semble favoriser l’implication des élèves : chacun peut intervenir dans l’ensemble du texte, sa trace dans le document l’identifiant immédiatement12.

E113. Je m’assois et je prends des notes
E2. Deux enfants traversent au passage piéton
Je vois que les fenêtres n’ont pas d’élégance.
Le feu passe au rouge.
E3. Le feu passe au vert.
E4. Je m’assois et prends des notes.
Une ancienne voiture passe.

Dans cet exemple, le tissage du texte apparaît comme un processus collectif, puisque les éléments de répétitions du texte sont liés à des « prises de relais » d’autres élèves. Ainsi l’élève 1, qui note la première phrase, n’est pas celui qui rédige la dernière ; de même, l’élève 2, évoquant le passage au rouge du feu, et relayé par l’élève 3 reprenant la structure en la faisant varier. Ces effets nous semblent révéler le fait que les élèves s’appuient sur l’écrit d’autrui, comme si son écriture constituait un étayage. De plus, ces ajouts semblent relever d’un effort de construction avec le texte d’autrui : le passage, du fait de la répétitionde la structure « je m’assois… », fonctionne comme une séquence fermée, ce qui conduit l’élève suivant à relancer le récit en abordant un nouveau thème (le passage d’une voiture). Finalement, selon nous, la prise en compte du texte qui se développe sous les yeux des élèves, de ses formes phrastiques, de sa structuration — dont nous avons la trace dans leur écriture — peut relever d’une attention, voire d’une expérience esthétique. S’il est certain que nous ne pouvons avoir de certitude quant à cette appropriation, qui pourrait aussi relever d’une simple copie sans engagement personnel, il nous semble que les effets de sens produits par les interventions successives des élèves sont nets. Le dispositif de l’écriture collaborative paraît susceptible de constituer un soutien prometteur de l’engagement de l’élève, favorisant une forme d’enrôlement dans la tâche (Bruner, 1983) ; il paraît également adapté pour susciter une forme d’expérience esthétique collective, qu’il pourrait être intéressant d’explorer plus précisément dans de futurs travaux.

Conclusion

Au terme de cette analyse, il nous semble que le projet mené, favorisant le dialogue entre différentes formes artistiques, sollicitant différents dispositifs numériques d’écriture, notamment collectifs et collaboratifs, a favorisé une éducation à l’expérience esthétique. Cependant, nous ne pouvons, à la seule étude des notes, traces et écrits des élèves, affirmer qu’il y ait eu une expérience esthétique : si les élèves parlent de ce qu’ils ont identifié et ressenti, nous n’avons pas la trace d’un développement émotionnel effectif. Cette limite pourrait être en partie réduite si des entretiens étaient conduits parallèlement aux étapes du projet.

Plusieurs leviers ont été activés pour développer la sensibilité esthétique des élèves et leur implication dans une rencontre avec l’œuvre d’art : le choix d’un corpus invitant à l’attention du regard, celui d’un parcours didactique permettant le transfert des « éléments de significations », et surtout, nous semble-t-il, la médiation d’outils pour regarder et pour dire. Nous identifions ainsi, à la fois dans l’utilisation du texte de Perec comme forme de protocole— proposant un mode d’écrire pour regarder — médiateur de la rencontre avec les lieux de l’usine, les utilisations de matériels d’observation et de prises de vues lors de la visite de celle-ci, puis les formats du blogue ou de l’écriture collaborative, des instruments médiateurs fonctionnant comme outillage au service d’un apprentissage, d’une capacité. En ce sens, les outils techniques, médiatiques et numériques sollicités tout au long de la séquence constituent bien les moyens de lier l’appréhension sensible et cognitive de l’objet esthétique à une pratique sémiotique concrète qui la favorise ; dans les différentes disciplines impliquées dans le projet, en arts plastiquescomme en français, l’outil devient un moyen d’accès à l’objet esthétique, favorisant sa perception sensible, etaccompagnant le développement de la capacité d’attention des élèves.

Nous avons pu montrer, dans les travaux d’élèves, des traces linguistiques manifestant l’expression une sensibilité etd’un discours sur l’œuvre. Il nous semble que les ressources numériques aient pu y contribuer. Il conviendrait à présent d’aller plus loin dans ces directions : le blogue facilite-t-il le développement des compétences langagières, en particulier les compétences d’appréciation, par l’émergence d’une communauté discursive et culturelle ? Une analyse à plus long terme pourrait le montrer et permettre également d’évaluer si le blogue constitue un levier pour des élèves plus en retrait dans l’échange oral. Il reste évident que ces nouvelles productions et leurs usages stimulent des pistes didactiques fécondes pour répondre à de nouveaux contenus et enjeux de la classe de français. En outre, l’appréhension du dialogue entre la littérature et les autres arts devient une nécessité pour qui veut, aujourd’hui, lire et découvrir, faire lire et découvrir la création numérique contemporaine, une création qui se trouve façonnée dans l’hybridité artistique. Ces pistes méritent sans doute d’être creusées, et peut-être développées en relation avec les enseignements de pratiques interdisciplinaires (EPI) au sein des équipes d’enseignants du collège.

Notes
  1. Ainsi, ces expériences déclencheront des événements esthétiques, produiront des émotions fondées sur le jeu polyphonique entre les quatre niveaux d’attention : le niveau des unités de signification, le niveau des formations sonores linguistiques, le niveau de l’univers de référence, ou des éléments représentés, le niveau des « vues schématisées », c’est-à-dire l’actualisation mentale d’un élément avec des souvenirs vécus (p. ).Schaeffer emprunte ces niveaux aux études d’Ingarden sur l’œuvre littéraire. ↩︎
  2. Les POMS sont développées par les studios Hans Lucas. ↩︎
  3. Dans un format court, le logiciel permet d’animer une série d’images fixes en les rendant mobiles et en les associant à une bande sonore. ↩︎
  4. Nous renvoyons par exemple au site « Le Rendez-vous des lettres » dans lequel de nombreuses présentations d’enseignants concernent l’utilisation des blogues (http://eduscol.education.fr/pnf-lettres/ ). ↩︎
  5. Ce type de dispositif se développe à partir de logiciels spécifiques comme Framapad (https://framapad.org). ↩︎
  6. Réseau d’éducation prioritaire, établissements disposant de moyens spécifiques du fait de leur situation socio-économique très défavorisée. ↩︎
  7. Le texte de Perec est associé à trois autres extraits présentant un lieu urbain : l’un issu de La curée de Zola, l’autre de Là-bas de Huysmans, le troisième du Journal du dehors d’Annie Ernaux. ↩︎
  8. L’œuvre I am You Are (2013), de Zocco est une installation associée à un programme informatique dans laquelle des phrases construites à partir du modèle « I am… and you are… » se succèdent, les adjectifs qui complètent la phrase étant aléatoirement convoqués. Le texte numérique est mis en espace et structuré par la page-écran. ↩︎
  9. Nous désignons ainsi les textes qui ne relèvent pas d’une production métatextuelle, mais d’écrits d’imagination sollicitant davantage la créativité des élèves. ↩︎
  10. Texte collectif produit par la classe. ↩︎
  11. Les élèves prennent ensuite appui sur ces textes issus des différents groupes pour réécrire un texte unique pour la classe. ↩︎
  12. Une couleur correspond à un nom, un élève. ↩︎
  13. E. suivi d’un chiffre désigne les différents élèves intervenant dans ce passage, soit quatre élèves dans ce cas. ↩︎
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