Cet article présente l’adaptation d’extraits de roman en planches de BD par les élèves d’une classe de lycée général. De la formulation collective d’une intention de sens, en amont de la production, jusqu’au commentaire explicatif des réalisations en aval, l’article examine comment le détour hétéro-sémiotique par un autre médium peut rejaillir sur la lecture du texte littéraire. Si l’activité fictionnalisante du lecteur est indéniablement mise en mouvement dans toutes sesdimensions, elle ne trouve pas véritablement son pendant objectivant dans un retour au texte. C’est la dimension multimodale et le passage par la bibliothèque d’images, plus que la dimension transmodale, qui s’avère efficace pour dépasser la compréhension littérale. En revanche, le processus d’adaptation, en redéfinissant la frontière entre lecteur et auteur, favorise chez les élèves un recul réflexif sur les stratégies narratives, dans la production de la planche de BD elle-même.
This paper presents how high school students have adapted excerpts of novels into comic strips and shows how using an alternative medium can have an effect on reading literature. Thanks to this pedagogical project, students were able to read the text in a sensitive and imaginative way, but as soon as they found an idea for its adaptation, they did not feel the need to come back to the original text. Thus, by having associate images, students are more efficient than the adapted work itself to start an interpretative reading. On the other hand, the adaptation process, by redefining the border between the reader and the author, allowed the students to develop reflexivity about narrative strategies through theproduction of their comic strips.
L’étude de planches de BD adaptées d’œuvres littéraires tend à se répandre dans les classes, soit comme auxiliaire à la compréhension, soit comme support d’une véritable analyse comparée, pour mettre en valeur la spécificité de chaque narration, par-delà les différences sémiotiques.
Sur le versant de la production, en revanche, l’adaptation d’extraits sous forme de planche de BD par les élèves est une voie qui a été peu frayée, pour enrichir la lecture littéraire des textes. En cause, la lourdeur du dispositif à mettre en place. Certains didacticiens, comme Rosier (2012, p. 48-49), mettent en cause l’intérêt proprement didactique de ce travail, au regard des productions obtenues et des apprentissages occasionnés. Les rares initiatives en ce sens, presque exclusivement à l’école et au collège, restent donc le fait de pédagogues passionnés, que la complexité technique du processus transmodal n’effraie pas.
On sait pourtant que l’entrée par la production est une voie majeure pour l’appropriation des œuvres, et qu’il n’est pas de lecture sans articulation étroite avec l’écriture1. Le développement de l’interdisciplinarité au collège, les avancées théoriques sur l’étude de la BD en classe, de même que l’accessibilité de nouveaux outils numériques, rendent désormais réaliste cette pédagogie du détour, pour appréhender différemment les œuvres.
L’expérience qui va être présentée ici prend place dans deux classes de Seconde générale, au lycée, avec l’objectif de construire des compétences de lecture interprétative. Le cadre institutionnel reste contraint par la préparation progressive aux épreuves anticipées du bac de français. L’œuvre choisie s’avère ardue, sur le plan linguistique et culturel, puisqu’il s’agit du roman Nana de Zola, étudié en œuvre intégrale. De la formulation collective d’une note d’intention, en amont de la production de planches, jusqu’au commentaire explicatif des réalisations, en aval, nous allons examiner comment l’opération de transposition sémiotique peut rejaillir sur la lecture du texte littéraire.
Dans son livre A Theory of adaptation, Hutcheon (2006) définit l’adaptation comme une transposition intersémiotique d’un système de signes à un autre, un nouvel encodage qui adapte la source à un jeu de conventions et de signesdifférents (2006, p. 16). Au-delà de cette définition formelle, l’auteur a une approche culturaliste, sensible à « la façon qu’ont les histoires d’évoluer et de se transformer pour habiter des temps nouveaux et des espaces différents2 » (2006, p. 67).
Hutcheon retient trois critères de définition, non formalistes. Le premier est que le travail de transposition d’une œuvre source dans un médium différent doit être reconnaissable. Le second est qu’il doit être créatif et interprétatif. Enfin la transmodalisation doit être explicite, non-ambiguë et suffisamment étendue (il ne s’agit ni d’une allusion ni d’une simple copie). Cette conception a le mérite d’être dynamique et créative : l’adaptation est considérée non pas seulement comme un produit, mais aussi comme un processus de création et de réception, ce qui rapproche la notion de celle de « transécriture » que Gaudreault préfère au mot d’adaptation
Pour la bonne et simple raison que [ce dernier] réfère à un procédé (se saisir d’une fabula pour la faire entrer dans le corset d’un autre média que celui pour lequel cette fabula était déjà prévue), alors que le mot transécriture infère plutôt pour sa part un processus, le processus même de l’écriture, que celle-ci soit littéraire, cinématographique, “bédéesque” ou autre.
(1998, p. 269)
Le processus créatif est abordé dans les deux cas comme une forme de variation, qui libère l’adaptation du critère de la fidélité. Les études critiques sur l’adaptation peinent en général à s’affranchir de ce critère, comme le regrette Baetens (2009), qui met en garde contre une hiérarchie préjudiciable entre hypotexte et hypertexte, lorsqu’on mesure l’écart entre le texte source et son adaptation.
Dans l’expérimentation pédagogique qui est la nôtre, la fidélité à l’œuvre source n’est pas présentée aux élèves comme un critère de réussite : ils peuvent prendre des libertés avec le texte, tant que ce choix est conscient et assumé. On encourage une posture créative et non pas seulement illustrative. Les élèves sont invités à expliciter leur engagement comme récepteur, ainsi que la variation qu’ils ont opérée. La consigne est la suivante : « On attend que votre adaptation soit personnelle et nous montre du texte un aspect singulier ».
Notre démarche s’inscrit en partie dans la perspective d’une narratologie comparative : il s’agit observer les ajouts, les élisions, les modifications, pour reconnaître à la BD son statut d’adaptation. Le postulat est que la singularité de chaque narration s’éclairera mieux par comparaison.
La démarche intègre également les réflexions théoriques sur le sujet-lecteur, en les infléchissant dans la perspective d’un sujet-adaptateur, avec le postulat que l’adaptation peut libérer chez l’élève l’expression d’une réception sensible et pertinente. Nous tâcherons donc de répondre aux questions suivantes :
Le projet a été mené dans deux classes de Seconde générale du Lycée de La Tour du Pin (France, Isère), dans le cadre d’un mémoire de stage sous ma direction. Il s’agit de deux classes de niveau moyen de 34 et 36 élèves. Le projet est adossé à une séquence sur l’étude de l’œuvre intégrale Nana construite autour de la problématique suivante : « Comment Zola, à travers l’ascension et la chute d’une courtisane, peint-il la corruption d’une société décadente ? » Par groupes de trois, les élèves doivent réaliser l’adaptation en BD d’un extrait du roman, soit en dessinant les planches, soit en utilisant le logiciel Comic life pour faire un montage à partir d’une banque d’images. Les élèves disposent d’une sélection des œuvres peintes de Besnard, Degas, Manet, Béraud, Renoir, Lautrec, Caillebotte, Boldini, Gervex et Rops, contemporaines de la période 1870-1900, sur le thème de Paris, du théâtre et de la prostitution.
Les séances 3 et 5 de la séquence, animées en Histoire des arts par le professeur documentaliste, ont permis une acculturation des élèves à la bande dessinée à partir de présentations d’albums et de diaporamas, pour illustrer l’histoire du médium et ses techniques : les ouvrages L’Art de la BD de Duc (1981-1983) et Explorer la bande dessinée de Quella-Guyot (2004) ont fourni l’essentiel des apports techniques présentés aux élèves (cadres, plans, angles de vue, cadrage, raccords de mouvement, effets de texte, etc.). Le professeur de français a ensuite fait découvrir aux élèves les potentialités du logiciel Comic life en réalisant une planche de BD à partir du découpage et remontage d’un tableau de Jean Béraud.
Le projet s’est étalé de mars à mai 2016, avec un travail de 10h en présentiel, auquel s’est ajouté celui des élèves hors des heures de classe.
L’enseignant a distribué une liste d’extraits présélectionnés, en veillant, en plus de leur portée sémantique, à leur « adaptogénie » : leur capacité à migrer vers un autre médium par la présence d’éléments figuratifs, dialogiques ou symboliques. Chaque groupe choisit un extrait, pour lequel l’enseignant prépare des questions sollicitant prioritairement les réactions et le jugement subjectif des élèves. Ces derniers échangent entre eux et rédigent en une ou deux phrases une note d’intention. La consigne est la suivante : « La note d’intention doit énoncer ce que vous désirez montrer à propos du texte, à travers votre adaptation ». Cette consigne vise à expliciter le fait que la transmodalisation doit être la traduction d’un point de vue réflexif sur le texte et non pas un jeu créatif gratuit.
Enfin de fusionner les étapes du synopsis et du scénario, c’est le dispositif de « l’écriture post-it », sur de grandes feuilles A3, qui a été retenu (Rouvière, 2015). Sur chaque post-it d’une même couleur, les élèves doivent écrire une action et une seule, et inventer ainsi leur histoire, en faisant progresser l’action des personnages. Ce principe aide les élèves à pré- visualiser leur récit, selon l’équivalence tacite : 1 post-it = 1 case. Par ailleurs les post-it sont déplaçables, supprimables et désinhibent les élèves par le jeu de manipulation ludique et concret qu’ils suscitent. Cela permet de changer le rapport à l’écrit et de travailler à plusieurs, en discutant oralement de la nature et de l’orientation du récit, en faisant retour vers le texte.
Dans un second temps, les élèves superposent aux actions consignées un post-it d’une autre couleur pour le texte (récitatif, onomatopée, dialogues) et un troisième pour la description plus précise de l’image, en vue du dessin à venir (plan, décors, couleurs, etc.).
Grâce à ce dispositif, le synopsis s’invente ou se réinvente en même temps que le scénario s’écrit, case après case. Non seulement on évite la lourdeur de leur enchaînement, mais on observe que se développent le plaisir et l’émulation. Planification mise en texte et révision ne sont plus des étapes chronologiques, mais se fondent dans un seul et même processus dynamique.
À partir des scénarios ainsi constitués, les élèves passent à la mise en image, selon plusieurs modalités laissées à leurinitiative. Huit planches ont été entièrement dessinées à la main, avec ou sans colorisation. Quatre planches ont été réalisées avec le logiciel, soit à partir de photogrammes du télé-film Nana réalisé par Maurice Cazeneuve (1981), soit à partir de reproductions de tableaux de différentes époques, soit à partir de décalques d’images extraites de différentes bandes dessinées, soit à partir d’insertions d’images hétérogènes : photographie, tableau, illustrations. Les réalisations devaient faire l’objet d’un exposé oral de 10 minutes, assorti de la remise d’une version écrite.
Le recueil d’un corpus de 12 notes d’intention et de 12 exposés écrits permet d’analyser les apports de l’expérience pour la lecture littéraire. La classification des formes d’activité fictionnalisante, élaborée par Langlade (2006 ; 2007 ; 2008) sera adaptée ici au contexte nouveau, en distinguant cinq activités d’insertion de l’imaginaire du lecteur dans l’œuvre et d’assimilation de l’imaginaire de l’œuvre par le lecteur :
Une note d’intention sur 12 est dénuée de posture interprétative et se limite à un résumé. L’extrait choisi est une description de la salle du théâtre des variétés qui se remplit progressivement.
Plusieurs notes révèlent une activité de cohérence mimétique. Elles disent l’intention de montrer qu’une structure relationnelle est emblématique du roman :
On veut montrer le désir que Nana produit sur les hommes à un point qu’ils sont tous à ses pieds, elle les domine.3
Ou bien elles disent explicitement l’intention de mettre en valeur un élément de structure dans le texte, comme une opposition ou un contraste :
Dans l’extrait, le départ de la course est donné, les spectateurs observent la course. Nana gagne, les hommes sont joyeux et les femmes non joyeuses. Notre intention se focalise sur la réaction des hommes et la réaction des femmes. En effet nous avons essayé de faire ressortir la différence.
Les lecteurs-adaptateurs veulent ici faire ressortir les liens de causalité entre les événements, les sentiments ou les actions des personnages, pour donner de la vraisemblance et de la cohérence au récit. Notons cependant que les sentiments de concupiscence ou de jalousie ne sont pas mentionnés.
L’activité de cohérence mimétique peut se doubler de l’intention de mettre en valeur un non- dit :
Dans cet extrait les bourgeois croisent les calèches de Nana et ses amis en balade sur un pont. Il y a un grand silence mais un jeu de regard intense. Nous voulons mettre en valeur le jeu de regard entre les bourgeois et prostituées.
Notons cependant ici que la lâcheté et l’hypocrisie des amants de Nana ne sont pas explicitées, lorsqu’ils sont en présence de leur femme. On reste au seuil de la réaction axiologique.
L’élève, cependant, pour comprendre les actes des personnages, peut mettre en œuvre son propre système de valeurs et porter sur eux un jugement moral implicite ou explicite :
Durant cet extrait Nana fait une fausse couche. Tous les hommes sont présents (Fauchery, La Faloise, Steiner…). Nous souhaitions accentuer le malaise des hommes, souligner le ridicule et le comique de la situation.
“(…) nous voulons souligner que le public est très sensible à l’effet de groupe. Ce que nous voulons mettre en avant à travers notre planche est le manque de réflexion et de prise de recul, l’influence que peut avoir un simple lycéen sur l’ensemble de la société représenté à travers ce public de théâtre.”
Cette posture de lecture, peut conduire à un jugement général sur les hommes en dehors du roman :
À travers notre bande dessinée, nous avons voulu représenter l’animalité des hommes face à un désir charnel.
Plus sensible à la complexité du personnage éponyme, un groupe entend montrer la pluralité de ses facettes, ce qui suspend tout jugement moral univoque :
Grâce à notre projet, nous voulons montrer les différents états de Nana (“il lui venait des rougeurs subites, un émoi qui la laissait frissonnante, un besoin de rire et de pleurer…”). Nous voulons également montrer l’idylle amoureux que vivent Georges et Nana. De plus, nous voulons accentuer la coupure que provoque l’arrivée de Louiset sur son comportement. Nous voulons montrer l’instabilité de Nana et deux de ses identités : tantôt mère, tantôt enfant.
Dans les exposés, de nombreux choix évoqués, pour garder ou écarter tel ou tel élément de l’extrait, ne font l’objet d’aucune justification explicite liée au sens. En revanche, plusieurs sélections ou inventions d’éléments textuels, sont justifiés explicitement par la mise en valeur de la psychologie des personnages :
Nous avons gardé la remarque de Bordenave : “Ces messieurs savent bien comment une femme est faite” pour marquer l’esprit pervers des hommes.
La centration sur un personnage est systématiquement justifiée, soit à titre structurel, soit pour des motifs psychologiques, soit pour expliciter des valeurs sociales :
L’adaptation se focalise sur Mme Hugon côté bourgeois et Nana du côté prostitué. Mme Hugon est celle qui donne des ordres afin de se sortir de cette situation : “Marchez ! Marchez ! N’ayez pas l’air…” Mme Hugon et les autres bourgeois voit la prostitué provoquante à leur égard.
L’adaptation se focalise sur le personnage de Nana alias Vénus, et sa nudité qui fait scandale à l’époque.
On se focalise sur les émotions des personnages pour montrer le malaise : “Ils semblaient s’excuser entre eux, avec des mine confuses et maladroits”.
Il s’agit de mettre en scène une tension sur le plan des sentiments et des valeurs. L’adaptateur se situe au niveau des personnages et des groupes sociaux, dont il cherche à expliquer, mais aussi à évaluer, les motivations et la logique.
Parfois les élèves (re)scénarisent des éléments de l’intrigue, à partir de leur propre imaginaire. Ainsi un groupe décide-t-il pour exprimer la fascination qu’exerce sur le public la nudité de Nana, d’arrêter le temps :
À partir du moment où Nana entre en scène le temps semble figé, nous avons décidé d’arrêter le temps et de le montrer grâce aux horloges que nous avons placé aux coins des cases.
Cette reconfiguration fantasmatique peut donner lieu à l’invention d’autres motifs iconiques symboliques. Trois groupes ont choisi dès la phase scénaristique de métamorphoser l’apparence de certains personnages, avec une intention de sens explicite.
Nous avons représentés les hommes en bêtes de façon à faire ressortir leur côté animal et bestial face à Nana. Par exemple le Marquis de Chouard représenté avec des yeux de chat en référence au texte.
Nous avons ajouté une image de meute de mouton avec un mouton noir qui représente le lycéen. Le public suit les convictions du lycéen comme nous le voyons.
Ce choix se double ici d’un jugement axiologique sur les personnages, pour critiquer la bestialité des hommes et l’effet d’entraînement. Dans un groupe, l’analogie entre le cheval de course Nana et la protagoniste du roman, renforcée par les réseaux métaphoriques du texte, a été synthétisée par une invention totalement originale, qui prend force de symbole :
Nous avons eu l’idée de représenter Nana en sentor [centaure] car elle représente une double victoire (victoire de la course, victoire sur la société).
La richesse de cette trouvaille appelle une exploitation en classe, qui pourrait trouver à se transposer à d’autres extraits du roman, en se nourrissant de références à la mythologie.
Dans un autre groupe, le choix d’actualiser le cadre de la scène, en représentant la salle d’attente d’un hôpital, en lieu et place de l’antichambre de Nana, est justifiée dans la planche par l’insertion d’une affiche en faveur de la contraception. L’activité fantasmatique décolle ici du roman pour développer un propos indépendant, un propos d’auteur sur le monde, à destination des lecteurs.
Les choix iconiques et plastiques ne donnent pas systématiquement lieu à une justification, les élèves se contentantsouvent de décrire techniquement l’emploi de cadres, de plans, et d’angles de vue. En revanche tous les exposés sansexception comportent plusieurs justifications liées à une intention de sens. L’adaptateur analyse sa planche, ses formes, ses effets, la manière dont elle a été construite et fonctionne, pour produire un effet de sens.
En voici quelques exemples. Pour la couleur : « En réalisant cette planche, nous souhaitions mettre en avant Nana, en la colorisant elle seule. »
Pour les plans :
Les émotions de Nana sont en gros plan car elles sont importantes. Les trois premières cases qui représentent la relation Georges-Nana, nous montre les personnages dans un plan moyen et jamais de face car leur relation reste interdite.
Pour les sites de cases :
La dernière case a une place stratégique comme si le sourire de Nana révélait son intention de détruire et ronger la haute société sans que personne ne s’en rende compte.
Pour les effets de texte :
Tout au long de la planche, l’écriture a une forme classique pour respecter l’époque du roman. (…) Pourl’image de Louiset, nous avons voulu marquer la rupture en changeant la police et la taille de caractère.
Parfois l’intention de sens est explicitement référée au texte à travers l’insertion d’une citation.
Les propos des élèves sont très limités, lorsqu’il s’agit de faire un ultime retour vers le texte- source, pour juger desmodifications apportées par l’adaptation. La revendication de fidélité au texte est majoritaire, comme s’il s’agissait d’honorer une tâche scolaire, sans que l’enjeu réflexif, présent dans le contrat, soit bien compris. Nous allons y revenir. D’autres affirment en revanche un geste interprétatif :
La version adaptée permet d’accentuer sur certains points. Nous avons jouer sur les sentiments et accentué le ridicule. Nous avons interprété à notre manière.
Nous avons essayé de représenter au mieux ce que le texte nous faisait ressentir comme impression et comme idée. Et pour accentuer le sens, nous avons représenté Nana en centaure.
Cette dernière citation affirme le lecteur comme sujet intellectuel et sensible. Elle dit explicitement la conquête d’une liberté et d’une pertinence dans l’acte de lecture.
L’expérience a montré une forte motivation des élèves, liée à la dynamique de projet et une disposition d’emblée favorable à l’égard du médium BD. Cette motivation néanmoins s’émousse, dès lors que la phase scénaristique est passée et qu’il faut passer à la mise en image. Cette étape est jugée longue et fastidieuse, que ce soit par la voie directe du dessin ou par celle de la recherche iconographique.
Certains élèves en délicatesse avec la discipline révèlent des compétences qu’on ne soupçonne pas : soit pour pré-visualiser et scénariser leur histoire, soit pour dessiner, soit pour utiliser le logiciel et mettre en image leur récit à partir de la banque de ressources.
Du côté du professeur, l’investissement est coûteux, en temps, en matériel et en personnel, avec la nécessité d’au moins deux intervenants pour la gestion des groupes de travail. À quoi s’est ajouté un problème de perte des données, en raison de la saturation du compte élèves sur le logiciel.
Dans certains groupes, la division du travail a été particulièrement marquée, avec d’un côté le lecteur interprète du texte, de l’autre, le scénariste, et enfin, l’illustrateur exécutant. Parfois la délégation des tâches est telle que les élèvescoopèrent mais ne collaborent pas. Il n’y a pas de transfert de compétences de lecture à l’intérieur du groupe.
Par ailleurs sur les 12 groupes dont le travail a été relevé et analysé, trois ont fourni un travail médiocre et l’un a montré très peu d’implication : aussi bien dans la lecture des textes, dans le scénario que dans la mise en image, ce qui représente un pourcentage élevé d’échec (30 %).
Certains élèves n’ont pas perçu l’intérêt d’une transécriture. Celle-ci leur a semblé sortir complètement du champ de la discipline. Les arguments étaient faciles pour se désengager : on ne sait pas dessiner, on ne peut pas exiger de nous cette compétence. Ce désengagement s’explique en partie par un manque d’explicitation du contrat, pour donner du sens à la tâche. Seule la consigne donnée lors du lancement du dispositif puis au moment de la note d’intention assigne à latransmodalisation un rôle d’outil réflexif sur le texte. Mais cette visée est sans doute restée implicite pour beaucoup d’élèves. L’étude préalable d’un exemple d’adaptation créative du roman vers la BD aurait pu montrer combien celle-ci constitue une lecture alternative du texte source, qui permet d’en repenser l’analyse. La finalité de l’exercice aurait ainsi pu être mieux explicitée, en expliquant aux élèves qu’ils allaient transposer un extrait du roman dans un autre médium, pour apprendre à lire le texte différemment, de façon plus fine et plus personnelle. Comme l’ont montré les recherches du groupe ESCOL (Bonnéry, 2007 ; Rochex et Crinon, 2011), on touche là aux limites des pédagogies du détour, quand l’innovation fait perdre aux yeux des élèves le sens des finalités scolaires, faute d’une explicitation suffisante du contrat, de la part du professeur. On pourrait du reste imaginer un dispositif comparatif qui explicite encore davantage la finalité réflexive de l’exercice, du type : « ma réception du texte avant l’adaptation / ma réception du texte après l’adaptation ».
Le premier gain de l’adaptation est qu’elle oblige les élèves à plonger dans le texte, à le découper, distinguer les différentes factures de discours, les instances énonciatives, séquencer les actions, les dialogues ou les passages descriptifs. Alors que l’immersion est laborieuse lorsqu’il s’agit de s’appuyer sur des questions pour dégager une note d’intention, elle est en revanche immédiate lors de la phase scénaristique.
Le processus d’adaptation engage par ailleurs chez les élèves un effort d’élucidation lexicale et de représentation mentale pour se forger des images. Effort qui a souvent été étayé ou prolongé par des recherches iconographiques. Certains élèves ont fait de leur propre initiative une véritable démarche de documentation pour enrichir leur lecture et nourrir leur projet : par exemple sur le théâtre ou sur les costumes, à travers la peinture d’époque. La dimension multimodale s’avère ici très porteuse, autant si ce n’est plus que la dimension transmodale.
Le gain le plus notable est la mise en mouvement de l’activité fictionnalisante du lecteur. Au- delà de la concrétion imageante, on note un gain sur trois plans : tout d’abord la cohérence mimétique, lorsque le lecteur établit des liens de causalité entre les événements ou les actions des personnages pour donner de la vraisemblance et de la cohérence au récit ; ensuite le jugement axiologique sur les personnages, qui peut déborder le cadre de la fiction pour donner lieu à une prise de position sur le monde ; enfin l’activité fantasmatique, lorsque le lecteur (re)scénarise des éléments d’intrigue à partir de son propre imaginaire. C’est le cas ici lorsque Nana est figurée sous forme de centaure, pour signifier métaphoriquement sa double victoire sur la course et sur la société des hommes. Ou encore lorsque le public masculin est métamorphosé en bêtes ou en meute moutonnière. Le passage au symbolique témoigne d’une véritable lecture personnelle. Elle va jusqu’à l’affirmation revendiquée des droits du lecteur.
La lecture du texte demeure souvent au niveau de la compréhension littérale. Lorsqu’un axe interprétatif apparaît, c’est grâce à une lecture analytique du texte, impulsée par les questions du professeur. Cet axe préexiste à l’adaptation elle-même ; et il aurait pu apparaître sans l’objectif d’une trans-écriture.
Pendant l’adaptation, lorsqu’ a lieu un retour au texte, c’est dans une pure logique d’instrumentalisation, pour servir un projet d’adaptation particulier. Le texte devient alors un réservoir, utile à d’autres fins qu’à sa propre lecture. Il n’est plus lu pour lui-même, pour approfondir sa complexité et sa richesse, il est réduit à la volonté signifiante désormais première de l’adaptateur. Ce changement dans la nature du contrat de lecture va dans le sens d’une réduction et d’une simplification. L’adaptateur écarte désormais tout ce qui ne sert pas son propre projet, que les éléments soient figuratifs ou pas. Ce mouvement semble inhérent à l’adaptation, indépendamment d’une volonté ou pas de fidélité. On peut se demander cependant si ce n’est pas aussi le manque d’explicitation du contrat, dès le départ, qui a produit ce résultat. L’objectif réflexif de l’exercice n’a pas suffisamment été affirmé.
Ainsi, après l’adaptation, le travail comparatif avec le texte source reste très pauvre. Il n’enrichit pas véritablement la lecture. Les élèves ne le font pas spontanément et voient le texte source à travers le prisme de leur propre adaptation, pour étayer leur projet, quel qu’il soit.
L’activité fictionnalisante se révèle au moment du travail scénaristique comme l’apport le plus riche. Cependant, on peut regretter qu’elle ne puisse être relayée à l’ensemble du groupe classe, discutée collectivement et rapportée au texte, dufait même de la lourdeur du dispositif.
Chaque groupe travaillant sur son extrait particulier, il n’est pas possible au professeur de tout interrompre pour focaliser la classe sur des trouvailles relatives à un texte tiers. Le réinvestissement ultérieur de ces trouvailles dans le déroulement de la séquence, ou bien lors des exposés finaux, demeure lui aussi limité. A l’échelle du petit groupe où la trouvaille émerge, la discussion et le retour au texte sont davantage possibles, mais les élèves sont portés naturellement en aval, vers la réalisation de la planche et l’animation narrative de leur trouvaille. Dès lors le texte n’a plus qu’un rôle instrumental.
Outre un effort conséquent dans l’explicitation du contrat, pour assigner à la production de dessin ou d’image un rôle de médiation dans l’appropriation du texte, il faudrait passer par un autre dispositif, en amont et non plus en aval de la lecture analytique, et ce, à partir d’un même texte pour tous. Par exemple, demander aux élèves, juste après leur découverte du texte, de dessiner un passage de l’extrait, ou un élément qui retient leur attention. Voire même leur demander d’apporter une illustration ou une image qui pour eux entre en résonance avec le texte, que cette image soit extraite d’une BD ou pas. Ahr (2013, p. 69-75) a bien montré que dans cette démarche, les images proposées par les élèves deviennent révélatrices de la pluralité des réceptions et de la polysémie du texte littéraire lui-même. Pour justifier leur choix, les élèves sont contraints de faire retour vers le texte, car la représentation choisie n’a de sens que par rapport à ce dernier. La phase d’échange qui s’ensuit porte alors majoritairement non pas sur les images, mais bien sur ce que dit le texte. Il s’agit d’un premier glissement vers l’interprétation. L’illustration du centaure aurait ainsi pu émerger tout aussi spontanément après une lecture-découverte, sans passer par la lourdeur d’une adaptation sous forme de BD, mise en œuvre après la lecture analytique. Cette trouvaille aurait sans doute été davantage exploitée, en étant discutée collectivement par l’ensemble du groupe et justifiée ensuite par un retour vers les réseaux métaphorique du texte. Cela suppose néanmoins que tout le monde travaille sur le même extrait. Dans cette configuration, l’adaptation en BD, repoussée en aval, devient secondaire. Il n’est pas certain du reste que la transmodalisation apportera davantage que ce qui s’est joué sur le vif sur un plan multimodal, dans la convocation spontanée d’images après la lecture-découverte.
Le déplacement de posture, qui conduit à celle d’adaptateur en BD, favorise néanmoins un recul réflexif sur l’activité de production du sens. En effet, l’analyse que les élèves font de leur propre planche montre systématiquement une articulation explicite entre une intention signifiante, des procédés iconiques et plastiques, et des effets de sens (même si l’énoncé de ces effets se réduit à la répétition d’une intention initiale). Ce résultat est certes induit par le cadrage des exposés qui insistait sur cette dimension, mais quelles que soient les maladresses dans la réutilisation du vocabulaire de l’image (zoom, plans, cadres, angles de vue, etc.), ou encore les discours factices qui reconstruisent des intentions après-coup, le recul réflexif et métacognitif est réel.
De fait, il est plus facile aux élèves d’adopter cette posture avec leurs propres productions, car ils ont un sentiment de maîtrise et de pleine légitimité à parler de ce qu’ils ont voulu faire. La BD semble un médium particulièrement propice à l’adoption de cette posture réflexive. Car pour peu que l’on exerce le regard des élèves, les procédés que sont le choix d’un multicadre, la taille, la forme et le site des vignettes, ou encore les jeux d’échelle de plan ou les angles de vue, sont littéralement visibles, dans la planche. Même si ces notions supposent un apprentissage et des médiations explicités, leur appropriation n’est pas très difficile. Dès la fin du primaire, on peut faire avec les élèves des analyses de planche extrêmement pertinentes. La gratification que peut procurer une lecture distanciée de la planche-objet semble plus rapide à acquérir avec la BD. C’est parfois pour les élèves une révélation. Ils peuvent constater par eux-mêmes qu’ils apprennent à voir. De façon plus générale, ils comprennent qu’apprendre à lire, c’est apprendre à changer son regard.
En l’occurrence les élèves décollent de la fiction pour voir comment est agencé ce qui est montré et raconté. Ils peuvent très rapidement raisonner en termes de stratégie narrative, ce qui constitue un gain considérable. On peut postuler quecette posture pourra se transférer vers le texte objet. Mais cela semble difficile à évaluer, car les langages de chaque médium demeurent spécifiques.
Malgré les lourdeurs d’organisation qu’implique l’adaptation d’un texte littéraire en planche de bande dessinée, l’expérience reste porteuse, à condition de ne pas trop escompter un enrichissement par ce biais de la lecture littéraire que les élèves font du texte source. Certes l’activité fictionnalisante du lecteur est indéniablement mise en mouvement dans toutes ses dimensions, mais elle ne trouve pas véritablement son pendant objectivant dans un retour au texte. L’explicitation du contrat s’avère déterminante, pour assigner à l’exercice un objectif réflexif sur le texte. Mais une convocation d’images isolées, recueillies ou produites, puis discutées en commun, semble un dispositif plus souple et plus efficace, juste après la lecture découverte, pour impulser une activité fictionnalisante qui implique davantage un retour au texte, pour construire une lecture interprétative. En d’autres termes, c’est la dimension multimodale et le passage par la bibliothèque d’images, plus que la dimension transmodale, qui s’avère efficace. Cela peut se faire à partir d’un même texte pour tous, sans le recours ultérieur à une adaptation sous forme de BD. Cette dernière permet surtout de prendre en considération d’autres objectifs, sans hiérarchie de valeur : l’appropriation des codes sémiotiques de laBD, le développement de connaissances culturelles sur l’histoire des arts visuels (BD, peinture, photographie, cinéma), le développement de compétences TICE, le développement de la sensibilité esthétique et le développement d’une lecture distanciée dans l’analyse de la planche-objet. Cette réflexivité nouvelle, sur la logique de production du sens, semble du reste le gain le plus notable de la transmodalisation, avec une possibilité de transfert vers le texte-objet.
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