Volume 6 / Relations intersémiotiques arts-littérature

Ténus liens entre les arts

Béatrice Bloch
Université Bordeaux Montaigne, équipe de recherche TELEM-Modernités

Résumé

Comment analyser les arts et faire apparaitre leurs relations ? Un parcours des liens entre les arts, formulé par Deleuzeet Nancy, aboutit à fonder les relations interartistiques ou bien sur la somesthésie, ou bien sur le jeu de la métaphore quifait circuler d’une sensorialité à l’autre par le langage. Nous présentons une expérience de réception de musique et de texte, menée auprès d’étudiants de troisième année en licence de lettres. Les étudiants ont choisi une musique et un texte qui leur apparaissaient semblables quant aux atmosphères que les deux œuvres proposaient. Ils ont qualifié synthétiquement ces ressemblances. Ils ont ensuite affiné l’analyse musicale et textuelle pour chercher les points communs entre les caractères de ces œuvres. Le but est de faire acquérir une méthode pour comparer les œuvres mais aussi un vocabulaire et une aptitude à analyser les percepts dans tel ou tel domaine artistique. La méthode proposéepermet à chaque étudiant de qualifier sa réception des œuvres sur le plan de l’humeur et de la technique.

Abstract

How can one analyze the arts and put forward the relationships they have? A review of Deleuze and of Nancy’s theories results in two hypotheses: according to the one, the arts are linked by the somatosensory experience, according to the other, the power of metaphors in language can help circulate from one sense to the other. We present here an experiment done with third year college students who chose music and a text that they felt to be close according to their prevailing atmospheres. Afterwards, they refined the musical and textual analysis so as to find out the common characteristics to both pieces. The aim consisted in acquiring a method and a vocabulary for comparing art pieces and for analyzing the perceptions of different art works. The proposed method allowed the students to characterize their reception of the arts, according to the general atmosphere and the precise technique of each musical or textual piece.

Mots-clés
correspondance entre les arts, musique et littérature, réception trans artistique, somesthésie, métaphore dans la langue, vocabulaire de l'art

Keywords
correspondence between the arts, music and literature, trans artistic reception, somatosensy, metaphor in language, art vocabulary

Introduction

Étudier la littérature avec les arts… pourquoi ? Nous postulons que comprendre la dynamique cachée dans les perceptions sensorielles, les émotions qu’elles font jaillir et l’accès au vocabulaire pour les mettre en mots — qu’elles relèvent d’une expérience de lecture ou musicale —, permet d’affiner la capacité analytique des dynamiques sensorielles à la base de l’œuvre, de l’intensité qui l’habite1 et des passions qui la suscite2. Plus généralement, une œuvre peut être révélatrice de constellations énergétiques qui caractérisent les moments de l’histoire de l’art, et les mouvements esthétiques. On pourra ainsi percevoir ce qui est commun à plusieurs médias dans le style d’une époque et partagé par les réalisations littéraires comme musicales.

Comment qualifier, par le biais du langage, l’effet produit par des poèmes et des musiques ? Comment saisir les liens entre les deux arts ? Dans l’esthétique classique du XVIe au XIXe siècle, fondée sur Horace et son « Ut pictura poesis » (Art poétique, v.361), le lien entre les arts était fondé sur la commune imitation du réel. Mais, en 1854, l’ouvrage de Hanslick, Du Beau dans la musique, précise que la musique est la combinaison de sons et de formes qui n’ont d’autre sujet qu’eux-mêmes et n’ont pas de lien avec des contextes extramusicaux (Talon-Hugon, 2016). L’art musical devenait abstrait. Quel lien pouvait-il désormais entretenir avec la littérature ?

Or, on peut supposer, en première hypothèse pour rendre compte du lien entre les arts, malgré le paradigme esthétique musical actuel non mimétique, que l’être humain extériorise son rapport au monde par des expériences sensibles diverses qui toutefois communiquent entre elles. Ces expériences témoignent de ce que le corps humain est lieu de synesthésies qui mettent en relation la vue, l’ouïe et le toucher ; comme au quotidien, notre corps vit des expériences combinées. Une autre hypothèse du lien entre les arts est que la langue est un méta-analyseur qui permet de faire jaillir les rapports entre percepts venus de canaux sensoriels différents : par exemple, des bras tendus dans un tableau de Greuze, il ne peut y avoir de rapport avec une sonate de Mozart que par la langue qui nomme la métacatégorie du « raide », du « droit », pour désigner ce même moment classique dans la peinture et dans la musique. La langue est donc un des moyens de nouer des liens entre les arts, ou plutôt de percevoir les résonances entre eux.

L’expérience dont traite cet article avait pour but de faire travailler le lien entre deux arts à partir de deux œuvres, l’une musicale, l’autre littéraire. Elle a été menée auprès d’étudiants de troisième année de licence en lettres et avait plusieurs fins : leur faire appréhender les ressemblances et les différences entre musique et littérature ; leur donner des outils afin de désigner la musique ; et leur faire connaitre les mouvements artistiques et transartistiques. Partant du postulat qu’accéder à la littérature et à la musique ensemble se fait ou par des percepts communs aux deux arts — explicables par une somesthésie anthropologique —, ou par des dynamiques partagées — exprimées par la langue et ses métaphores —, nous avons proposé aux étudiants de choisir une œuvre littéraire et de chercher une œuvre musicale (ou une chanson) qui leur semblait relever de la même dynamique ou de la même configuration (qu’il s’agisse ou non du même mouvement esthétique), puis de les comparer. Cette expérience sera présentée ultérieurement. Nous commencerons par une réflexion philosophique sur la difficulté/l’impossibilité de la comparaison entre les arts et sur l’intérêt de leur mise en rapport (I), puis nous montrerons un exemple de dynamique passionnelle commune au Sacre du Printemps de Stravinsky (1913) et au mouvement futuriste (II). Nous terminerons en proposant une méthode d’accordage entre littérature et musique (III).

1. La difficile communication d’un art à l’autre : l’opacité des arts entre eux

Dans Les Muses, paru en 1993, Nancy montre qu’un œil peut être baigné dans un son sans être capable de l’entendre : il jette ainsi le doute quant à la possibilité que les sensations communiquent entre elles directement, même si elles le peuvent par l’art qui expose chaque sensation à l’étrangeté de son être, rapporté aux autres qualités qui lui sont opaques (le son, la chaleur, le poids, etc.). Mais les sens peuvent être mis en rapport avec les autres à travers l’art, le corps et le langage, me semble-t-il. Nous commencerons par évoquer l’hypothèse que les arts communiquent plus ou moins entre eux par la synesthésie, avant d’évoquer l’hypothèse qu’ils le font partiellement par le langage, par l’art.

1.1. Hypothèse somesthésique

C’est l’expérience « somesthésique » (celle qui met en jeu les perceptions venues de la totalité du corps) mentalementreconstituée qui fait que nous avons l’impression d’entendre les sabots des bêtes lorsque nous observons un des tableaux de Francis Bacon, intitulé Corrida, selon Deleuze (1981, cité par Nancy, 1993). À partir de la sensation visuelle, nous reconstituons mentalement la sensation auditive que nous aurions si nous assistions réellement à la corrida proposée par le tableau.

Entre une couleur, un goût, un toucher, une odeur, un bruit, il y aurait une communication existentielle quiconstituerait le moment « pathique » (non représentatif) de la sensation. Par exemple chez Bacon, dans lesCorridas, on entend les sabots de la bête […] il appartiendrait donc au peintre de faire voir une sorte d’unité originelle des sens, et de faire apparaître visuellement une Figure multisensible.

(p. 45)

Deleuze (1981/2002) suppose donc qu’il existe une unité des sens qui serait le « rythme », une énergie vitale qui parcourrait les différents sens et les ferait communiquer entre eux, fondant par la synesthésie le rapport entre les arts. Quant à Nancy (1993), il est moins affirmatif et pense qu’une expérience de synesthésie est disloquée par l’art, et que c’est précisément parce que l’art interrompt le contact entre les sens de la vie ordinaire, parce qu’il donne à écouter du son sans faire voir une couleur, qu’il présente le battement désaccordé qui fait que les sens communiquent sans réellement le faire. La multiplicité des qualités sensibles est donc signe d’un non-transfert du toucher au son, d’unenon-correspondance entre qualités sensibles, entre ce qu’il appelle des « touches » :

[…] les touchers se promettent la communication de leurs interruptions, chacune fait toucher à la différence de l’autre (d’un autre et de plusieurs autres, et virtuellement de tous, mais d’une totalité sans totalisation), [entre une couleur, un goût, un toucher…].

(p. 45)

Comme s’il partageait l’hypothèse somesthésique de Deleuze, Barthes (1982), dans l’article Rasch, parlant de Schumann dans Kreisleriana, dit qu’il suffit d’en écouter une pièce pour avoir l’impression que ce morceau suscite tel geste précis chez le pianiste et, par effet retour, tel effet corporel sur l’auditeur. Aussi écrit-il, pour caractériser la réception sensorielle :

[…] dans la première des Kreisleriana, cela fait la boule, et puis cela tisse ; Dans la deuxième, cela s’étire; etpuis cela se réveille : ça pique, ça cogne, ça rutile sombrement ; Dans la troisième, cela tend, s’étend : Aufgeregt […] ; Dans la septième, ça frappe, ça tape… ».

(p. 265)

Barthes n’entend pas ici parler d’émotion ni d’état psychique, il désigne seulement ce corps que l’audition de Schumann atteint au vif.

Comment aller plus loin dans la réception, sans faire l’hypothèse d’un jeu de langue qui s’adjoindrait à celui de la mise en mouvement des corps par l’art, permettant ainsi de comprendre le passage où Barthes dit que « ça rutile sombrement» ? Le son peut-il être sombre et rouge ?

1.2. Hypothèse linguistique

Nous formons l’hypothèse que parce que le langage dit d’une couleur qu’elle est chaude ou d’une note qu’elle est aigüe, nous sommes capables de faire circuler les arts entre eux, de comparer les sensations en utilisant des désignations de percepts empruntés à un autre domaine des sens en usant de métaphores.

Qu’entend-on par là ? On sait que Derrida considère le langage comme à la fois propre et figuré. Une pensée claire, écrit-il dans « La mythologie blanche » en 1972, est une pensée qui est comparée au soleil et il n’existe pas de manière non figurée de parler de la clarté de la pensée : la métaphore est depuis toujours première, primordiale. Il écrit : « Toutes les métaphores ne sont-elles pas, rigoureusement parlant, des concepts et y a-t-il du sens à les opposer ? » (p. 315). Si le soleil est clair, c’est dire qu’il permet de voir tout en détail, aussi conçoit-on qu’une pensée soit claire, parce qu’elle permet de bien voir, au sens de percevoir, de comprendre et de saisir. À partir des remarques de Derrida, j’émets donc l’hypothèse que la langue nous permette de trouver des liens entre les sensations de natures diverses, et du concret à l’abstrait, en faisant émerger derrière la sensation une sorte de métasensation qui la caractériserait : dans notre exemple, le terme « clair » signifierait la métasensation qui permet de bien percevoir -, et serait une interprétation et une sémiotisation, consciente ou inconsciente, de la perception du référent visuel ou intellectuel.

Semblablement, on dira d’un son qu’il est aigu en mêlant les domaines de l’audition et du tactile pour désigner quelques métacaractéristiques, communes à tous les sens, où « aigu » signifie « bien affûté, bien coupant » ; et on visera ainsi par l’utilisation de ce terme dans le domaine auditif, le percept strident qui donne la sensation de scier l’oreille. C’est pourquoi la métaphore (Ricœur, 1975) est un usage propre de la langue, et qu’elle permet de circuler d’un art à un autre comme elle permet de penser (par métacatégorie, dirais-je).

1.3. Hypothèse sur les rapports entre les arts

Le rapport entre les arts est loin d’être simple et immédiat. Or, malgré les difficiles transactions entre le poème et la musique, la langue et l’expérience somesthésique nous sont apparues comme les fondements permettant la circulation entre les arts (pour Nancy, c’est l’art qui accorde et désaccorde ; pour Deleuze, c’est l’approche multiperceptuelle et somesthésique ; alors que pour Barthes, c’est la réception corporelle). Nous en déduisons donc que le lien entre les arts est partiellement possible et partiellement inadéquat.

Pour mettre en rapport des œuvres d’art de modalités différentes (l’une littéraire, l’autre musicale), j’émets l’hypothèse qu’il est utile de partir de l’effet corporel, émotionnel, et de sa verbalisation par les locuteurs afin de permettre la comparaison avec une œuvre d’un autre mode. Dès lors, comment qualifier synthétiquement, par le biais du langage, l’effet produit par des poèmes et des musiques ? Comment le discours permet-il, en appuyant ou créant la sensation, de saisir les liens entre les deux arts ?

2. De la musique à sa perception comme structure, comme effet et réaction possibles

Comment écouter Le Sacre du printemps de Stravinsky et en déduire des effets pouvant être mis en lien avec la connaissance des mouvements artistiques ? Pour répondre à cette question, faisons un détour par l’évolution de la sémiotique.

Depuis 1990, la sémiotique s’est davantage intéressée aux pulsions infusées dans le discours, comme l’ont fait Coquet dans Phusis et Logos (2007) ou bien Greimas et Fontanille dans Sémiotique des passions (1990), qu’aux évènements de l’action. Ce sont désormais les effets de rupture, de continuité, de croissance et de chute perceptibles qui signaleront un tempérament ou une manière d’être, une dynamique ouvrante, persistante ou fermante. Ces dynamiques, ces aspectualités, sont donc autant de mouvements, de manières d’être au monde, propices à signaler une humeur temporaire ou un état permanent, appelés « thymie » par Greimas et Fontanille (1990) : optimisme, espoir, désillusion, angoisse, tristesse, pourraient désormais être inférés à partir des aspectualités du texte. Éluard (1929/1966), par exemple, propose dans son écriture une lancée ouvrante, qui relève de l’espoir, d’une impulsion créatrice de transport et de dynamique, comme en témoigne le poème « La terre est bleue », où l’on trouve ces énoncés révélateurs de l’aspect inchoatif : « Les guêpes fleurissent vert/L’aube se passe autour du cou/Un collier de fenêtres » (Éluard, Capitale de ladouleur).

Nous proposons de nous saisir de ce changement de paradigme en sémiotique pour écouter une musique de plusieurs manières : soit, comme le pratique Barthes, en vivant le corps mis en musique par l’œuvre musicale (c’est ce qui est pratiqué dans les classes, où l’on peut faire danser le poème ou la musique, dans une pratique de transmodalisation : Chabanne, Parayre, et Villagordo (2012)), soit en cherchant quel effet tel percept entendu et nommé (rythme, timbre, mélodie, sonorité, masse sonore) produit sur la motion du corps ou sur l’émotion. De là, il est possible d’envisager de passer aux connaissances des mouvements artistiques, qu’on pourrait rattacher à une traduction linguistique de l’expérience somesthésique de l’audition.

Prenons l’exemple du Sacre du printemps de Stravinsky (1913). Cette œuvre est fondée principalement sur le rythme et sur le chromatisme. Après l’introduction, on entend deux danses : Les Augures et Rapt. Extrêmement rythmiques, ces danses sont percussives, fondées sur la répétition lancinante et isochrone du même accord martelé 280 fois, l’accord « toltchok » (ce qui signifie, en russe, accord moteur, accord impulsion). Les accents forts, qui secouent ce même accord toujours répété, se répartissent de façon asymétrique (tantôt en début de série, tantôt sur le temps dit « faible ») et imprévisible pour l’auditeur, et, en ce sens, violemment en conflit avec les attentes créées par le martèlement, répété et récurrent3. Ainsi, ayant écouté l’accord toltchok du Sacre du printemps, on peut qualifier les percepts (rythme martelé) et de là demander aux étudiants de désigner subjectivement l’effet produit (effet de suspense, ou de violence, ou autre effet). L’étudiant peut lui associer diverses émotions possibles : la tension, l’appréhension, le suspense ou l’angoisse…Ce travail de désignation du percept et de passage du percept à l’affect est éclairant et, pour le Sacre du printemps — sachant que l’œuvre fut créée en 1913 —, il peut aider à rattacher l’œuvre au mouvement futuriste de l’époque ou à un portrait d’une époque archaïque.

Les étudiants ont eu un consensus sur la violence perçue à l’écoute. Seuls ceux qui connaissent un peu la musique savent qu’on ne peut pas répéter toujours le même accord dans le style classique, et qu’en ce sens, l’œuvre est moderne, écho de l’époque (ou révélant un primitivisme archaïque). Aussi est-il possible d’enseigner ce qu’est le futurisme à partir d’un effet somesthésique de violence, associé à un langage musical moderne (la répétition) et à un contextehistorique (la fin du XIXe comme éloge et critique de l’industrie, ou comme renvoi à des racines historiques des peuples premiers). L’étudiant est alors capable de saisir une pièce musicale en partant de ses percepts et des affects en jeu ; il peut aussi le faire pour sa perception de récits ou poésies, et faire le lien avec les mouvements artistiques. Lors de l’expérimentation qui sera explicitée dans la suite de l’article, nous proposons aux étudiants qu’ils comparent des œuvres, l’une littéraire et l’autre musicale, par rapprochement de leurs dynamiques communes, pour en développer une meilleure perception linguistique et esthésique.

3. Associer musique et texte : une réception en condensation et une analyse en expansion

Le but poursuivi par l’expérimentation était que les étudiants soient en mesure de développer la verbalisation de leur réception et d’affiner celle-ci, par l’usage d’un vocabulaire technique ou métaphorique leur servant à désigner les percepts et affects devenus conscients. Il ne s’agira donc pas d’approuver le choix fait par les étudiants sur l’accordage de telle musique et de tel texte, mais de leur demander d’expliquer pourquoi ils ont associé les œuvres, en fonction de quels percepts ou de quels effets. Nos consignes, pour associer la musique et le texte, étaient composées de deux temps de travail. An amont de leur réception, je leur ai parlé de deux temps de travail, d’une réception en condensation, une réception globale de l’effet perçu pour le texte et l’œuvre musicale, puis d’une réception ultérieure, sous forme d’une analyse en expansion des œuvres, plus technique et analytique où ils devraient listes les ressemblances et les différences entre les réalisations de chacune des œuvres. La description de ces deux temps de travail va suivre.

3.1. Réception en condensation

Nous avons demandé aux étudiants de « décrire les affects, percepts et thèmes qui émergeaient de la lecture de chacune des poétesses » étudiées pendant l’année, sous forme d’adjectifs qualificatifs et de substantifs. Ainsi avons-nous recueilli des listes de mots, jetés sur le papier, en association libre, appelés par le ressouvenir de tel poème. Par exemple, nous avons travaillé le poème de Mansour suivant4 :

v1 Donnez-moi un morceau de charbon
J’en ferai un aveugle
Donnez-moi un crâne épars sur le parquet
J’en ferai une descente aux flambeaux […]
v5 Dans la fosse des passions durables
Donnez-moi un château mammaire
Je plongerai tête-bêche riant au suicide
Donnez-moi un grain depoussière
J’en ferai une montagne de haine […]
v10 Chancelante etgrave un arcane
Pour vous enterrer
Donnez-moi une langue de haute laine
J’enseignerai aux seigneurs
Comment briser leurs dieux de craie […]
v15 Leurs pénis édentés
Aux pieds du grand corbeau blanc
Pourcoâ ?

Les étudiants devaient se demander quelles perceptions et quelle structure sonore seraient les plus aptes à transcrire semblable impression en termes de percepts, d’émotions ou d’effets psychiques, parmi les chansons ou les œuvres musicales qu’ils connaissaient. Je ne sais s’ils ont utilisé leur verbalisation de l’analyse poétique avant de choisir la musique à associer à ce texte, ou si, intuitivement, ils ont pensé à telle musique ; quant à moi, je leur avais demandé deverbaliser leur réception avant de choisir une œuvre qu’ils qualifieraient de la même façon. Ainsi, dans l’exemple proposé, un étudiant a choisi, pour accompagner le poème de Joyce Mansour, la chanson du groupe Nirvana Smells likeTeen Spirit, et j’ai, quant à moi, choisi Le Sacre du printemps de Stravinsky. Je n’avais pas donné d’indication quant au respect de l’époque ni du mouvement esthétique : la seule contrainte portait sur l’effet produit en termes de dynamiques et d’affects. L’étudiant devait donc dire, en première approximation, si les termes jetés sur le papier pour désigner l’œuvre textuelle correspondaient en tout ou en partie à la réception en condensation de l’œuvre musicale choisie pour l’accordage. Voici quelques exemples de termes évoqués à la lecture de Mansour. Pour l’un, ce furent « folie, poésie, association d’éléments anthropologiques, pulsion ». Pour un autre, ce furent « non-sens revendiqué, répétition, abstraction, vitesse de l’enchainement, oppression ». Pour un troisième, « musicalité des effets de refrain ». Il se dégage donc une diversité de réactions, puisque sont tantôt listés des jugements sur l’état psychique et intellectuel du locuteur(« folie, pulsion, non-sens revendiqué »), tantôt des effets produits sur le lecteur (« oppression, vitesse d’enchainement»), tantôt des remarques formelles et techniques (« association d’éléments anthropologiques », « répétition »), et tantôt une association d’une technique et de l’effet produit (« musicalité des effets de refrain »).

Ainsi, la première phase de ce travail est une réception en condensation fondée sur les percepts, les techniques et les affects émergeant de la réception du texte. Ces caractéristiques verbalisées servaient à permettre à l’étudiant de choisir dans sa mémoire des musiques qu’il connaissait et aurait qualifiées d’une façon à peu près semblable sur le plan de la dynamique ou de l’effet thymique. Telle fut la phase de réception condensée. Le deuxième temps du travail, l’expansion de la réception, devait quant à lui décrire plus en détail les ressemblances et les différences entre les œuvres.

3.2. Réception en expansion

Une fois le texte et le morceau choisis, il s’agissait de passer à une étape plus complexe, celle de l’analyse détaillée des points communs et des dissemblances entre le texte et la musique. De facto, le rapport entre les œuvres étant subjectif et arbitraire, il est plus difficile, dans la partie descriptive et analytique, que des points communs existent dans le détail. Cependant, je leur ai proposé un certain nombre de catégories permettant de décrire et de comparer le récit, le poème, avec l’extrait musical. Ces catégories perceptuelles et linguistiques ont été proposées par moi-même afin d’aider les étudiants à savoir dans quelle direction écouter et regarder les textes. Ces catégories formaient des aides à la « conduite d’écoute » (terme utilisé par les compositeurs contemporains). Je me suis rendue compte assez rapidement qu’un certain nombre de concepts techniques de la musique devaient être enseignés aux étudiants littéraires, préalablement à la mise en rapport des deux artefacts. Ainsi, le terme « thème » en musique classique, dont la signification fut donnée par le synonyme « mélodie principale », et le terme « accompagnement » durent être clarifiés. Les autres catégories furent proposées de manière magistrale afin de donner aux étudiants des outils dont ils pourraient ou non se servir. Nous verrons, dans la suite de l’article, que quelques-uns de ces concepts orientant la perception furent saillants et privilégiés par eux, avec des variantes interindividuelles.

3.2.1. Catégories communes à la musique et à la littérature

  • Timbre/sonorité (claire, sombre, intermédiaire);
  • Rythme de la phrase musicale ou littéraire (état du rythme, croissance/décroissance, itérativité, suspens, répétitivité, continuité, intermittence, disparition du rythme) ;
  • Mélodie musicale et prosodie de la phrase (longuement montante, longuement descendante, brève, etc.) ;
  • Discours/mélodie ou structure musicale (énoncé une fois, répété, haché, transformé) ;
  • Structuration de la pièce musicale et construction du récit ou de la poésie : phénomènes de contrastes, de ressemblances, de transformations ;
    • Caractérisation du registre (sérieux, pompeux, ironique) et du genre.

3.2.2. Catégories propres à la musique

  • Masse d’instruments versus instrument isolé (trouverait son équivalent dans les personnages et leurs différences) ;
  • Force ou faiblesse du son ;
  • Timbre : choix de l’instrumentarium (le grain spécifique du timbre variant avec l’instrument), des tessitures hautes ou basses ;
  • Type d’attaque des sons et types d’interruption, etc.

3.2.3. Catégories propres à la littérature

  • Pensée ;
  • Références à un état du monde ;
  • Évènement visualisable ;
  • Distinction entre l’énoncé et l’énonciation/entre les personnages.

Ces outils théoriques furent donnés afin d’orienter et de faciliter la perception.

4. Analyse de deux expériences

Je présenterai deux expériences différentes : l’accordage d’un texte de Mansour et celui d’un texte de Jacqueline Risset, chaque étudiant choisissant en effet la poétesse qui l’inspirait et la musique qu’il souhaitait y associer. Dans les deux cas, je retracerai brièvement la production de l’étudiant et dirai si les hypothèses théoriques et les critères donnés semblent porteurs.

4.1. Exemple 1 : Accordage du poème de Mansour à la chanson de Nirvana

Voici un premier exemple de la réception de Mansour et de Nirvana fournie par un étudiant. Faisant le choix d’une chanson, l’étudiant a une tâche plus simple parce qu’il compare un univers déjà double dans la chanson, musical et textuel, avec le poème.

Réception condensée : Ainsi, l’étudiant note, pour Mansour, les termes suivants : folie, inversion des valeurs hommes/femmes, pulsion destructrice, allusion à la société médiévale, sentiment de toute-puissance (à travers les verbes à l’impératif) et des termes exprimant « l’effondrement » (chancelante, plongée, briser). « Smells Like Teen Spirit » de Nirvana (1987) donne lieu à une description s’en rapprochant, qui rappelle l’émergence du mouvement « grunge » (proche du heavy métal) dans les années 1980, comme porteur d’une révolte désespérée. Le morceau est décrit ici comme « agressif », recourant à une esthétique vocale puissante, parcouru d’une énergie tantôt montante, tantôt descendante. L’étudiant note que les figures de descentes sont aussi privilégiées : seraient-ce des figures métaphoriques d’une projection vers le sol ?

Je dirais que les premiers termes choisis font surgir l’idée de révolte et de désespoir, et que sont reliés par l’étudiant le caractère agressif du texte et la puissance de l’accompagnement musical à cet état de révolte. Ainsi, l’humeur révoltée est mis en rapport avec la puissance du son comme avec l’agressivité du texte. Un état d’esprit se trouve étayé par des techniques artefactuelles.

Réception en expansion : Du point de vue de la structure métrique, l’étudiant note, chez Mansour, des vers de huit à dix syllabes. Il existe cependant trois exceptions : « Pour vous enterrer », v. 11 (5 syllabes), « Leur pénis édenté », v. 15(6 syllabes), « pourcoâ », v. 17 (3 syllabes). Les vers les plus courts sont prononcés lentement, mais ont davantage de force et désignent la violence, l’agression, ou brocardent le désir de comprendre à travers l’expression « pourcoâ ». Les vers hétérométriques sont plus courts, prononcés plus lentement, ce que l’étudiant interprète comme une violence particulière. En écoutant la voix et le timbre, l’étudiant note des ressemblances frappantes entre l’expression de la poétesse et la voix de Kurt Cobain : « Mansour choisit une écriture crissante, aigüe, tout comme Cobain adopte une tessiture aigüe, une voix volontairement éraillée ». La notion de « type d’attaque du son » ou de «timbre » a été utile à l’étudiant. Il a ici recours à la métaphore, qualifiant l’écriture « d’aigüe », ce qui relève davantage d’une réception métaphorique de la signification, que de remarques formelles (en fait, l’expression “leur pénis édenté” contient des sons aigus, [é] et [i], mais le reste du poème est généralement pourvu de sons graves). Aussi sommes-nous bien contrainte de constater que la réception du texte par ressemblance avec une musique fait courir le risque d’un usage moins pertinent et moins précis des critères relevant de la technique poétique, ici celle de la phonétique.

Quant à la syntaxe, l’étudiant perçoit une grande récurrence du « je » suivi d’un verbe au futur : « j’enseignerai »,« je plongerai », « j’en ferai », etc… autant d’anaphores, soutenues par la répétition de « donnez-moi ». Cette répétition est interprétée comme le désir exprimé de se libérer du joug de l’oppression masculine : l’étudiant retrouve chez Nirvana un semblable phénomène de répétition d’une phrase musicale courte, appelée riff, l’équivalent de l’ostinato en musique savante, que l’étudiant met en parallèle avec l’anaphore du « je ». L’étudiant note cependant une différence entre les deux œuvres. Alors que l’acte revendicatif chez Mansour débouche sur une capacité à briser l’enfermement, puisque chaque image est percutante et que le déchainement de la violence est aussi ironisé (« j’enferai une montagne de haine », « pourcoâ »), par opposition, dans le texte de Nirvana, la révolte est celle d’un être passif, qui se réfugie dans la drogue, ce dont témoignent l’apaisement et la sérénité, au début du couplet, marqués par le jeu des deux notes répétées do/fa.

En conclusion, nous notons que la méthode proposée a suscité une erreur technique : l’allusion aux sons aigus, dans letexte de Mansour, qui n’existent pas. Mais ce qui a été perdu en termes de technique a été gagné en termes de réception condensée et de jeux métaphoriques. Le thymisme (Greimas et Fontanille, 1990) de la révolte s’appuie sur des remarques propres à chacun des matériaux spécifiques : pour la littérature, le choix des images descendantes, du vocabulaire agressif ; pour la musique, le choix de formes puissantes, de timbres stridents ou crissants. Le vocabulaire de la perception a semblé assez précis. En ce qui concerne la structure des œuvres, elle a été mise en parallèle grâce à des moyens partagés par les deux arts : les répétitions. L’interprétation du caractère apaisé (Nirvana) ou ironique (Mansour) de l’œuvre ne peut se percevoir que par des moyens spécifiques aux textes eux-mêmes, car la musique ne donne pas accès à un signifié (apaisement de la drogue ou révolte anti-machiste forment opposition entre les deux œuvres uniquement parce que l’étudiant a choisi une chanson, qui est munie de son propre texte apportant de lasignification). L’étudiant a utilisé les termes techniques donnés que sont les « types d’attaque de sons », mais il n’a pas su ou n’a pas voulu utiliser le concept de « longueur du thème principal ». Les notions de timbre, de rythme et leurs transformations ont été saillantes dans sa réception. Le travail de la métaphore qualifiant la voix de Mansour (le son aigu) était techniquement faux, mais au service d’une réception d’un thymisme plus général.

4.2. Exemple 2 : Accordage d’un texte de Risset et de la parodie de la Sonate au clair de lune par Plat

Une autre étudiante a proposé une comparaison entre le texte Autres corps de Jacqueline Risset et une réécriture parodique d’une œuvre de Beethoven interprétée et composée par le pianiste Pierre-Yves Plat.

Amour que m’as-tu fait
étrange étrange objet
l’excès d’amour où tu m’as mise
s’étend à présent hors de toi

s’étend presque partout
se crispe en autres points
de presque rien
échos ou vents

aussi : sur autres corps
Ici : étonnement souffrance
– et rire :
« autre que toi !
qu’est-ce que cela ?
comment se fait-il ?
je ne comprends pas »

et pourtant si :
visage et corps
te ressemblant pour commencer
-forme d’ensemble et couleur d’œil
perception de proximité
attirance étonnée

L’étudiante n’a utilisé la réception condensée que pour choisir les œuvres qu’elle a mises en rapport, ne passant pas par une description thymique des effets partagés par les œuvres littéraire et musicale, mais par une ressemblance intellectuelle, sous la figure du renouvellement. Telle fut sa réception condensée : à ses yeux, Risset renouvèle la tradition de « l’Amour de loin » des troubadours, comme Pierre-Yves Plat récrit la désormais traditionnelle sonate de Beethoven. La réception en expansion qu’elle propose mêle les aspects thymiques et l’analyse plus détaillée et technique. L’étudiante voit le poème comme un « sonnet désarticulé », note le « détournement du traitement de l’amour et le fonds d’ironie sarcastique », souligné par « les arrêts et par la ponctuation très présente ». Dans la musique, elle montre que la réitération du thème correspond aussi à la circularité répétitive de l’expression « étrange étrange ». L’expansion de l’amour unique vers l’amour multiple est en écho à l’expansion du thème musical qui se répète, grossit, s’étend à travers la reprise en crescendo jusqu’à une montée en puissance qu’elle associe à la troisième strophe, traduisant la souffrance. Le rythme est dit « enlevé » montrant une « implication émotionnelle ». La véhémence musicale due au rythme frénétique pourrait retranscrire « autre que toi ! /qu’est-ce que cela ? » par l’incompréhension, que rendent aussi les sons graves et les arpèges inquiétants. La dernière strophe est associée par l’étudiante aux montées dans l’aigu et au décrescendo, comme si cette légèreté retrouvée correspondait à une « attirance étonnée », à l’acceptation légère (ou ironique) d’un fait.

Qu’en conclure ? L’étudiante a su faire apparaitre des vécus psychiques formant en succession le thymisme de l’étonnement, de l’angoisse, de la révolte et de l’apaisement partagé par les deux œuvres. Les moyens propres à la littérature sont relevés : la ponctuation véhémente (strophe 3) et la progression suggérée par des contenus intellectuels, de l’étonnement à l’acceptation. L’étudiante constate que les moyens spécifiques à la musique, qui n’ont pas de rapport avec la signification littéraire, sont les transpositions du même thème musical vers les aigus et le choix du timbre et dela tessiture (graves pour les moments « d’inquiétude latente », lesquels peuvent, néanmoins, avoir un lien avec l’expansion étonnante ou inquiétante de l’amour).

Il existerait potentiellement des choix techniques possibles, communs aux deux arts, dans le rythme et dans la puissance. Mais à ce crescendo musical ne correspond nul lyrisme particulier dans l’œuvre littéraire moderne : la poétesse choisit de présenter à la ligne sur la droite, la rupture et la dislocation (strophe 3). Ces deux remarques n’ont pas été faites par l’étudiante, mais auraient pu l’être, si celle-ci avait pensé à comparer ce qui, au-delà de la différence entre les deux modes, pouvait se ressembler : les notions de rythmes et de force ou de puissance sont communes à la littérature et à la musique et auraient pu faire apparaitre ces différences entre une œuvre musicale lyrique (la sonate de Beethoven) et l’œuvre postmoderne de Risset, qui refuse cette amplification.

À cette dislocation visuelle qui, selon l’étudiante, marque l’angoisse, correspondent des résonances rapides, graves (termes techniques), « désespérées » (termes métaphoriques de l’étudiante). On voit ici que les choix techniques des deux œuvres, qui auraient pu être semblables et partagés (on aurait pu avoir un texte plus dramatique et plus lyrique, comme le devient la musique), montrent que les deux œuvres n’appartiennent pas à la même époque (l’œuvre de Beethoven est bien antérieure à sa réécriture par Plat). L’étudiante aurait pu le noter, mais ne l’a pas fait. Elle relève cependant clairement que, par la parodie de Beethoven réalisée par Pierre-Yves Plat, la déformation du thème de Beethoven en tout autre chose rejoint la dislocation proposée par le texte.

Les termes techniques proposés ont été utilisés de manière saillante par l’étudiante, sauf en ce qui concerne les termes «masse sonore » ou « type d’attaque ». La communauté de thymisme est bien mise en œuvre à travers les moyens propres à chaque média et a été qualifiée par les mêmes métaphores pour les deux œuvres, mettant en lumière leurs ressemblances. Les différences de traitement quant au rythme et à la puissance n’ont pas été mises en lumière, alors que les outils communs existent bel et bien en littérature et en musique (la recherche de ressemblances a peut-être ici primé sur la perception de la différence), mais la parodie a été perçue comme l’équivalent musical (notes suraigües finales) de la légèreté revenue (strophe 4).

Conclusion

Les notions de rythmes et de timbres ont été saillantes, mais non celles de « masse d’instrument » ou « d’attaque de son» qui nécessitent sans doute davantage d’acclimatation technique à l’écoute musicale par des étudiants littéraires. Sont apparues communes à la musique et à la littérature les catégories suivantes : structure de l’œuvre, rythme, amplification, transformation ou répétition, ces outils proposés par l’enseignante ayant été facilement utilisés par les étudiants. Ces notions se sont avérées utiles pour ouvrager une comparaison entre œuvres de modes divers, qui peuvent ensuite être interprétées en termes de thymisme ou non. D’autres catégories sont propres à chaque art, mais elles peuvent circuler de façon comparative d’un art à l’autre par le principe des métaphores que met en œuvre une réception thymique ou somesthésico-linguistique, comme les hypothèses en ont été exprimées à partir des textes de Deleuze et Derrida . D’autres modes, enfin, sont spécifiques à chaque art, mais ne peuvent trouver d’équivalent dans l’autre art (la notion de pensée intellectuelle en littérature n’a pas de pendant simple en musique, les notions de timbre musical ou de masse sonore sont difficilement transposables en littérature). Enfin, la comparaison des œuvres peut faire saisir, dans les dissemblances aussi, les œuvres qui relèvent d’une même esthétique ou non (dans notre exemple, le lyrisme postclassique et préromantique de Beethoven ne trouve pas d’équivalent chez Risset, qui est dans l’émoi dominé par l’humour postmoderne).

Relevant tantôt de l’usage avéré par la langue, tantôt de choix culturels d’équivalence entre percepts sensoriels, métacatégories partagées ou contenant des variables individuelles, le lien entre le texte et la musique est à la fois riche et problématique. Mais que le lien soit objectif ou non n’est pas si important dans l’expérience menée où se cherchait un accordage entre une musique et un texte, car le but consistait à expliquer comment musique et poème étaient perçus, en trouvant des dynamiques communes. Étayant son point de vue de remarques concernant le thymisme ou la tensivité en œuvre, le sujet tentant un accordage de texte et de musique adopte d’abord un regard surplombant, lui permettant de recevoir une œuvre en condensation, en termes d’effets et de dynamiques. Cela lui permet ensuite de construire une image des mouvements et des écoles esthétiques à laquelle rattacher le thymisme décrit. En outre, apprenant à trouver des équivalences, il affine son analyse de chaque œuvre et devient conscient des points de ressemblances transartistiques et des moments où la littérature comme la musique offrent des spécificités non échangeables. Cependant, l’expérience du corps, comme celle de la langue, font espérer que le sujet qui lit est aussi un sujet qui écoute et qui s’ouvre à ce que la musique peut lui offrir comme vécu nouveau, étendu, où se dégustent des émotions propres ainsi que des expériences prolongeant autrement celles qu’il connait déjà.

Notes
  1. La définition deleuzienne de « l’intensité » est très large puisque Deleuze (1968) appelle ainsi le divers de la sensation, celle-ci se donnant comme intuition empirique des quantités, les qualités n’étant pas définies autrement que par la variabilité des quantités. « L’intensité s’explique, se développe dans une extension (extensio) […] c’est cette extension qui la rapporte à l’étendue (extensum), où elle apparaît hors de soi, recouverte par la qualité » (p. 294). Toujours selon Deleuze, dès qu’on a une profondeur, ou une hauteur, on a l’impression qu’on a une identité qui a évacuéles différences et les hétérogénéités, mais en fait, toute profondeur a aussi une largeur, une droite et une gauche, et une série d’autres hétérogénéités constitutives (p. 296). D’où l’impossibilité de pureté de la sensation, toujours déjà polymorphe. ↩︎
  2. Nous entendons ici « passions » au sens de Greimas et Fontanille (1990) dans Sémiotique des passions, c’est-à- dire d’une configuration du langage et de la dynamique d’une œuvre qui peut caractériser un état émotionnel, permanent ou temporaire, propre à un texte, à un personnage. Cette transposition personnelle de la définition permet de caractériser aussi bien la musique que le texte littéraire. ↩︎
  3. Boucourechliev (1982) écrit que l’accord lui-même est complexe et inanalysable (il a fait couler beaucoup d’encre pour exposer sa natureharmonique parce qu’il n’appartient pas aux règles classiques de superposer un accord de mi b majeur sur un accord de fa b majeur, l’ensemble étant fort dissonant). ↩︎
  4. La poétesse Joyce Mansour (1955) écrit en français (bien qu’Anglaise née en Égypte) et se réclame du surréalisme, quoique ses productions datent d’après la Deuxième Guerre mondiale. ↩︎
Bibliographie

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Chabanne, J.-C., Parayre, M. et Villagordo, E. (dir.). (2012). La rencontre avec l’œuvre : éprouver, pratiquer, enseigner les arts et la culture. Actes des journées d’études scientifiques JEPEAC, Perpignan, 29-31 octobre 2009. Paris : L’Harmattan.

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Greimas, A. J. et Fontanille, J. (1990). Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme. Paris : Seuil.

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Ricœur, P. (1975). La métaphore vive. Paris : Seuil.

Risset, J. (poétesse). (1988). Autres corps. Dans L’Amour de loin. Paris : Flammarion.

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