Volume 6 / Pratiques didactiques innovantes

Le dispositif de création/médiation Amalgane : croiser les postures et transgresser les frontières

Moniques Richard
Université du Québec à Montréal
Marie-Pier Théberge
Université du Québec à Montréal
Claude Majeau
Université du Québec à Montréal

Résumé

Cet article pose le problème du cloisonnement des pratiques artistiques et pédagogiques dans la formation universitaire d’enseignants spécialistes en art. Pour y répondre, nous croyons que la mise en œuvre de dispositifs hybrides et multimodaux qui croisent les postures identitaires et transgressent les frontières disciplinaires (art et littérature) peut favoriser l’articulation de ces pratiques. Notre cadre conceptuel repose sur les concepts de dispositif et d’objet-frontière en lien avec la conduite de projet. Notre objectif est d’évaluer des dispositifs dans une démarche descriptive combinant recherche-action et récit de pratique. Suite à une analyse préliminaire, nous constatons la spécificité de chacun des objets utilisés ou produits dans le dispositif tout en privilégiant la transgression de leurs frontières. Ces résultats ont toutefois des limites quant à leur transférabilité à d’autres contextes, ce qui nous amène à conclure au besoin de tester ces dispositifs dans d’autres milieux en intégrant des spécialistes de la littérature.

Abstract

This article raises the problem of the compartmentalization of artistic and pedagogical practices in the university training of art teachers. To answer this, we believe that the implementation of hybrid and multimodal devices that cross identity postures and transgress disciplinary boundaries (art and literature) can foster the articulation of these practices. Our conceptual framework is based on the device and boundary-object concepts related to a project-based approach. Our goal is to evaluate devices in a descriptive way by combining action-research and the narrative text. Following a preliminary analysis, we note the specificity of each of the objects used or produced within the device while privileging the transgression of their borders. These results, however, have limitations as to their transferability to other contexts, which leads us to conclude for the need to test these devices in other environments withthw help of literature specialists.

Mots-clés
dispositif, objet-frontière, conduite de projet, genres en littérature, enseignement des arts

Keywords
device, boundary object, project-based approach, literary genres, art teaching

Introduction

Alors que le champ de l’art actuel tente de redéfinir les figures de l’artiste/médiateur, les processus de création ainsi que les multiples formes de l’œuvre au XXIe siècle, nous nous interrogeons sur les moyens de préparer la relève à la création de projets artistiques et pédagogiques signifiants combinant entre autres l’écriture à l’image. Nous avons constaté qu’au cours de leur formation des maîtres, les étudiants1 qui se dédient à l’enseignement des arts visuels et médiatiques n’expérimentent guère la diversité des processus et des postures de création ou de médiation, s’interrogeant rarement sur les codes, les genres et les modes utilisés, exploitant surtout des techniques qui mènent à un art scolaire (lorsqu’ils font des stages à l’école) ou à un art institutionnel (lorsqu’ils répondent aux exigences de travaux universitaires en atelier). Ils se trouvent ainsi trop souvent déconnectés de leurs propres intérêts artistiques ainsi que de la culture de plus en plus multimodale et numérique des jeunes à qui ils enseigneront. Pour pallier cette situation, nous mettons en œuvre depuis quelques années des dispositifs hybrides et multimodaux qui créent des « zones de contact »2 entre disciplines (plus spécifiquement art et littérature), ainsi qu’entre créateur et public. Nous espérons ainsi faciliter la transposition des acquis tout en incitant à la transgression des frontières tant disciplinaires qu’identitaires dans la création de projets artistiques et pédagogiques signifiants pour les étudiants ainsi que leurs futurs élèves.

Dans le cadre d’un atelier de création, des étudiants sont donc invités à participer au projet AmalGAME. Croisement de Genres Artistiques et Médiatiques en Enseignement qui recourt à un tel dispositif. Ils sont également stimulés par des échanges avec des artistes collaborateurs, invités ou en résidence, qui développent leurs propres dispositifs à partir de postures hybrides.

Dans cet article écrit à trois voix, nous traiterons de la mise en œuvre de ces dispositifs liés à cet atelier. Nous énoncerons d’abord la problématique qui sous-tend le développement de tels dispositifs et qui s’inscrit dans un contexte de formation en art à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Puis, en lieu de cadre conceptuel, nous définirons les concepts de dispositif et d’objet-frontière, décrirons leur portée multifonctionnelle et les articulerons à un modèle de la conduite du projet adapté au domaine artistique. Ensuite, nous utiliserons une approche méthodologique mixte pour décrire et évaluer nos dispositifs à l’aide de courts récits de pratique, adoptant tour à tour des postures hybrides. La première posture est celle de Moniques Richard (M.R.), professeure et chercheure, qui décrira le développement du dispositif de création pédagogique lié à la proposition AmalGAME ; la seconde, celle de Marie-Pier Théberge (M.P.T.), artiste, doctorante3 et chercheure, présentera le dispositif d’accompagnement du projet réalisé lors d’une résidence d’artiste au sein de l’atelier ; la troisième, celle de Claude Majeau (C.M.), artiste, doctorante, enseignante et chercheure, témoignera d’une pratique exemplaire d’artiste pédagogue. S’ensuivra une discussion sur les dispositifs en fonction de notre cadre conceptuel. En conclusion, nous proposerons une réflexion sur les possibilités transdisciplinaires des dispositifs et sur le besoin de poursuivre leur développement avec des collaborateurs en littérature.

1. Problématique et contexte de formation

Lors d’une recherche-action précédente (Richard, 2015), nous avons constaté que les étudiants universitaires en enseignement des arts créent avec plus ou moins d’aisance, privilégiant généralement des médias plus traditionnels tels que la peinture et la sculpture, en investissant peu l’écriture. Ils s’interrogent à peine sur les modes, les codes et les genres qu’ils utilisent et n’expérimentent guère la diversité des processus de création. De plus, ils s’interrogent rarement sur la légitimation de leur pratique à partir d’autres postures. En privilégiant l’aspect technique lié au média artistique, ils exploitent surtout des stratégies pédagogiques qui mènent à un art scolaire déconnecté de leur propre pratique artistique, de celles des jeunes ou de celles de créateurs actuels.

Afin de remédier à cette situation, nous leur avons proposé un premier dispositif pédagogique qui s’est développé au gré des semestres depuis 2008, dans le cadre d’un cours d’atelier de troisième année à l’UQAM intitulé Création et enseignement des arts visuels et médiatiques. À partir de 2015, nous avons invité deux collaboratrices (C.M. et M.P.T.) à contribuer au développement du cours à partir de leur posture professionnelle hybride ; elles ont développé en parallèle leurs propres dispositifs présentés dans le cours. Nous partions de la prémisse que la mise en œuvre de dispositifs qui croisent les postures et transgressent les frontières disciplinaires favoriserait l’articulation des pratiques artistiques et pédagogiques. Notre objectif commun était de concevoir, mettre en œuvre et évaluer des dispositifs qui peuvent s’insérer dans une approche inclusive des arts au quotidien (Chabanne, 2015, p. 125). À ce stade de développement de la recherche, nous posons les questions suivantes : quelles sont les caractéristiques principales de tels dispositifs ? Ces derniers facilitent-ils les interactions entre pratiques artistiques et pratiques pédagogiques ?

2. Cadre conceptuel

Pour répondre à ces questions, nous avons élaboré un cadre conceptuel commun qui combine principalement le concept de dispositif avec ceux qui entourent la notion d’objet-frontière, auxquels s’ajoute un modèle de la conduite du projet artistique. Dans les sections suivantes, nous abordons ces concepts à partir des écrits recensés, mais aussi à partir de nos propres théorisations.

Dispositif de création/médiation multifonctionnel

Dans son acception usuelle, le dispositif désigne un « ensemble de pièces constituant un mécanisme, un appareil,une machine quelconque » (Larousse, 1995-1998). C’est aussi un « [e]nsemble de mesures prises, de moyens mis en œuvre pour une intervention précise » (ibid.). Cet agencement d’une pluralité d’éléments facilite la médiation entre sujets et objets (Bardin, Lahuerta et Méon, 2011). En offrant un cadre pour l’action, il favorise des interactions entre les aspects techniques et symboliques de l’ensemble, tout en occupant des espaces entre liberté et contrainte (Peeters et Charlier, 1999). Nous nous inspirons également des écrits de Gonzalez (2015) sur le dispositif en art contemporain comme machine à faire, de ceux de Trompette et Vinck (2009) sur l’objet-frontière, ainsi que de ceux de Chateau (2004) sur la marge pour formuler notre propre définition du dispositif en enseignement des arts. Nous considérons le dispositif de création/médiation comme une machine interactive à faire créer du sens, à faire apprécier, analyser et apprendre, en articulant des zones de contact entre disciplines, entre centre et marges, ainsi qu’entre participants.

Bardin, Lahuerta et Méon (2011) identifient trois enjeux reliés au dispositif : le premier consiste à « [d]onner à voir […] un processus pour préparer, accompagner et orienter la réception d’un objet [compréhension] » (p. 10) ; le second porte sur l’agencement des mots, des images, des espaces et du temps pour permettre d’agir sur un public, ses émotions, ses représentations ; le troisième consiste à modifier des manières de faire, de créer, pourtenter de faire évoluer les catégories à partir desquelles elles sont pensées. Dans un schéma d’un dispositif multifonctionnel (voir fig. 1), nous associons chacun de ces enjeux à un des champs qui interagissent dans notre domaine : soit l’enseignement, la création et la recherche. Au centre se situe le sujet qui peut devenir de plus en plus autonome en s’orientant dans le dispositif et en s’appropriant les ressources pour « construire son projet personnel » (Peeters et Charlier, 1999, p. 21). Cependant, cela n’empêche pas la constitution d’un sujet collectif qui collabore à laréalisation du projet permis par le dispositif selon diverses étapes, dont celles de la conduite d’un projet.

Figure 1- Schéma d’un dispositif de création/médiation multifonctionnel

Ce dispositif comprend divers types d’objets aux multiples fonctions, qui servent de zones de contact entreacteurs, « un lieu où des frontières sont créées et défaites » (Meyer, 2009, p. 129). L’objet-frontière facilite l’articulation de connaissances à partir d’éléments structurels communs à divers ensembles sociaux, dans notre cas, ceux de l’artiste ou de l’auteur, du pédagogue ou du médiateur, de l’apprenant ou du public récepteur. Ce type d’objet est codé pour permettre la compréhension d’une action, d’une structure ou de résultats (Trompette et Vinck, 2009) : on peut penser à un répertoire, un système de classement, une représentation matérielle, une standardisation faite de règles, qui peuvent prendre la forme d’une carte heuristique, d’un texte scientifique, d’un récit de pratique codifiée, etc. En complémentarité se retrouve également l’objet intermédiaire qui, selon l’appellation de Vinck (1999, p. 392), peut être « fixe », comme le tableau noir ou le crayon, ou « mobile », comme le bulletin d’information ou le plan de production qui circule entre utilisateurs, etc. Comme Chabanne et Bucheton (2002) le mentionnent au sujet des écrits intermédiaires, nous pensons que l’écrit, l’objet ou l’image de ce type permet la médiation entre deux états ou deux utilisateurs ou, ajoutons-nous, deux modes de représentation. Par sa déclinaison itérative, il permet de prendre une distance réflexive au processus de construction du sens. En art et en littérature, l’objet intermédiaire peut prendre diverses formes telles que croquis, maquette, liste, brouillon de texte et autres. Il peut générer un objet de création singulier plus abouti, ouvert à l’interprétation, au dissensus4, contrairement à l’objet-frontière qui vise plutôt le consensus et à l’objet intermédiaire qui est surtout transitoire. Quel que soit son type, le sens et la performance de l’objet sont liés puisqu’ils « renvoient aux actions dans lesquelles il est engagé » (Trompette et Vinck, 2009, p. 63).

Dans notre cadre, ces objets s’insèrent dans un dispositif de création/médiation à diverses étapes de la conduite d’un projet, sur lesquelles nous reviendrons, pour faciliter un « processus cognitif distribué » (Trompette et Vinck, 2009, p. 19). De plus, leur matérialité permet aussi de relier les acteurs entre eux par le partage d’une expérience esthétique du sensible. La prise en compte des trajectoires au cours des pratiques artistiques et pédagogiques qu’un tel dispositif permet se traduit par divers passages techniques, symboliques et sémiotiques : la transmodalisation de la réception à la création, d’un mode sémiotique à l’autre, du monomodal au multimodal, d’un support à l’autre, du privé au public, de la contrainte à la liberté, de l’analogique au numérique, et vice-versa (Richard, Lacelle, L’Homme et Charrette, 2015). Le préfixe «trans » évoque ici, pour nous, la capacité à transférer des acquis antérieurs dans divers environnements et contextes, d’un objet, d’un échange, d’une étape ou d’un projet à l’autre.

3. Méthodologie axée sur la conduite du projet artistique

Nous utilisons une approche méthodologique descriptive mixte qui combine recherche-action collaborative et récit de pratique. Après avoir défini notre problème, cerné notre objectif, planifié et mis en œuvre nos dispositifs au cours d’étapes précédentes, nous en sommes à l’étape de l’évaluation de nos dispositifs, d’abord pour décrireleurs caractéristiques, puis pour évaluer la qualité des interactions qu’ils permettent ou non ainsi que « leurs répercussions sur nos actions » (Guay et Prud’homme, 2011, p. 196). Les questions de recherche orientent l’analyse des données tirées de ces dispositifs à la lumière de la problématique et de notre cadre d’analyse. Nous utiliserons principalement le récit autoréflexif (Burns, 2007) pour décrire nos pratiques dans les dispositifs respectifs.

Pour construire notre dispositif de cours, nous sommes parties d’un modèle de la conduite du projet, inspiré principalement des travaux de Boutinet (1999) et de nos propres travaux sur le projet artistique (Richard, 2005, 2015). Nous présentons ce modèle en condensé dans la section méthodologique puisque cette conduite incite à uneméthode de travail rigoureusement planifiée et à une démarche réflexive continue, dont nous avons déjà traité ailleurs. Il se déroule en trois étapes : 1) l’exploration d’une proposition de départ ; 2) l’élaboration d’un projet de création ; et 3) la diffusion dans un dispositif de présentation. À chacune des étapes se greffent divers objets-frontières, mais aussi des objets intermédiaires et des objets de création sur lesquels nous reviendrons dans nos récits. Dans les trois sections suivantes, nous présentons chacune notre posture sur le dispositif AmalGAME en suivant les étapes d’un projet. Nous faisons également des liens entre nos dispositifs.

4. Dispositif de création pédagogique AmalGAME (M.R.)

Dans le cadre du projet AmalGAME, je me suis penchée sur le croisement de genres et le détournement de codes provenant de divers domaines afin de combler le déficit décelé chez une majorité d’étudiants quant aux contenus significatifs de leur production et à leur décodage, sans négliger d’autres aspects (technique, symbolique, esthétique, etc.). L’objectif est de créer un projet qui a pour but d’entretenir une cohérence entre la pratiqueartistique et la pratique pédagogique des étudiants, tout en renouvelant leur approche des arts et de la pédagogie. Chaque phase du projet est accompagnée de lectures, de diaporamas, de conférenciers invités, d’activités de création, de présentations des résultats et d’évaluations. Les trois sous-sections suivantes décrivent chacune des phases avec leurs objets spécifiques.

4.1. Exploration de la proposition

Faire la genèse d’une création

Dans la première phase du projet, j’introduis la proposition AmalGAME à l’aide de textes frontière et d’images codifiées sur les notions de genres, de processus de création et de conduite de projet afin d’établir un certain vocabulaire commun à partir des domaines de l’art et de la littérature. Dans les premières semaines, les étudiants tracent avec moi une carte d’exploration itérative sur cette notion au cœur de la proposition, où ils font graduellement état de leur réflexion à partir de leur lecture et de recherches documentaires sur divers genres de représentation. Puis, ils présentent à leurs pairs un objet genèse significatif pour eux (ex. : un objet souvenir comme une bague, un concept tel le vide, le média livre, etc.) qui sert d’élément déclencheur, d’intermédiaire à une sous-proposition artistique personnelle. Je les invite ensuite à faire l’anamnèse de ce projet en devenir dans un récit multimodal qui combine au moins deux modes de représentation (ex. : texte, image, son). Dans ce premier exercice de création, ils racontent une expérience esthétique ou un parcours marquant lié à leur élément déclencheur et à leurs intérêts culturels.

Apprivoiser les genres dans un parcours ludique

Afin d’apprivoiser les genres, j’amène les étudiants à explorer certains de leurs codes. Dans un exercice plus dirigé, je leur propose de décliner leur élément déclencheur dans un répertoire de genres. Ils proposent d’abord une liste d’environ six genres (artistique, littéraire, publicitaire, ludique, scientifique ou autre) ; ils sont ensuite invités à en réaliser trois sous forme de croquis, maquette ou ébauche. Ils peuvent s’approprier et détourner les codes, varier ou non les médias, tout en les traitant en fonction du genre choisi et de la résonance avec l’élément déclencheur. Selon le degré d’appropriation et de détournement des codes, ces objets intermédiaires se transforment en objets de création qui seront appréciés par le groupe.

Cet exercice pave la voie à l’exploration des notions d’hybridité, de ludisme, de collaboration et de croisement de genres. Les étudiants analysent des textes sur ces notions et rencontrent des artistes ou des pairs ayant travaillé ces notions, dont M.P.T (voir fig. 2). Dans un troisième exercice dirigé, ils sont invités à construire un jeu artistique individuel ou collaboratif (numérique, pictural, sculptural ou performatif) qui active une réflexion sur la création et sur le monde de l’art à partir d’un amalgame d’images, de gestes, de courts textes ou de signes (flèches ou autres). Ils doivent définir les règles de jeu pour qu’on puisse y jouer, seul ou à plusieurs. Le jeu peut faire référence à un ou des éléments déclencheurs des membres de l’équipe. S’ensuit une séance collective de jeu. Ici, l’objet intermédiaire se transforme en objet-frontière par la codification des règles, tout en prenant valeur de création.

Figure 2 – Exemples de deux jeux réalisés par Marie-Pier Théberge et présentés aux étudiants lors de l’exercice du jeu artistique

4.2. Élaboration d’un projet de création pédagogique

Pour amorcer la seconde phase du projet, les étudiants choisissent une sous-proposition en lien avec AmalGAME et leurs intérêts, et qui convient à un contexte d’intervention pédagogique de leur choix. Ils s’initient par un texte à la transposition didactique qu’ils schématiseront au tableau noir. Ils développent ensuite un projet de création en faisant interagir deux volets (artistique et pédagogique) autour d’une problématique pouvant avoir des résonances pour les apprenants visés par le projet. D’abord, les étudiants planifient et élaborent leur projet à l’aide d’un devis qui contient les traces transitoires, écrites et visuelles, de leur réflexion et de leur démarche. Ils puisent à l’anamnèse (retour au passé, mémoire) et à l’anticipation (désir, idée, image émergente) ; ils décrivent leurs intentions (esthétique, artistique, pédagogique ou autres) et leur planification (croquis, échantillon, calendrier, listede matériel, document de références, etc.). Lors d’une visite au laboratoire d’informatique, ils explorent également des sites et des applications de réception, de création ou de diffusion numériques pour nourrir les étapes de leur projet. Ils se consultent en équipe de soutien à l’aide d’une fiche repère qui sert de frontière pour structurer leurs échanges. Ils font remplir une entente déontologique aux participants au besoin5. Puis, ils mettent en œuvre leur projet dans un contexte précis.

4.3. Diffusion dans un dispositif de présentation

Dans la troisième phase, les étudiants réfléchissent à la démarche réflexive, aux diverses postures professionnelles en enseignement des arts ainsi qu’au concept de dispositif de présentation à partir de lectures, de visionnements, d’échanges et d’un débat. Ils développent un dispositif qui articule les composantes de leur projet de création, les met en valeur et en expose le sens. La présentation aux pairs peut prendre diverses formes : exposé, portfolio, blogue, installation, exposition, performance. Parallèlement à tout ce travail de création et d’expérimentation pédagogique, les étudiants sont amenés à préciser leur posture identitaire. Après avoir participé à un débat, ils réfléchissent à leur identité professionnelle comme une posture singulière entre art et pédagogie. Cette dernière phase se conclut par la rédaction d’un document synthèse où ils se situent à l’intérieur d’une tradition artistique en identifiant leurs affiliations à des courants actuels ; ils exercent aussi leur pensée réflexive à partir d’un problème décelé dans leur projet et précisent leur posture.

Ce dispositif de création/médiation fonctionne à la fois comme un outil créatif (Gonzalez, 2015 et cognitif, un «intermédiaire » entre le décloisonnement des pratiques et la dichotomie (Peeters et Charlier, 1999, p. 15). De l’objet déclencheur à la diffusion du projet, il permet de cadrer l’action et d’instituer avec les étudiants un rapport matériel au monde qui inclut le conceptuel, l’affectif, le corporel et même le jeu (ibid., p. 17).

5. Accompagnement par une artiste en résidence (M.P.T.)

Étant donné mon intérêt pour la conception d’activités ludiques interactives dans ma pratique artistique (Théberge, 2013), M.R. m’a invitée à faire une résidence d’artiste dans le cadre de son cours. En plus d’être auxiliaire d’enseignement, archivant les projets des étudiants et leur donnant des conseils artistiques, j’ai moi-même adopté les contraintes des étapes du projet et des exercices du dispositif afin de réaliser un projet ludique, artistique et pédagogique. Les sous-sections suivantes illustrent certains de ces exercices tout en présentant mon propre dispositif de création/médiation destiné à un jeune public.

5.1. Exploration de la proposition par la réception d’œuvres

Au début du cours, j’ai présenté aux étudiants une sélection d’œuvres personnelles en lien avec la proposition dans une activité de réception. Parmi celles-ci, le dispositif ArtisMe® Store (2012)6 agit comme objet-frontière immersif, conciliant la culture populaire et la culture savante. Basée sur des théories liées au domaine du marketing, cette œuvre invite différents publics à « dépenser » leur attention sur des activités ludiques interactives telles qu’un jeu de société et une application pour téléphone sur lesquels je reviendrai. Ce projet parasite l’expérience de consommation en remplaçant la valeur monétaire d’un objet par une valeur éducative. Ainsi, en tant que médiatrice faisant partie du dispositif artistique, je présente mes intentions aux spectateurs-acteurs à la fois en les codant suffisamment pour créer une zone de contact avec le public, mais en laissant aussi l’œuvre ouverte à l’interprétation.

La hyène comme élément déclencheur

Pour trouver mon objet genèse dans le cadre du projet AmalGAME, je suis retournée à l’intention première du projet ArtisMe® : explorer l’identité hybride et permutante. J’utilise l’autofiction comme procédé narratif afin de mettre en scène des représentations dichotomiques, mais complémentaires, qui constituent mon identité en tant qu’artiste. Le logo de la compagnie fictive ArtisMe®, représenté à l’origine par un héros de l’art aux traits enfantins et androgynes, s’est dédoublé en un antihéros prenant l’aspect d’une hyène tachetée. Je me suis donc approprié certaines caractéristiques liées à cette espèce : le subtil dimorphisme sexuel entre mâles et femelles (Kruuk, 1972, p. 228), la structure sociale matriarcale complexe (ibid., p. 233-234), les hurlements structurés s’apparentant au rire humain (ibid., p. 220), puis les affiliations mythiques liées aux contes et légendes à travers les époques en lien avec ses spécificités hors-normes (Brottman, 2012). La hyène permet de performer une personnalité féminine surprenante pour sortir des modèles occidentaux phallocentriques et des attentes de «réussite » sociale hétéronormative (Butler, 2005, p. 43 ; Halberstam, 2011, p. 37), tout en s’affiliant aux forces «pulsionnelles et fondatrices : Éros et Thanatos », qui se manifestent pendant l’adolescence (Haesevoets, 2008, p.43). Par ailleurs, son traitement esthétique cartoonesque a pour objectif de créer un univers ludique associé davantage à l’enfance et à l’adolescence qu’à la conception sérieuse ou « adulte » de l’art (Halberstam, 2011, p.47). Pour arriver à une compréhension nuancée, mais consensuelle, de la hyène, j’ai dû consulter des textes scientifiques pour apprivoiser un vocabulaire précis tout en jouant de l’implication affective à cette figure identitaire.

Répertoire de genres

Alors que les nouvelles technologies et les mentalités postmodernes ont considérablement modifié la perception de la réalité et fait proliférer, par la même occasion, des « identités permutables » (Richard, 2015, p. 41), j’en ai profité pour jouer avec l’idée de transformation dans l’exercice des genres dans une série d’objets intermédiaires.Pour le premier genre, je me suis demandé comment extraire les codes du numérique pour illustrer cette idée dans un portrait à l’aide de glitchs, des défaillances qui créent des fluctuations dans les circuits électroniques, et montrer métaphoriquement l’instabilité des systèmes, des identités et des rôles. Dans le deuxième genre, une affiche cartoonesque liée au carnaval, sont illustrés les jeux de pouvoir qui s’opèrent dans le domaine artistique par une mise en abîme des personnages. Les codes du carnaval réfèrent à l’inversion des rôles permise pendant ces évènements (Shaw, 2007, p. 38–40). Au bas de l’affiche, le terme CriticisMe, une permutation de ArtisMe®, signifie l’envie d’adopter une attitude critique vis-à-vis les normes et les rôles sociaux décontextualisés et répétés par la tradition. Quant au troisième genre, il prend la forme d’une narration illustrative, ou scène de genre, qui met en relation le héros et l’antihéros du monde de l’art à partir d’éléments de la fête foraine : rails de manège,coloration vive et sucreries sous forme de pixels. Les personnages qui s’entrelacent et se confondent suggèrent un jeu de pouvoir ambigu. Ces objets intermédiaires me permettent de tester idées, matériaux et techniques qui peuvent être réinvestis ou non dans des objets de création.

Figure 3 – Exploration des genres de l’autoportrait en glitch numérique et de la scène de genre carnavalesque en peinture par Marie-Pier Théberge

5.2. Exemples de jeux sur la création

Pour inspirer la création de leur jeu, j’ai présenté aux étudiants deux de mes créations ludiques (voir fig. 2). Le premier, le jeu de société Super MPier and the Game of Contemporary Art : Life and Creation (version française) (2012), est un amalgame de quatre jeux existants sélectionnés pour les types d’expériences qu’ils procurent7. D’une manière conviviale, à la fois éducative, interactive et cynique, il révèle les avenues possibles pour la progression d’une carrière artistique ainsi que les diverses tâches et rôles qu’un artiste doit accomplir pour trouver des idées, des matériaux et le financement nécessaire afin de s’adonner à sa création. Le deuxième jeu, l’œuvre virtuelle MPiigotchi 2.0 : Promenade du critique influent8 (2011), exige quotidiennement de l’utilisateur de nourrir « intellectuellement » l’alter ego de l’artiste pour assurer sa survie. Pour ce faire, il doit, entre autres, lui procurer des idées issues d’un calendrier culturel de la ville de Montréal, qui fonctionne par géolocalisation. À la fois objet-frontière et objet de création, cette œuvre assume donc une double fonction permettant aux utilisateurs de rester informés quant aux activités artistiques de la métropole tout en apprenant ce que peut-être un artiste actuel, de manière démocratique et divertissante. Ici, le genre hybride du jeu de société fait écho à la culture ludique d’un jeune public, sollicitant leur intérêt et leur performance tout en les amenant à côtoyer un art sérieux.

5.3. Le projet de création CriticisMe® Mansion

Au cours de ma résidence, j’ai amorcé le projet CriticisMe®Mansion qui s’affilie à ma volonté de démystifierl’art et de contrevenir à son hermétisme auprès de jeunes publics. Dans un devis, j’ai précisé mes intentions. L’intention artistique consiste à créer un dispositif sculptural, ludique, interactif et multimodal relatif à la construction de l’identité hybride d’un artiste. L’intention pédagogique est de dévoiler les mécanismes du système de l’art, les conditions de production, de diffusion et de consommation d’une œuvre en incorporant à la fois des codes ainsi que des modes issus de la culture populaire et de la culture savante pour multiplier les niveaux de lecture. L’intention esthétique est de réconcilier à la fois les publics d’experts et de novices, de manière à briser la hiérarchie entre cultures.

CriticisMe®Mansion est basé essentiellement sur le fonctionnement des jeux de rôle de type Donjons et dragons ou « grandeur nature ». Son dispositif s’organise autour d’ateliers de production d’art conceptuel mélangeant les techniques plastiques, écriture et réflexion philosophique. Dans une première phase du projet, il s’agit d’inviter des adolescents à réfléchir aux rôles du système de l’art : artiste, commissaire, curateur, conservateur, critique, diffuseur, etc. Dans une deuxième phase, ils créeront des personnages associés à ces rôles. Dans une troisièmephase, les jeunes devront collaborer à l’organisation d’une exposition dans une galerie miniature nomade sous la direction de l’antihéroïne. Ils pourront rédiger des commentaires, produire des œuvres, réfléchir à un financementfictif, tout en réfléchissant aux raisons de la subordination hiérarchique de certains rôles. Ce volet pédagogique se fera en collaboration avec une école secondaire et sera diffusé dans le milieu artistique dans l’optique de créer une mise en abyme sur le fonctionnement du système de l’art.

Ce dispositif réfère à un « entre-deux » (Peeters et Charlier, 1999, p. 21), en permettant une configurationd’éléments hétérogènes ainsi qu’une addition de positions antagoniques dans un même espace (Frazer, 2008, p.27). Le genre ludique auquel il réfère ajoute une dimension narrative, humoristique et interactive qui devrait permettre de présenter un contenu sérieux à un jeune public sous une forme divertissante.

Figure 4 – Transformation d’une maison de poupées en galerie d’art habitée par des figurines de l’artiste en adulescente ou hyène, par Marie-Pier Théberge

6. Modélisation d’une pratique d’artiste/pédagogue (C.M.)

Il est indéniable que le projet AmalGAME m’a aidée à réconcilier mon parcours professionnel antérieur d’organisatrice communautaire dans des organismes de défense des droits sociaux et ma formation universitaire en arts visuels au profil enseignement. Le dispositif pédagogique proposé par M.R. a permis non pas de choisirentre un de ces deux univers, mais de les joindre pour développer une démarche artistique et une approche pédagogique singulières.

Trois éléments du dispositif de création pédagogique ont été salutaires pour arrimer mes diverses préoccupations : la production d’un récit de genèse, la conduite de projet proposée comme processus de création et l’exploration des genres et des codes qui en découlent. Tout d’abord, la production du récit de genèse oblige à faire l’anamnèse, un « retour en avant […] de réfléchir sur soi et sur ce qui nous a construit jusqu’alors, pour imaginer un futur » (Burns, 2007, p. 260). J’y ai trouvé comment transposer mes expériences antérieures dans mes pratiques artistique et pédagogique. Dans la même veine, étant familière avec la gestion de projets en milieu associatif, la conduite de projet fut pour moi une incitation à transgresser la didactique enseignée en formation des maîtres, de même que le mythe du processus créatif introspectif et individuel. J’ai pu développer une approche de la création et de l’enseignement centrée sur mes préoccupations sociales, au service d’une démarche artistique et pédagogique axée sur les autres. Pour ce qui est des exercices de croisement de genres et de codes, ils m’ont incitée à développer mon propre langage artistique. Transposer, détourner les genres et les codes, a éveillé chez moi une nouvelle sensibilité dont la narration est non linéaire et qui change la façon même de travailler la syntaxe de l’image (Fischer, 2010, p. 97–98). Ainsi, j’ai appris comment jouer avec les règles de la création (Chateau, 2004, p. 81) et créer des projets pédagogiques en milieu scolaire à partir de mes forces. S’ensuivit une série d’expérimentations artistiques et pédagogiques combinant enjeux sociaux et usage de la multimodalité (image, écriture, gestuelle, parole, musique, etc.) pour faire sens (Lebrun, Lacelle, Boutin, Martel et Richard, 2014).

6.1. Où habites-tu ?

En 2008, dans le cadre du projet AmalGAME, j’ai réalisé une première œuvre répondant à un questionnement personnel où le détournement de codes était au service d’une préoccupation sociale. J’avais constaté que les femmes montréalaises sans domicile fixe (SDF) sont pratiquement invisibles dans l’espace public. Où vivent ces femmes ? Où dorment-elles ? Où se lavent-elles ? Où passent-elles leurs après-midis ? Après une recension des écrits sur ces questions, j’ai réalisé une résidence d’artiste dans une ressource pour femmes sans-abri, La rue des femmes. Durant huit semaines, j’ai animé des ateliers photo qui m’ont permis de collecter des récits de vie des participantes aux ateliers. Parallèlement, je cherchais un véhicule, un dispositif significatif servant à présenter ce contenu. Quoi de plus paradoxal que despublicités de vente domiciliaire pour parler de celles qui ne possèdent aucun lieu où vivre ? C’est ainsi que j’ai emprunté et détourné les codes de ces publicités dans l’optique d’y traduire les témoignages des femmes. J’ai ensuite réalisé un dispositif d’exposition en galerie afin de présenter ce projet au public. Cette œuvre a pris la forme d’une installation composée de six affiches combinant écrits et photos traitant de la dure réalité des femmes SDF. Devant ces affiches fixées au mur, des valises et des sacs à dos installés sur des socles témoignaient du peu d’avoirs de ces femmes. À l’intérieur, on pouvait entendre les voix captées lors des entretiens. Icônes, symboles, écritures, sons, objets étaient déployés dans cette œuvre. Ce projet de création a ouvert la porte à une démarche cohérente tant en création qu’en médiation avec ces femmes.

Figure 5 – Présentation de l’installaiton Où habites-tu, de Claude Majeau, à la Galerie L’art passe à l’est

6.2. Fais ta valise avec tes droits!

Après mes études universitaires en enseignement des arts, en 2012, comme la plupart de mes pairs fraichement diplômés, je me suis retrouvée à enseigner à des élèves en grandes difficultés d’apprentissage en milieu socioéconomique défavorisé. Outre de trouver des stratégies pour adapter mon enseignement à chacun des élèves, il était impératif de proposer des projets mobilisateurs. C’est ainsi que l’idée de partir de leur préoccupation et d’explorer plusieurs modes de représentation en multimodalité sur une plateforme numérique s’est imposée. J’ai donc développé avec un artiste formateur, Mickaël Lafontaine, le projet Fais ta valise avec tes droits! (voir fig. 6). Ce projet visait à renforcer la motivation des élèves quant à leur réussite scolaire et à travailler en équipe multidisciplinaire pour appuyer les interventions des enseignants en art, en français et en histoire.

En équipes de quatre, les élèves devaient choisir un droit humain qui les concerne (logement décent, éducationaccessible, revenu adéquat, etc.). Dans une communication orale enregistrée sur support numérique, ils devaientexpliquer en quoi ce droit était bafoué dans leur quartier et les touchait personnellement. À partir de ce travail, ils ont procédé à la cueillette de sons, d’images et de mots-clés pour appuyer leur propos. Tout ce matériel intermédiaire était inséré par les élèves dans le logiciel de programmation Processing, dans le but de réaliser des performances sur support numérique, les éléments sensoriels valsant sur l’écran et dans la bande sonore selon les manipulations des élèves9. L’exploration de plusieurs modes visait à ce que chacun puisse s’investir dans le projet à partir de ses forces et également à développer des représentations plus complexes grâce à une transmodalisation d’une même idée d’un mode à l’autre (Richard, Lacelle, L’Homme et Charrette, 2015).

Lors de l’évaluation du projet, nous avons constaté que la thématique des droits de la personne était au cœur des préoccupations des jeunes en les questionnant sur leurs préférences. Ils ont pu s’exprimer par l’art sur des thèmes très engageants, soit la pauvreté, l’amour, l’école, etc. L’usage de la multimodalité fut salutaire pour favoriser la participation du plus grand nombre d’élèves, augmentant ainsi les zones de contact, et pour valoriser les acquis de chacun. En conjuguant différents modes, ils ont pu, selon mes observations, construire plus aisément des réalisations hors des stéréotypes et transposer des savoirs d’une discipline à l’autre dans la création. Ils ont appris à communiquer leurs réflexions de façon plus complexe par la juxtaposition et la superposition de modes tout en s’ouvrant à l’art contemporain. Ce projet a généré également une plus grande motivation scolaire et une source de valorisation pour les élèves puisque le taux d’absentéisme et de retard était nul, et que des élèves peu doués pour les arts plastiques étaient aussi actifs que les autres plus doués.

En 2012-2014, j’ai adapté le dispositif de ce projet pour une ressource d’hébergement pour femmes sans-abri. Risquer le rêve à plusieurs a permis d’expérimenter la cocréation multimodale et d’y tester le potentiel de l’art numérique en milieu communautaire. Les résultats furent tout aussi probants10. L’analyse de ce projet, lors de mesétudes à la maîtrise, a démontré tout le potentiel de cette approche (Majeau, 2016).

Figure 6 – Performance par des élèves du projet Fais ta valise avec tes droits!

6.3. Créative Jonction : s’approprier son nouveau quartier

Actuellement au doctorat, j’ambitionne de mettre en place un dispositif artistique à relais qui entrelace création,participation et diffusion dans des lieux en marge afin de « prendre le large » (Mercier, 2013, p. 50-51). À l’image de la course à relais, où les coureurs se passent le témoin pour atteindre la ligne d’arrivée, je propose aux participants de réfléchir sur un sujet par l’exploration de plusieurs modes et de contribuer, lors de leur passage, à la réalisation d’une œuvre. Le projet Créative Jonction visait à mettre à l’épreuve un premier dispositif artistique à relais (voir fig. 7).

Ce projet a été réalisé au printemps 2016 grâce à la collaboration du Carrefour de ressources en interculturel (CRIC), un organisme d’intégration pour les personnes nouvellement immigrantes situé au centre-ville de Montréal. Le CRIC souhaitait développer un sentiment d’appartenance au quartier et favoriser la création de liens sociaux chez des personnes immigrantes. Le projet s’est déployé à travers 16 ateliers localisés dans autant d’endroits. Les populations locales étaient également invitées. À la base, nous explorions le quartier par une réception multimodale de l’environnement à l’aide d’objets intermédiaires permettant la médiation entre sujets et objets. Ainsi, nous avons capté les sons du quartier, consigné des écrits (tag, graffitis, panneau de signalisation, etc.), saisi des images photographiques, etc., autant d’échantillons à transformer. Ces collections d’artéfacts étaient réinvesties dans un premier temps dans diverses créations. Dans un deuxième temps, nous avons reconfiguré le quartier à partir des perceptions et des interprétations des données multimodales de l’environnement, et ce, par la création de plans urbains fictionnels et de maquettes artistiques combinant trame sonore, photographie, dessin et écriture. L’exposition de ce projet a pris la forme d’une vaste installation permettant une réception multimodale du public qui pouvait lui-même recréer l’environnement.

Figure – 7 Participantes à l’œuvre sur le projet Créative Jonction

Alors que certains participants étaient intéressés par un média particulier, d’autres ont profité des ateliers pour explorer différentes formes d’expression. Tous souhaitaient découvrir autrement leur quartier. Trois entretiens semi-dirigés, réalisés avec des participantes, confirment les propos de l’organisme partenaire, soit que la variation des modes de représentation proposés fut très appréciée. Le passage du son à l’écriture a suscité le plus grand enthousiasme. Ce dispositif artistique générait plusieurs dynamiques de relais : l’exploration de divers modes de représentation et de réception, la constante circulation des personnes dans les ateliers, le déplacement physique dans le quartier, ainsi que le passage d’actes de création individuels à collectifs à travers divers objets de contact.

7. Les dispositifs et leurs possibilités transdisciplinaires

Nous pouvons constater qu’aux trois phases des projets décrits, les dispositifs intègrent divers objets de contact favorisant les échanges entre participants, mais aussi entre sujets et environnement. D’abord, par leur codification normalisée, les objets-frontières permettent de construire les bases d’un langage commun, que ce soit sur les genres, les postures professionnelles de l’artiste ou les droits des jeunes. Par la lecture de textes, le traçage de cartes d’exploration, des activités d’appréciation d’œuvres ou des exercices préparatoires plus ou moins dirigés, la phase d’exploration, largement multimodale, ouvre sur plusieurs possibilités d’expérimentation où presque tous les participants trouvent leur voie, que ce soit par préférence pour l’écriture, facilité technologique ou défi posé par un problème à résoudre. Puis, l’apprentissage progressif des codes, lors de la phase d’élaboration, facilite leur appropriation et leur éventuel détournement par une succession d’activités qui génèrent des objets intermédiaires, maquettes, brouillons, croquis, devis et autres, pour en arriver à un projet de création singulier, ouvert à l’interprétation. Ici, les stéréotypes souvent plus présents au début du processus sont graduellement abandonnés au profit de productions plus poétiques que ce soit dans les écrits, les images ou autres ; seront progressivement déconstruits les codes appris pour devenir objets de création, plus facilement pour certains, moins pour d’autres. Cependant, les référents à des œuvres d’artistes exemplaires, même celles de pairs, qu’on retrouve dans tous les dispositifs, semblent jouer un rôle important pour accentuer la singularité des objets créés, ce qu’il reste à vérifier dans une autre phase de la recherche. Finalement, la diffusion du projet dans un dispositif de présentation, la rédaction d’une synthèse réflexive, une séance d’évaluation ou un entretien avec les participants viennent consolider les acquis et témoigner du parcours accompli, une phase, selon les témoignages recueillis, dont on ne peut faire l’économie.

En décrivant les objets produits dans le cadre de ces dispositifs, nous avons constaté que les raccordements entre objets-frontières ou avec des objets intermédiaires facilitent généralement l’identification à leurs contenus. Un portrait descriptif ou une représentation sonore fidèle renvoie à un objet repérable à partir de codes normalisés. Les catégories sont ainsi plus facilement identifiables pour les participants et forment une base de langage commune, des objets-frontières et des apprentissages essentiels trop souvent négligés dans nos formations universitaires ou scolaires où les genres, par exemple, sont peu abordés. Quant aux ruptures de sens, elles mènent souvent à la réflexion et à la transformation comme fonction symbolique des objets.

Nous avons également constaté des variables dans les postures de création adoptées à l’intérieur même d’un dispositif ou selon les dispositifs. Le premier dispositif (M.R.) mène à l’autonomie des participants et à une variété de postures possibles entre celles de l’artiste et du pédagogue par la conduite de projet ; le second (M.P.T.) priorise l’inclusion de jeunes participants principalement récepteurs dans le dispositif de l’artiste médiateur ; la dernière série (C.M.) se situe entre les deux : combinant celle d’artiste et d’enseignant ou médiateur selon le contexte plus ou moins formel. Toutefois, tous visent à favoriser la réception du public dans des lieux de diffusion plus ou moins atypiques, tout en remettant en question les postures identitaires et les frontières établies entre les disciplines.

Conclusion

Ce volet de la recherche nous a d’abord permis de mieux cerner l’articulation de notre cadre conceptuel. Puis, en fonction de nos questions de recherche, nous avons décrit les caractéristiques des dispositifs dans des récits de pratique singuliers. Ces récits intégraient des interprétations à partir de notre cadre d’analyse quant aux dispositif et objets utilisés. Dans l’ensemble, ils semblent faciliter les interactions entre pairs, et entre sujets et environnement.

Cependant, dans la poursuite de cette recherche, il reste à poser ces questions plus systématiquement aux sujets qui y ont participé. Ces résultats ont certainement des limites quant à leur transférabilité dans d’autres contextes.Cette phase d’évaluation préliminaire nous amène à conclure au besoin de tester ces dispositifs dans d’autres milieux en intégrant des spécialistes de la littérature.

En conclusion, nous croyons que de tels dispositifs multifonctionnels ouvrent des possibilités didactiques transdisciplinaires. Quelles que soient les disciplines, il nous semble essentiel d’encourager les futurs enseignants, ou médiateurs en art ou en littérature, à faire analyser les codes et les genres au-delà des frontières disciplinaires. Cela permet d’opérer des croisements et de faire vivre des expériences tant sensibles que réflexives aux participants. Nous croyons que la circulation entre les pratiques créatives et les discours a le potentiel de produire un enthousiasme chez les apprenants en créant des relais pour mieux comprendre leur fonction et leur potentield’agencement pour l’innovation. Comme l’évoque Blaise Pascal, il est « impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties » (cité dans Guillot, 1999, p. 44), mais il faut aussi explorer les marges où peuvent se situer diverses postures. Diversifier et bien articuler les éléments d’un dispositif de création/médiation, varier les objets utilisés, permettre la modélisation de pairs et d’experts de plusieurs domaines, faciliter la collaboration entre pairs, et s’interroger sur les rôles de chacun sont autant de stratégies qui mènent à croiser les postures et transgresser les frontières.

Notes
  1. À l’Université du Québec à Montréal, où se déroule cette recherche, les étudiants se forment à l’enseignement des arts plastiques comme spécialistes dans les écoles de la province, sur une durée de quatre ans. Cette formation leur permet d’enseigner à tous les niveaux : préscolaire (5-6 ans), primaire (6-12) et secondaire (12- 17). Les étudiants suivent une formation initiale d’environ un an, conjointement avec les étudiants en création artistique. ↩︎
  2. Cette expression provient du texte de cadrage des 17èmes rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, 2016. ↩︎
  3. Marie-Pier Théberge et Claude Majeau sont toutes deux doctorantes au programme Études et pratiques des arts, la première dans l’axe création; la seconde, intervention. ↩︎
  4. Nous utilisons ici le terme de dissensus au sens de « reconfiguration conflictuelle du monde », utilisé par Rancière (2010). ↩︎
  5. Cette entente permet aux étudiants d’établir les modalités de participation et de diffusion, ainsi que les conditions d’anonymat et de confidentialité avec les participants au volet pédagogique de leur projet. ↩︎
  6. http://galerie.uqam.ca/en/exhibitions/current/352-marie-pier-theberge.html ↩︎
  7. Le Monopoly exige une stratégie d’investissement ; The Game of Life concerne des situations de la vie quotidienne (parcours académique,carrière, famille, etc.) ; Cranium demande la manipulation de divers médias créatifs ainsi qu’une connaissance générale ; Pay Day propose de parcourir une année dans la vie d’un salarié soumis à des situations économiques inattendues. ↩︎
  8. Le 2.0 du titre réfère à une version améliorée dans les fonctions plus interactive de l’application ; quant au sous-titre, il réfère à l’ouvrage La promenade du critique influent : anthologie de la critique d’art en France, 1850-1900 (Bouillon, Dubreuil-Blondin, Ehrardet Naubert-Rieser, 1990) et sa vision plus élitiste du monde de l’art. ↩︎
  9. Voir les performances numériques des élèves sur Internet : https://vimeo.com/159048037. ↩︎
  10. Voir une entrevue sur le projet Risquer le rêve à plusieurs : http://www.lafabriqueculturelle.tv/capsules/1743/un-refuge-pour-femmes-sans-abri-au-musee ; voir aussi les performances numériques Oser le public : https://vimeo.com/134190868. ↩︎
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