Volume 6 / Relations intersémiotiques arts-littérature

Atelier d’écriture et arts plastiques : un même «assaut contre les frontières»

Sylvain Fabre
CIRCEFT – ESCOL, ESPE de l’Académie de Créteil

Résumé

Comment faire accéder tous les élèves à une pratique artistique qui permette affirmation et émancipation ? L’article propose un rapprochement entre ateliers d’écriture et pratique plastique comme des moyens complémentaires pour cela. Face à la tension qui apparaît chez certains élèves entre désir de produire et sentiment d’être démuni, les arts « font assauts » contre l’enfermement social et scolaire. Les ateliers d’écriture que propose Bon (2000, 2007, 2011), en particulier, ainsi que les propositions de pratique plastique apportent des réponses convergentes. L’analyse des textes significatifs des auteurs de chaque domaine fait apparaître des logiques d’action qui sont mises en évidence et rapprochées. Un premier socle d’action repose sur ce qui constitue toute subjectivité : un corps, une biographie, et une socialité que les « écritures » linguistiques et plastiques sollicitent et interrogent. Un cheminement dans les propositions d’écriture est alors possible : il aide à développer progressivement une conscience de l’écriture, de ses enjeux et de ses moyens.

Abstract

This paper proposes a connection between creative writing workshops and visual arts practices, particularly in how bothcan be considered as two supplementary means of access to personal affirmation and empowerment. For the purposes of this paper, the target group considered is students who experience low self-esteem and poor language skills. Faced with the tension felt by some students between the desire to produce and the feeling of being helpless, the arts can allow one to “launch an assault”, as Kafka states, against social and school seclusion. An analysis based on the reading of François Bon’s books (2000, 2007, 2011) and of French visual arts theory was used. A comparison shows that personal artistic practice is possible from what defines the subject: body, biography, and social experience. Thus, linguistic and visual arts ‘writings’ request, interrogate, and empower those points. Through this study, a path to personal writing isdescribed: it sustains the consciousness of the language, of its power, and of its particularities.

Mots-clés
littérature, arts plastiques, subjectivité, expérience, émancipation

Keywords
literature, visual arts, subjectivity, experience, empowerment

1. Introduction : penser et agir en direction des élèves les plus démunis

La communication explore conjointement le projet des ateliers d’écriture (AE) proposé par Bon (2000, 2007, 2011) et celui du cours par proposition en arts plastiques (AP). Les deux domaines artistiques interrogent la manière dont l’école peut prendre en charge la subjectivité des élèves pour proposer des activités capables de développer chez eux une puissance d’agir et de mobiliser les langages. L’enjeu est de dépasser l’enfermement dans les cadres sociaux et scolaires en permettant ce que Kafka, également cité par Bon, nommait « un assaut contre les frontières » (Kafka, 1922-1996, p. 546).

En classe de cinquième, par exemple, Magali dessine le contour de sa main sur le carnet servant par ailleurs pour la conservation des éléments de cours. Elle signe « la main de Magali » : le geste, dans sa maladresse et son dénuement, constitue une trace première et originelle d’une individualité qui imprime sa marque comme le faisaient les hommes préhistoriques. Ce tracé fondateur en même temps qu’archaïque témoigne d’une attente envers la classe et d’une ambition ; elle met aussi à jour l’impossibilité de trouver dans la classe les moyens de répondre à ces espoirs. Bucheton (1995b) souligne une tension comparable en français et observe « les contradictions profondes » qui traversent le rapport à l’écriture, d’où il résulte que « le désir d’écrire peut être grand et cohabiter avec le sentiment de l’impossibilité ou de la difficulté d’écrire » (p. 111). Il faut peut-être alors en revenir à ce projet fondateur :

La didactique du français, didactique de la parole, aide le sujet à construire son rapport particulier au monde, à lui-même, aux textes, aux paroles des hommes de ce monde, à leur culture polymorphe, polytechnique, polyethnique… Son rôle est d’aider le sujet à s’approprier les outils langagiers, les modes de pensée qui lui permettront d’occuper par la parole une place singulière dans ce monde.

(Bucheton, 1995a, p. 289)

Dans cette perspective, il semble important d’interroger quelles pratiques sont à même d’engager les élèves dans un cheminement vers l’écriture, qu’elle soit linguistique ou plastique. Quelles activités concevoir pour des élèves ayant peu de ressources et qui ne s’autorisent pas à explorer et tâtonner ? Et quels leviers mettre en évidence pour soutenir l’action ? Comment, pour cet « assaut », accompagner les élèves dans une trajectoire de conquête individuelle et collective de soi, du langage et du monde ?

On se propose, dans ce texte, de dégager des principes, d’esquisser un possible de pensée qui appelle l’action. Nous nous fonderons sur nos observations de type ethnographique, de quatre classes d’AP en sixième et cinquième (Fabre, 2017) des classes d’arts plastiques au collège ; et en contrepoint, nous procéderons à une lecture de Bon (2000, 2007, 2007-2011, 2011), n’ayant pu expérimenter d’ateliers d’écriture. Notre ambition se situera donc au niveau de la conception de la classe : nous chercherons à éclairer l’action en interrogeant les disciplines et les pratiques dans leur possible convergence.

L’hypothèse que nous voudrions explorer est celle d’un éclairage réciproque entre la pratique des ateliers d’écriture et celles que l’on peut relever en cours d’arts plastiques, et en particulier du « cours en proposition » tel qu’il a été établi en référence au Minimalisme à la fin des années 70. Il s’agit en effet toujours de considérer une écriture comme une mobilisation et une mise en travail de formes culturellement constituées et normées, qu’elles relèvent d’un langage plastique ou linguistique. Cette écriture sollicite le sujet écrivant dans ses intentions, ses valeurs et les autorisations symboliques qu’il se donne pour inventer en investissant le langage ; elle advient enfin dans un « monde », comme instance qui constitue le théâtre de son action.

Nous examinerons successivement la conception même des situations, et en particulier la valorisation de la production à partir de propositions d’écriture ou de pratique plastique ; les appuis possibles pour l’entrée dans l’écriture et son développement ; et la possibilité d’une progression raisonnée.

2. Faire des propositions, mettre le sujet en travail de l’œuvre

En art comme en littérature, il s’agit de viser l’activité d’un sujet et de lui permettre de s’affirmer comme auteur possible. Pour cela, on procède par une succession de propositions d’écriture ou de production plastique que le sujet peut s’approprier en fonction de ses capacités et de ses intérêts. Cette mise en situation de produire avec un accompagnement minimal peut se comprendre comme une sous-didactisation assumée qui renvoie à une difficulté du sujet à s’inscrire dans un espace scolaire et didactique. Les AE se sont ainsi développés initialement dans un contexte extrascolaire, pour irriguer ensuite le champ scolaire. Lafont-Terranova se demandait, par exemple, si un atelier «inspiré du modèle de loisir » permettait de « mieux écrire ou pour le dire autrement, d’apprendre à écrire, alors même qu’il vise à faire entrer dans l’écriture par une porte qui ne soit pas scolaire » (Lafont-Terranova, 2009, p. 76), et répondait finalement par l’affirmative à cette question. De même, outre que les arts plastiques occupent une place mineure dans le système éducatif actuel, le cours en proposition cherche à faire entrer les élèves dans une pratique de production en réponse à des formules énigmatiques, peu explicitées, et qui laissent grandes ouvertes les possibilités d’interprétation. Le principe serait donc que l’incitation engage les élèves dans une pratique qui répond à un questionnement sans expliciter celui-ci par une consigne : un tel dispositif vise l’expérimentation par les élèves des démarches artistiques dans ce qu’elles ont d’exploratoire et de critique. Gaillot (1997, p. 156 sq.) propose par exemple de distribuer une salade à chaque groupe d’élèves en contrepoint de mots inducteurs brefs qui veulent favoriser la recherche en même temps qu’explorer des problématiques plastiques. L’humour qui résulte de la présence du végétal dans une salle de classe ouvre un espace de l’étonnement. Il déplace la forme scolaire en sollicitant l’enfant avant l’élève, et en manifestant ce qui constitue chez Bon le triangle fondamental de l’écriture : une subjectivité, une expérience du monde et l’outillage de la langue.

La confrontation à une succession de consignes et le faible étayage de l’activité ont pour contrepartie l’organisation d’une succession de lanceurs qui proposent un cheminement et qui consolideront conjointement postures d’auteur et ressources nécessaires. En particulier, la restriction de l’étayage semble reposer sur le pari de renvoyer l’élève à lui-même, de lui faire expérimenter le cheminement du désarroi jusqu’à l’invention de moyens pour agir, sans dépendre du pouvoir d’autrui. Elle peut se comprendre comme une manière de faire résonner le sujet, avant qu’il ne raisonne, c’est-à-dire : de l’entraîner à s’approprier une proposition pour l’élaborer de manière personnelle, à circuler ainsi entre l’extériorité de la proposition, puis de l’œuvre ou du texte, et d’une intériorité des désirs et des intuitions pour agir. Le jeu qui s’instaure dans la répétition fait rencontrer la langue comme le monde en tant qu’indissociablement intérieurs et extérieurs, par une transitionnalité que le dispositif construit. Advient ainsi un « sujet de l’écriture » par son expériencedu mélange de distance et de proximité du soi, et de la langue et du monde, par l’expérience répétée de l’appropriation des lanceurs, puis des actes qui conduisent à l’existence objective d’une œuvre.

L’enjeu est donc de mettre l’élève en position de produire, en se montrant confiant dans ses capacités. La succession des textes et des productions plastiques propose un parcours que nous préciserons plus bas, mais qui permet à chaque moment de combiner deux effets : d’une part l’expérience de l’écart, du désarroi, dans une proposition qui reste à distance tout en sollicitant la subjectivité; et d’autre part, le rapport au texte écrit, à un objet produit, qui s’offre à la mise en commun par la lecture ou la vision. Un auteur se forme dans ce parcours, par la tension entre les consignes, les œuvres et le sujet incertain de lui-même. AE et classes d’arts plastiques apparaissent donc comme des voies différentes et complémentaires pour un accès à l’écriture, dans une visée de « réassurance face à l’insécurité que génère toute écriture » (Lafont-Terranova, 2009, p. 104), et pour l’affirmation d’une posture d’auteur – l’auteur étant celui qui s’autorise à dire, écrire, ou produire, quel que soit le médium. Pour Bon (2007), il faut « porter toute son attention sur le surgissement même de l’écriture, son surgissement instantané, et garder vivant ce surgissement », puisqu’ « il s’agit d’une relation en marche de l’écriture et du monde, qui les a7ecte tous deux » (p. 27).

On travaille donc sur des attitudes : le cours en proposition s’est élaboré en effet sous l’influence du minimalisme, ce courant artistique des années 60 et 70 qui cherchait à susciter l’expérience des spectateurs en leur proposant un environnement renouvelé, avant même tout apport notionnel. Lorsque Carl Andre plaçait au sol des dalles en métal constituant un pavage sur lequel les visiteurs se promenaient, il cherchait à susciter une expérience première liée à la matière et à l’espace, avant tout ordre esthétique qui distinguerait, par exemple, architecture, sculpture ou peinture. Si, comme il l’affirmait « l’art, c’est ce que nous faisons. La culture, c’est ce qu’on nous fait » (cité dans Marzona, 2009, p.12), l’enjeu du cours en proposition serait bien de retrouver l’art avant la culture, en permettant une démocratisation des postures et des attitudes. De même, pour Bon, l’écriture naît d’une hostilité contre les représentations ordinaires du monde et par la recherche d’une écriture qui fasse dépasser les limites de la vie et de la pensée (il faut « progresser vers une présentation du monde comme problème »). De là résulte aussi la contestation d’une prétendue normalité du monde : contre un ordre qui mettrait l’élève en position de domination, l’effet de discontinuité et d’incongruité renverseles ordres et constitue la promesse d’un monde différent, nourri par l’exploration collective des ressorts de l’écriture.

L’organisation par productions successives, comme le sous-étayage, montre donc que le sujet a toujours suffisamment de ressources pour produire en réponse aux incitations qui lui sont faites. Elle renforce la conscience d’une possibilité d’agir, fait advenir un « sujet capable » (Rabardel et Pastré, 2005) par l’expérience des œuvres. Contre toute intention qui prétendrait aider et qui risquerait de renvoyer d’abord à l’élève ses incapacités, elle encourage à l’action et fait entrer dans un parcours d’émancipation. Néanmoins, ce dispositif premier requiert d’être outillé. Pour Bon, il ne suffit pas de faire produire, mais les AE visent une compréhension de la langue dans son fonctionnement. De même, le cours par proposition cherche-t-il à faire explorer les différentes notions plastiques : la pratique recherche des appuis pour développer le pouvoir d’agir.

3. Trouver des appuis

Comment avancer ? Si le rapport à l’écriture confronte à une source d’insécurité, la pratique d’écriture peut trouver des appuis qui apportent ressources et autorisations. On relèvera en particulier trois aspects complémentaires qui fondent le langage : tout sujet a un corps qui agit et qui donne matérialité à l’écriture ; il a une histoire qu’il peut interroger comme indissociablement proche et lointaine ; il a encore des relations sociales qui soutiennent la pratique en les inscrivantdans un collectif et qui lui révèlent des auteurs dont il peut découvrir les essais et s’approprier l’héritage.

3.1. L’ancrage dans la corporéité

À la jonction de la littérature et des AP, Bon souligne l’importance de la corporéité comme lieu fondamental de l’expérience du monde, qui peut aussi devenir lieu d’expérience de l’accès à l’écriture. L’écriture s’enrichit de mieux comprendre son fonctionnement et ses fondements matériels. Comment la parole est-elle produite ? Comment la perception fonctionne-t-elle ? Sur quels supports se tracent les écrits ? Par quels effets de motricité ? Ces axes d’exploration donnent un soubassement à l’arbitraire de la norme linguistique. Dans ce questionnement, l’écriture s’enrichit d’expérimenter ses limites ; on passe d’un corps figé et dominé à un corps capable d’intervenir sur lui-même, de trouver souplesse et force. Pour les élèves qui nous concernent ici, cet ancrage corporel peut être une première entrée dans une pratique, l’accès à un premier seuil de solidité en même temps que la formation d’une première attitude expérimentale qui se consolidera dans la succession des productions.

Les activités proposées par l’écrivain aident à élargir le champ perceptif et à prendre conscience de la dimension corporelle de l’écriture. Cette intention concerne également la littérature et les AP. Par exemple, nous avons mené une séquence d’activités basée sur le dessin et visant à intensifier la gestualité des élèves pour le développement del’interface entre motifs, supports et sujet dessinateur (cf. Fabre, 2015). Le travail en AP explore ainsi les conditions et les médiations du rapport au monde, en suscitant une augmentation des prises d’informations sur les motifs dessinés ainsi qu’un allégement et une accélération des traits dans leur recherche de la forme.

Des activités comparables sont proposées par Bon (2007) :

Faire prendre conscience des résonateurs, l’un après l’autre, et d’abord ceux de cette région où la boîte crânienne s’appuie sur les cervicales […] sentir que ça résonne, et qu’en parlant, si on se concentre sur cette vibration, cela passera tout seul par la bouche, venant de l’arrière, les lèvres ne faisant qu’épouser le passage des phonèmes.

(p. 91)

De même encore, pour travailler la formation et la production des images, « on demande de travailler sur la vision périphérique, contre le réflexe rétinien » (Bon, 2007, p. 356). Dans chaque situation s’expérimente l’ancrage corporel de la voix et du regard. L’analyse de la spécificité de l’écrit conduit ainsi à la recherche de médiations, comme proposée par Dabène (1998, p. 93), et montre l’intérêt d’explorer l’iconicité de l’écrit en explorant l’espace de la page (qui renvoie à la prise de conscience de la matérialité des supports en AP).

3.2. L’exploration du biographique

Si l’écriture est le propre d’un corps parlant et agissant, elle est aussi le fait d’un sujet qui s’y confronte à son histoire. La biographie manifeste une sédimentation des expériences qui peuvent soutenir l’écriture ; elle constitue une motivation pour l’expression en même temps qu’une réserve d’expériences mobilisables. L’aménagement d’un retour sur la biographie montre donc des ressources, affirme la singularité d’un point de vue propre qui appelle à s’exprimer, en même temps qu’il interroge le sujet dans son histoire et le constitue en sujet de cette écriture qui le met à l’épreuve de son identité et de sa valeur. L’écriture rencontre donc le passé du scripteur comme son centre mystérieux. L’enjeu sera d’accompagner l’élève pour qu’il se déplace dans sa propre histoire, qu’il fasse un pas de côté dans sa construction identitaire pour qu’il la ressaisisse et anticipe des possibles. C’est ce qu’explore parfois l’art contemporain et sur quoi l’écriture peut s’appuyer :

J’ai mis plusieurs années avant de trouver l’astuce qui s’est révélée (sic) un déclencheur très puissant : en s’appuyant sur les travaux du plasticien Christian Boltanski, proposer aux élèves de travailler non pas sur leur univers d’objets au présent, non plus sur les objets souvenir, mais d’enlever un quart ou un petit tiers à leur âge : quand on [a] dix-sept ans, que pense-t-on des chaussures et du walkman qu’on avait à quatorze, et j’ai pu enfin commencer de les emmener dans les notions d’espace symbolique.

(Bon, 2007, p. 251)

Il est important d’éviter d’enfermer les élèves dans leur biographie, il est peut-être aussi important de construire un rapport actif et interrogateur à l’expérience vécue ; l’auteur retrouve ici la mise en garde de Bautier (1998) sur la confusion entre « je » et « moi », sur les risques d’une écriture qui ne soit qu’une évocation de données subjectives qui enfermeraient dans un donné, vécu par ailleurs comme dominé. L’écriture pourra se fonder sur le déplacement imaginaire de quelques années en arrière, par un recadrage identitaire qui rende capable de se déplacer dans le temps et qui construise une posture d’interrogation du passé, aidant à prendre la mesure de l’évolution biographique pour devenir capable d’interroger le passé et de se projeter vers le futur.

3.3. Le fait d’instituer la classe comme laboratoire commun

Un troisième ordre d’appui est celui de la communauté qui résulte de préoccupations et de goûts communs. Pour Bon (2000), il faut : « créer un laboratoire commun parce que c’est le même monde, et la même intensité d’inconnu, que nous avons en partage » (p. 69).

Les domaines artistiques, probablement plus que les autres, sont ceux où s’expérimente la résistance d’un objet de savoir qui ne se laisse jamais circonvenir et qui manifeste l’impossible réduction du monde à ses formulations scolaires. En se centrant sur l’accès à l’écriture, la classe instaure une communauté fondée sur l’inconnu du monde et sur la résistance de la langue pour dire et pour penser ce monde. Que ce soit en français ou en AP, la lecture de Bon rappelle ce qui fonde une possible équivalence entre l’enseignant et les élèves, ce qui définit la classe comme lieu d’étude partagée. Il s’agit de vigilance, de curiosité, d’attention au surgissement de l’écriture chez les élèves — que ce soit dans l’expérience des œuvres ou dans celle des productions (formulations étranges, irrégularités inattendues, ou au contraire découverte d’une logique inconnue). Ainsi, ce qui est parfois pensé comme une éthique ou un trait de personnalité gagne à se fonder sur une compréhension des enjeux subjectifs et anthropologiques tels que la réflexion de Bon les met à jour.

Ce sentiment d’une communauté de l’inconnu tient à la relation entre les élèves, à celle entre les élèves et les enseignants, mais aussi aux textes et aux auteurs que les AE mobilisent. Il ne s’agit pas de modèles qu’il faudrait imiter, mais d’appuis ayant valeur tutélaire, ouvrant un espace de l’exploration personnelle. Une didactique de la réception gagnerait à prendre le temps de présenter les auteurs comme des médiateurs vers l’inconnu, ayant eux-mêmes leur propre mystère. Ceci appelle un ensemble de gestes professionnels de présentation des œuvres et des auteurs qui les construisent comme des incitateurs et des médiateurs. De même peut être proposée une réflexion sur la présentation des œuvres en AP qui serait pensée non seulement comme appui à la pratique, mais présentée en prolongement des productions des élèves. L’idée d’un partage, d’une rencontre avec des artistes qui ouvrent des voies à l’expérience et à l’écriture, est une perspective importante.

Au total, les trois ordres d’ancrage de toute subjectivité que nous pouvons relever constituent des appuis en même temps que des objets d’expérience ; ils développent chez l’élève une interrogation de soi qui étaye une capacité à se confronter à l’inconnu. Si l’insécurité scripturaire peut être rapportée à une prégnance de l’oralité comme immédiateté de la communication et emprise de la présence (Dabène, 1991; Goody, 1978), ces appuis ont valeur de médiation ; ils s’inscrivent entre le proche et le lointain, rendant le proche étrange et le lointain familier. Ils permettent le passage d’une réaction au monde à l’invention d’une position face à lui. Ils montrent que, dans une appréhension orale du monde, il se pourrait qu’il y ait toujours la médiation du corps et la mise en jeu du sujet et de ses appartenances, et la distance réflexive et critique que permet l’écrit s’ancre dans la première réponse d’un sujet en dialogue avec soi et avec le monde qui l’entoure.

4. Concevoir des cheminements

L’aventure de l’accès à l’écriture repose sur le principe d’une succession de productions qui font rencontrer les difficultés et les joies du travail de l’œuvre, en même temps qu’elles font explorer et qu’elles outillent les différentescomposantes du langage. Le parcours se veut donc bien un vrai travail que Bon compare à l’apprentissage du violon, ou à l’exploration du moteur des voitures : contre toute facilité qui s’arrêterait à vouloir faire produire, les AE s’inscrivent dans une temporalité plus longue qui est celle du développement du sujet, de son rapport à soi et au monde. Dans Tous les mots sont adultes (Bon, 2000, 2011), cette ambition se formule dans une succession de « cercles » qui conduisent les participants vers une écriture affirmée et capable de faire œuvre. Cette aventure d’un « assaut contre les frontières », aussi bien intérieures qu’externes, déploie une compréhension du sujet en acte et en situation. Nous lirons la logique de cette progression en montrant qu’elle peut également concerner l’enseignement des AP et aider à concevoir une progression des propositions. Alors apparaît une même figure de l’élève comme sujet en marche vers l’écriture, depuis les premiers surgissements jusqu’à l’accès aux formes les plus élaborées.

4.1. Les cercles de l’écriture

L’enjeu des ateliers est d’« armer » l’écriture, de l’outiller (Bon, 2007, p. 27sq.). Il faut conjointement montrer la puissance d’agir déjà présente du sujet, et nourrir cette puissance par une compréhension élargie des processus de l’écriture. Les AE visent ainsi un fait premier, celui de « remonter vers ces fonctionnements mystérieux, où chacun enracine son appréhension poétique du monde, la pâte et la couleur de son dire » (Bon, 2000, p. 159). Sans donc prétendre compenser une syntaxe défaillante ou combler des lacunes lexicales, avant de mobiliser le cadre d’analyse d’une possible « compétence scripturale1 », l’enjeu premier et central est de développer « l’appréhension poétique du monde » de chaque participant. L’outillage ne précède pas l’écriture, mais l’accompagne dans un parcours qui permet aux participants de se découvrir, en même temps qu’ils explorent la langue et qu’ils saisissent des pans du monde de plus en plus larges et cohérents. La succession des « cercles » indique alors un cheminement qui est une avancée à partir du seul fait d’un sujet en prise avec le monde, par des propositions qui permettent de proposer un approfondissement de l’écriture comme puissance de la langue dans sa confrontation au monde. L’image du cercle montre les équilibres successifs en développement.

Le premier cercle est nommé « les trajets, la ville » : il consiste en un travail de prélèvement, de repérage d’indices, de mises en situation d’observation outillées par une consigne d’écriture qui conduit à des formes simples comme la liste. Le mouvement est donc centripète, d’appropriation de l’extérieur ; il permet de prendre pied dans une réalité qui dépasse et domine. Il s’agit aussi de faire l’expérience d’une prise de parole, d’une écriture qui parvient à saisir le réel et à le rendre, d’une certaine manière, pensable. L’enjeu est de passer des déplacements vécus subis, comme les trajets quotidiens dans la ville, à des déplacements écrits, c’est-à-dire offerts à la pensée et donnant prise à une subjectivation. En AP, ce premier cercle peut renvoyer aux pratiques de captation du réel par le dessin ou la photographie, voire par le décalque ou l’enrichissement d’images existantes. Ce sont des pratiques d’ailleurs fréquentes, comme si les élèvesétaient déjà dans ce premier cercle dans le champ plastique, du fait, par exemple, de la généralisation de la photo au moyen de téléphones portables. Un axe de travail possible serait de s’appuyer sur ces pratiques pour faire prendre conscience d’un pouvoir d’agir : production à partir d’images existantes, en agrandissant les formats ou en modifiant les couleurs pour saisir le réel et le métamorphoser.

Le deuxième cercle est celui de « l’identité à reconstruire » : il s’agit toujours de construire une relation au monde,mais en accentuant la conscience de l’instance écrivante. On cherche ainsi à enrichir l’expérience du sujet écrivant et à construire un point d’énonciation. Pour cela, l’écrit est mobilisé en tant que mémoire de la langue et de ses outils en même temps que comme lieu d’affirmation : l’atelier s’appuie, par exemple, sur la valeur instauratrice des anaphores qui mettent en avant une position subjective d’énonciation : « je dis Non », ou « Moi toute seule ». Il est possible qu’un équivalent puisse être trouvé en AP en mobilisant l’image de l’élève : les autoportraits manifestent une affirmation comparable de l’identité. La réflexion de Bon pourrait d’ailleurs conduire à travailler l’autoportrait non comme une représentation de soi, mais plutôt comme un point de vue sur le monde, comme la manifestation d’une conscience du monde.

Pour se projeter dans l’écriture, il faut encore creuser en soi. Tel sera l’enjeu du troisième cercle, « conquérir l’intensité» : approfondir un mouvement de régression qui fasse retrouver les forces les plus intimes de l’écriture pour que chaque être singulier puisse rencontrer l’écriture. On fera donc rencontrer les limites de la construction subjective : « partir d’un instant dans sa vie où le mental n’a plus accès à lui-même ni à aucun contrôle du corps et de la pensée » (Bon, 2000, p. 163). L’activité mentale se révèle ainsi par la confrontation aux limites. La quête de l’intensité est particulièrement explicite dans une pratique corporelle comme les AP ; l’amplification et l’accélération de la gestuellesont des leviers importants qui aident à explorer l’intimité et les modalités de la perception comme de l’action. C’est bien alors un sujet à la limite qui se déploie, en lien avec un langage fait de traits et de tâches, pour un rapport au monde qui relie la surface produite à l’étendue environnante.

À partir de la descente dans la prise de conscience de la matière même de l’écriture — cette vie mentale qui constitue la singularité du sujet —, il est possible de remonter vers le livre par un mouvement de reconstruction qui déploie la singularité comme un point de vue outillé et affirmé sur le monde.

Le quatrième cercle, « l’image, la parole, le temps », est celui d’une écriture qui découvre son pouvoir d’évocation. La parole devient capable de faire naître et renaître le réel, en se confrontant par exemple à la photographie comme dispositif producteur d’images. Cette expérience du pouvoir de la langue fait émerger des images et des mondes : ceci s’appuie sur les images et trouve donc un équivalent évident dans le champ plastique autour de l’activité représentative et de l’exploration des manières dont des signes peuvent évoquer, de diverses manières, des parties ou des aspects du réel. On voit ici combien langue et images peuvent collaborer dans une exploration des différents pouvoirs de la représentation…

Le terme du parcours de l’atelier est bien alors celui qui conduira « vers le livre », objet du cinquième cercle. L’écriture devient consciente de son pouvoir de création de mondes ; le travail porte alors sur l’agencement des textes, sur leur organisation pour élaborer une totalité cohérente qui est celle du livre. De même, en AP, devient-il possible de s’inscrire dans la perspective de l’élaboration d’une œuvre complexe, en dialogue avec le monde et pouvant mobiliser une pluralité de langages, linguistiques ou plastiques, pour un sujet capable d’entrer dans une démarche exploratoire. Le projet artistique, dans une certaine ampleur et sur une durée plus longue, devient réellement un horizon de la pratique.

Dans ce parcours, la notion de cercle montre des équilibres successifs et rend compte des dynamiques entre rapports à soi, à la langue et au monde. Elle aide à concevoir les propositions en orientant vers une subjectivité accédant à l’écriture pour affirmer son expérience du monde. Dans le premier cercle, par exemple, la liste constitue une forme privilégiée qui correspond à une activité de prélèvement d’un monde perçu de manière fragmentaire par un sujet qui entreprend l’exploration de son pouvoir et de sa capacité à écrire en particulier. À l’inverse, le dernier cercle renvoie à une totalité discursive complexe (le livre), élaborée dans un temps long par un sujet sûr de ses moyens et de sa singularité, et capable d’organiser une totalité diégétique répondant au monde. Entre linguistique et plastique, la comparaison montre ainsi un sujet en développement, sujet progressivement capable d’affirmer son pouvoir d’agir.

5. Conclusion : écriture et développement symbolique

L’exemple des AE et les rapprochements que nous avons pu opérer avec le cours par proposition montrent un enjeu anthropologique premier de l’écriture qui peut être comparé avec les traits caractéristiques des AP. Dans les deux cas, il s’agit d’interroger ce qui peut permettre aux élèves les plus démunis d’avancer dans leur désir d’écrire et de produire. Des appuis apparaissent, des cheminements qui soutiennent l’expérience de la production et qui outillent ce désir.

La notion d’écriture peut montrer une analogie entre les champs littéraires et plastiques ; elle indique l’activité d’un sujet aux prises avec des formes, qu’il met en travail pour affirmer et pour élaborer son expérience personnelle. Une telle conception de l’écriture considère la pluralité des langues et, surtout, promeut une conception élargie du langage comme action en contexte qui mobilise le corps. Le parcours des AE comme les activités plastiques pourraient alors se comprendre comme la recherche d’un développement symbolique en général. En effet, les élèves que nous considérons sont peut-être ceux que « le symbole déroute » comme l’écrivent Lévine et Moll (2001, p. 141) lors de l’étude des rapports à l’écrit des élèves en CP. Pour les auteurs, il est possible d’opposer les élèves qui élaborent très tôt « un langage écrit, construit, actif, tonique » et qui circulent « dans l’organisation interne de ce qu’on appelle l’ordre symbolique » et ceux qui « élaborent très tôt un langage écrit de type insuffisamment organisateur, parce que sous-tendu par un imaginaire cognitif trop pauvre ou trop confus. Le symbole les déroute ». La conjonction entre langages plastiques et linguistiques correspond peut-être à un même rapport au symbole en général. Ce symbole, pour Lévine et Moll, se caractérise par sa distance des situations d’échange, par l’anonymat et l’universel d’un code, par la mise en question que cet impersonnel produit sur le sujet, sa corporéité, son histoire. Les AE comme la pratique plastique s’inscrivent donc dans ce rapport entre norme linguistique et construction subjective. Ils ouvrent la voie à une consolidation du symbole en s’appuyant sur ce qui étaye la subjectivité — corps ou socialité, par exemple.

La notion de développement symbolique exprime l’idée d’un accès progressif à l’écriture sous toutes ses formes et à l’affirmation qu’elle permet. Le sujet opère par interrogation et expérimentation ; sortant des frontières de l’identité et de la langue, il part à l’assaut de l’altérité dans l’expérience des œuvres de la culture en s’enrichissant de l’inconnu. Il parvient trouve ainsi à s’affirmer par ses productions successives, en avançant vers des œuvres de plus en plus complexes qui manifestent la singularité de sa puissance d’écrire face au monde. Comme nous avons pu le lire chezBon, le projet artistique se caractérise comme une « appréhension poétique du monde », et advient de manière peu prévisible dans un « surgissement de l’écriture ». Il se déploie néanmoins dans des « cercles » successifs qui constituent un cheminement vers une affirmation de soi comme écrivant.

L’exemple des élèves les plus fragiles dans les classes interroge alors les soutiens qu’offre l’école et la manière dont les tâches scolaires mobilisent la subjectivité. Les perspectives disciplinaires s’ouvrent ainsi pour prendre en compte les dimensions identitaires et affectives qui s’investissent nécessairement dans le rapport aux textes. Nous avons essayé de poursuivre cet effort en mobilisant des champs de pratique à la limite du scolaire : les ateliers d’écriture, tels que les propose François Bon, ou le cours d’AP. Ce déplacement aide à considérer l’activité avec une plus grande distance, en visant une situation fondamentale du sujet comme inséparable des rapports à soi, au langage et au monde — un sujet qui serait un enfant ou un adolescent avant d’être un élève. Avant donc de considérer les traces d’écriture ou d’évaluer les compétences manifestées, il peut être intéressant de penser la manière dont ces situations scolaires sollicitent l’élève dans son identité, son sentiment de pouvoir agir, et toutes les autorisations symboliques qu’il se donne ou non pour entrer dans les activités proposées.

À la convergence des ateliers d’écriture et des arts plastiques, notre lecture de Bon aura mis en évidence plusieurs leviers décisifs : l’exploration de l’environnement quotidien comme ancrage initial, la constitution d’une communauté d’exploration, la mise en travail du corps parlant et écrivant, ainsi que l’interrogation des traits biographiques réels ou imaginaires, présents ou passés, dont la saisie distanciée appuie une posture interrogative et expérimentale. De tels axes ouvrent le champ pour des actions mobilisant conjointement arts et littérature.

Notes
  1. Le cadre d’analyse que propose Dabène (1991) articule savoirs, savoir-faire et représentations propres à l’activité scripturale conçue comme enrupture avec l’oral. Mais peut-être le fait même de prendre la parole en tant qu’affirmation d’une intimité de la pensée et de l’expérience conduit-il à considérer ce qui se joue avant l’analyse de la compétence. ↩︎
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