Volume 6 / Pratiques didactiques innovantes

La création littéraire numérique comme participation active du spectateur lecteur dans un contexte scolaire

Virginie Ruppin
Institut des sciences et pratiques d’éducation et de formation, Université Lumière Lyon 2

Résumé

L’enjeu de cette étude est de savoir de quelle manière peut se concevoir un projet de création littéraire numérique en CM2-6e et ainsi contribuer au développement de la connaissance des approches sociodidactiques et anthropologiques d’intégration du numérique dans l’école et des usages par les enseignants et les apprenants. Pour cela, nous avons interrogé les usages du numérique dans le champ de la lecture au sein d’un projet passerelle primaire-secondaire de création articulant littérature numérique et histoire des arts. Dans ce contexte, nous avons analysé le projet intitulé Art et littérature numérique à partir d’un cadre théorique emprunté à Saemmer (2015), Richard (2015), Lebrun, Lacelle et Boutin (2012) et Le Goff (2010). Les résultats de cette étude indiquent entre autre une optimisation des apprentissages fondamentaux, la redéfinition d’un lecteur actif en interaction avec le texte, un accès à la compréhension plus ludique augmentant de fait le plaisir de lire.

Abstract

The aim of this study is to explore how a digital literature project can be conceived in CM2-6e and contribute to the development of sociodidactic and anthropological approaches to digital integration in school, which can then be used by both teachers and learners. To achieve this, we asked about digital uses in the field of reading within a primary to secondary transition project in which students were prompted to articulate elements of digital literature and the history of the arts. In this context, we analyzed a project titled Art and Digital Literature from a theoretical framework borrowed from Saemmer (2015), Richard (2015), Lebrun, Lacelle & Boutin (2012) and Le Goff (2010). The results of this study indicate, among other things, that an optimization of fundamental learning and the redefinition of an active reader interacting with the text can facilitate a more playful comprehension, thus increasing the pleasure of reading.

Mots-clés
arts, littérature numérique, écriture, lecture, enseignement

Keywords
arts, digital literature, writing, reading, teaching

Introduction

Après avoir approfondi le vécu d’un plasticien en résidence et son retour sur sa démarche artistique en maternelle (Ruppin, 2016a), interrogé les relations existant entre une équipe enseignante à l’école élémentaire et les artistes en résidence dans leur école (Ruppin, 2017), nous avons posé les jalons de l’évolution de l’enseignement des artsplastiques entre le XVIIIe siècle et aujourd’hui. Cette étude nous a permis de souligner les enjeux politiques et sociodidactiques sous-jacents à cette évolution (Ruppin, 2016b). Ces recherches nous ont ainsi conduite aux pratiques actuelles du numérique en classes de 3e cycle (Ruppin, 2015a, 2015b) dans des projets interdisciplinaires alliant les arts. Notre intérêt se situe ici dans le vaste champ des usages du numérique dans des situations pédagogiques articulant art et littérature, et soulève la question des éventuels effets de ces dispositifs et des compétences qui peuvent être mobilisées. Ainsi, l’enjeu global de cette étude est de savoir de quelle manière peut se concevoir et s’articuler un projet de fin de 3e cycle (CM2-6e) de création littéraire numérique. Pour cela, nous avons interrogé les usages du numérique dans le champ de la lecture au sein d’un projet passerelle primaire-secondaire de création articulant littérature numérique et histoire des arts. Dans le cadre de cette étude, nous avons analysé le projet intitulé Art et littératurenumérique à partir d’un cadre théorique emprunté à Saemmer (2015), Richard (2015), Lebrun, Lacelle et Boutin (2012), et Le Goff (2010).

1. Contexte de l’étude

Des élèves d’une classe de 6e d’un collège français (1re année du secondaire), ont eu pour projet de créer une production littéraire numérique à partir du tableau Les proverbes flamands (1559) de Bruegel. Celle-ci a ensuite été lue et explorée dans une classe de CM2 (dernière année du primaire) afin de découvrir cette nouvelle pratique de lecture et de se familiariser avec des œuvres de littérature numérique reconnues.

Nous souhaitons ici approfondir la problématique de l’interface interactive, c’est-à-dire de l’illustration accompagnée d’une légende et d’un texte comprenant des liens hypertextes, en littératie multimodale1 numérique. Cette analyse donne du sens à la nature des relations images/textes et à leur rôle dans la production des élèves. Nous nous sommes interrogée sur ce que peut constituer, en nouvelle pratique d’écriture et de lecture, écrire « sur »/« avec »/« à partir d’ » une œuvre étudiée en histoire des arts, en revenant avec précision sur le type de tâche réalisé par les élèves et sur les compétences qu’elle mobilise.

Dans la discussion, nous attirerons l’attention du lecteur (qu’il soit étudiant, enseignant ou chercheur) sur la nécessaire authenticité d’une démarche d’enrichissement mutuel entre deux disciplines. Aussi, nous nous interrogeons sur un point qui semble important, celui de la place du spectateur dans l’œuvre de création littéraire numérique artistique : nous nous demanderons dans quelle mesure le spectateur fait partie d’un dispositif d’« œuvre ouverte », au sens d’Eco (1965/2015).

2. Cadre théorique

Saemmer (2010), dans son article développant deux situations pédagogiques de lecture de littérature numérique à l’université, indique que la littérature numérique se place à la frontière entre plusieurs disciplines et regroupe quatre formes essentielles : l’animation, le programme, l’interactivité et le multimédia.

Richard (2015), quant à elle, analyse quelques pratiques d’artistes et de jeunes dans des productions hybrides dans le cadre d’un apprentissage informel. Cette chercheuse de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) montre l’importance d’inclure les productions multimodales des jeunes dans leur formation à partir d’un ancrage en art et en langues/communication.

Nous nous sommes référée aux trois compétences visées en littératie médiatique multimodale développées par Lebrun et al. (2012). La première est la compétence informationnelle, visant la capacité d’utiliser des stratégies de recherche efficaces, d’analyser, d’organiser et de critiquer les sources d’information sur le Web ; la seconde est la compétence technologique, centrée sur l’appropriation du fonctionnement et des usages des outils technologiques ; et la troisième, la compétence multimodale, touche la capacité à lire et à communiquer en combinant efficacement l’écrit, l’image et l’audio sur des supports médiatiques variés.

Nous avons pris en compte les travaux de Le Goff (2010), en particulier celui sur l’écriture propédeutique à la lecture en tant qu’écriture de la réception.

Ainsi, la littérature numérique interroge l’enseignant sur le numérique en général, sur ses apports éducatifs en classe, mais aussi sur l’acte créateur de l’auteur et sur les manières de lire. C’est ici que notre démarche rejoint la problématique des 17e Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature,2 intitulées Enseigner la littérature en dialogue avec les arts. Ces rencontres ont montré les confrontations, les échanges fructueux et les articulations possibles entre didactique de la littérature et didactique des arts.

3. Le projet : mettre en œuvre l’art et la littérature dans un dispositif multimodal

Dans le cadre d’un projet inter-écoles, une classe de 6e d’un collège d’une grande ville française a conçu une production littéraire multimédia en lien avec un tableau de Bruegel (1559) intitulé Les proverbes flamands.

Cette production a été suivie par une classe de CM2, partenaire, et lue dans cette classe. Les compétences travailléesrelèvent du domaine de la maîtrise du langage, mais aussi du domaine interdisciplinaire (l’utilisation de l’outil informatique) et des arts (arts plastiques, histoire des arts, arts du numérique) inscrites dans les programmes d’enseignement du 26 novembre 2015. Elles s’énoncent ci-dessous.

« S’exprimer, analyser sa pratique, celle de ses pairs ; établir une relation avec celle des artistes, s’ouvrir à l’altérité. » Et plus précisément :

  • Dire avec un vocabulaire approprié ce que l’on fait, ressent, imagine, observe, analyse ; s’exprimer pour soutenir une interprétation d’œuvre.
  • Établir des liens entre son propre travail de création textuelle numérique, les œuvres de littérature numérique rencontrées ou les démarches observées.
  • Écouter et accepter lorsqu’un élève ou un adulte exprime un avis divers ou contradictoire.
  • Porter un regard curieux et avisé sur son environnement artistique et culturel, proche et lointain, notamment sur la diversité des images fixes et animées, analogiques et numériques.
  • Interroger et situer œuvres et démarches artistiques du point de vue de l’auteur et de celui du spectateur.

L’objectif de la séance était d’analyser en arts plastiques, et plus particulièrement en histoire des arts, une reproduction de l’œuvre du peintre Bruegel projetée sur le tableau numérique. Dans la séquence proposée aux élèves de 6e du collège, il était prévu que l’élève soit capable de :

  • Décrire : voir, regarder, observer, repérer un certain nombre de composants plastiques, puis sémantiques, que l’élève va ensuite savoir identifier, nommer en termes précis.
  • Mettre en relation, déduire : pour qu’il y ait analyse, l’enseignant fait attention à ce que le relevé des différents signifiants plastiques soit articulé à leur signifié.
  • Savoir argumenter par des moyens visuels : articuler croquis et schémas à l’explicitation verbale, à un écrit.

Les élèves de 6e et de CM2 ont également découvert que les proverbes sont de petits morceaux de sagesse populaire oude poésie hérités de notre passé, et qu’il y a bien longtemps déjà, Bruegel s’est essayé à illustrer les proverbes flamands par la peinture en 1559.

Cette expérimentation a eu lieu en France. Nous avons observé ces deux classes sur plusieurs séances et réalisé des entretiens avec les enseignants.

Parallèlement, on peut faire référence aux travaux des chercheurs au Québec. L’enseignement des arts et les dispositifs multimodaux dans les pratiques culturelles des jeunes ont été traités dans les travaux de Richard (2015). L’auteure décrit d’abord la culture multimodale des jeunes en s’appuyant sur des enquêtes et des exemples de pratiques. Elle notequ’ils naviguent souvent, avec peu de distance critique, du cyberespace à la réalité matérielle, et que leurs pratiques sur le Web, qui suivent le rythme effréné des développements technologiques, se distancient de plus en plus de celles de l’institution scolaire. Leurs enseignants ne savent comment mettre à profit leurs compétences médiatiques pour des apprentissages plus formels. Elle souligne que l’intégration des technologies et des médias dans les cours d’arts plastiques s’insère dans une certaine tradition, depuis les années 1960 au Québec, et que ces cours devraient solliciter davantage les compétences liées à l’éducation aux médias et à la création d’images médiatiques. Elle montre l’importance d’inclure les productions multimodales des jeunes dans leur formation à partir d’un ancrage en art et en langues/communication, et propose une pédagogie multidisciplinaire adoptant une démarche de création combinant les modes analogique et numérique. Le projet mis en œuvre ci-dessous reprend cette problématique et travaille, dans une dimension plurielle et interdisciplinaire, la lecture d’image, le langage oral, la production de texte sur support informatique et sa lecture.

4. Mise en œuvre du projet

Nous nous appuyons sur des données d’observation de classes de CM2 et de 6e. Nous avons pu observer le déroulé lors de la séance de découverte et de description de l’œuvre picturale par les élèves de 6e et lors d’une séance de production de texte sur l’ordinateur. Puis, nous avons observé une séance de lecture en CM2 des productions des élèves de 6e et la séance de découverte des œuvres de littérature numérique.

Les élèves de 6e ont tout d’abord choisi un ou plusieurs proverbes du tableau de Bruegel et ont commencé à écrire aubrouillon pour les développer. Chacun a écrit un conte, une comédie-proverbe ou une nouvelle légende à partir du ou des proverbes qu’il avait choisis, en envisageant et en précisant, lors d’une phase de verbalisation, les effets qu’il souhaitait produire chez les lecteurs de la classe de CM2 : surprendre, émerveiller, émouvoir, amuser, informer, convaincre, critiquer, inquiéter. En effet, en classe, lorsque les élèves ont fait état à l’oral de leur première proposition d’écriture, les autres élèves et leur enseignant ont qualifié chaque production en fonction des différents ressentis et ont inscrit sur le tableau blanc de la classe cette typologie. Les élèves de 6e ont donné pour titre à leur texte le ou les proverbes choisis. Après cette phase préparatoire individuelle, la production a été collective. Elle a pris la forme d’un diaporama interactif iconotextuel présentant des parties précises agrandies du tableau de Bruegel (le visuel initial provenant d’un moteur de recherche sur Internet). Ces parties ont été réalisées en zoomant sur les détails souhaités du tableau, puis en réalisant une capture d’écran afin de créer des diapositives qui ont servi de support au texte. Ce diaporama d’une dizaine de pages a intégré des liens hypertextes et un lexique.

5. Du crayon à la souris : optimiser des apprentissages fondamentaux

Pour les élèves de 6e en salle informatique, l’utilisation de l’ordinateur facilite un va-et-vient de l’individuel au collectif. Elle conduit naturellement l’élève à adopter tour à tour des postures d’évaluateur, quand il relit et apprécie sa prestation ou celle d’un camarade, et de producteur, quand il passe aux phases de réécriture et d’amélioration des brouillons.

D’après l’enseignant de français interrogé, l’écrivain en herbe qu’est l’élève, découvre un attrait pour l’écriture, développe le goût d’écrire et de créer pour des lecteurs en exploitant les ressources des TICE (du traitement de texte aux supports plus complexes). L’élève « écrivain » de 6e comprend qu’il faut de véritables efforts pour favoriser chez l’élève « lecteur » l’accès au sens. Pour cet enseignant, accéder à la compréhension, au sens des mots par des moyens plus ludiques augmente le plaisir de lire. En effet, cela peut être une manière innovante d’aborder les joies et les affres de la création.

Le Goff (2010) a étudié les articulations didactiques entre lecture/écriture et enseignement de la littérature, et en particulier l’écriture propédeutique à la lecture en tant qu’écriture de la réception. Les élèves sont ici dans un contexte d’écriture de la réception de l’œuvre picturale de Bruegel. Dans la perspective qui nous occupe, c’est-à-dire la création de productions écrites à partir d’une lecture d’image décrite analysée et discutée, Le Goff s’interroge sur les manières susceptibles de réduire les phénomènes de figement dans la construction des savoirs littéraires, de réduire l’imposition de la norme et d’ouvrir la lecture, comme l’écriture, à la reconnaissance de la variation, du possible et de l’exploration. Pour l’enseignant interrogé, la rencontre avec l’étrangeté de la langue (un proverbe ancien, un terme en vieux français, etc.) et le projet de faire du texte littéraire un espace accueillant dans lequel l’élève pourra trouver intérêt à entrer en dialogue, reposent sur deux rapports au savoir (celui du texte normé sur support papier classique et celui de la variationoù le texte est écrit et conçu pour une interface numérique dialoguant avec des liens hypertextes amenant à des définitions, à d’autres histoires où à des documents iconiques) qui ne s’excluent pas l’un l’autre, mais au contraire se complètent.

6. Du côté des lecteurs : des élèves de CM2

L’œuvre réalisée par les élèves de 6e a été travaillée par les élèves de CM2 avec leur enseignant à différents points de vue : en lecture, mais aussi en étude de la langue, en TICE, en histoire des arts et en arts visuels. Ils ont étudié les proverbes suivants : « deux chiens ne s’accordent jamais sur un même os » ; « certaines personnes portent de l’eau dans une main et du feu dans l’autre » ; « jeter l’argent dans l’eau ». En lisant la production numérique réalisée par leurs camarades de 6e, ils ont appris à s’orienter dans le texte, à faire apparaître des détails iconographiques agrandis du tableau, à repérer les proverbes choisis, à revenir en arrière si besoin, à chercher les définitions des mots peu communs en cliquant sur les liens hypertextes. En effet, certains élèves peu familiers du vocabulaire employé ont souvent eu recours au lexique interactif intégré. Le support numérique contribue dans ce cas précis à la redéfinition du lecteur actif et motivé. L’élève est appelé à interagir avec le texte. Par ses clics autonomes de souris, cette pratique se distingue de l’usage : d’une part, du dictionnaire, où il faut aller chercher un autre support matériel, puis effectuer une recherche du mot en question parmi de nombreux termes ; et d’autre part, de la réponse ponctuelle que peut apporter un enseignant à une question de compréhension posée par l’élève. De plus, les trois histoires correspondant aux trois proverbes étaient liées, mais pouvaient être lues séparément ou choisies au gré du lecteur.

En fin de séquence, l’enseignant de CM2 a en outre fait découvrir à ses élèves des œuvres numériques reconnues. Ils ont pu visualiser l’animation The Child d’Alex Gopher3, où les lettres et les mots sont mis en mouvement (Motion typography ou typographie cinétique) et sont accompagnés d’éléments sonores qui complètent la signification des mots utilisés. Ce mouvement entre dans une relation plus ou moins signifiante avec le texte. Il n’illustre pas seulement le sens du texte, mais ouvre celui-ci vers de nouvelles significations. Le lecteur est ainsi plus attentif aux mouvements, aux couleurs, aux formes, à ce que représentent les mots. Cinq systèmes sémiotiques, catégorisés et mis en place pour cette animation, sont ressortis de l’analyse collective de l’œuvre. En classe de CM2, les termes de description employés par les élèves ont été répartis par l’enseignant en cinq colonnes, sur le tableau blanc. Le système plastique des couleurs crée l’ambiance et le dynamisme de l’animation. Parallèlement, le système iconique, composé essentiellement de calligrammes, construit les acteurs du décor et lanarration de l’histoire. Un système linguistique est perceptible par la grammaire textuelle, et un système temporel joue un rôle de délimitation spatiale et donne le rythme de la narration. Enfin, un système sonore complète la narration. Par cette lecture d’œuvre, les élèves de CM2 ont appris que l’on peut représenter des personnages avec des lettres, des mots, sous la forme de calligrammes, que la vitesse de la vidéo et l’ajout d’une bande sonore apportent un rythme à l’histoire et que les couleurs choisies peuvent symboliser des émotions et des ambiances.

Les élèves de CM2 ont également pu apprécier l’œuvre poétique multimédia In the white darkness de Strasser (2004), combinant photographie, musique, texte, mot et filigrane graphique. À leur niveau, les élèves ont ressenti et verbalisé leurs émotions (la mélancolie, la tristesse), se sont attardés sur la description en arts plastiques des jeux d’ombres et de lumières, des camaïeux de blancs à gris, des notions de trames et de motifs (pois blancs). En cliquant sur l’œuvre, les élèves se sont rendu compte qu’ils l’actualisaient. Ainsi, un rectangle rempli d’une image floue apparaît. L’image est parsemée de petits points blancs manipulables. Une phrase sur le thème de la mémoire apparaît en anglais, puis disparaît progressivement comme un filigrane. Les élèves ont alors émis des hypothèses de lecture, grâce aux indices plastiques, sur le sens de cette animation. Avec leur enseignant, ils ont abouti à l’idée que cette œuvre animée et interactive était consacrée à la perte de la mémoire.

Cette interprétation, qui peut être plurielle, telle une œuvre ouverte, nous montre que l’art pictural (qu’il soit figuratif ouabstrait) peut être en capacité de décrire et de faire ressentir des choses qui pourraient être plus difficiles à atteindre par l’utilisation de l’écriture. Comme l’indique Sarraute (cité par Fautrier, 2001) : « les images que nous offre la peinture ont une immédiateté à laquelle l’écriture ne peut pas atteindre » (p.124).

Les élèves de 6e, quant à eux, se sont perdus dans l’œuvre artistique programmée Tramway d’Alexandra Saemmer4, où de petites fenêtres s’ouvrent aléatoirement par un clic.

Jahjah (2013) indique que nous avons généralement la possibilité de gérer nous-mêmes notre temps de lecture, en mobilisant des gestes spécifiques (tourner une page, avancer une vidéo, etc.), alors que Tramway nous en empêche, en laissant défiler continuellement un texte. Les paramétreurs, (Bouchardon5, 2011), ou barres de défilement, sont ainsi absents de l’œuvre même (ceux du navigateur, toujours présents, participent cependant d’une autre énonciation). De la même façon, les actionneurs (clic sur la croix d’une fenêtre, par exemple) ne changent pas l’état sémiotique du dispositif de manière habituelle : la « boîte » texte, au lieu de se fermer, en génère au contraire une autre. L’espace de lecture se transforme en un jeu spatial où la multiplication anarchiquement orchestrée des « boîtes » oblige à les réorganiser, pour trouver une cohérence narrative. Ce travail accorde une importance au langage, en le prenant paradoxalement au pied de la lettre : si le texte « défile » ou si les lettres « pleuvent » (des mots clés, imperturbables, affleurent dans cette pluie continue), c’est parce qu’ils sont solidaires de l’œuvre entière et de sa thématique.

7. Discussion

Dans le projet d’écriture de texte numérique, les élèves de 6e se sont penchés sur les effets qu’un texte pourrait avoir sur un élève lecteur. Plus précisément, ils se sont rendu compte des effets de la compréhension d’une lecture multimodale sur un support numérique, notamment avec l’aide d’apports (liens iconotextuels) par un simple clic, autant de fois quenécessaire. De plus, lors des séances de description et d’analyse d’une œuvre de littérature numérique reconnue, les élèves semblaient plus autonomes en participant, par leur propre cheminement de lecture, à l’aboutissement de l’œuvre qui se déroule temporellement sous leurs yeux.

Dans quelle mesure la perception même du spectateur est-elle en jeu dans son interprétation de l’œuvre littéraire numérique ? En quoi le spectateur peut-il être acteur de l’œuvre dans son devenir, dans son aboutissement ? Ces problématiques nous interrogent sur la place de la participation active du spectateur (Popper, 1980), du lecteur. En fonction de sa vision du monde, chaque lecteur, auditeur ou spectateur invente sa propre interprétation de l’œuvre. Pour Eco (1965/2015), à propos de l’œuvre ouverte, tout est fait pour que l’œuvre échappe à la norme et simule l’attente du destinataire, son plaisir, ses tentatives d’explication. La littérature numérique, comme toute autre œuvre ouverte, semble propice à une infinité d’interprétations dans la mesure où plusieurs signifiés cohabitent au sein d’un seul signifiant. Pour Eco, le texte n’est donc pas un objet fini, mais au contraire un objet « ouvert » à une pluralité de possibilités d’interprétation irréductibles que le lecteur ne peut se contenter de recevoir passivement, et qui impliquent de sa part un travail d’invention et d’interprétation. Par exemple, lorsque les élèves ont tenté d’interpréter l’œuvre de Strasser (2004), certains pouvaient faire référence à la tristesse, mais aussi à la neige de l’hiver, à la douceur du « coton » (effets de nuages et de points blancs) et d’autres, à la mélancolie.

L’œuvre de littérature numérique, dans son acception la plus large, peut être associée à ce qu’Eco qualifie d’art «informel » (cité par Jenny, 2002, p. 5). Ce terme propre à l’art pictural se caractérise par la présence du mouvement. Il soutient le fait que l’« Informel » est ouvert parce qu’il constitue un champ de possibilités interprétatives, une configuration de stimuli dotée d’une indétermination fondamentale, parce qu’il propose une série de « lectures » constamment variables, parce qu’il est enfin structuré comme une constellation d’éléments qui se prêtent à diverses relations réciproques. Parallèlement, Eco reproche à « l’esthétique télévisuelle » (cité par Kokoreff, 1989, p. 19) de manquer d’ouverture en raison de sa propension à vouloir satisfaire à tout prix les exigences et les attentes du spectateur. Ainsi, il propose une forme nouvelle de prise de vue en direct qui mettrait l’accent sur l’indétermination profonde des évènements quotidiens. Nous pensons que la forme artistique de la littérature numérique, par l’intermédiaire de l’écran, allie à la fois le hasard et l’intrigue nécessaires à la contribution de cette indétermination génératrice d’ouverture.

L’enseignant d’arts plastiques a souhaité souligner que, quelles qu’aient été les situations décrites dans cette étude, vécues par les élèves de la classe de 6e, qu’elles soient de l’ordre de la création, de l’appropriation ou de la découverte d’une œuvre littéraire numérique, à l’instar de Yoko Ono (1960) dans sa Kitchen piece qui invite le spectateur6 à réaliser une production artistique en suivant une trame écrite (texte dactylographié sur feuillet mobile), l’œuvre ouverte est ainsi une invitation à faire l’œuvre avec l’auteur. En effet, dans notre cas, si l’élève ne clique pas dans l’interface pour aller plus loin, l’œuvre s’arrête. Sans la participation active du spectateur, l’œuvre ne se fait pas.

Conclusion

La lecture sur un écran connecté à Internet augmente le nombre de sollicitations du lecteur. L’élève lit un texte connecté à d’autres textes par l’intermédiaire de liens. La double fonction du lien hypertexte dans la lecture numérique, à la fois signe linguistique et appel à la manipulation, peut être vécue chez certains lecteurs comme étant plus difficile, plus fatigante que la lecture papier. Le lecteur peut se retrouver confronté à de multiples fenêtres qui s’ouvrent, elles encore, sur d’autres informations. Devant l’avalanche de textes, l’effort cognitif est plus important. Les deuxième et troisième compétences visées en littératie médiatique multimodale (Lebrun et al., 2012) ont été particulièrement travaillées dans ce projet : la compétence technologique, centrée sur l’appropriation du fonctionnement et des usages des outils technologiques ; et la compétence multimodale, touchant la capacité à lire et à communiquer en combinant efficacement l’écrit, l’image et l’audio sur des supports médiatiques variés.

Pour les enseignants interrogés, prolonger la séquence par la découverte d’œuvres numériques a permis de montrer auxélèves plusieurs parcours de lecture et de bouleverser les certitudes et les évidences des lecteurs (un texte peut en cacher une autre si l’on clique sur les liens proposés). Ces textes favorisent de nouveaux contrats de lecture dont les bases reposent sur l’interaction entre un texte et son lecteur. Le lecteur a le choix de sortir du trajet continu proposé par une lecture linéaire. Ce type de lecture réinterroge aussi les habitudes du lecteur d’imprimé qui pourrait se contenter de tourner les pages. Pour connaitre le contenu, l’élève doit accepter de suivre des liens sans pour autant savoir encore ce qui va apparaître sous ses yeux. Le cheminement de lien en lien peut être source d’angoisse pour celui qui ne maîtrise pas encore les outils qui permettent de naviguer sur Internet. Au cours du projet, les élèves, tant de 6e que de CM2, se sont approprié les fonctionnalités des logiciels, les moyens de revenir en arrière, d’avancer dans le site ou entre différents sites. Chaque lecteur devient ainsi plus actif. À partir de là, la lecture numérique peut devenir très ludique. Le cheminement du lecteur se fait au fil des liens et cette « récréation » devient une « re-création » par le lecteur qui construit l’enchaînement des textes selon ses propres recherches et ses propres choix. L’élève développe la prise de décision et le raisonnement complexe. Lire sur écran est aussi une activité exigeante. Il s’agit non seulement de construire de la signification à partir de mots et de connaissances, mais aussi de saisir la structure d’un réseau, car le lien hypertexte est à la fois signe (qui demande d’être compris et interprété) et appel à la manipulation, à la décision quant au cheminement à suivre dans ce qui s’apparente à un jeu de piste.

Au-delà des compétences prévues et mobilisées, la prise en compte par l’élève écrivain de l’autre, c’est-à-dire de son ressenti ou de ses éventuelles difficultés, induit une démarche d’empathie qui n’était peut-être pas tant prévue par l’enseignant, notamment le souhait par l’élève de vouloir expliquer les termes dans un lexique interactif afin que le lecteur ne se perde pas dans la lecture et son sens. Ainsi, même l’élève en difficulté avec le dictionnaire, ou peu habitué à faire des recherches, va être en présence d’explications intégrées qui vont améliorer la compréhension du texte etaugmenter l’intérêt de l’élève pour ce type de pratique. En ce sens, cette étude souhaite contribuer au développement de la connaissance des approches sociodidactiques (Lahire, 2007) et anthropologiques d’intégration du numérique dans l’école et des usages par les enseignants et les apprenants (Saemmer, 2010).

Notes
  1. D’après Lebrun et Lacelle (2012), la multimodalité se caractérise par la présence de différents modes iconiques, linguistiques et auditifs à l’intérieur d’un même document. ↩︎
  2. Organisées à l’Institut français de l’Éducation, en juin 2016. ↩︎
  3. Accessible à l’adresse http://www.dailymotion.com/video/x1a4h_video-alex-gopher-the-child_shortfilms ↩︎
  4. Accessible à l’adresse http://revuebleuorange.org/bleuorange/02/saemmer ↩︎
  5. Bouchardon (2011) a proposé une typologie de ces gestes anticipés, interfacés, en les inscrivant dans une perspective rhétorique. Puisqu’un dispositif (une publicité sur un site Internet, par exemple) fait faire un certain nombre d’opérations à un utilisateur (visionnage, clic) en vue d’un résultat déterminé, son étude passe par la description de ces stratégies. À des termes vagues et peu précis d’un point de vue scientifique (cliquer,appuyer), est ainsi préférée une codification plus stricte (le gestème, l’actème) qui pourrait être utilement appliquée aux œuvres numériques. Dans son HDR soutenue en 2012 et disponible en ligne http://www.costech.utc.fr/CahiersCOSTECH/IMG/pdf/bouchardon-hdr.pdf, ce chercheur s’est consacré à « la valeur heuristique de la littérature numérique » (p.164). Pour cet auteur, le « lecteur », la « capture », la « typographie », le « geste », la « matière », la « lecture », le « texte » : toutes ces catégories sont souvent au cœur des processus créatifs (p. 29). La littérature numérique permet donc de les retrouver. ↩︎
  6. Les élèves ont vu l’œuvre de Yoko Ono au macLYON (musée d’art contemporain), lors d’une visite pégagogique programmée à l’occasion de l’exposition Lumière de l’Aube en 2016. ↩︎
Bibliographie

Bouchardon, S. (2011, printemps). Des figures de manipulation dans la création numérique. Protée, 39(1), 37–46. Récupéré de http://id.erudit.org/iderudit/1006725ar

Bruegel, P. (artiste). (1559). Les proverbes flamands. Gemäldegalerie, Berlin : Staatliche Museum.

Eco, U. (2015). L’œuvre ouverte (C. Roux de Bézieux et A. Boucourechliev, trad. nouv. éd.). Paris : Seuil (Points). (Original publié en 1965)

Fautrier, P. (2001). Éthiques du tropisme, Nathalie Sarraute. Paris : L’Harmattan. Jahjah, M. (2013, novembre).Peut-on reconnaître la littérature numérique ? (I) Matière, écart, langage. Récupéré de http://www.marcjahjah.net/256-on-reconnaitre-litterature-numerique-i-matiere-ecart-langage

Jenny, L. (2002). Présentation : Retour sur la notion d’œuvre. Littérature, 125(1), 3–11. Kokoreff, M. (1989). Sérialité etrépétition : l’esthétique télévisuelle en question. Quaderni, 9(1), 19–39.

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