Revisiter les pratiques du cours de français et leurs enjeux : enseignement-apprentissage et évaluation des compétences fictionnelles multimodales à travers l’art de la contée

Cécile Couteaux
Université Toulouse Jean Jaurès

Résumé

L’article interroge la possibilité d’un enseignement-apprentissage des compétences fictionnelles multimodales dans une logique de continuité plutôt que de rupture avec les formes traditionnelles de lecture et d’écriture (Lacelle et Lebrun, 2012), ainsi qu’avec les compétences en littératie médiatique multimodale. En vue de l’analyse qualitative d’un projet de contée mené en classe de 6e sont définies des compétences de création fictionnelle multimodale (construire un univers fictionnel singulier; mettre l’histoire en intrigue; articuler les différents modes sémiotiques; développer sa réflexivité). Les productions de trois groupes représentatifs de différents niveaux en français sont ensuite examinées pour cerner les acquisitions des élèves et les limites qui se font jour.

Abstract

The article examines the possibility of teaching and learning multimodal fictional skills in a logic of continuity rather than rupture with traditional forms of reading and writing (Lacelle and Lebrun, 2012), as well as with multimodal media literacy skills. In view of the qualitative analysis of a storytelling project carried out in the 6th grade, multimodal fictional creation skills are defined (constructing a singular fictional universe; plotting the story; articulating different semiotic modes; developing reflexivity). The productions of three groups representing different levels of French are then examined to identify the students’ achievements and any limitations that emerge.

Mots-clés
compétences multimodales, contes mythologiques, oral, travail de groupe, écriture créative.

Keywords
multimodal skills, mythological tales, oral, group work, creative writing.
Citer
Pour citer
Couteaux, Cécile (2024). Revisiter les pratiques du cours de français et leurs enjeux : enseignement-apprentissage et évaluation des compétences fictionnelles multimodales à travers l’art de la contée. Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, 20.

Introduction

D’après l’enquête CNL-Ipsos de 2024 sur « Les jeunes Français et la lecture », trois genres multimodaux figurent parmi les lectures favorites des jeunes enquêté·es (âgés de 7 à 19 ans) : les bandes dessinées, les mangas et les albums1. La même étude indique que les jeunes français·es passent en moyenne quotidiennement 3h11 sur les écrans en-dehors de l’école, et jusqu’à 5h10 pour la tranche des 16-19 ans. D’après une autre étude française de 2023 sur « Les adolescents [âgés de 14 à 18 ans] et leurs pratiques d’écriture au XXIe siècle » menée pour l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, sur les dix premières pratiques extrascolaires d’écriture déclarées au cours des douze mois précédents, les productions multimodales occupent de la 6e à la 10e place2, tandis que les cinq premières sont à dominante monomodale3. En outre, l’étude menée par Fastrez, Lacelle, Bihl, Gladu, Delamotte et al. (2022) sur la littératie médiatique des adolescent·es (de 13 à 15 ans) dans les pays francophones4 montre que sur Internet les pratiques de recherche des jeunes sont plus fréquentes que les pratiques de production numérique. Apparait ainsi, à travers ces trois enquêtes, un écart entre pratiques de réception et pratiques de production en littératie multimodale, en contexte numérique et hors écrans. Un besoin d’enseignement-apprentissage se fait donc jour : former les adolescent·es à la production en même temps qu’à la lecture de la littératie multimodale en contexte numérique comme hors écrans.

Les contes et récits mythologiques apparaissent particulièrement propices à une éducation aux compétences multimodales au début du collège. Appartenant à un patrimoine culturel international, pour partie familiers des élèves depuis leur plus jeune âge, ils sont écoutés, lus et/ou produits à l’école primaire (surtout les contes) et figurent au programme de français de 6e en France. Ils sont tous deux fortement liés à la multimodalité – entendue comme combinaison dans une même production de divers modes sémiotiques. Cela tient à leur dimension orale originelle et surtout à leurs modes de transmission et de circulation sous forme de récits oraux ainsi que de nombreuses adaptations en albums, éditions illustrées, films d’animation ou jeux vidéos. Ils constituent donc un fil rouge dans la construction du rapport de nombre d’élèves à la fiction multimodale depuis l’école maternelle. Ils sont ainsi susceptibles de s’inscrire dans une logique de continuité, et non de rupture, avec les formes traditionnelles de lecture et d’écriture, pour élémenter et développer les savoirs et les savoir-faire médiatiques multimodaux des élèves, comme le préconisent Lacelle & Lebrun : « Il faut partir des processus de compréhension/production classiques pour aider les élèves à construire/enrichir leurs processus de compréhension/production multimodale » (2012, § 10).

Nos questions de recherche visent la dimension multimodale dans son usage fictionnel : comment élémenter les apprentissages nécessaires à l’acquisition de compétences multimodales en lien avec des compétences fictionnelles ? Et quels observables retenir pour évaluer les compétences fictionnelles multimodales ? L’analyse portera dans un premier temps sur la question théorique des compétences multimodales et des compétences fictionnelles propres à une activité créative afin de délimiter des observables dans le processus de production par les élèves, puis nous présenterons la méthodologie adoptée et les résultats de l’étude d’un projet d’invention de contes mythologiques par des élèves de 6e et de leur contée à une classe d’élèves de maternelle utilisant la technique du kamishibaï5.

1. Cadrage théorique

Il apparait tout d’abord nécessaire d’établir un langage métaréflexif pour décrire, catégoriser et analyser les productions multimodales des élèves et leur processus de création et de réception. La littératie multimodale peut être abordée en contexte numérique ou sur supports traditionnels. Suivant Lacelle & Lebrun, travailler sur les compétences multimodales en dehors des outils numériques présente l’avantage de ne pas percevoir « la maitrise des outils technologiques (outils, logiciels, tutoriels) […] comme la compétence principale » (2016, p. 30). Ainsi que le soulignent les chercheuses, d’une part, « [l]’écrit numérique présente des ruptures et des continuités par rapport à l’écrit traditionnel et nécessite la mise à jour d’un métalangage susceptible de permettre la description de formes sémiotiques et rhétoriques nouvelles » (2016, p. 20); et d’autre part, il convient de s’appuyer sur le déjà connu des enseignant·es et des élèves : « Il faut aussi miser sur l’expertise des enseignants en écriture traditionnelle et sur la transférabilité de certaines compétences » (p. 21). Nous aurons ainsi recours à plusieurs propositions de cadres conceptuels concernant la multimodalité, la littératie médiatique et la pratique artistique pour cerner les observables permettant de mener ensuite une analyse qualitative des productions des élèves.

1.1. La multimodalité

1.1.1. La littératie médiatique multimodale

Les compétences multimodales qui peuvent être travaillées en cours de français comprennent des savoirs, savoir-faire et savoir-être propres à la communication (hors écrans ou sur écrans) et à la littérature. D’après la définition de Lacelle & Lebrun (2012), le document multimodal, ou « multitexte », combine plusieurs modes d’expression (mots, images, sons, gestes, fixes ou en mouvement), suivant une forme linéaire (ex. la bande dessinée sur papier) ou non linéaire (ex. un texte numérique contenant des hyperliens). La littératie médiatique multimodale est définie quant à elle en termes de capacités communicationnelles en production et en réception de multitextes :

[…] capacité d’une personne à mobiliser adéquatement, en contexte communicationnel synchrone ou asynchrone, les ressources et les compétences sémiotiques modales (ex. : mode linguistique seul) et multimodales (ex. : combinaison des modes linguistique, visuel et sonore) les plus appropriées à la situation et au support de communication (traditionnel et (ou) numérique), à l’occasion de la réception (décodage, compréhension, interprétation et évaluation) et (ou) de la production (élaboration, création, diffusion) de tout type de message (Lebrun, Lacelle, Boutin, 2017, p. 8).

Concernant le processus d’écriture numérique, les didacticiennes identifient cinq pratiques récurrentes (Lacelle & Lebrun, 2016) : l’hypertextualité, l’interactivité, un design adapté, la multimodalité et la collaboration. Dans le projet présenté dans cet article, l’ordre séquentiel du récit est conservé, ce qui écarte le travail sur l’hypertextualité (comme production d’une interface constituée d’hyperliens). En outre, la production finale est une performance tenant du spectacle vivant dans laquelle la dimension interactive est faible : si les conteur·ses expert·es modifient leur contée en fonction des réactions du public, par exemple en variant certaines descriptions ou en posant des questions à l’auditoire et en tenant compte de ses réponses, ce degré d’expertise n’est pas atteint par les apprenti·es conteur·ses que sont les élèves de 6e. Le projet permet en revanche de travailler sur le design adapté6, la multimodalité et la collaboration (dans le processus de création, entre membres du groupe et entre élèves du groupe-classe, et lors de la performance finale).

Concernant la littératie médiatique dans le cadre de l’éducation aux médias, Fastrez (2010) identifie d’abord quatre domaines de compétences : la lecture, l’écriture, la navigation, l’organisation. Du fait de l’utilisation restreinte de l’outil informatique, ne sont pas ou peu travaillées, dans le dispositif de contée présenté, les compétences propres à l’environnement numérique, à savoir les compétences de navigation, c’est-à-dire de recherche et surtout d’exploration active et critique des offres médiatiques (p. 41). Toutefois, le travail évaluatif sur les productions des pairs peut participer des compétences de définition et de vérification de critères nécessaires à la navigation en ce qui concerne les fictions en ligne. Suivant la seconde catégorisation effectuée par Fastrez, trois dimensions de la littératie médiatique se distinguent : informationnelle, technologique et sociale. La dimension informationnelle peut ici correspondre au contenu des histoires (intrigue, personnages, cadre spatio-temporel) des élèves. La dimension technique comme « utilisation de la technologie » (p. 44) correspond ici aux compétences d’articulation des divers modes sémiotiques (manipulation du kamishibaï, des personnages, contée orale avec gestes et mimiques éventuels, synchronisation et répartition de ces tâches entre les élèves du groupe), tandis que comme « compréhension critique » des enjeux de la technologie elle n’est abordée qu’en partie du point de vue des effets des choix des élèves-conteur·ses sur les récepteur·rices (effets virtuels, anticipés, intégrés au processus de création, et effets observés lors de la performance devant les élèves de maternelle). La dimension socialepeut s’appliquer à la démarche mise en œuvre en tant que cette dernière instaure une communauté au sein de laquelle les élèves échangent en groupe et dans la classe autour de compétences communes concernant la contée, ce qui vise à les rendre plus expert·es, à l’image des dynamiques des communautés de fans en ligne. Le travail en groupe vise en effet à développer les compétences de collaboration et de coordination autour d’un objectif commun, et donc « l’intelligence collective » et la « négociation » (Jenkins et al., 2006, p. 4), particulièrement sollicitées par la dimension sociale et participative des technologies numériques. Toutefois l’horizontalité des rapports en ligne n’équivaut pas à celle de la classe, dans laquelle les adultes sont présent·es et font autorité, même de façon discrète par le biais des postures de dévolution (Brousseau, 1998) (évaluation par les pairs, répétitions en autonomie, posture de conseil et d’accompagnement adoptée par les conteuses et les enseignantes, responsabilité laissée aux groupes de leurs choix narratologiques lors de la performance finale).

Cependant, identifier des domaines de compétences ne suffit pas à fournir des critères d’évaluation de leur acquisition, comme le souligne Fastrez :

Si l’on pose qu’une compétence n’est observable qu’au travers de son expression dans une performance, alors il convient de définir quels observables, au sein de quelles pratiques […], permettent d’attester de la maîtrise d’une compétence donnée dans le chef d’un individu ou d’un collectif. (p. 47)

Afin de définir des observables susceptibles de contribuer à l’évaluation des compétences acquises, en cours d’acquisition ou non acquises par les élèves, il nous faut donc encore préciser, du point de vue d’un processus de création d’ordre artistique, les caractéristiques du projet présenté.

1.1.2. Les matériaux de l’art

L’approche transversale adoptée par Sève (2023) nous fournit des outils conceptuels pour décrire et analyser de façon globalisée les activités artistiques de production multimodale. De la littérature à la littératie multimodale, l’intégration des modes iconiques, kinésiques et sonores dans la création conduit en effet à rechercher des catégories pour penser non plus seulement la littérarité des productions, mais leur degré d’« artisticité » (p. 17). Suivant le philosophe, ce dernier se définit par une finalité émancipatrice : les « réalités humaines dans lesquelles apparaît le plus manifestement du non conditionné sont les œuvres d’art » (idem, p. 555), dont « la racine commune » tient à une « communauté de décision (choisir un donné, matériel ou non, comme matériau) et de pratique (soumettre ce matériau à diverses opérations) » (idem, p. 551). Sève identifie six paramètres permettant à une œuvre d’être conçue et fabriquée : les matériaux (matériels et/ou immatériels), les outils, le corps, les collaborations/coopérations, la présentation et la conservation-restauration, les usages seconds.

Selon ces paramètres, les matériaux utilisés pour le projet présenté sont matériels (le papier des planches du kamishibaï, le bois du butaï, les voix des élèves-conteur·ses) et immatériels (l’intrigue, les personnages, les formulettes; mais aussi les règles syntaxiques et le sens des mots ou encore le temps : celui de la création, celui du récit lors de la performance, celui de la diégèse). Cette diversité des matériaux fait de l’art le lieu de la « synthèse de l’hétérogène » nécessitant « un minimum de convenance » (idem, p. 92) entre les différents matériaux (ce que nous évaluons plus bas viale critère de la « cohérence » interne et externe). Les outils sont matériels (les crayons, le butaï) ou immatériels (ex. : la métaphore, la prolepse et l’analepse, le résumé ou l’amplification). Le corps est présent en tant qu’instrument par la voix, les mimiques et les gestes; les gestes ont pour visée « l’efficacité » quand ils « relèvent de l’ordre du faire (produire) ou de l’agir » (idem, p. 242) (manier les personnages sans les faire tomber, changer de planche), et/ou « l’expressivité », « visée à la fois émotionnelle et cognitive » (ibid.) (faire comprendre le déplacement des personnages, exprimer la colère, créer du suspense en ralentissant le changement d’une planche). La coopération, comme « participation à la conception et à la production d’une œuvre (opus) singulière » (idem, p. 280), a lieu entre les membres du groupe et de la classe, ainsi qu’avec les conteuses et les enseignantes, de façon synchrone. La présentation prend la forme d’une performance à la médiathèque devant une classe de maternelles. La contée fait partie des arts « constitutivement fragiles » (idem, p. 428) en tant qu’art de la performance et en partie de l’improvisation, dans la mesure où est difficile ou impossible la réitération à l’identique. Les usages seconds, enfin, sont ici ceux que font les élèves des récits et histoires qu’iels doivent mélanger, mixer ensemble à partir de deux œuvres ou histoires premières (les consignes sont de composer un conte mythologique qui mélange deux histoires sources).

De là, on peut définir trois domaines de compétences travaillées dans le projet présenté, qui recoupent des compétences de littératie médiatique multimodale dans une perspective créative et artistique :

  • composer un récit multimodal, ce qui correspond à la dimension fictionnelle (terme que nous proposons pour remplacer la dimension informationnelle dans ce type de projets créatifs) ainsi qu’à la dimension technique(Fastrez, 2010) et aux pratiques de design adapté et de multimodalité (Lacelle & Lebrun, 2016);
  • prendre en compte les récepteur·rices dans le processus de composition et pendant la performance finale, ce qui correspond à la dimension sociale et au design adapté;
  • coopérer (avec les pairs et avec les enseignantes et les conteuses), ce qui correspond à la dimension sociale et à la collaboration.

1.2. La fiction

Notre rapport à la fiction se voit profondément modifié par l’environnement numérique, notamment concernant la circulation transmédiatique des histoires et des personnages et la dimension participative des expériences culturelles ainsi créées. Le projet présenté tient donc également de l’apprentissage des pratiques de littératie médiatique multimodale par le biais de la narratologie. Il peut ainsi se rattacher au cross-over, qui consiste à croiser des univers fictionnels (quel que soit le médium), et à la fanfiction, à travers laquelle « le fan retravaille le “canon”, c’est-à-dire le contenu officiel, le texte de référence » (Penloup, 2017, p. 64), et il comporte une dimension collaborative forte.

Nous posons quatre sous-ensembles de compétences qui réorganisent les domaines identifiés ci-dessus dans une perspective de création fictionnelle multimodale7 :

  • construire un univers fictionnel avec une cohérence interne logique et sensible (première étape en vue de composer un récit en coopération);
  • mettre l’histoire en intrigue de manière à favoriser l’immersion fictionnelle (Schaeffer, 1999) (composer un récit multimodal en coopération et prendre en compte les récepteur·rices);
  • articuler les différents modes sémiotiques de façon coordonnée et expressive (cognitivement et émotionnellement) (composer un récit multimodal en coopération et prendre en compte les récepteur·rices);
  • développer sa réflexivité par et sur la création et la réception (compétence transversale).

1.2.1. Construire un univers fictionnel qui ait une cohérence et une épaisseur interne, logique et sensible

Ce premier niveau concorde avec ce que Le Goff (2020) nomme les « gestes de simulation », correspondant à l’« édification du monde de fiction en termes de cohérence imaginative et de propositions imaginaires, perceptuelles et internes » (p. 102). Il consiste donc pour les élèves à construire, avant et pendant la mise en intrigue, le modèle dynamique et demeurant en partie virtuel – c’est-à-dire en partie non actualisé dans le récit multimodal – d’un univers hybride qui met en interaction générative, créatrice, des cadres spatio-temporels et des personnages (avec des motivations, des comportements, des émotions propres).

Ce premier niveau correspond également aux « gestes de fictionnalisation », qui « place[nt] la frontière entre réalité/fiction au cœur d’une problématique de la réécriture et de la variation » (Le Goff, 2020, p. 99), prenant ici la forme d’un geste d’hybridation de deux histoires et univers8, après une étude collective de la mise en récit de l’album du Petit Poucet et le Minotaure. Cet ouvrage constitue un modèle de l’hybridation demandée : le récit commence avec celui du Petit Poucet et ses frères, qui sont ensuite emmenés en bateau par des soldats jusqu’en Crète, dans un cadre spatio-temporel grec antique où se trouve le Minotaure. Une fois le monstre9 vaincu dans le labyrinthe, ils le quittent par la voie des airs sur le dos de Pégase pour rejoindre leurs parents. Ce choix initial vise une formation littéraire à la fois patrimoniale et contemporaine. D’une part, en effet, les contes et les récits mythologiques sont des récits patrimoniaux; ces derniers, par leur puissance et leur plasticité, favorisent la création d’objets sémiotiques secondaires multimodaux et transmédiatiques, comme le souligne Louichon (2017). De plus, comme le rappellent De Peretti & Ferrier, « la littérature occidentale a évolué et évolue selon [un] processus d’hybridation » (2016, § 9), compris comme « processus conscient de renouvellement, de transgression, de déconstruction, de recomposition, […] qui participe du renouvellement des formes et des genres » (§ 8). D’autre part, l’hybridation – des arts, des médias, des genres, des registres, des œuvres ou encore des temps de création et de performance – est une pratique caractéristique de l’art contemporain. Ainsi, comme le soulignent les didacticiennes, la théâtralisation de contes, qui existe depuis le XVIIIe siècle, est très couramment exploitée dans le théâtre contemporain pour la jeunesse.

La démarche adoptée dans ce projet entre également en écho avec celle de l’écriture créative. Comme le montre Petitjean (2023) :

[…] l’investissement du patrimoine littéraire part d’une stratégie rhétorique pour accéder par la pratique à la connaissance des œuvres, des genres ou encore des mythes, mais elle se décale vers une utilisation des ressources livresques qui tend à les désacraliser, voire à détourner et recomposer différemment la relation à l’œuvre (p. 7-8).

La capacité ainsi évaluée sera celle d’« utiliser les œuvres, sans inquiétude pour leur sauvegarde ou leur intégrité, mais au contraire en vivant l’imprégnation culturelle et artistique sous l’égide de l’innutrition humaniste » (idem, p. 9). L’appropriation des œuvres sources par les élèves via le travail de composition du multitexte implique donc de ne pas attendre une grande fidélité référentielle dans les productions, de ne pas évaluer leur contenu selon ce critère.

Ce sous-ensemble peut être analysé dans les productions des élèves en comparant les fiches préparant la composition du récit (avec résumé des histoires sources, tableau comparatif, étapes prévues pour le récit), le synopsis fait à l’oral (enregistrement sonore) et la performance finale (enregistrement vidéo) : quelles variations se font jour ? Quels éléments sont ajoutés, transformés ou mis de côté ? Témoignent-ils d’une évolution de la constitution d’un nouvel univers imaginaire propre aux élèves ?

1.2.2. Mettre en intrigue et mettre en scène l’histoire : préparer la contée de manière à favoriser l’immersion fictionnelle de l’auditoire

Ce deuxième niveau correspond aux « gestes de captation » tels que définis par Le Goff, créant la tension narrative :

[…] sur quels éléments fictionnels exercer une rétention d’informations, comment disposer les évènements de la fable sans nécessairement reproduire l’enchainement temporel chronologique des actions, à quel moment intervenir en tant qu’auteur-narrateur pour interpeler le lecteur ou commenter l’action du personnage ? (2020, p. 103)

C’est par le « faire par eux-mêmes », et en leur donnant d’autres destinataires que les enseignant·es, que les élèves sont amené·es à différencier l’histoire (au niveau du contenu, de la diégèse) de sa mise en forme et sa structuration (au niveau du récit) et des modalités de la narration (au niveau du discours), et encouragé·es à prendre en compte les destinataires dans chacun de leurs choix narratifs. L’interaction étroite entre pôles de la production et de la réception – caractéristique forte de la littératie médiatique – peut alors jouer un rôle prédominant dans l’expérience littéraire et culturelle.

Pour penser les caractéristiques du récit, quels qu’en soient les modes sémiotiques, Baroni propose une définition transmédiale de la narrativité comme « capacité des récits d’induire la représentation mentale d’un monde narratif dynamique », soulignant la nécessité d’envisager l’articulation entre deux temporalités distinctes – celle de l’événement représenté et celle de la représentation narrative en soi – « dont découlent certains effets fondamentaux de la narrativité, notamment les variations d’ordre et de rythme » (2017, p. 168). Dans le projet ici présenté, cette double temporalité est accentuée par une démarche proche de « ce que l’on appelle en arts du spectacle les écritures de plateau – on désigne par là celles qui ne partent pas d’un texte préalable, mais se construisent au fil du travail de répétition et directement sur scène » (Longuenesse, 2016, § 3). Les élèves circulent donc tout au long du processus de création entre les trois postures d’auteur·trice, de narrateur·trice et d’artiste de spectacle vivant.

Ce sous-ensemble de compétences peut être évalué via une comparaison entre synopsis et contée, et en observant dans les enregistrements vidéo :

  • la cohérence interne concernant les actions des personnages, leurs relations, les temps et les lieux de l’action, ainsi que la mise en adéquation des éléments provenant de chacune des deux histoires sources (à l’échelle du texte, mais aussi de la phrase pour les reprises nominales, les indications spatiales et temporelles, les connecteurs logiques par exemple), en tenant compte des possibilités offertes par le registre du merveilleux;
  • la cohérence externe permettant de reconnaitre chacune des deux histoires, avec des ajouts, des transformations et des suppressions signifiants (répondant en particulier à un principe d’économie du récit propre aux récits courts et oraux) et avec une marge de réinterprétation pouvant inclure actualisation dans le contexte contemporain des élèves et humour (deux éléments qui signalent l’appropriation des univers par les élèves et l’originalité d’une production);
  • l’usage de formulettes ponctuant le récit (outils du conte);
  • les adresses à l’auditoire (questions posées, mais aussi éventuellement gestes et regards).

1.2.3. Articuler les différents modes sémiotiques de façon coordonnée et expressive

La multimodalité suppose, pour les élèves, de combiner plusieurs stratégies représentationnelles – écrites, orales et sonores, picturales, gestuelles. Elle ajoute à l’expérience narrative les dimensions temporelle et modale de l’articulation des différents modes sémiotiques utilisés : synchronisation ou désynchronisation; redondance, complémentarité, enrichissement ou contrepoint10. S’ajoute à cette nécessité celle de prendre en compte l’évolution et les variations des versions (ou combinaisons multimodales) produites, sachant que la variation et l’improvisation sont des composantes intrinsèques de l’art de la contée. Comme pour le théâtre, l’écriture de plateau « ne distingue plus le temps de la création littéraire de celui de la création scénique », et remet en cause, « selon Pierre Longuenesse, le modèle scolaire traditionnel et sa “vision texto-centrée de la pédagogie” en faisant appel à la créativité et à la sensibilité des élèves : l’appropriation du texte se fait par le corps de même que le corps donne lieu à la naissance d’un texte nouveau » (De Peretti & Ferrier, 2016, § 13).

Ce sous-ensemble de compétences peut s’observer en considérant l’articulation plus ou moins pertinente et signifiante des modes sémiotiques dans la performance filmée. Une étude à grain plus fin supposerait de suivre la progression de chaque élève ou chaque groupe après les séances consacrées au travail sur la respiration et la voix, après le travail sur les formulettes et les adresses au public à la suite de l’écoute d’un enregistrement d’Henri Gougaud, après l’intervention des conteuses jouant le rôle de metteuses en scène auprès de chaque groupe, après la séance de co-évaluation par les pairs, ou encore au fur et à mesure du projet à intervalles réguliers.

1.2.4. Développer la réflexivité par et sur la création et la réception

Le volet réflexif fait partie des démarches d’enseignement-apprentissage de l’autoévaluation dans les différentes composantes du cours de français, et il constitue une part importante du processus de création dans les démarches d’écriture créative. Comme le souligne Petitjean (2019), il « permet de jauger le degré de conscience critique avec lequel l’étudiant aborde chaque nouvelle consigne et son engagement dans un retravail des premiers jets » (p. 9). Les activités d’autoévaluation et de co-évaluation visent à faire acquérir aux élèves la capacité à circuler entre les postures immersives et réflexives au cours du processus de création et à maitriser leur articulation. Les compétences fictionnelles multimodales en production reposent en effet notamment sur la capacité à favoriser l’immersion fictionnelle de l’auditoire – la modalité émotionnelle, affective, de la réception – par la mise en œuvre de stratégies narratives complexes. Les élèves sont ainsi amené·es à multiplier les déplacements (par les changements de situation de communication11), et à prendre conscience des modulations à opérer pour maintenir l’attention immersive ainsi que des différents dosages possibles dans la coexistence des postures immersive et réflexive. La verbalisation de cette recherche est induite par le travail de groupe et sollicitée dans le travail avec les expertes que sont les conteuses et avec les pairs dans les activités d’évaluation mutuelle, ainsi que dans les bilans réflexifs individuels. Elle vise le repérage, l’acquisition et l’affinement des compétences fictionnelles et plus généralement l’approfondissement de l’expérience esthétique – comme réaction émotionnelle fondée sur l’évaluation d’un signal traité cognitivement (Schaeffer, 2015, p. 145), où l’attention est poursuivie pour elle-même et considérée comme réussie lorsqu’elle « plaît » (p. 251).

Les réponses des élèves aux bilans réflexifs nous fournissent des observables pour chaque élève et pour chaque groupe afin d’étudier leur implication dans le travail ainsi que les savoirs, savoir-faire et savoir-être conscientisés ou non en fin de projet.

2. Méthodologie

2.1. Présentation du projet

Les groupes sont choisis par les élèves, dans l’objectif de favoriser leur implication sur la longue durée (cinq mois). Le choix leur est également laissé quant au conte et à l’épisode mythologique sources, dont 28 paires sont proposées aux élèves après avoir été constituées par les enseignantes en fonction de potentialités d’appariement autour de points communs (un motif, une situation ou une relation, les caractéristiques d’un personnage…). Le choix leur est également laissé de lire ou d’écouter (ou visionner) les histoires sources sur papier et/ou sur Internet. Le nombre minimum de planches attendu pour le kamishibaï est de trois; des personnages dessinés et plastifiés sont également demandés; le travail graphique est majoritairement réalisé en cours d’arts plastiques et celui de composition du récit en cours de français, mais les croisements sont possibles pour limiter la segmentation du travail.

2.2. Présentation des participant·es

Les données analysées ont été recueillies dans un collège semi-rural en France, accueillant un public mixte, avec un indice de position sociale de 112,8 en 202212. Le projet a été mené dans une classe de 6e de 27 élèves, la nôtre, en 2022-2023. La classe de 6e concernée est une classe active à l’oral et engagée dans plusieurs projets. Les élèves présentent en début d’année des difficultés en décodage et encodage de l’écrit : à l’entrée en 6e, ils sont 21 sur 27 à ne pas atteindre les attendus au test national de fluence ou au test orthographique que nous leur avons fait passer, et 13 sont en dessous des attendus dans les deux.

L’équipe d’enseignantes qui a co-conçu la démarche et les activités13 est constituée de deux professeures de collège (français (nous) et arts plastiques), d’une professeure des écoles en maternelle et de deux conteuses. Elles travaillent ensemble sur ce type de projets depuis cinq ans. Les enseignantes ont entre 15 et 18 ans d’ancienneté. Les conteuses ont été professeures des écoles et formatrices en amont et en parallèle de leurs activités artistiques.

2.3. Outils de collecte des données et méthode d’analyse

Notre projet de recherche sur cette expérimentation a émergé au cours de la mise en œuvre sur le terrain. Le cadrage théorique et les analyses des productions des élèves ont donc pris place en aval de la pratique. Les biais potentiels à prendre en compte tiennent à notre double statut d’enseignante et de chercheuse, à notre attachement à l’équipe enseignante et au plaisir pris à la mise en œuvre avec la classe.

Les traces d’activités retenues pour cet article sont de trois types :

  • des traces écrites : les fiches de groupe préparant la composition du récit et deux bilans réflexifs individuels (avant et après la contée finale, le premier focalisé sur le travail de composition du multitexte, et le second sur la performance devant les maternelles et le bilan global);
  • une trace audio : le synopsis fait en groupe au début du projet (enregistrement sonore);
  • une trace vidéo : la performance finale des groupes devant les grandes sections de maternelle à la médiathèque (enregistrement vidéo14).

Étant donné la taille restreinte du groupe-classe observé, l’analyse est qualitative. Elle porte sur trois groupes sélectionnés pour les différents niveaux des élèves qui les constituent. Le groupe A comprend trois garçons en difficulté : A1 est en dessous des attendus orthographiques en début d’année et en situation de décrochage scolaire (nombreuses absences, cours notés de façon irrégulière, devoirs non faits); A2 présente des difficultés en fluence et en orthographe en début d’année, et des difficultés de compréhension des textes et des consignes; A3 a un très bon niveau de fluence et un niveau moyen en orthographe, il présente des difficultés de formulation, mais de bonnes capacités de compréhension et d’analyse. Le groupe B comprend deux garçons et une fille de niveau moyen : en début d’année leur niveau en fluence est moyen (B1) à très bon (B2 et B3), le niveau d’orthographe est moyen; B1 présente des difficultés à l’oral (grande timidité) et pour développer ses écrits; B2 a de bonnes capacités de compréhension et d’analyse; B3 présente des résultats irréguliers avec quelques difficultés en syntaxe notamment, et des difficultés de concentration. Le groupe C est constitué de trois filles très bonnes élèves, dont deux sont très à l’aise dans toutes les composantes du français (C2 et C3); C1, très travailleuse, présente quelques difficultés de syntaxe et de mémorisation. Nous comparons l’état de leurs productions à trois étapes : lors des écrits de travail préparatoires; lors du synopsis oral réalisé par groupe avant le travail d’organisation, d’amplification et de densification du récit; et lors de la performance finale après les cinq mois de travail et les répétitions. Une observation individualisée de chaque groupe n’ayant pu être mise en place pour des raisons logistiques, l’individualisation des analyses se fera via les réponses de ces élèves aux deux bilans réflexifs.

Ces différentes traces sont analysées selon les critères évaluatifs portant sur les compétences fictionnelles multimodales, construits et présentés dans le cadrage théorique. Les fiches préparatoires apportent des indications sur les savoirs et savoir-faire fictionnels et multimodaux du groupe avant le travail réalisé au cours du projet. Les synopsis et les vidéos font l’objet d’analyses linguistiques et narratologiques prenant en compte le langage verbal et non-verbal. Les bilans permettent de pointer les convergences et les divergences dans les discours des élèves sur le projet.

3. Résultats et discussion

Sont repris ici les sous-ensembles de compétences définis dans le paragraphe 1.2 du cadrage théorique pour l’analyse des productions créatives et réflexives des élèves sélectionnés.

3.1. Construire un univers fictionnel qui ait une cohérence et une épaisseur interne, logique et sensible

         Le groupe A a choisi la paire constituée du « Chat Botté » et de la relation de Mentor et Télémaque dans l’Odyssée. Les fiches préparatoires ont été perdues, vraisemblablement parce que les élèves ne s’en sont pas ou peu emparés. Le synopsis oral présente des problèmes de logique : les liens entre les personnages sont peu explicités, le contexte est flou, l’élément-clé des péripéties comporte un anachronisme (l’achat d’une montre connectée dans le contexte de la guerre de Troie). Lors de la performance finale, les trois élèves sont présents. Les liens entre les personnages sont explicités, plusieurs relations coexistent de façon claire et pertinente (Télémaque et Ulysse, Ulysse et le Chat Botté, Télémaque et le Chat Botté, Télémaque et son amoureuse). La montre a été remplacée par un bracelet magique.

  Le groupe B a porté sa préférence vers « Les habits neufs de l’empereur » et « le Roi Midas ». Dans les fiches préparatoires, les résumés des histoires sources sont inachevés; un Elfe issu de l’univers de la fantasy intervient auprès du roi grec (soit que les élèves l’aient inventé, soient qu’ils aient consulté une réécriture du conte lors de leurs recherches sur Internet). Le tableau comparatif ne retient que la volonté de richesse et la différence entre « roi » et « empereur ». La description des étapes de l’histoire contient principalement des paroles rapportées et très peu d’action. Dans le synopsis oral, l’Elfe n’apparait pas, non plus que la volonté de richesse des deux souverains, ce qui est plus inattendu. Le récit se rapproche ainsi davantage de la fanfiction, déplaçant les personnages dans un autre contexte (l’île d’Izmir) et choisissant de se focaliser sur l’amitié des deux protagonistes. Par leur quête d’une « cape extraordinaire », l’influence du conte prend le pas sur celle de l’épisode mythologique, le don du roi Midas étant cantonné à la fabrication d’habitations pour les villageois·es au début (aucun rôle dans la tension narrative) et à la transformation des escrocs en or à la fin de l’histoire. Dans la performance finale, les personnages sont moins nombreux : les villageois·es ont disparu, les escrocs ne sont plus qu’un. En revanche, le château est ajouté et sa restauration et son aménagement sont détaillés. On peut émettre l’hypothèse que ces descriptions ont été ajoutées en lien avec les deux planches (sur quatre) représentant l’intérieur de la demeure, tandis que la nécessité de réaliser les personnages a conduit à la réduction de leur nombre, la multimodalité induisant une transformation de certains éléments de l’histoire. La cape est devenue une « robe magnifique », dont le rôle dans l’avancée du récit est peu exploité. La transformation finale de l’escroc en or sert à élever une statue protectrice au centre de l’île (déplacement de la fonction collective du don du roi qui avait permis de construire les maisons des villageois·es dans la première version).

Le groupe C a choisi de mélanger « Hansel et Gretel » et l’épisode du cyclope de l’Odyssée. Dans le document préparatoire, les résumés sont précis. Le tableau comparatif recense cinq points communs (iels sont perdu·es / iels sont affamé·es et mangent / quelqu’un est prisonnier / il·elles réussissent à s’échapper / la ruse permet de vaincre le méchant) et cinq différences (adultes ou enfants / certain·es ont des parents, d’autres pas / les décors diffèrent / Hansel et Gretel ne mangent pas les mêmes choses / il n’y a que des garçons dans « le Cyclope »). Les éléments de convergence retenus sont d’être perdu·es et d’avoir faim. Les étapes de l’histoire sont déjà rédigées et similaires au synopsis oral. Ce dernier reprend la construction de l’album du Petit Poucet et le Minotaure en commençant dans la forêt, avec un déplacement dans l’univers antique puis un retour chez les parents. C’est Ulysse lui-même qui emmène les enfants en Sicile pour qu’iels fuient la sorcière et l’aident à libérer ses compagnons (ce qu’il ne leur dit pas avant de partir, clin d’œil à la ruse du héros grec dont on ne sait s’il est volontaire ou non de la part des élèves), et la sorcière s’est rendue de son côté dans la grotte du cyclope. Finalement, l’ensemble des points communs et des différences identifiées ont été conservés. Dans la performance finale, les modifications concernent toutes la narration, les deux univers sources étant déjà bien maitrisés par les élèves dès la phase initiale du projet.

Ainsi, sans surprise, les écrits de travail que constituent les fiches préparatoires sont d’autant plus cohérents et denses que les élèves sont à l’aise au départ en français (en lecture et en écriture, et en maitrise de langue). Le processus de création multimodale et les répétitions orales permettent aux groupes plus en difficulté de s’approprier les éléments des histoires sources et de renforcer la cohérence du nouvel univers créé.

3.2. Mettre en intrigue et mettre en scène l’histoire : préparer la contée de manière à favoriser l’immersion fictionnelle de l’auditoire

         Le synopsis oral du groupe A comporte des problèmes de cohérence : imprécision des reprises nominales, absence de connecteurs et d’indications spatio-temporelles, juxtaposition de phrases à propos de situations différentes, absence de dénouement et de situation finale. Dans la version filmée, un titre et la formulette « Il était une fois » marquent le début du récit; mais aucune adresse à l’auditoire ne signale une interaction avec lui. Les personnages sont clairement identifiés, les causes de leurs actions sont précisées, les péripéties sont articulées à l’aide de connecteurs et d’indications temporelles (y compris l’usage du plus-que-parfait), les péripéties se sont complexifiées et les différents aspects de l’intrigue se résolvent dans le dénouement et la situation finale.

         Dès la description préparatoire des étapes de l’histoire, plusieurs connecteurs sont employés par le groupe B. À une formulette initiale, « Dans les temps anciens », déjà présente dans le synopsis oral, s’ajoute une formulette finale, « Et c’est depuis ce jour… », dans la performance finale, ainsi qu’une « moralité ». Les marqueurs du conte se sont multipliés.

         Le travail sur la narration réalisé par le groupe C est patent dans la performance finale. Les formulettes ajoutées sont originales et élaborées (« je vais vous raconter la merveilleuse histoire de… », « ce conte, on vous l’offre, qu’il voyage avec vous »). Le conte s’ouvre sur une mise en abyme de la situation scolaire : les parents d’Hansel et Gretel leur font l’école et sont en train de leur faire étudier le cyclope. Un retardement de l’identification de la sorcière par les enfants est introduit : la désignant comme « vieille femme », la narratrice crée ensuite une complicité avec le public en précisant que « c’était une sorcière, mais les enfants ne le savaient pas », avant qu’Ulysse ne le leur explique. Les connecteurs et les descriptions des décors et des personnages se multiplient. Deux questions sont adressées à l’auditoire pour s’assurer de sa connaissance de la spécificité du cyclope (« le cyclope avait un point faible, vous le savez ? » / « vous vous souvenez ? »).

          Dans les trois groupes, le récit a gagné en cohérence et en précision (via la description du cadre spatial, les indications temporelles, l’ajout de connecteurs logiques, l’étoffement des motivations des personnages). Les groupes B et C interagissent avec l’auditoire, ce que ne parvient pas à faire le groupe A : il s’agit d’un degré de difficulté supérieur qui requiert d’être suffisamment à l’aise avec son récit pour intégrer les imprévus. Le groupe C atteint en outre un degré de jeu avec le récepteur par le biais de la complexité narrative que n’ont pas encore acquis les deux autres.

3.3. Articuler les différents modes sémiotiques de façon coordonnée et expressive

         Les planches du groupe A sont utilisées comme fonds et présentent des décors minimaux au crayon. Elles jouent un rôle de complémentarité par rapport au récit qui comporte peu de descriptions. La manipulation des personnages est réduite à quelques déplacements. L’oral est inégal : A1 parvient à dire sa partie sans hésitation, avec une voix dynamique et une diction fluide (ses difficultés ont été résolues quand il lui a été expliqué qu’il pouvait se faire le film de ce qu’il racontait dans sa tête pendant la contée); A2 a une diction hésitante, le volume est bas, plusieurs blancs émaillent sa partie (une aide de l’enseignante-souffleuse est nécessaire pour lui permettre de terminer, ses camarades n’ayant pas réagi); A3 connait sa partie (c’est lui qui a majoritairement composé le récit), sa voix est assez monocorde et le rythme un peu saccadé. La concentration de ces trois élèves en difficulté se focalise sur l’oralisation du récit, qui tient davantage de la récitation d’une version écrite que de la contée.

         Les élèves du groupe B ont appris à jouer sur les silences lors des changements de planche pour créer du suspense – ou à improviser à partir des difficultés techniques –, et ont ajouté de l’interaction avec le public. Tandis que sa camarade B1 rencontre quelques difficultés à effectuer un changement de planche, le conteur B2 ralentit son débit et met à profit ce retard dans le dévoilement du nouveau décor pour interagir avec le public des enfants :

puis // il commence à voir qu’il commençait à ricaner / et c’est là qu’il compris qu’en fait /// l’inconnu était // vous savez qui c’était ? [naaan] un es-croc / [onomatopée du conteur exprimant la surprise ou la peur].

Cet élève met à profit le contexte de production-réception, ici réunies dans le temps de la contée, pour continuer à transformer l’œuvre. La multimodalité, comme combinaison du langage verbal (oral), des images, des gestes, des mimiques fonctionne ici comme un intensificateur de simulation et d’interaction. L’intonation, le volume, le débit des trois conteur·ses sont adaptés et dynamiques.

Le conte mythologique du groupe C a été choisi par la classe de maternelle pour y ajouter des bruitages, ce qui ajoute un mode sémiotique à la performance finale. Les élèves ont répété en repérant les moments de bruitages sans les avoir entendus avant le jour J. Les planches et les personnages sont plus nombreux que dans les autres groupes : cinq personnages sont manipulés, et cinq planches, dont trois sont utilisées deux fois au cours de la contée. Les illustrations sont colorées et variées, donnant lieu à des jeux de synchronisation et de désynchronisation avec le récit oral. Elles sont employées tantôt en redondance, tantôt en complémentarité, tantôt comme enrichissement par rapport au récit verbal. Un rapport de contrepoint involontaire apparait lors de la contée : le personnage d’Ulysse, mal fixé, tombe, provoquant le rire des enfants, qui redouble lorsqu’il·elles entendent les bruitages qu’il·elles ont réalisé·es avec leur enseignante. Ce double imprévu est bien géré par les élèves conteuses, qui parviennent à poursuivre leur récit sans en perdre le fil. Le rythme est pertinent, les voix sonores (un peu moins pour C1), les intonations sont variées et justes (là aussi, C1 montre un peu moins d’aisance).

L’exercice de la contée doublé de la manipulation du kamishibaï et des personnages est complexe, parce qu’il combine plusieurs systèmes expressifs et plusieurs temporalités. L’exploitation des potentialités narratives et expressives de la multimodalité est très réduite pour le groupe A; elle est mise à profit par le groupe B pour créer un effet de suspense; elle est utilisée de façon signifiante et cohérente par le groupe C pour densifier le multitexte.

3.4. Développer la réflexivité par et sur la création et la réception

         Une étude approfondie de cet aspect nécessiterait de suivre ou d’enregistrer chaque groupe lors des séances de composition et de répétition pour recueillir les échanges entre élèves relevant du travail réflexif. Les deux bilans écrits individuels collectés ici15 fournissent quelques indications, nécessairement partielles.

Concernant la construction d’un nouvel univers fictionnel par hybridation et la distinction entre histoire et mise en récit, la question « Quel intérêt y a-t-il, selon toi, à avoir mélangé un épisode mythologique et un conte ? Explique » aboutit à l’expression d’une impression de faisabilité partagée par les élèves des trois groupes, et d’une aide à la création apportée par le dispositif : par exemple, « [cela permet de] pas raconter deux fois une histoire différente16 » (A2), « ça invente une histoire qui peut avoir plein de sens » (B1), « bah ça n’a pas été dur il fallait juste mélanger leur histoire et les mettre ensemble » (B3), « cela rend l’histoire plus intéressante » (C2). Plus spécifiquement, l’impression de facilité est légèrement majoritaire; à la question « As-tu trouvé facile ou difficile d’imaginer votre histoire à partir du conte et du mythe ? Pourquoi ? », B3 répond ainsi : « nous avons regardé leur histoire donc il fallait juste les mettre ensemble pour faire notre conte », C2 : « assez facile, car la feuille à remplir pour les héros, les points communs m’a bien aidée », C1 : « facile car il y avait beaucoup de points communs sur Hansel et Gretel ». Les difficultés pointées sont d’ordre général pour A2 : « car c’est difficile de penser », et propres à la mise en récit et à l’organisation des temporalités pour B2 et C3 : « il fallait mettre la faculté de Midas de tout transformer en or et de trouver le bon moment pour mettre le moment où il pourrait l’utiliser », « un peu difficile car il fallait changer un peu le contexte de départ et c’est un peu difficile de devoir mélanger les deux car il faut trouver le moment où le conte et le mythe se rejoignent ». On note cependant qu’aucun des élèves cités n’évoque les enjeux d’apprentissage concernant les caractéristiques narratologiques du conte et des récits mythologiques. Leur identification représenterait donc un degré supérieur d’expertise et nécessiterait ainsi un travail d’explicitation plus accompagné.

La question « Quel conte mythologique as-tu préféré dans tous ceux de la classe ? Pourquoi ? » est l’occasion pour A1 et B3 d’exprimer leur fierté (« mon conte car il avait un peu une bonne histoire », « car c’est moi qui l’a créé et j’étais content que les petits avaient adoré »). B1 explique ne pas bien connaitre les contes des autres. B2, C2 et C3 formulent des évaluations critériées des contes des autres, valorisant la dimension esthétique, la prise en compte de la multimodalité, l’établissement d’une interaction avec le public, les qualités narratives : « il avait des émotions des gestes des questions », « ils posaient des questions et étaient à l’aise », « il y avait une vraie histoire c’était intéressant et les décors étaient vraiment beaux ! ». Une corrélation existe pour ces élèves entre aisance en français et capacités à apprécier les productions des autres et à expliciter leurs critères.

Concernant la multimodalité (verbale – écrite et orale – et picturale), une première corrélation apparait, parmi les élèves considéré·es, entre aisance en français et préférence pour l’écrit. A1, A2, B1, B2, B3 disent avoir préféré écouter le conte source plutôt que de le lire, car c’est plus facile (A1 et B1) et que cela facilite la concrétisation imageante (« comme ça on a pu [savoir] à quoi ressemblaient Midas et l’empereur », B3). Les trois élèves du groupe C ont préféré la lecture pour des raisons de meilleure compréhension, à quoi C3 ajoute le plaisir (« et tout simplement car j’adore lire »). Laisser le choix entre lecture et écoute des contes (dont des versions lues se trouvent facilement en ligne) dans un projet créatif peut donc faciliter l’appropriation des œuvres sources par chacun·e selon le mode sémiotique qui lui semble le plus accessible. Concernant la modalité picturale, tous·tes les élèves des groupes A et B, sauf A2, répondent positivement à la question : « Dessiner les personnages et les décors t’a-t-il aidé·e à imaginer l’histoire ? Pourquoi ? ». Elle leur permet de visualiser l’histoire : « on voit vraiment comment ça peut être » (A1). Elle intervient de façon productive dans le processus créatif : « [cela] m’a donné une idée que pour les décors car au début on voulait faire un village, mais on a fait des montagnes et une forêt » (A3); « ça m’a un peu aidée pour le roi Midas, pour la suite c’est la façon dont je l’ai dessiné qui m’a permis de faire la suite » (B1); « oui, car juste écrire ça n’a pas pu m’aider à imaginer les lieux et les personnages » (B3). Pour C3, cela intensifie l’immersion dans l’activité créative tout en constituant un référent commun aux élèves du groupe et peut-être aussi aux récepteur·rices : « ça me met plus dans l’ambiance et je suis vraiment plongée dans l’histoire et ça permet aussi qu’on ait tous à peu près la même imagination du conte ». Elle n’apporte rien au processus d’écriture pour C1 (« les personnages je les avais déjà faits ») et C2 (« non pas forcément car je l’avais déjà en tête »). Enfin, dans le retour sur la performance finale (« Quelles sont tes impressions après la contée aux maternelles ? Qu’est-ce qui t’a surpris·e, t’a paru facile ou difficile, t’a plu ou déplu dans ta prestation, celle de ton groupe, le fait d’avoir un public de maternelles ? Explique »), le stress dû à la situation de représentation est mentionné par A2 pour des problèmes de mémoire, et par B2 : « j’ai cru qu’ils croyaient qu’ils trouvaient l’histoire nulle ». Les autres élèves ont été rassuré·es par les répétitions (« j’étais normal j’ai l’habitude », A1) et les autres situations de présentations expérimentées au cours du travail (« vu que ce sont des maternelles c’est moins stressant que devant des adultes », B1, « on avait bien appris notre texte », C3). Seule C3 mentionne ici les réactions du public : « les maternelles rigolaient et ils prenaient du plaisir ». Ces réponses témoignent des difficultés propres aux arts du spectacle, et particulièrement à l’art de la contée qui consiste à partager une histoire avec un auditoire et à interagir avec lui, à prendre en compte ses réactions, ce qui implique de maitriser suffisamment son stress et son conte pour rester ouvert·e à l’imprévu.

Concernant la motivation et l’implication dans le projet, à la question : « Quels points positifs et/ou points négatifs as-tu trouvés globalement à cette expérience de composition et de contée d’un conte mythologique ? Explique et justifie », les réponses positives sont majoritaires. Ils concernent des aspects très divers : l’impression de progrès dans la mémorisation (« avant je ne connaissais pas mon conte et que maintenant je le connais », A2), la dimension sociale liée à une facilitation cognitive (« on était entre amis et j’ai compris le conte », A1), la dimension sociale en termes d’émulation collective (« tout le monde s’y mettait vraiment ils voulaient vraiment réussir », B3), les progrès à l’oral (« on a travaillé notre oral, raconter notre conte (en classe et aux maternelles) nous a aidés », C3). Pour les réponses négatives, B1 mentionne l’inconvénient de la longueur du projet et B2 revient sur les difficultés techniques de mise en récit. À la question concernant la durée (« As-tu trouvé ce projet trop court, trop long, de la bonne durée ? Pourquoi ? »), A2 et B2 répondent qu’ils le trouvent trop long sans préciser pourquoi, et les autres témoignent d’une prise de conscience du temps que cela prend de créer : par exemple, « si c’était trop court on n’aurait pas pu tout faire les personnages et apprendre le texte » (B3), « au début je trouvais cela long car je voulais déjà avoir le conte entièrement, mais finalement c’est du travail » (C3).

Concernant la dimension sociale au sein du groupe, dans les réponses à la question : « Selon toi, quels sont les avantages et les inconvénients à avoir fait ce travail en groupe ? Pourquoi ? », les avantages identifiés résident dans la complémentarité des compétences : « c’est quand on connaissait pas notre conte » (A2), « ce qui est bien c’est que mes coéquipiers savaient dessiner » (B2). Ils tiennent également à l’augmentation de l’efficacité du travail : « ça nous a appris des choses » (B1), « à trois on avance plus vite » (B3), « on a plus d’idées » (C2), « on a tous des idées puis on avance plus vite » (C3). Et ils se rapportent à la sociabilité pour A1, l’élève en situation de décrochage : « on travaille entre amis ». Les inconvénients pointés tiennent aux difficultés de négociation et de coopération : « [B1 et B3] étaient perturbés par tout et donc ils ne travaillaient pas » (B2), « on peut pas dire ses idées parce que tout le monde n’est pas d’accord » (B3), « nous ne sommes pas tout le temps d’accord » (C2), « parfois on se dispute ou on s’embrouille car on n’est pas d’accord » (C3). Ces conflits à la fois indiquent un apprentissage en cours de la coopération et témoignent d’une implication des élèves dans les choix narratifs, et donc d’une posture d’auteur·rice se sentant responsable de la production présentée.

3.5. Synthèse et pistes de recherche

Tou·tes les élèves ont produit un récit multimodal cohérent et complet témoignant de progrès notables au fil du travail, résultat auquel l’échéance de la performance finale devant un public extérieur au collège n’est certainement pas étrangère. Parmi les observables détaillés pour évaluer les compétences fictionnelles multimodales, les différences entre les productions résident principalement dans le degré d’intégration des récepteur·rices dans le travail sur le récit et lors de la performance, dans la complexité de la narration, dans la précision des planches, dans le degré de manipulation des personnages et dans l’aisance à l’oral. Concernant l’engagement des élèves, l’importance de l’oral dans ce projet de contée nous semble à la fois favoriser l’implication des élèves de niveau initial faible et moyen, grâce à l’impression d’accessibilité et de facilité accrue par cette modalité sémiotique, et permettre aux élèves de bon niveau initial de travailler un domaine dans lequel il·elles se sentent parfois moins à l’aise qu’à l’écrit.

En prolongement de ce type de projet, un travail sur des œuvres théâtrales contemporaines hybridant des contes par exemple permettrait de réinvestir et d’évaluer, en situation de réception, les savoirs et savoir-faire littéraires et culturels acquis ou en voie d’acquisition.

Concernant des pistes d’approfondissement de la recherche, un prétest et un post-test évaluant les compétences d’écriture permettraient d’étudier les effets du travail du récit multimodal sur les capacités individuelles d’écriture des élèves, et d’écriture de fiction plus particulièrement. Quant à la question de la transposition en ligne des compétences fictionnelles multimodales travaillées ici sur des supports traditionnels, un prétest et un post-test en contexte numérique permettraient de déterminer dans quelle mesure les élèves qui ont travaillé hors écran sont en capacité après le projet de mettre en œuvre ces compétences en milieu numérique.

Conclusion

Nous avons identifié des dimensions communes à la littératie multimodale en contexte numérique et sur supports traditionnels : le design adapté, la multimodalité et la collaboration (Lacelle & Lebrun, 2016); la lecture, l’écriture, l’organisation (Fastrez, 2010); la collaboration et la coordination autour d’un objectif commun, c’est-à-dire l’usage de l’intelligence collective et de la négociation (Jenkins et al., 2006). Le croisement des apports théoriques sur les matériaux (matériels et immatériels) de l’art (Sève, 2023) et sur la didactique de l’écriture créative et fictionnelle (Le Goff, 2020, Petitjean, 2019, 2023) avec ces travaux sur la littératie multimodale nous a ensuite fourni des outils conceptuels pour proposer une analyse descriptive des activités du projet expérimentées sur le temps long ainsi que des caractéristiques du spectacle vivant auquel se rattache l’art de la contée. Nous avons alors pu dégager quatre sous-ensembles de compétences propres à guider l’évaluation des productions fictionnelles multimodales comme processus et comme réalisations. L’évaluation détaillée des productions des élèves sélectionné·es pour cette étude nous a menée à préciser des critères observables pour chaque sous-ensemble de compétences, et à envisager des possibilités de modification ou d’approfondissement des activités de classe et des analyses de recherche en fonction des objectifs poursuivis. Cette recherche nous parait ainsi susceptible de fournir des pistes aux enseignant·es pour concevoir des démarches visant à faire travailler aux élèves les compétences fictionnelles multimodales, en articulant réception et production. Elle appelle également à des compléments pour vérifier la transférabilité de ces compétences en contexte numérique.

Annexe : Tableau récapitulatif du travail conjoint des compétences multimodales et fictionnelles

Compétences viséesDétailActivités réalisées
Construire un univers fictionnel par intertextualité explicite (conte et épisode mythologique)créer cohérence interne et épaisseur sensible dans les relations entre les personnages et entre personnages et cadre spatio-temporel et socio-culturelmanier l’intertextualitélecture/écoute des histoires-sources et d’autres contes et récits mythologiquesfiche préparatoire sur points communs et différences, choix des personnages et des étapes du récit + cadre spatio-temporelréalisation des planches dukamishibaï et des personnages et objets
Préparer la représentation de manière à favoriser l’immersion fictionnelle (mise en intrigue et mise en scène)créer de la tension narrativecréer de l’interaction avec le·alecteur·rice/spectateur·rice exercices de réécriture et de recomposition : synopsis oral en groupe, écriture individuelle, speed-telling, répétitionsmise en commun des versions individuelles et négociation
Articuler les modes sémiotiques (expression multimodalemaitriser la multimodalité : articuler les modes sémiotiques (écrit, oral et sonores, pictural, kinésique) de façon signifiante et expressive et de façon coordonnéeécoute d’Henri Gougaud et échangesexercices pour travailler l’oral (respiration, ton, volume, articulation, position du corps, regard, mimiques)interdisciplinarité : arts plastiques (+ histoire-géographie)spectacle des conteuses et répétitions avec ellesco-évaluation des contées par les pairs
Développer la réflexivité par et sur la création et la réceptionprendre conscience des variations de distance par rapport à la fiction, en production et en réceptionprendre en compte la réception dans l’acte de créationdevenir responsable de sa parole, auteur·rice de sa parole fictionnellebilans réflexifs (sur l’invention du conte et sur le travail de contée) = autoévaluationco-évaluation des contées par les pairs 
Notes
  1. Pour 55 %, 47 %, et 27 %, auxquels s’ajoutent les romans en 3e position (43 %). ↩︎
  2. Dans l’ordre décroissant : un sketch/un tiktok, une chanson, un scénario de film ou une trame de vidéo, une BD ou un manga, un article de presse ou un reportage. ↩︎
  3. Dans l’ordre décroissant : liste de choses à faire, carte, note d’informations sur un sujet qui les intéresse, texte imaginaire. ↩︎
  4. Belgique, Québec, France, Suisse. ↩︎
  5. Technique de contée d’origine japonaise impliquant un théâtre portatif (butaï) où l’on fait défiler des planches illustrées. Le butaï utilisé est au format A3, ne comporte pas les portes articulées que l’on trouve habituellement pour cacher et dévoiler les planches, et aucun texte n’est écrit au dos de ces dernières. L’ajout de personnages manipulés par les élèves devant le butaï n’est pas non plus traditionnel. ↩︎
  6. Via l’articulation des planches, des manipulations de personnages devant le butaï, des gestes et mimiques des élèves-conteur·ses et de la contée verbale orale, le design adapté est travaillé dans les cinq dimensions identifiées par Edwards-Groves (2010) et rapportées par les chercheuses : « le design visuel (ex. : fonction des couleurs), le design gestuel (ex. : la position du corps), le design linguistique (ex. : les phrases écrites), le design spatial (ex. : la disposition du texte dans l’image) et le design sonore (ex. : lire et enregistrer un texte sur un logiciel d’histoires illustrées) (p. 60, traduction libre) » (Lacelle & Lebrun, 2016, p. 10). ↩︎
  7. Voir en annexe le tableau récapitulatif mettant en lien compétences et activités réalisées. ↩︎
  8. Une paire conte-épisode mythologique choisie par chaque groupe parmi les 28 proposées par les enseignant·es. ↩︎
  9. Le Minotaure se comporte comme l’ogre du conte, se préparant à cuisiner et manger les enfants. ↩︎
  10. Nous reprenons ici les quatre types de rapports entre texte et image identifiés par Maria Nikolajeva et Carole Scott (2006), qui nous semblent pouvoir s’appliquer également, dans une première approche, aux rapports avec les gestes et mimiques et les modulations de la voix. ↩︎
  11. Travail en groupe, représentation devant les conteuses, devant les enseignantes, devant les pairs, devant le public des maternelles. ↩︎
  12. Sur une échelle de 45 à 185. La moyenne nationale en collège en 2022-2023 est de 104,13 selon les données du Ministère (disponibles sur data.education.gouv.fr). ↩︎
  13. Hélène et Chantal de l’association Une sorcière m’a dit ainsi que les enseignantes Mélanie Audas et Aurélie Lievens. ↩︎
  14. Le cadrage étant resserré sur le butaï et les bras des élèves, les mimiques et regards ne seront pas étudiés. ↩︎
  15. Les réponses d’A2 sont souvent difficiles à exploiter parce que le lien entre ses réponses et les questions posées est difficile à établir. A3 et C1 étaient absent·es lors du second bilan. ↩︎
  16. Nous corrigeons l’orthographe pour éviter les biais sur ce point, et maintenons la syntaxe, dans la mesure où la corriger nécessiterait parfois des choix susceptibles de transformer la logique initiale de l’élève. ↩︎
Bibliographie

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