Les possibilités qu’offre le numérique ouvrent une nouvelle étape dans l’histoire de la lecture et de la création littéraire, mais sans doute aussi dans l’histoire de l’enseignement des textes (Bautier et Crinon & Delarue-Breton, Marin, 2011 ; Meirieu, Kambouchner & Stiegler, 2012). Lorsque les supports habituels de lecture et d’écriture – papiers, manuels, ouvrages – sont convertis sur écran, les habitudes de travail, le type de corpus, l’organisation même de la séance se trouvent affectés (Vandendorpe, 2012).Il s’agit précisément, dans ce numéro de la revue R2LMM, d’engager une réflexion sur l’influence des nouveaux supports textuels dans l’enseignement de la littérature. Ainsi se croisent deux champs de recherche, celui de la recherche en didactique de la lecture/écriture littéraires en contexte numérique (Ahr, 2015) et celui de la recherche sur l’enseignement avec le numérique (Charlier, 2010 ; Lefèbvre, Mélaçon & Lefrançois, 2012 ; Thibert, 2012 ; Fourgous, 2012). Or, ces champs de recherche posent des questions qui ouvrent sur des problématiques diverses. Les documents présentés dans les classes subissent-ils seulement un changement de support ou sont-ils affectés d’une forme de mutation (Doueihi, 2010) ? Le corpus travaillé dans les classes de littérature est-il pas affecté par les nouvelles modalités de lecture et d’écriture (Lebrun, Lacelle, 2012) ?
Quelques constats émergent de recherches sur ces questions : les usages scolaires du numérique sont multiples en ce qui concerne la documentation (extension des corpus disponibles, amplification de l’hétérogénéité et de la multimodalité des contextualisations disponibles, etc.), la scénarisation des cours (spatialisation des programmations, mise en évidence graphique facilitée du travail des textes : surlignages, jeux typographiques, commentaires marginaux, écriture collaboratives, etc.), l’adoption et adaptation de pratiques sociales de référence (courriels, réseaux sociaux) à des fins de création littéraire ou de pratiques métatextuelles (Petitjean & Houdart-Mérot, 2015), l’invention ou la banalisation de formes multimodales qui échappent aux découpages génériques traditionnels. Il paraît ainsi nécessaire de documenter, dans les travaux de recherche, les pratiques de littérature développées dans ces nouveaux contextes. Le vol. 5 de la R2LMM se propose donc d’accueillir les contributions de chercheurs concernant les incidences de la culture et des outils numériques dans les classes de français pour l’enseignement de la lecture et de l’écriture littéraires.
La réflexion se porte à la fois sur les œuvres abordées en classe, leur forme, et sur les nouvelles pratiques de lecture littéraire. Magali Brunel et François Quet exploitent un questionnaire adressé à une centaine d’enseignants du secondaire, en France : ils mettent en évidence la porosité des usages du numérique entre les pratiques privées et les pratiques professionnelles ainsi que certains éléments significatifs d’influence du numérique sur la séance de lecture, notamment sur ce qu’ils identifient comme une tendance à proposer aux élèves des « séances composites ». De leur côté, Sylviane Ahr et Pierre Moinard, prenant également appui sur une enquête, menée auprès de dix-sept enseignants, pour se centrer sur un dispositif spécifique, celui de la lecture analytique. Ils questionnent la place de la projection dans les pratiques d’enseignement et ouvrent la réflexion sur les textes de lecteurs suscités sur écran, via la mise en place de blogues de classe. Dès lors, leur analyse débouche sur les modalités de formation des lecteurs ainsi envisagées. Enfin, l’étude de cas de Sylvain Brehm et Marie-Christine Beaudry décrit les usages et les effets de l’intégration du iPad en classe de français. L’article traite aussi, de manière plus générale, des pratiques de lecture avec les ressources numériques et des nouvelles pistes didactiques qui émergent de ces pratiques.
Les écrans de différents types (ordinateurs, tablettes) semblent affecter les pratiques d’enseignement de la lecture et de l’écriture. De nouveaux gestes, scénarios, étayages professionnels accompagnent l’introduction de matériel technologique. La recherche quasi-expérimentale de Patricia Richard-Principalli, Georges Ferone et Jacques Crinon questionne les conditions d’appropriation d’un savoir historique à travers l’écriture d’un texte final lorsque l’enseignement s’appuie sur un document numérique selon deux scénarios. Les productions des élèves témoignent d’opérations cognitives différentes selon le dispositif utilisé. Finalement, elle pose très clairement le problème de l’apprentissage des genres, que l’usage du numérique semble faire négliger, sous couvert d’un apport documentaire riche et attractif. La recherche de Pierre Moinard souligne également l’importance de questionner les gestes didactiques adaptés au contexte discursif particulier des blogues. Dans son article, il interroge les relations entre la dynamique des interactions en ligne et les évolutions d’expressions de lectures dans deux corpus recueillis sur des blogues réunissant des élèves. L’étude de Nathalie Rannou et Jean-Michel Le Baut traite aussi des blogues, mais du point de vue des pratiques de création et de réception littéraires. Il est notamment question de l’incidence de l’organisation énonciative du blogue sur l’enseignement de la littérature.
Le numéro se termine sur le témoignage de Françoise Cahen qui dégage de ses pratiques d’enseignement de la littérature sur différents supports une évolution en trois temps : le premier temps consiste à utiliser le vidéoprojecteur pour restituer une forme d’explication de texte pré-programmée, le deuxième temps correspond à un usage de la vidéoprojection permettant d’élaborer une forme de lecture négociée, et enfin, le troisième temps implique les élèves dans une forme d’écriture collaborative de leur lecture. Cet article permet de suivre la réflexion d’une enseignante sur sa pratique d’enseignement de la littérature en contexte numérique :
« C’est un type de réflexion qui est très riche, car on comprend alors que les usages du numérique ont évolué au fil des ans avec une certaine logique, et que notre métier nous fait passer par des postures différentes, selon le contexte, selon les différentes technologies qui sont mises à notre portée, mais aussi selon le comportement de nos élèves. »
Ainsi, la réflexion sur l’influence des nouveaux supports textuels sur l’enseignement de la littérature soulève de nombreux enjeux et se situe à un carrefour des recherches portant sur les humanités numériques, sur les incidences de nouveaux outils dans la classe et sur les nouveaux gestes didactiques. L’intérêt de ce volume est de présenter des études sur les pratiques courantes et les pratiques extraordinaires exploratoires et ainsi de dessiner des perspectives sur les modalités d’intégration dans la classe de littérature de ces nouveaux supports et corpus, à partir de compétences professionnelles installées. Il ouvre sur certains aspects nouveaux : les nouvelles modalités sont susceptibles de renouveler l’approche subjective mais aussi collaborative de la lecture (ex. : blogue, vidéoprojection). Surtout, au-delà des gestes pédagogiques que les enseignants s’approprient peu à peu dans les classes de littérature, il est nécessaire pour l’école de penser la didactisation de ces nouveaux corpus, genres et formats pour outiller les pratiques.
Ahr S. (2015). Enseigner la littérature aujourd’hui : « disputes » françaises. Genève : Honoré Champion, coll. « Didactique des lettres et des cultures ».
Bautier, É., Crinon, J., Delarue-Breton, C., Marin, B. (2011). Les textes composites : des exigences de travail peu enseignées ? Repères, 45, 63-79.
Charlier B. & Henri, F. (dir.) (2010). Apprendre avec les technologies. Paris : PUF.
Fourgous J.-M. (2012). Apprendre autrement à l’ère du numérique. Rapport de mission parlementaire. http://www.missionfourgous-tice.fr/missionfourgous2/IMG/pdf/Rapport_Mission_Fourgous_2_V2.pdf
Lebrun, M. et Lacelle, N. (2012). Le document multimodal : le comprendre et le produire en classe de français. Dans É. Nonnon et F. Quet (dir.), Oeuvres, textes, documents : lire pour apprendre et comprendre à l’école et au collège. Repères, 45 (numéro spécial), 81-95.
Lefèvre S., Mélançon J., Le François E. (2012). Le technological pedagogical content knowledge : un cadre pour aborder la littératie numérique. Dans M. Lebrun, N. Lacelle & J.-F. Boutin (dir.), La littératie médiatique multimodale. De nouvelles approches en lecture-écriture à l’école et hors de l’école, (pp.61-75). Québec : Presses de l’Université du Québec.
Meirieu, P. ; Stiegler, B. & Kambouchner, D. (2012). L’école, le numérique et la société qui vient. Paris : Mille et une nuits.
Petitjean, A.-M.& Houdart-Merot V. (2015). Numérique et écriture littéraire, Mutations des pratiques. Paris : éd Hermann.
Thibert R. (2012). Pédagogie + Numérique = Apprentissages 2.0. Dossier d’actualité Veille et Alyses, n° 79, novembre. Lyon : ENS de Lyon. http://ife.ens-lyon.fr/vst/DA-Veille/79-novembre-2012.pdf
Vandendorpe, Chr. (2012). Lecture sur écran et avenir du roman. In : Lire demain, des manuscrits antiques à l’ère digitale. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, 69-80.
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