Le book trailer ou bande-annonce littéraire est un outil publicitaire conçu sur le modèle des bandes-annonces cinématographiques : une brève séquence filmée visant à annoncer et promouvoir un livre. Des enseignants se sont emparés des bandes-annonces littéraires et les ont intégrées aux dispositifs didactiques d’enseignement de la littérature, au service d’objectifs d’enseignement- apprentissage variés. Nous proposons d’examiner ce qu’il advient des textes et des œuvres lus dans les book trailers. Nous formulons l’hypothèse que l’objet détermine en partie la manière dont les élèves y représentent les œuvres littéraires, en raison de sa nature multimodale et numérique résultant d’un processus de transposition intermédiatique, en raison également de son format et de ses fonctions promotionnelles premières. L’analyse des données collectées dans deux classes de lycée en France révèle que les bandes-annonces littéraires entraînent une reconfiguration des textes, qui opère au niveau registral et générique, et oriente leur appropriation et l’expression de cette appropriation vers le spectaculaire.
A book trailer is an advertising tool designed on the model of the movie trailer: a short, recorded video aimed at introducing and promoting a book. Some teachers use the book trailers as a didactic device for the teaching of literature in order to achieve various educational and pedagogical goals. We propose to examine what becomes of the literary works in the book trailers. Our hypothesis is that the tool itself determines how learners represent the texts studied in class, due to the device’s multimodal and digital nature, the result of an adaptation process, due also to its brevity and its original advertising function. The analysis of the data collected in two classes of French high school shows that the use of the book trailers results in a reconfiguration of the literary texts. This reconfiguration operates interms of registers and genres and directs the appropriation by the readers of the literary works, and the expression of this appropriation , towards their spectacularization.
Le book trailer ou bande-annonce littéraire (désormais BAL) est un outil publicitaire conçu sur le modèle des bandes-annonces cinématographiques : il s’agit d’une courte vidéo présentant un livre afin de lui assurer des lecteurs. Cet outil promotionnel connaît un certain succès dans le monde anglo-saxon depuis les années 2000, alors qu’il peine à s’implanter en France (Peltier-Le Dinh, 2012). Certains enseignants du cycle 3 au lycée s’en sont néanmoins saisis pour enseigner la littérature. Ainsi, à l’occasion du 4e Rendez-vous des Lettres de novembre 2013, qui avait pour thème « Les métamorphoses du texte et de l’image à l’heure du numérique : quand la littérature se donne à voir1 », Bousquet (2013) et Grégoire et Michaud (2013) ont présenté un travail mené avec les BAL dans des classes de lycée et de collège. Encouragées notamment par le concours Babélio organisé par Canopé Tarn, d’autres initiatives scolaires ont vu le jour.
Cet article procède d’un travail de recherche fondé sur l’observation de deux classes de lycée engagées par leurs enseignants dans la réalisation de BAL. Il s’agissait pour nous d’étudier comment les élèves se saisissent de cet outil numérique et comment ils y rendent compte de leurs lectures. En particulier, nous analysons comment le book trailer, en raison de sa nature (numérique et multimodale), de ses origines (cinématographiques) et de ses fonctions (promotionnelles), conduit les élèves à reconfigurer les œuvres littéraires.
Plusieurs travaux publiés dans la sphère anglo-saxonne examinent les usages didactiques des BAL. Ces étudessignalent notamment l’effet positif des book trailers au service de l’incitation à la lecture (Gunter et Kenny, 2008 ; Han, Choi et Oh, 2016). Tout en développant les compétences relevant de la littératie médiatique multimodale, les BAL favorisent l’engagement critique dans la lecture et enrichissent l’interprétation des œuvres lues (Doerr-Stevens,2016). Dans le domaine hispanophone, plusieurs chercheurs envisagent également les BAL comme un outil idéal pour la promotion et la socialisation de la lecture, ainsi que pour la formation des futurs enseignants (Ibarra-Rius et Ballester-Roca, 2016, 2017 ; Rovira-Collado, 2016, 2017 ; Rovira-Collado, Llorens García, Fernández Tarí et Mendiola Oñate, 2016 ; Tabernero et Calvo, 2016).
Les recherches francophones consacrées spécifiquement aux bandes-annonces littéraires sont rares en revanche. Dans un mémoire de maîtrise en information et communication, Peltier-Le Dinh (2012), tout en proposant une définition générique et une typologie des book trailers fondées sur leurs invariants structurels et sémiotiques, examine la place et le rôle des BAL en tant qu’élément de l’arsenal promotionnel mobilisé dans l’industrie du livre. Sa réflexion ne s’inscrit donc pas dans le champ didactique. En revanche, ce sont bien les usages didactiques des BAL qu’envisagent, dans un article récent, Grégoire et Ouellet (2015), qui examinent les modalités d’appropriation par les élèves de bandes dessinées « par le biais de leurs interprétations, de leurs transpositions dans des bandes-annonces et des apprentissages qu’ils ont réalisés ».
Les autres publications disponibles sur les BAL et leurs exploitations didactiques émanent d’actions de formation ou de témoignages d’expérimentations menées dans des classes de collège et de lycée français par des enseignants. Ces comptes rendus mettent volontiers l’accent sur les effets motivationnels des book trailers. Ils constitueraient ainsi « un outil de promotion de la lecture » (Geoffroy, 2014), propre à inciter les élèves, plus enclins que leurs aînés à faire un usage créatif du numérique (Donnat, 2009, p. 66), à s’engager dans la lecture. En 2013, le compte rendu d’un atelier consacré aux BAL, dans le cadre du séminaire « Les métamorphoses du texte et de l’image à l’heure du numérique :quand la littérature se donne à voir », signale que la réalisation de book trailers est « destinée à susciter le plaisir de lire et fondée sur l’espoir de motiver les plus récalcitrants », qu’elle permet « de rendre compte d’une lecture sous une forme stimulante2, tant pour le réalisateur que pour le public (autres élèves de la classe) » (Éduscol, 2013). Les ressources pédagogiques disponibles en ligne soulignent en outre les « compétences documentaires » sollicitées par la réalisation des BAL (« Rechercher de l’information », « Rechercher des images libres de droits », « Savoir lire, sélectionner, extraire et restituer l’information » ; Garnier, 2014) et leur dimension interdisciplinaire (la BAL « est le fruit d’un travail interdisciplinaire associant les lettres aux arts plastiques » ; Éduscol, 2013). À ce titre, l’objet semble tout indiqué pour la mise en œuvre d’enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI). Est également mentionnée la fonction anthologique de la BAL, qui permet de mémoriser les éléments essentiels et de conserver une trace des œuvres lues (Bousquet, 2013).
Agent de motivation, soutien à la mémorisation des œuvres, développement des compétences liées à la lecture de l’image, éducation aux médias, occasion d’un travail interdisciplinaire associant français, arts plastiques ettechnologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE) — telles sont résumées par LeBaut (2013), les vertus didactiques et pédagogiques des BAL :
Le choix de présenter un compte rendu de lecture sous forme de bande annonce vidéo […] permet de motiver certains élèves, favorise la mémorisation des points principaux de l’œuvre, améliore la compréhension des élèves quant aux effets que les images mobiles peuvent avoir sur eux en leur permettant de manipuler ces images : l’exercice participe donc aussi d’une « réelle éducation à l’image et aux médias. »
Enfin, l’intérêt herméneutique du dispositif est également signalé :
C’est l’association de ces deux supports [textuel et audiovisuel] qui crée un sens — il ne s’agit pas en effet d’illustrer le texte, il faut engager un processus interprétatif — et qui va contribuer à la pertinence et à l’efficacité de la bande annonce.
(Éduscol, 2013)
En somme, les ressources consultées sur les sites institutionnels, nationaux et académiques, les sites associatifs d’enseignants et autres blogues personnels, ainsi que les comptes rendus d’expérimentations conduites dans les classes, envisagent la BAL comme un outil didactique aux multiples fonctions.
La BAL est en particulier considérée comme une « déclinaison du “Journal du Lecteur” et plus précisément du JdL numérique » (Éduscol, 2013), qui « conjugue les dimensions singulière et plurielle de l’acte de lire » et témoigne « dela réception personnelle de l’œuvre » (Le Baut, 2013). Il s’agit alors d’observer comment cette « appropriation des œuvres », également postulée par Grégoire et Ouellet (2015), s’opère et s’exprime dans et par ce médium relevant de la multimodalité, définie en ces termes :
La multimodalité articule, dans un tout cohérent, le croisement original et complexe du mot, de l’image, du geste/mouvement et de la sonorité, qui inclut la parole, par le truchement d’outils médiatiques de tout acabit […] en vue de la production d’un objet, ou d’un événement, communicatif.
(Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012, p. 3)
La BAL résulte d’un processus de transposition intermédiatique, soit le passage d’un système sémiotique à un autre. Cette forme de transformation hétérogénérique fait nécessairement subir à l’œuvre source une série d’opérations (adjonction, suppression, substitution, etc.) productrices d’effets, qui « peuvent être sémantiques (contenus, thèmes), formels (signifiants), esthétiques, etc. » (Hébert, 2015, p. 24). Le mécanisme même de la transposition intermédiatique et la nature du médium cible peuvent influencer la manière dont s’opère et s’exprime dans les BAL l’appropriation des œuvres littéraires par les élèves.
Qu’advient-il donc des œuvres littéraires dans les BAL réalisées par les lycéens au cours de ce processus de transposition intermédiatique impliquant les outils numériques et la multimodalité ? Nous formulons l’hypothèse que le médium exerce une forte influence sur la manière dont les élèves y rendent compte des textes lus. Davantagequ’une « déclinaison du “Journal du Lecteur” »
témoignant simplement d’une réception subjective des œuvres littéraires, la BAL constitue un véritable exercice de (ré)écriture sous contraintes. Le système plurisémiotique de la BAL, sa nature d’objet multimodal et numérique mêlant plusieurs codes (l’image fixe ou animée, le son, le texte), la brièveté de son format (les book trailers excèdent rarement deux minutes), les contraintes techniques propres à l’outil numérique et les obstacles matériels rencontrés par les élèves au cours de la conception et de la réalisation déterminent la façon particulière dont ils rendent compte des œuvres littéraires et de leur appropriation. Nous pensons que les origines cinématographiques de la BAL et sa vocation promotionnelle première influent également sur le processus.
L’observation a eu lieu dans deux classes du lycée Philippe-Lamour, à Nîmes (France) : une classe de seconde générale et une classe de première littéraire, auprès d’un échantillon total de 64 élèves âgés de 15 à 17 ans. La classe de seconde compte 34 élèves (16 filles et 18 garçons), la classe de première L en totalise 30 (24 filles et 6 garçons). L’établissement est situé dans la périphérie de la ville et présente une vraie mixité sociale.
Dans la classe de seconde a été menée l’étude d’une œuvre patrimoniale : La Bête humaine d’Émile Zola ; l’autre enseignant a sélectionné pour sa classe de première L une œuvre contemporaine : Charlotte de David Foenkinos. Dans les deux classes, le travail d’écriture et de réalisation des BAL s’inscrit dans la séquence dédiée à l’étude des œuvres et l’accompagne, mais on observe quelques variantes dans le dispositif. En seconde, deux séances consacrées à l’étude de bandes-annonces cinématographiques et littéraires (caractéristiques formelles et fonctions) ont lieu avant la découverte du roman ; après sa lecture intégrale, effectuée par les élèves durant les vacances d’automne, une première lecture analytique (l’incipit) est menée parallèlement à la réalisation des BAL ; les deux autres lectures analytiques interviennent alors que les book trailers des élèves sont achevés. Dans la classe de première L, les séances consacrées à l’écriture et à la réalisation des BAL alternent de bout en bout avec les quatre lectures analytiques, dans le cadre de l’objet d’étude sur le personnage ; la séquence s’achève, comme dans la classe de seconde, par une projection des BAL réalisées par les lycéens. Dans ces deux classes, des groupes de quatre ou cinq élèves ont été formés ; dans chaque groupe figure un élève inscrit en option cinéma audiovisuel (CAV), afin de limiter les difficultés techniques. Ainsi, quatorze groupes (huit en seconde, six en première) ont pu être suivis, donnant lieu à douze BAL différentes (trois groupes n’ont pas mené la réalisation jusqu’à son terme, tandis qu’un élève en seconde a réalisé seul une bande-annonce alternative à celle de son groupe), qui nous permettent d’interroger les représentations de l’œuvre littéraire qui émanent de ces travaux.
La prise de données s’est effectuée du 27 septembre 2016 au 13 décembre 2017 dans les deux classes mentionnées ci-dessus. Les données analysées sont constituées :
Le tableau 1 ci-dessous présente les activités menées dans chaque classe lors des séances enregistrées. Lorsque les élèves sont réunis en groupes de travail, nous filmons deux groupes dans chaque classe, tout en circulant dans les autres groupes pour suivre leurs échanges et prendre des notes. Au terme des séances de planification, chaque groupe est invité à présenter sa note d’intention, son scénario ou son story-board à la classe. Pareillement, la projection des BAL, quel que soit leur état d’avancement, est toujours accompagnée des commentaires et justifications de leurs auteurs. La dernière séance réunit les deux classes ; chaque groupe projette sa BAL, justifie ses choix et répond aux éventuelles questions des autres élèves et des deux enseignants.
Classes | Visionnage et analyse de BAL d’éditeurs et d’élèves | Écriture des scénarios (en groupes) | Écriture des story-boards (en groupes) | Projection des BAL (premières version) | Projection des BAL (versions finales) |
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Seconde | 27/09/16 | 15/11/16 | 22/11/16 | 29/11/16 | 13/12/16 |
Première L | 27/09/16 | 04/10/16 et 11/11/16 | Séance non filmée | 08/11/2016 |
Dans les BAL des lycéens, nous repérons et analysons les transformations générées par l’opération de transcodage aux niveaux diégétique (cadre, personnages, péripéties), énonciatif (transfocalisation), narratologique (ordre du récit en particulier), générique et registral (inscription des œuvres littéraires dans un genre ou un registre autre). Ces reconfigurations diverses s’expriment dans les matériaux visuel, sonore et textuel des BAL, étudiés avec les outils usuels de l’analyse filmique (Jullier, 2015) :
Trente-et-un élèves de seconde et vingt-huit élèves de première L ont répondu individuellement et par écrit au questionnaire distribué au terme de la séquence. Ce questionnaire nous renseigne sur ce qu’ils retiennent des textes (question 1) et les invite à justifier les choix qui ont présidé à la réalisation de leurs BAL (question 2), afin de nous permettre de mieux comprendre les éventuels écarts entre leur lecture des œuvres littéraires et les images qu’ilsdonnent à voir de ces œuvres dans leurs BAL. Il s’agit aussi d’évaluer l’impact des difficultés d’ordre technique et matériel susceptibles d’expliquer les choix opérés (question 3) et de mesurer l’effet motivationnel de l’objet (question 4).
En comparant les scénarios et les story-boards aux BAL définitives, on constate des évolutions : certains éléments mentionnés dans les écrits préparatoires ou au cours des présentations orales des projets ne figurent finalement pas dans les book trailers ; d’autres éléments sont bien présents, mais sous une forme différente ; d’autres encore, non mentionnés dans les phases préalables à la réalisation des BAL, font leur apparition.
Ces modifications sont souvent la conséquence de difficultés techniques et matérielles. Dans le groupe 1L33, une voix off est envisagée, mais les élèves sont finalement contraints d’y renoncer faute de matériel et de temps hors classe. Deux autres groupes de première (1L1 et 1L5) imputent également à des contraintes techniques et temporelles les écarts entre le travail projeté et les BAL effectivement réalisées. En seconde, deux groupes n’ont d’ailleurs pas pu achever le montage de leurs BAL.
Les obstacles matériels sont identifiés : durée réduite des BAL (1L1 : « Je sais pas si vous vous rendez compte, on adeux minutes » ; 2.1 : « Il fallait choisir trois scènes, on en a déjà choisi quatre ; on pouvait pas tout montrer »), contraintes de la représentation et du tournage (le groupe 2.1 renonce à évoquer dans sa BAL les pulsions sexuelles et meurtrières de Jacques : « C’était compliqué de représenter ça » ; 1L1 : « Comment filmer le suicide ? Tu te vois te jeter d’un pont ? »). Au cours des échanges, les considérations pratiques s’imposent aux dépens de l’expression des réceptions singulières des œuvres lues et d’une réflexion sur les significations des choix opérés.
Si les questionnaires révèlent l’intérêt des élèves pour cette activité (19 élèves de seconde sur 31 et 22 de première L sur 28 disent en réponse à la question 4 avoir aimé sans réserve cette activité), ce sont bel et bien les difficultés d’ordre matériel et temporel que mettent en avant des lycéens moins enthousiastes : deux élèves de seconde ainsi qu’une élève de première, qui, tout en appréciant l’aspect créatif de l’exercice, confie l’avoir moyennement aimé en raison des obstacles à surmonter et de son caractère chronophage. Les imperfections et renoncements que ces difficultésoccasionnent sont un motif de frustration pour certains, comme en témoignent les réponses à la question 3 (« Êtes-vous satisfait(e) de votre book trailer ? Pourquoi ? »). Dix élèves de première et sept élèves de seconde ne sont pas pleinement satisfaits de leurs BAL en raison d’imperfections techniques. En seconde, sept élèves en sont même totalement mécontents. Signalons cependant, pour relativiser l’impact des impedimenta matériels, que la raison la plus fréquemment invoquée dans la classe de seconde pour justifier les jugements négatifs ou mitigés sur l’exercice des BAL (question 4) est le manque d’intérêt pour le roman de Zola (signalé dans six questionnaires).
Les aléas matériels et les défaillances techniques liés à l’utilisation du numérique « sont des facteurs d’insécurité qui rendent les enseignants méfiants » (Brunel et Quet, 2016, p. 88) ; les élèves y sont également confrontés et l’on peut conclure avec Oumayma (1L1) que « la réalisation d’une bande- annonce n’est pas quelque chose de simple à faire ».L’exercice requiert de fait une certaine maîtrise des outils numériques et oppose des obstacles matériels et temporels bien réels au processus de transposition intermédiatique et d’écriture multimodale qui permet de passer de l’œuvre lue à l’œuvre à voir.
Puisqu’elle recourt à des moyens audiovisuels et linguistiques pour évoquer une œuvre littéraire, en mêlant images(fixes ou animées), musique et/ou bruitage, et productions textuelles des élèves (voix off ou cartons), la BAL s’impose évidemment comme une écriture multimodale. Elle invite les élèves à associer textes, images et sons pour rendre compte de leurs lectures. Le tableau ci-dessous présente les principales caractéristiques des productions finales des élèves (nous n’incluons pas dans le corpus les BAL non achevées et le travail de l’élève « sécessionniste », qui utilise la bande- annonce du film de Jean Renoir).
Premier constat : les élèves de seconde ont très majoritairement préféré tourner leurs films : cinq BAL sont essentiellement des films de tournage, qui peuvent néanmoins intégrer par moments quelques images ou séquences glanées sur Internet. Un seul book trailer dans cette classe est essentiellement un film de montage, qui présente toutefois une scène tournée par les élèves (l’assassinat de Grandmorin). Au contraire, les élèves de première ont préféré, dans trois BAL sur cinq, recourir à des films de montage. Les deux films de tournage, qui intègrent aussi quelques images non tournées, mettent en scène l’auteur au travail incarné par deux élèves de la classe ; ce sont justement ces groupes-là qui semblent s’approprier l’œuvre de Foenkinos de la manière la plus personnelle et la plus cohérente.
Les élèves ayant travaillé sur l’œuvre patrimoniale ont largement utilisé le noir et blanc (cinq groupes). Un seul booktrailer est en couleur, ce qui surprend d’ailleurs un élève lors du retour sur les productions, celui-ci exprimant une opinion répandue dans la classe : la couleur sied mal aux yeux des lycéens à une œuvre du XIXe siècle. En tant que production passée, l’œuvre patrimoniale appelle dans l’imaginaire de ces jeunes lecteurs le noir et blanc. L’œuvre contemporaine en première se donne à voir aussi bien en couleurs qu’en noir et blanc ; une des BAL fait un choix intéressant en utilisant la couleur pour renvoyer au contexte, contemporain, d’écriture du livre et le noir et blanc pour donner à voir les épisodes de la vie du personnage.
Le texte occupe une place assez importante dans les productions des élèves. Il est utilisé dans les cartons de titre par toutes les BAL en seconde et y assume une fonction informative. D’une part, il précise le titre et parfois le nom del’auteur de l’œuvre (les élèves de première, dans quatre BAL sur cinq, préfèrent montrer directement la couverture du livre) ; d’autre part, il peut résumer certains aspects de l’histoire. La fonction de l’écrit est aussi incitative, en particulier dans la classe de seconde. Des cartons promettent « De l’amour, DU SANG » (2.1), « De la jalousie, Des morts, Beaucoup de morts » (2.6). L’œuvre est ainsi tirée vers le sensationnel (voir infra).
En seconde, quatre BAL introduisent des dialogues, qui citent textuellement le roman de Zola. Une seule BAL donne la parole à Jacques dans un monologue intérieur écrit par les élèves. En première, le procédé de la voix off est utilisé par deux groupes. Les élèves donnent à entendre la voix de l’auteur-narrateur (1L4) ou la voix de Charlotte Salomon(1L5) : le premier texte a été entièrement écrit par les élèves, mais on y trouve des réminiscences assez précises des lignes du roman ; le second mêle habilement phrases du livre et écrits des élèves. Chaque fois qu’elle est utilisée, la voix off témoigne d’une lecture précise et d’une réelle appropriation de l’œuvre.
Les bandes sonores se caractérisent par un recours fréquent à la musique. Cet élément semble perçu comme une véritable nécessité, puisque toutes les BAL contiennent un morceau voire plusieurs (jusqu’à quatre compositions différentes dans la BAL du groupe 2.6). La musique classique domine dans les BAL de Charlotte, ce qu’on peut expliquer par l’importance de l’art lyrique dans l’entourage de l’héroïne. Les choix sont plus contrastés en seconde. Un groupe mise sur les percussions du rock ; un autre préfère le R’n’B d’une reprise de Beyoncé au titre évocateur (Crazy right now, titre qui souligne les pulsions de Jacques) ; d’autres enfin choisissent des bandes originales de thrillers (2.2 et 2.6), sans doute aptes à créer une atmosphère inquiétante. Le choix d’une musique à suspense se retrouve dans un groupe de première (1L2).
On relèvera enfin, pour terminer l’étude des caractéristiques sonores des BAL des élèves, l’utilisation de certains bruitages : roulement et sifflements de train accompagnant les images de la Lison, bruits des coups portés par Roubaud à Séverine et des coups de couteau donnés à Grandmorin. Plus subtilement, dans un groupe de première(1L4), le bruit lointain d’un train évoque la mort de Charlotte Salomon en camp de concentration, complétant le symbole d’une fumée qui disparaît peu à peu de l’écran. Ici, le son ne redouble pas l’image, mais la parachève. Ces élèves témoignent dans leurs BAL d’une réflexion très pertinente et d’une utilisation maîtrisée des moyens audiovisuels propres à suggérer une scène sans la donner à voir tout en renforçant l’émotion du spectateur.
On voit clairement que la réalisation d’une BAL engage les élèves dans une écriture multimodale qui interroge les rapports entre texte, son et image. Les choix opérés invitent à examiner quelles représentations des œuvres s’expriment dans les book trailers.
Les altérations infligées aux romans de Foenkinos et de Zola dans la manière dont les élèves en rendent compte dans leurs BAL opèrent à plusieurs niveaux. Elles concernent :
Le format court du médium impose un resserrement de l’intrigue et l’on pense tout particulièrement aux élèves de seconde : comment rendre compte en deux ou trois minutes au plus d’un roman de plus de trois cents pages ? Gageure que l’enseignant aide à soutenir en préconisant de choisir trois scènes particulièrement représentatives de l’œuvre. Les choix opérés par les élèves sont un premier indice de leur manière de lire le roman.
Aucune des six BAL de seconde ne fait référence aux épisodes judiciaires de La Bête humaine ; intrigues etpersonnages secondaires sont également évacués. Si ces disparitions s’expliquent par les choix qu’imposent le volumedu roman et le format bref du book trailer, d’autres évictions sont plus surprenantes. Cinq groupes recentrent l’intrigue sur le couple de Roubaud et Séverine (scène de dispute initiale) et le meurtre de Grandmorin (2.1, 2.2, 2.3, 2.5, 2.6) au point d’escamoter le protagoniste du récit. Jacques n’apparaît pas (2.2, 2.5, 2.6) ou se trouve réduit au rôle de simple témoin du meurtre de Grandmorin (2.3). Le centre de gravité du schéma actanciel est donc modifié ; il se déplace souvent sur Roubaud. Dans la BAL du groupe 2.1, c’est lui qui incarne le tueur littéralement assoiffé de sang (il lèche l’arme du crime ensanglantée) ; dans le film du groupe 2.6, il tient également le premier rôle. Séverine fait parfois les frais de ces réaménagements actanciels : la BAL du groupe 2.6 la présente tardivement et métonymiquement (main filmée en gros plan) ; dans la BAL du groupe 2.3, elle apparaît furtivement de dos, en amorce, dans le premier plan.
En seconde, quatre BAL actualisent le cadre spatiotemporel. Les scènes d’intérieur révèlent des logements tout à faitcontemporains (2.2, 2.3, 2.5) ; nos acteurs amateurs ne portent pas de costumes d’époque (2.2, 2.3, 2.4 ; dans ce dernier groupe, Séverine lit Le Canard enchaîné). Parfois, un accessoire est introduit comme marqueur temporel : un chapeau de femme suranné (2.4), un fichu (2.2), une montre à gousset (2.6). Ce phénomène d’actualisation n’est évidemment pas toujours délibéré et s’explique par d’évidentes contraintes matérielles. D’autres choix en revanche semblent motivés et s’inscrivent dans une logique de reclassification volontaire et consciente de l’œuvre : ainsi, le train tiré par la fulminante Lison devient un TGV dans la BAL du groupe 2.2. Ailleurs, ce sont les choix musicaux des élèves qui modernisent l’histoire.
Au niveau énonciatif, on assiste dans la BAL du groupe 2.4 à une transfocalisation ; en introduisant une voix off, les élèves cèdent la parole à Jacques, qui fait état à la première personne de ses pulsions criminelles incontrôlables. Contrairement aux autres, ce groupe reconnaît bien en lui le personnage principal de l’histoire et témoigne peut-êtred’une certaine forme d’empathie à son
égard. Nouveau phénomène de transfocalisation dans la BAL du groupe 1L5 : en voix off, Charlotte elle-même s’adresse à la première personne au spectateur pour faire le récit posthume de sa vie. L’autre BAL qui recourt à une voix off (1L4) rend hommage à Charlotte Salomon et nous invite à un devoir de mémoire. Le propos souligne l’implication affective des élèves, dans une BAL qui joue efficacement de certains symboles audiovisuels forts, annonçant la déportation et la mort de Charlotte : une rose qui se fane, un mince filet de fumée, le bruit lointain d’un train. Ces deux bandes-annonces témoignent tout autant de la réaction axiologique des lycéens au roman que de son impact esthétique.
Pour ce qui concerne la réorganisation de la chronologie du récit, elle est manifeste dans la BAL du groupe 2.1, au mépris de la cohérence de l’histoire : le meurtre de Grandmorin est représenté après l’assassinat de Séverine par Jacques, assez longuement, dans l’avant-dernier plan. Cette scène (la seule qu’aient tournée les élèves) constitue le point d’orgue d’un book trailer qui se complaît dans la représentation de la violence.
La Bête humaine et Charlotte subissent ainsi des transformations, qui peuvent être imposées par les circonstances, les difficultés techniques et matérielles rencontrées par les élèves en cours de route, ou procéder à des choix concertés. Quoi qu’il en soit, cette reconfiguration a pour conséquence une reclassification générique des deux romans. On peut distinguer deux grandes tendances dans ce processus de recatégorisation.
Certaines des BAL réalisées en seconde tirent l’œuvre de Zola vers le roman sentimental ou la romance noire ; La Bête humaine devient l’histoire mélodramatique d’un amour trahi. Un trailer (2.1) souligne par un carton les trahisons à l’œuvre dans le roman (« De la trahison »). Le recentrement du schéma actanciel autour de Roubaud ou du couple Roubaud-Séverine présente le sous-chef de gare en mari trompé et Séverine en femme infidèle. La chronologie des plans dans la BAL 2.6 recompose l’intrigue sur le patron de la trahison amoureuse, de la femme adultère et de la vengeance de l’époux trompé. Faisant fi des données du texte, ce film présente Roubaud avant tout comme une victime ; le meurtre de Grandmorin relève du crime passionnel, alors que le roman de Zola narre un meurtre commis de sang-froid et avec préméditation. Séverine, quant à elle, est perçue comme une femme frivole, maîtresse consentante d’un vieillard libidineux, et non comme la victime de Grandmorin, qui a abusé d’elle durant son enfance. On signalera que ce groupe est constitué exclusivement de garçons.
Pour ce qui concerne les moyens mis en œuvre au service de cette lecture de La Bête humaine, signalons d’une part le choix du noir et blanc et les violoncelles larmoyants de la bande-son, qui situent la BAL dans le registre pathétique. On retrouve le noir et blanc ainsi qu’une musique grave et mélancolique (quelques notes de piano) dans la BAL du groupe 2.2. Dans le groupe 2.4, ce sont davantage les ingrédients du film noir américain classique que nous retrouvons: thèmes (meurtre, trahison), voix off du protagoniste qui dessine des personnalités complexes et ambiguës, dimension tragique d’un héros solitaire aux prises avec ses démons intérieurs et soumis à l’attraction funeste d’une femme fatale dissimulant de noirs desseins.
Dans la classe de première également, certaines BAL livrent du récit de Foenkinos une traduction mélodramatique. L’inscription de Charlotte dans un registre pathétique est patente dans la vidéo du groupe 1L4, au demeurant remarquable par sa maîtrise technique et rhétorique. La musique (Sonate au clair de lune de Beethoven), la représentation de l’héroïne en jeune femme mélancolique et solitaire, la pluie, le noir et blanc, les paroles prononcées par la voix off de l’auteur expriment cette lecture doloriste du roman. Pour ce groupe, il importait de mettre en avant «les sentiments qu’éprouve Charlotte, sa souffrance » (réponse au questionnaire de fin). La BAL du groupe 1L1 situe aussi le roman de Foenkinos dans un registre pathétique, notamment en insistant sur l’omniprésence de la mort. Enfin, le groupe 1L5 infléchit nettement l’histoire vers le mélodrame en accordant une grande importance à la thématique amoureuse. La relation de Charlotte et Alfred, dont l’amour se heurte à l’Histoire, occupe un tiers des plans.
Ces reconfigurations évacuent certaines significations de l’œuvre. Ainsi, à l’exception peut-être du groupe 1L4, la dimension tragique de la vie de Charlotte Salomon, telle que la relate Foenkinos, n’est pas vraiment perçue. Si tous les groupes, dans leurs notes d’intention et/ou leurs réponses aux questionnaires, évoquent le « destin tragique, la malédiction familiale » ou la « tragédie » de Charlotte, ils n’entendent pas ce terme dans son acception littéraire et semblent employer l’adjectif « tragique » comme un synonyme de triste, terrible ou dramatique. Leurs BAL ne rendent pas compte du fatum qui oriente la trajectoire d’une héroïne prédestinée vers sa fin inéluctable ; la fatalité est pour les lycéens celle de l’Histoire en marche (la Shoah), conjuguée à l’infortune de l’héroïne. Ainsi, dans le groupe 1L5, Oumayma estime que Charlotte « a eu la malchance de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment » ; Marion voit en elle une « jeune fille juive née à la mauvaise période ». La fatalité tragique se réduit à une succession de coïncidences malheureuses.
A priori, la biographie romancée de Charlotte Salomon se prête peu à une lecture hollywoodienne. La BAL du groupe 1L2 l’oriente cependant à plusieurs égards vers le cinéma de genre. La musique, très cinématographique, évoque un thriller avec ses arrangements grandiloquents et la tension de son crescendo. Le montage recourt aux techniques des bandes-annonces de films d’action : plans brefs qui s’enchaînent à un rythme assez soutenu, résumé linéaire del’intrigue, intertitres explicatifs misant sur le sensationnel. Le premier carton (« Une malédiction familiale ») et les images qui suivent font augurer un film fantastique. Un autre carton (« Une guerre ») et les images suivantes (des soldats allemands, un alignement de cadavres) semblent annoncer un tout autre film. Enfin, c’est un biopic (vision plus conforme à l’entreprise de Foenkinos) que présage le spectateur en visionnant la dernière partie de ce book trailer transgenre.
En seconde, La Bête humaine devient un roman noir, un polar, où le déchaînement de la violence et sa représentation l’emportent sur les autres significations du texte zolien. La transformation de l’arme du crime est particulièrementrévélatrice : alors que le couteau offert à Roubaud par Séverine tient dans la poche chez Zola4, trois BAL le transforment en un couteau de cuisine, arme beaucoup plus impressionnante à l’écran. Seule une BAL (2.4, qui est à bien des égards la plus aboutie) représente le meurtre de Grandmorin par le détour de la métaphore (un couteau sanglant qui tombe au sol au ralenti). Le groupe 2.3 euphémise le meurtre de Grandmorin en le filmant en ombres chinoises. Les autres optent pour une représentation explicite du crime. S’ajoutent parfois le meurtre de Séverine (2.1, 2.2) et la tentative de meurtre sur Flore (2.1).
Plusieurs BAL empruntent les codes du thriller, voire du film d’épouvante ou du cinéma de science- fiction, pour rendre compte de cette violence. Les cartons qui scandent la BAL du groupe 2.1 promettent successivement aux spectateurs « de la trahison et du sang » (en capitales rouges, dégouttantes de sang, sur fond noir) ; la police futuriste utilisée dans le carton de titre évoque le cinéma d’anticipation. Les cartons du groupe 2.5 annoncent en lettresrouge sang « un livre rempli… » (carton 1) « de jalousie » (carton 2), « de scènes frissonnantes » (carton 3), « et de mort » (carton 4), « beaucoup de morts » (carton 5) ; le carton de titre est également rédigé en lettres rouges qui dégouttent de sang. La bande-son de ces BAL est à l’avenant : propos violents dans les dialogues (2.3 et 2.6 : « il faut que je le crève »), chanson mêlant hard rock et électro (2.1) ou angoissante ritournelle d’une boîte à musique lors de la scène du meurtre (2.6), effets sonores (2.2 : bruits sourds des coups portés par Roubaud), hurlements des victimes, etc.
En somme, les élèves de cette classe de seconde voient le roman de Zola à travers le filtre du cinéma industriel made in USA (pour Ayoub, du groupe 2.5, Jacques se prénomme Jack) et de l’imagerie des blockbusters (un élève du groupe2.6 reconnaît en Jacques un serial killer), dont sont reproduits les effets spéciaux. La Bête humaine est « spectacularisée » par les lycéens ; leur réécriture emprunte aux univers de référence et aux codes propres aux objets cinématographiques dont ils sont de grands consommateurs. Le groupe 2.2 se distingue en la matière, en représentant tout d’abord la catastrophe ferroviaire à grand renfort d’étincelles et dans une déflagration assourdissante, en montrant ensuite une lettre et des flammes en surimpression, etclou du spectacle, en invoquant King Kong lui-même !
Quand elles ne s’aventurent pas dans les territoires du cinéma d’action et du fantastique, les BAL subissent l’influence d’autres genres cinématographiques bien établis, dont le film de guerre, avec ses indispensables héros et la figure du résistant. Le groupe de première (1L5) qui propose, par la transfocalisation, une reclassification autobiographique du roman de Foenkinos, procède en outre à une forme de spectacularisation, certes moins tapageuse que les précédentes, en faisant de Charlotte, dont la personnalité effacée semble pourtant peu se prêter à cette glorification, une héroïne au sens premier du terme. Dans leurs réponses au questionnaire de fin, les membres du groupe brossent le portrait de Charlotte en résistante, en battante qui ne renonce pas face à l’adversité. Pour le groupe 1L4 aussi, Charlotte est « une jeune femme se battant pour la paix ». Cette « héroïsation » témoigne de l’influence que le cinéma exerce, via la BAL, sur l’appropriation des textes.
Il est tentant d’expliquer les altérations, dont le relevé présenté ici ne prétend pas à l’exhaustivité, et le phénomène général de recatégorisation générique qui affectent les romans de Foenkinos et de Zola, en invoquant une lecture trop rapide, partielle, défectueuse, mal informée, voire une non- lecture des œuvres. Force est de constater en effet que bien des significations n’ont pas été perçues et que plusieurs élèves de seconde n’ont pas lu La Bête humaine. Cependant, dans leurs réponses au questionnaire final, la plupart des lycéens sont capables d’énoncer et de justifier leurs choix, en relation avec les textes, la lecture qu’ils souhaitent exprimer dans leurs BAL et les effets escomptés sur leurs destinataires.
Le groupe 2.5 entendait montrer des « scènes-choc » ou « choquantes », tout comme le groupe 2.1, qui mêle à quelques extraits du film de Renoir des références aux jeux vidéo, aux films de super- héros et de science-fiction, avec lavolonté sans cesse rappelée de « faire choc ». Dans le groupe 2.3, un élève écrit que la « vision d’horreur » qui se dégage de la BAL est conforme à sa lecture de La Bête humaine. La BAL du groupe 2.6 exprime « une vision macabre, sanglante et résume efficacement le côté violent du film », selon Ayoub. Ce lapsus calami nous paraît des plus révélateurs : il ne s’agit pas tant pour Ayoub de rendre compte dans sa BAL d’une lecture du roman de Zola que d’y annoncer et d’y promouvoir, conformément aux fonctions du movie trailer, un film imaginaire, projeté sur l’écran noir de ses fantasmes et informé par les codes des bandes-annonces cinématographiques et du cinéma de genre le plus actuel. On observe le même phénomène chez Killian, qui justifie les choix effectués dans la bande-annonce de son groupe par la volonté de susciter l’intérêt pour son « film » et d’attirer le public !
Nous pensons que le médium cinématographique, en particulier les productions les plus populaires du cinéma dit NRI (narratif, représentatif, industriel), leurs thématiques et leurs codes, a exercé sur les BAL des élèves leur pouvoir d’attraction. Dans les deux classes, les groupes réalisent des BAL sur le modèle des bandes-annonces cinématographiques et des films dont ils sont coutumiers — productions spectaculaires, remplies d’action, voire deviolence, et d’effets spéciaux. C’est ainsi que les lycéens du groupe 2.5 proposent la bande-annonce d’un thriller ou d’un récit d’épouvante alors même qu’ils considèrent que « la bête humaine est une histoire assez romantique ».
Ajoutons que, dans les deux classes, une séance d’une heure a été consacrée à l’étude de bandes- annonces cinématographiques, avant la présentation et la définition des book trailers (une séance d’une heure également). Au cours de ces deux séances, les enseignants ont insisté sur la fonction publicitaire des bandes-annonces, cinématographiques et littéraires, destinées à annoncer et à promouvoir des films et des livres. D’une certaine manière, le genre du trailer, par sa nature et ses fonctions, laisse son empreinte sur la manière dont les élèves rendent compte dans leurs BAL de leurs lectures ; il informe leur contenu, suscitant (et non pas simplement témoignant de) la reconfiguration des textes lus. En concevant et en réalisant leurs BAL, les élèves ont fait en sorte qu’elles jouent pleinement leur rôle informatif et incitatif ; ils ont mis l’accent sur les éléments qui, selon eux, étaient les plus accrocheurs, pour ne pas dire racoleurs : la violence, le jeu tumultueux des passions, etc.
En somme, il faut « que ça pète », comme on dit dans le groupe 2.1, qui justifie ses choix de réalisation en arguant qu’il s’agit avant tout d’attirer du public. Le groupe 1L2 souhaite par ses choix « donner encore plus envie de découvrir le livre », comme l’écrit Lisa dans sa réponse au questionnaire. Dans le groupe 2.3, on insiste sur la nécessité de ne pas trop en dire, afin de piquer la curiosité du spectateur. Dans le groupe 1L5, la fonction promotionnelle du book trailer est au cœur du projet des élèves et motive leurs choix : « Mettre ces points donne de la curiosité : comment ça se fait qu’une petite fille apprenne à lire son prénom sur une tombe ? A-t-elle eu des problèmesavec les nazis ? Comment est-il possible de vivre un amour avec tous ces obstacles ? Cette curiosité devait amener à la lecture du livre, but d’un book trailer » (Oumayma).
L’enjeu commercial des movie et book trailers et leur finalité promotionnelle contribuent à n’en pas douter au processus de reconfiguration des œuvres littéraires, tout comme le système sémiotique de la BAL, son format bref, son caractère multimodal et numérique, le processus de transcodage dont elle procède, souvent difficile techniquement et matériellement à mettre en œuvre. Pour se conformer à la fonction informative et, surtout, incitative de ce médium particulier, les élèves, également influencés par ses ascendances cinématographiques, y livrent une vision spectaculaire des œuvres littéraires, en réutilisant les codes et les canons du genre trailer. Il s’agit alors moins pour denombreux lycéens de rendre compte de leur lecture de l’œuvre de Zola ou de Foenkinos que de séduire un potentiel spectateur qui partagerait leur goût pour le spectacle de la violence et leurs références. C’est ainsi que les élèves s’approprient les textes dans leurs bandes-annonces, où s’exprime un imaginaire commun, formé par les pratiques cinéphiliques et numériques (dont vidéoludiques) juvéniles.
Or, cette appropriation et la manière dont elle s’exprime peuvent avoir quelque chose de déstabilisant pour l’enseignant. « J’ai l’impression qu’on n’a pas lu le même livre », déplore ainsi le professeur de la classe de seconde lors de la séance de visionnage collectif. S’il ne fait aucun doute que le dispositif favorise un certain mode d’appropriation des œuvres étudiées en classe, est-il conforme à celui souhaité par l’enseignant ? Est-il compatible avec les objectifs visés, les connaissances et les compétences qu’il veut transmettre ? N’y a-t-il pas eu une forme demalentendu didactique entre les enseignants et les lycéens quant aux finalités de l’exercice ? Loin de faciliter l’accès aux œuvres littéraires, les BAL n’en éloigneraient-elles pas certains élèves ? Autant de questions que pose, par exemple, ce book trailer (1L1) qui présente un assemblage hétéroclite où se mêlent, accompagnés par une musique de thriller, des images d’archives représentant des tombes juives antérieures à la Shoah, des photographies de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, des policiers new-yorkais entourant le cadavre d’un noyé, des clichés d’hommes et de femmes peignant dans une école des Beaux-Arts, etc. Il est difficile de repérer une cohérence dans ce puzzle déroutant, qui se borne à illustrer maladroitement certains thèmes ou épisodes du roman.
Même si l’on est parfois surpris des représentations que certaines BAL proposent des œuvres littéraires, l’outil présente de réels intérêts si l’on s’attache davantage au processus de sa création qu’au produit final. Les différentes étapes (remue-méninges pour la sélection du contenu et la définition de l’organisation générale des BAL, écriture des notes d’intention ou du scénario, tournage, montage, visionnage, etc.) engagent les élèves dans une relation prolongée avec les œuvres littéraires. Les travaux de groupe, notamment lors de la phase d’écriture, et la séance de visionnage sont l’occasion d’échanges (qui auraient gagné en l’occurrence à être systématisés et approfondis), où se confrontent les lectures singulières. Le dispositif permet ainsi d’engager, de compléter et d’approfondir le travail interprétatif. Nous pensons aussi qu’il « favorise la mémorisation des points principaux de l’œuvre », qu’il permet aux élèves de « s’approprier le descriptif des lectures et activités du baccalauréat » (objectif explicite de l’enseignante de première L dans le cadre de cette séquence), de « libérer l’expression personnelle en offrant aux élèves un autre moded’expression » (Bousquet, 2013, p. 14). Cette libération de l’expression personnelle et la nouveauté de l’exercice ont été appréciées et sont souvent mentionnées par les lycéens dans les questionnaires de fin de séquence ; cela constituait sans aucun doute pour bon nombre d’entre eux un facteur motivationnel fort dans la réalisation des BAL. En revanche, il n’est pas sûr que le dispositif ait pu « motiver les plus récalcitrants » (Éduscol, 2013) à la lecture, en particulier dans la classe de seconde, où 21 élèves sur 34 se déclarent non-lecteurs.
Questionnaire distribué à chaque élève à la fin de la séquence
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