Cet article examine les pratiques hybrides de littératie au sein d’un dispositif pédagogique impliquant des étudiant·e·s en didactique et de langue (FLE), en mettant l’accent sur la littératie spatiale. Par une étude de cas où un trinôme d’étudiant·e·s organise une visite thématique de la ville de Lyon, nous analysons, à travers des échanges multimodaux via WhatsApp et une séance de débriefing, comment une littératie spatiale et multimodale se déploie au travers de l’utilisation et la conception d’une carte géographique pour agir ensemble. Les résultats de l’analyse soulignent l’importance de la spatialité dans les pratiques de littératie contemporaines et explorent comment l’artéfact cartographique sert à la création de connaissances et d’expériences partagées. L’article propose une réflexion sur l’importance de saisir la matérialité discursive des pratiques littératiques multimodales pour intégrer en didactique des pratiques plus proches de la réalité.
This article examines hybrid literacy practices within an educational program involving students in teaching and language (FLE), with a focus on spatial literacy. Through a case study in which a group of three students organised a themed tour of the city of Lyon, we analyse, through multimodal exchanges via WhatsApp and a debriefing session, how spatial and multimodal literacy is deployed through the use and design of a map to act together. The results of the analysis highlight the importance of spatiality in contemporary literacy practices and explore how cartographic artefacts serve to create shared knowledge and experiences. The article reflects on the importance of understanding the discursive materiality of multimodal literacy practices in order to integrate practices that are closer to reality into teaching.
Notre travail s’inscrit dans une préoccupation didactique de prise en compte des pratiques actuelles de littératie spatiale multimodale.
L’étude des répertoires littératiques a fait l’objet d’intérêts maintenant solides, autour du concept de « multilittératies » que Lacelle définit comme « un ensemble d’agencements possibles entre les signes, les codes, les modes, les langages permettant aux lecteurs et producteurs d’être créatifs » (Boultif et al., 2021, p. 297). Ce concept, selon cette définition, permet de s’intéresser autant à la créativité qu’à l’efficacité dans les situations de communication. C’est pourquoi il parait important pour le champ de la didactique de s’emparer de la question des répertoires littératiques pour la compréhension des diversités (Azaoui, 2024).
Nous envisageons la spatialité comme une dimension-clé de ces répertoires contemporains, pour « comprendre les agencements complexes que mettent en œuvre les [personnes] et la place de l’écrit, sous toutes ses formes, comme ressource et support de l’activité individuelle et sociale » (Schneider, 2020). Plutôt que simples décors, le lieu et l’espace sont des éléments relationnels et dynamiques constitutifs pour l’action (Massey, 2005). L’interaction accrue de l’individu avec un monde physiquement distant, appelle une ré-imagination et une réarticulation de la corporalité et de la matérialité (Ek, 2012). Aujourd’hui, le sens des lieux se construit de plus en plus globalement au sein d’un cadre culturel, social et technologique intégrant une médiation par des dispositifs mobiles (Gordon et De Souza e Silva, 2012). C’est pourquoi il nous parait indispensable de « spatialiser » les littératies numériques.
Notre travail étudie une situation de rencontre organisée (Mayblin et al., 2016) à visée pédagogique où des binômes d’étudiant·e·s d’un parcours de didactique du FLE (Français Langue Étrangère) en licence inscrit·e·s à un cours intitulé « approche interculturelle » ont été amenés à organiser une visite de la ville avec un·e étudiant·e apprenant·e de FLE. Le dispositif prévoit que ces étudiant·e·s organisent une visite thématique de la ville pour un·e étudiant·e allophone, puis préparent une restitution orale de cette dernière aux autres participant·e·s.
La mobilité se conçoit au sein de ce dispositif à plusieurs échelles : celle du déplacement migratoire pour étude des étudiant·e·s (de FLE comme de licence, certain·e·s d’entre elleux pouvant être étranger·ère·s), celle du déplacement au sein d’un territoire urbain que l’on connait plus ou moins (certain·e·s étudiant·e·s français·es n’étant pas familier·ère·s de la ville où se déroulent les échanges). La mobilité est ici à la fois sociale, physique et cognitive : des étudiant·e·s qui ne se connaissent pas et viennent d’horizons culturels et langagiers différents ont à construire un espace pour une expérience commune et à en faire le récit, le tout dans un contexte de formation.
Notre recherche vise à comprendre comment se déploie, dans l’activité même de la rencontre et de la visite de la ville, une littératie numérique multimodale qui s’appuie sur le spatial. Notre étude souhaite aborder la question très concrète de la matérialité multimodale de l’écriture et des pratiques inscriptives (Debenport et Webster, 2019 ; Rumsey, 1994). Si l’étude est avant tout compréhensive, l’objectif de cette recherche est également de proposer des cadres de conscientisation de ces pratiques dans les parcours de formation à la didactique des langues et de l’interculturel.
Le dispositif didactique sur lequel nous nous appuyons n’est pas dirigé vers l’acquisition de compétences littératiques numériques, mais vers les compétences interculturelles. C’est pourquoi, dans le cadre de cet article, nous avons sélectionné une partie du corpus de recherche et le traitons comme une étude de cas. Notre étude se focalise sur les échanges d’un groupe d’étudiant·e·s qui a choisi de médier sa visite en ayant recours à la cartographie multimodale et numérique. Les données recueillies et analysées ici incluent des captures d’écran des échanges par WhatsApp entre tous·tes les participant·e·s du groupe ainsi qu’une captation vidéo d’un débriefing après la visite.
Nous analysons notamment comment la carte est ici employée par les participant·e·s comme une ressource de lecture/écriture, comment elle produit de l’espace, permet un ancrage social et des pratiques discursives composites (Paveau, 2017).
Il s’agit ici de s’intéresser à une pratique de mobilité intra-urbaine qui intègre de facto des pratiques de littératie qui vont la rendre possible et se réifient à travers des cartes. La carte est un support qui permet d’inscrire une mobilité effective ou potentielle dans un espace social et participe pleinement d’une littératie mobilitaire multimodale.
Après un cadrage théorique qui définit dans leur complexité les nouvelles littératies en s’attardant sur les littératies spatiales et artéfactuelles, nous décrirons le contexte de l’étude puis analysons les évènements de littératie autour de la conception de cartes pour la visite de Lyon.
Nous concluons en envisageant l’intérêt d’analyser les pratiques hybrides de littératie sous l’angle de la notion de littératie spatiale multimodale dans des dispositifs de formation en didactique des langues.
Nos données permettent un accès à des évènements de littératie impliquant la cartographie numérique par lesquels se déploie une pratique d’exploration du territoire urbain. Leur analyse permet de comprendre l’agentivité des acteurs, notamment lorsqu’il s’agit de mêler des formes de littératies informelle et formelle dans un cadre académique.
Tout d’abord, nous ferons un point sur la manière de concevoir les pratiques de littératie de façon à pouvoir proposer une analyse fine et attentive de leur matérialité et leur spatialité, pour en comprendre leur déploiement dans l’activité.
Nous plaçons notre recherche sous l’angle des New Literacy Studies dont le paradigme insiste sur trois éléments des pratiques de littératie (Fraenkel et Mbodj-Pouye, 2010 ; Shaswar et Rosén, 2022) : ce sont des pratiques situées, sociales et socio-matérielles.
À l’instar de Street (2003), dénonçant un « modèle autonome » où la littératie est constituée de compétences qui ne dépendent pas des contextes dans lesquels elles sont apprises et utilisées, nous pensons devoir examiner les pratiques de littératie en relation avec des questions plus générales de mondes représentés, d’identité et de pouvoir.
La littératie consiste en un ensemble de pratiques sociales (Barton et Hamilton, 2010) observables lors d’« évènements de littératie » (literacy events) que Heath (1982) définit comme des « occasions in which written language is integral to the nature of participants’ interactions and their interpretive processes and strategies » et lors desquelles « participants follow socially established rules for verbalizing what they know from and about the written material » (p. 50). Dans ces évènements, la langue orale et la langue écrite sont presque toujours entrelacées, ce qui nous invite à parler de multimodalité et à comprendre un évènement de littératie comme au-delà d’un « speech event » (Wortham et Reyes, 2015).
Les notions de pratique et d’évènement de littératie permettent de comprendre cette dernière comme une forme de participation sociale et son apprentissage comme une forme de socialisation (Brandt et Clinton, 2002, p. 342).
L’activité étudiée – une visite de la ville de Lyon dans le cadre d’un cours académique – s’inscrit dans des pratiques urbaines socialisantes. Se déplacer au quotidien est une manière de construire un rapport aux autres, de s’inscrire dans un espace urbain et de se situer socialement (Schneider, 2020).
Par ailleurs, les espaces sociaux en ligne ouvrent d’autres pratiques communicationnelles ou socio-interactionnelles (Caws et al., 2021), déployant de nouvelles formes complexes de communication et de nouvelles circulations d’artéfacts/ressources de littératie (par exemple Allard, 2018 ; Paveau, 2019).
Dans cette perspective, la notion d’évènement de littératie est complexifiée du fait que 1) de nombreuses pratiques sont « transcontextuelles » (Brandt et Clinton, 2002), c’est-à-dire construites par des évènements de resémiotisation des textes (Iedema, 2003) ; 2) de nombreux évènements de littératie sont médiatisés par des appareils mobiles et impliquent de multiples participant·e·s et objectifs dans des activités à l’écran et hors écran sur différents sites (Burnett et Merchant, 2020). Ainsi, « Our lives thus appear to take the form, more and more, of a continual stream of texts, tweets, messages, emails, blogs, posts, images, transactions » (Malpas, 2012, p. 35).
Tenir compte des réflexions qui précèdent implique une définition labile de la pratique de la littératie. Ivanič et ses collègues (2019) proposent de la considérer comme quelque chose de plastique :
[p]lastic enough to adapt to local needs and the constraints of the several parties employing them, yet robust enough to maintain a common identity across sites. (p. 111).
En suivant des étudiant·e·s dans une pratique d’exploration de la ville appuyée par un artéfact cartographique, notre intention est de mettre au jour la complexité d’une pratique de littératie, dans l’espace-temps de son déploiement ainsi que dans sa matérialité. Les pratiques ne relèvent plus seulement d’un contexte local, mais
aris[e] out of local, particular, situated human interactions while also seeing how [they] also regularly arriv[e] from other places – infiltrating, disjointing, and displacing local life (Brandt et Clinton, 2002, p. 343).
Le concept de littératie spatiale, encore peu mobilisé en didactique des langues, peut nous permettre de préciser notre analyse. Généralement utilisée dans le domaine des SIG (systèmes d’information géographique), la notion permet de décrire les connaissances et les outils nécessaires à la compréhension d’un espace (Tsou et Yanow, 2010). Goodchild (2006) en donne la définition suivante :
Spatial literacy is an ability to capture and communicate knowledge in the form of a map, understand and recognize the world as viewed from above, recognize and interpret patterns, know that geography is more than just a list of places on the earth’s surface, see the value of geography as a basis for organizing and discovering information, and comprehend such basic concepts as scale and spatial resolution (p. 1).
Pourtant, c’est dans le domaine des game studies, qui inspire notre perspective1 que nous trouvons une analyse de la manière dont les artéfacts de littératie sont dé/em-ployés. Celia Pearce (2008) y définit la « spatial literacy » comme l’ensemble de conventions et de compétences que les joueurs développent pour lire un certain espace du jeu. Pour Bashandy et ses collègues (2019), la littératie spatiale comprend deux dimensions principales :
C’est la conscience de l’espace qui rend possible l’engagement.
De manière plus fine, Pearce (2008, p. 8) détermine quatre activités qui démontrent et développent la littératie spatiale :
Cette grille de lecture nous permettra d’analyser comment la carte et sa conception favorisent la mise en œuvre d’une littératie spatiale multimodale.
Cette littératie spatiale est, dans les pratiques contemporaines, mise en jeu par des artéfacts utilisant le potentiel de la géolocalisation. Ces objets, comme le rappellent Brandt et Clinton (2002), permettent notamment d’établir des liens au-delà de l’ici et du maintenant de la conversation.
Manufactured, delivered, positioned, still there when the talk around them or about them or through them has stopped, objects mediate our interactions with other places and other times. (p. 345)
En conséquence, il est intéressant de se référer à la notion de littératie artéfactuelle, que Kate Pahl et Jennifer Rowsell (2010) définissent ainsi :
Artifactual literacy is about exchange; it is participatory and collaborative, visual and sensory. It is a radical understanding of meaning making in a human and embodied way. (p. 134).
En ce sens, les cartes numériques que les étudiant·e·s de notre corpus mobilisent sont une ressource de lecture, d’écriture et d’interactions dans l’espace. Elles produisent de l’espace et contribuent à en construire le sens. Elles constituent ce qu’Eleni Mitropoulou et Nicole Pignier (2014) appellent un support-dispositif. Elles se comprennent comme des architextes, c’est-à-dire des « outils qui permettent l’existence de l’écrit à l’écran et qui, non contents de représenter la structure du texte, en commandent l’exécution et la réalisation » (Souchier et al., 2003, p. 23).
Nous situons notre réflexion aux côtés de didacticien·ne·s qui s’intéressent à l’intégration des compétences de littératies numériques dans la formation en langue et la formation initiale des enseignant·e·s. Des recherches à ce sujet sont ainsi menées depuis une dizaine d’années (voir par exemple Lacelle et al. (2017) pour la notion de littératie médiatique multimodale) et les propositions en matière d’intégration des littératies numériques dans la formation émergent – voir Christelle Combe (2024) et Thierry Soubrié (2021), entre autres.
L’analyse proposée ici s’intéresse en premier lieu à la performance de littératie à travers l’interprétation d’une chaine d’évènements. En effet,
It is the performance of – or doing communication, where oral, written, signed and other semiotic resources are deployed, that is significant and constitutes the site of meaning-making (Bagga-Gupta et al., 2019, p. 23).
Il s’agit de prendre en compte la manière dont les gens sont capables de combiner de manière créative des agencements de ressources artéfactuelles et de s’appuyer sur celles-ci pour soutenir leurs expériences (Licoppe et Inada, 2012).
Nous avons ici tenté de dresser un paradigme2 pour une « littératie mobilitaire multimodale » (Azaoui et Guichon, 2024), conçu comme un modèle ouvert, un « open-ended frame of inquiry » (Duranti, 2005) capable d’aborder la multiplicité des formes de littératie comme agencements complexes et composites, les sensibilités esthétiques et la matérialité de l’écriture et des pratiques d’inscription qui en résultent. Nous retenons ainsi tout particulièrement
En termes didactiques, l’enjeu de cette proposition est la reconnaissance de formes complexes d’apprentissage (Kress, 2021 ; Schneider, 2020) reposant sur ces compétences littératiques et permettant de se situer dans le monde et d’y agir.
Le projet de recherche InterNexus3 étudie un dispositif pédagogique expérimental basé sur l’activité conjointe d’étudiant·e·s du DUFLE4 de l’Université Lumière Lyon 2 et d’étudiant·e·s allophones apprenant le français au Centre International d’Études Françaises de cette même université. Le dispositif propose des tâches associant situations formelles en classe et rencontres informelles. Lors d’un cours « approche interculturelle » du DUFLE, une expérimentation a été proposée aux étudiant·e·s de didactique sous la forme d’un projet incluant la rencontre d’étudiant·e·s allophones inscrits dans un cours de production orale de niveau B2 (du Cadre Européen de Référence pour les Langues – CECRL). Les participant·e·s devaient organiser en trinômes (deux étudiant·e·s de licence et un·e étudiant·e de langue) une visite de la ville et la présentation finale de cette rencontre aux autres groupes. Trois cours ont été dédiés au projet. Le premier était consacré à une présentation du projet, la constitution des trinômes et au tirage au sort du mot-clé guidant la conception de la visite (secret, sucré, pierre, sacré, bleu, senteurs, café, etc.). Le deuxième a consisté en un débriefing après la visite5, durant lequel chaque groupe d’étudiant·e·s en didactique devait discuter avec un autre groupe de la manière dont s’était déroulé leur projet : prise de contact, programmation et négociation des activités, déroulement. Il leur a été demandé un retour d’expérience réflexif et critique. Lors du dernier cours, chaque trinôme a rendu compte oralement de sa visite, à partir d’artéfacts conçus pour dynamiser le partage (photo, sketch, affiche, vidéo, carte mentale, slam, saynète, dessin, dégustation, quizz, etc.).
Le dispositif global a réuni cinquante étudiant·e·s de DUFLE et 25 apprenant·e·s de langue. Vingt groupes ont été constitués. Des enregistrements vidéo ont été réalisés lors des séances de débriefing (15 heures) et de présentation orale (3 heures). Des photos des sorties et des captures d’écran des échanges sur WhatsApp ont aussi été collectées par les étudiant·e·s eux-mêmes (en proportion très variable), ainsi que les créations finales coréalisées (n = 20).
Le cadrage didactique de la rencontre mise sur le paradoxe de l’imprévu organisé et son potentiel en termes de questions de pouvoir, de risque et de découverte (Wilson, 2017). Du côté des étudiant·e·s de licence, l’objectif est la sensibilisation interculturelle dans une approche expérientielle autour de la notion de rencontre comme ressource interculturelle de co-formation (Dufour et Grassin, 2023)6. Du côté des apprenant·e·s de français, les objectifs sont culturels et langagiers. Les compétences visées sont : être capable d’agir et d’interagir avec des Français autour d’un projet commun, être capable d’en rendre compte collectivement et mieux connaitre son environnement.
Le projet de recherche InterNexus a été initié et mené par l’enseignante chargée des cours de DUFLE et des cours de langue. Ce projet vise à analyser les vécus partagés et le potentiel didactique de ces « expériences à valeur formative » (Dufour et Grassin, 2023), en examinant les traces discursives que génèrent ces rencontres interculturelles. Nous nous intéressons à la rencontre dans la ville comme espace socialisant et aux littératies qu’il permet de déployer.
Le corpus recueilli pour le projet InterNexus comprend des données concernant trois des quatre étapes du dispositif pédagogique. La visite elle-même n’est pas documentée.
| Étapes du projet | Données recueillies |
| La préparation de la visite | Captures d’écran des échanges WhatsApp envoyées par les participant·e·s aux chercheur·e·s |
| Le débriefing | Captation vidéo des échanges |
| La présentation orale | Captation vidéo Artéfact utilisé pour la présentation |
Pour cette contribution, nous nous sommes centré sur la manière dont des littératies numériques multimodales entrent en jeu lors des tâches à accomplir et se déploient au fil des échanges.
L’analyse des données nous permet de répondre à notre question de recherche : comment se déploie, dans l’activité même de la rencontre et de la visite de la ville, une littératie numérique multimodale qui s’appuie sur le spatial ?
C’est pourquoi nous avons choisi de nous intéresser, dans le cadre de ce texte, à un trinôme qui a organisé sa visite et sa présentation orale autour d’une carte. Nous avons analysé les échanges de préparation, le débriefing7 ainsi que la présentation orale.
Nous menons une analyse prenant en compte tous les éléments constitutifs spécifiques d’une pratique de littératie, c’est-à-dire « le contenu des textes lus, écrits ou discutés, les participants à la pratique, les activités dans lesquelles ils s’engagent et les artéfacts utilisés » (Ivanič et al., 2009, p. 49)8.
Cette analyse matérielle et discursive consiste à repérer
En étudiant de manière attentive les façons dont des artéfacts, en l’occurrence ici des cartes, viennent lier les évènements de littératie entre eux, notre analyse cherche à montrer comment une littératie artéfactuelle spatiale se négocie au fil des échanges et se déploie à travers les différentes tâches du projet. Nos données permettent de s’y intéresser à différentes échelles : celle de la pratique comme celle de la micro-activité. En effet, si nous menons une analyse des différents évènements de littératie de manière successive, dans leur chronologie, nous gardons à l’esprit que ces derniers prennent leur sens en « chaine ».
Nous commençons par étudier les échanges en ligne dans lesquels se nouent les premières idées. Puis nous proposons une analyse détaillée de moments du débriefing où le discours revient sur la conception de la carte. Nous concluons en montrant comment l’artéfact cartographique vient unifier ces différents moments de la pratique.
La première phase du projet consiste, pour les étudiantes en didactique S. et A., à organiser la visite et à y convier l’étudiante allophone. Les deux étudiantes créent un groupe WhatsApp puis, après quelques échanges, y convient l’étudiante allophone.
La conversation en ligne permet ici aux deux interlocutrices de se positionner par rapport au projet qu’elles doivent mener et de construire un ethos commun (figure 1).

Il s’agit de s’aligner sur l’engagement à l’égard des tâches et du projet. Le dialogue permet de prendre la même posture « hyper motivée », à l’opposée d’une autre, crainte par les deux participantes, celle de l’étudiant·e « pas impliqué » ou « qui ne veu[len]t pas travailler ». L’échange permet de dire affectivement la volonté de travailler ensemble (« c’est trop cool », « j’ai de la chance en tombant sur toi », « au top »). La matérialité des échanges permet de renforcer l’expression de ses sentiments par des émojis qui ponctuent les échanges verbaux. Les émojis affectifs dominent en fin de phrase, exprimant inquiétude, nervosité et soulagement avant de se connaitre (😅), le plaisir de faire groupe (😊 ; 🤩), la complicité (😂 ; 🤣 ; 😉).
De même, le caractère quasi-synchrone des échanges sur WhatsApp implique de s’ajuster au rythme de chacune. L’une des participantes, A., est ainsi amenée à s’expliquer quant à la relative « lenteur » de ses réponses (4 minutes) – « je sors de cours, c’est pour ça que je réponds pas de suite aha » – face à l’« hyperactivité » de son interlocutrice.
À côté de cet alignement social et affectif s’accomplit un alignement cognitif quant aux tâches à accomplir, marqué par l’émoji 🤔. Les interlocutrices travaillent à se situer par rapport aux champs de connaissances (la ville de Lyon) et aux compétences utiles à réaliser le projet.

Dans la capture d’écran de la figure 2, la conversation débute à partir d’un fichier envoyé par S. – matérialisé par un lien web et commenté dans la discussion. Cet hyperlien conduit à un texte du magazine Géo sur les passages secrets lyonnais. La seconde interlocutrice A. évoque le mot « traboule » qui désigne une sorte de passage caché, plus ou moins secret11 qui permet à Lyon de passer d’une rue à une autre en traversant un ou plusieurs édifices. Cette reformulation du type de lieu proposé par S., de même que l’évocation d’une expérience personnelle de A., amènent les deux interlocutrices à se situer par rapport à leur connaissance de la ville et, par là même, à leur origine. L’une, A., est « de la région » tandis que l’autre, S., se dit « étudiante étrangère ». L’ajustement consiste pour la seconde étudiante à minimiser ses connaissances (« je connais pas beaucoup la ville en fait ») et à rassurer sa partenaire (« tkt on va trouver »). La connaissance spatiale est ici un enjeu pour l’activité, mais aussi un enjeu identitaire : cela permet de dire d’où l’on vient et qui on est. Il s’agit bien de mobilité et de travail de déplacement.
Face à ce déséquilibre des connaissances, S. propose alors ses compétences en photographie et vidéographie (figure 3) et permet d’embrayer la conversation sur la réalisation de la tâche : le compte-rendu de la visite.

Dans ces extraits apparait le travail d’alignement des interlocutrices qui implique de faire connaissance, d’ajuster ses postures affectives et d’entamer le travail d’élaboration des deux tâches à accomplir : la préparation de la visite et celle du compte-rendu oral.
La conversation en ligne sur WhatsApp permet de mobiliser des textes (outre ceux qui constituent la conversation elle-même) par des technomots13 et des images. Chaque participante amène une référence. L’envoi de textes permet de donner un sens à l’activité conjointe et à l’espace social :
Le lendemain, l’étudiante allophone K. rejoint la conversation et c’est sur cet alignement que S. intègre celle-ci à la conversation (figure 4).

La conversation se fait en intégrant les mêmes mots-clés déterminant la relation et l’activité commune : il s’agit de former « un très cool groupe » et de vivre une visite de la ville autour du mot « secret ». Les échanges autour de la méconnaissance du territoire lyonnais sont identiques, mais cette fois, en l’absence d’A. dans la conversation, c’est bien S. qui rassure. Les émojis font circuler les mêmes émotions, même si les symboles affectifs 🥰 s’y multiplient, forçant le sentiment empathique.
Ainsi, c’est au travers de l’espace d’interaction que se construit l’espace social et le déplacement de chacune des participantes dans un espace social partagé permettant de vivre l’expérience d’apprentissage. La conversation sur WhatsApp crée l’espace social de participation dans lequel les participantes vont accomplir un travail d’alignement affectif, identitaire et cognitif (Niño et al., 2023). Le groupe se cherche des points communs et les rôles se répartissent en fonction des compétences de chacune.
Une fois cette phase de prise de contact effectuée, les trois interlocutrices, S., A. et K., vont s’atteler à organiser et planifier la visite de la ville.
La conversation sur WhatsApp s’étale sur six jours (figures 5a et 5b), mais la pérennité écrite des échanges permet aux interlocutrices de ne pas perdre le fil de leur activité. Il s’agit pour les participantes de 1) concevoir leur visite en la thématisant et en choisissant les lieux qu’elles vont traverser (ellipses rouges sur les figures), 2) donner une forme matérielle à cette visite (ellipses bleues) à l’aide d’artéfacts (schémas et cartes – signalés par des rectangles arrondis) et 3) la planifier (parallélépipèdes bleus).


Les lieux évoqués dans la conversation le sont par les trois interlocutrices tour à tour. À chaque fois, ils sont justifiés aux autres par une référence à la thématique imposée et construisent au fil de la conversation une chaine sémantique : « passages secrets », parcours « caché », « mystère », « hanté par les esprits » et « lieux insolites ».
Le sens de la visite fait naitre une forme artéfactuelle : on parle de schéma, de plan et de carte et l’une des interlocutrices conçoit une carte sur l’application Maps de Google, ce qui lui permet d’organiser et de proposer les lieux d’une chaine de points de repères spatiaux sémantiques (Quesnot et Roche, 2020) qu’elle soumet à validation.
La conversation permet aux participantes à la fois de donner du sens à leur activité commune et de convoquer une forme pour ce dernier : ce sera celui de la carte, artéfact qui va être associé à un imaginaire fictionnel lié au secret.
La séance de débriefing ne concerne pas les étudiant·e·s allophones, c’est pourquoi K. n’est pas présente. S. et A. vont rendre compte de leur projet à L. (seul car sa binôme n’a pu être disponible lors de cette séance) (figure 6). La séance dure 45 minutes.

Le débriefing se déroule en deux temps : chaque binôme va raconter la manière dont s’est déroulé son projet puis faire un retour d’expérience réflexif et critique.
Nous focalisons ici notre analyse sur la manière dont l’artéfact choisi et conçu lors de la phase de préparation est mobilisé dans la discussion.
La carte est une ressource de lecture/écriture, elle constitue ce qu’Eleni Mitropoulou et Nicole Pignier (2014) appellent un support-dispositif :
1) La carte numérique possède une face « praxique », qui conditionne l’opérativité du support matériel, aisément manipulable (ou non). Ainsi, dans l’extrait de la figure 7, A. expose ses difficultés de manipulation d’une carte sur l’interface Maps.

2) La carte permet un ancrage social : l’interface relie l’usager, le texte et les autres participant·e·s. Dans la figure 8, l’échange se structure autour de l’interface cartographique et le compte-rendu du déroulé de la visite se fait grâce à elle.

3) Enfin, la carte comme dispositif permet des pratiques discursives composites : le support formel est un agencement qui donne à voir une représentation des différentes scènes de perception.
L’extrait transcrit ci-après se déroule au début de la séance, dure environ 1 minute 45 secondes et permet de mieux comprendre ces pratiques discursives composites.

À la question qui leur est posée par L. sur la façon dont elles ont programmé leur visite, les deux étudiantes expliquent la manière dont elles ont utilisé l’artéfact cartographique. Grâce à cet extrait, nous pouvons recenser quatre fonctions distinctes :
La carte sert à s’informer sur les lieux intéressant les participantes, les traboules (lignes 3 à 7) : « J’avais trouvé une carte où ils mettaient les traboules a priori accessibles ».
La carte sert ensuite à communiquer, en l’occurrence à informer le groupe des lieux potentiels et mettre en commun l’information sur un support pérenne (lignes 7 et 8) : « j’ai fait une carte pour nous où je mettais les points d’intérêt sur lesquels on pouvait aller. Comme ça je leur ai partagé pour qu’elles voient un peu l’idée ».
La carte permet de structurer l’information et de configurer l’activité (lignes 1 et 2). Le plan sert de programmation. Ensuite, pendant le déroulement de la visite, la carte doit permettre de guider l’activité (lignes 9 à 16). Dans le déroulé de l’activité, l’artéfact conçu est une aide, mais n’a pas permis de programmer leur trajet, ce qui leur a demandé d’« avanc[er] un peu au pif comme ça ». L’activité a impliqué de mobiliser trois cartes différentes. Ce qui est recherché – mais pas toujours atteint – est la fluidité des déplacements dans la ville au gré du projet.
Enfin, dans la fin de l’extrait, A. revient sur la carte comme dispositif d’écriture multimodale (lignes 16 à 23). Elle compose une carte propre au groupe et à son activité, grâce aux notes qu’elles prennent « au fur et à mesure », ce qui lui permet, après la visite, de « redessin[er] précisément le trajet » qu’elles ont fait. L’artéfact rend possible non seulement une écriture multimodale composite (« je mélangeais ce que j’avais écrit, les photos qu’on avait prises »), mais aussi une écriture palimpseste à l’aide de plusieurs artéfacts et de « vérifications ».
Lors du deuxième temps du débriefing, une autre partie de la conversation porte sur la carte. Il s’agit à présent de concevoir la forme et le contenu de la présentation de la visite aux autres groupes.

L’extrait commence par l’affirmation d’une envie d’A. : garder la forme du plan (« moi, le seul truc c’est que y a un truc que j’aimerais bien garder, c’est l’histoire du plan ») pour rendre compte du sens donné à la visite (lignes 3 à 7). Le choix est validé par deux fois par sa partenaire (« du plan ouais c’est ça » (ligne 2) / « ouais », ligne 4).
La suite de la discussion permet aux participant·e·s de convoquer des imaginaires liés à l’artéfact et à son pouvoir narratif. Tour à tour sont convoqués Harry Potter et la carte du maraudeur (lignes 11 à 20) puis Iron Man et une carte constituée de feuilles superposées (lignes 37 à 41). Ces deux références fictionnelles permettent de construire un univers magique, ludique et puissant : faire apparaitre et disparaitre des éléments de l’univers perceptif. Cet univers imaginaire est à chaque fois approuvé par les trois interlocuteurs.
La discussion porte, tout au long, sur l’opérativité du support matériel à construire et ses effets narratifs : faire apparaitre et disparaitre des éléments, les projeter, superposer les choses « pour avoir l’intégrité du truc ». La carte est donc perçue et conçue comme un artéfact de littératie qui permet à la fois d’organiser et de s’instruire, mais aussi de faire, de créer et d’imaginer (Gahoonia, 2024).
La discussion nous semble également porter sur ce qu’il est possible dans la situation et par rapport à la commande académique à laquelle il faut répondre. Ainsi, L. se préoccupe de l’adéquation des univers évoqués à la tâche qu’il leur est demandée de remplir. Il faut, selon lui, « savoir si elle [l’enseignante responsable du cours] est joueuse ou pas ». De même, au départ de la conversation, lorsqu’il propose une référence à Harry Potter, il tient à souligner n’être « pas du tout fan », comme s’il n’était pas sûr du bien-fondé de sa référence culturelle.
Devant la mobilisation de ce type d’artéfact, les interlocuteurs sont conduits à interroger les registres (« register », Silverstein, 2003) de leur activité : quelles formes, linguistiques ou autres, sont susceptibles d’être indexées à une façon de parler ? Les littératies sont des « accomplissements idéologiques » (Debenport et Webster, 2019) et il est nécessaire de s’intéresser aux registres culturels et artéfactuels que véhiculent les cartes évoquées et conçues par les étudiant·e·s.
Cultural patterns like registers do not stay stable for a bounded group, as presupposed in many simple theories of society and culture. Instead, links between signs and stereotypes emerge and shift. Participants in interaction must coordinate their heterogeneous repertoires in practice, not draw on a stable set of shared categories (Wortham et Reyes, 2015, p. 20).
Les interlocuteurs confrontent leurs répertoires à celui des autres et font valider collectivement leur mobilisation. Pour les étudiantes, ce qui semble ici valider la forme cartographique et les références aux fictions est avant tout la volonté d’être créatives et d’exploiter une forme particulièrement puissante d’écriture multimodale. L’étudiant reste en retrait, prudent face au contexte académique et sérieux de la commande. L’analyse de notre corpus donne à voir la nécessité socio-matérialiste et socio-culturaliste de la littératie telle que l’affirment Brandt et Clinton (2002).
Literacy participates in social practices in the form of objects and technologies, whose meanings are not usually created nor exhausted by the locales in which they are taken up (p. 338).
Les étudiant·e·s doivent construire, par un usage négocié, de nouveaux sens aux objets et technologies qu’ils utilisent.
Le dernier élément de cette chaine d’évènements est la présentation orale de la visite, que nous ne ferons qu’aborder en fonction du recours à la carte.

Lors de cette présentation, les participantes ont conçu un artéfact leur permettant de faire un récit multimodal de leur visite. Ce dernier est constitué d’une carte affichée au tableau vert de la salle de cours dans laquelle se passe la séance. Sur cette carte sont superposés des calques qui permettent de faire apparaitre/disparaitre des informations qui structurent le récit. Par-dessus, s’affichent des projections de photographies des lieux visités. Les fonctions sémiotiques de l’artéfact ainsi conçu permettent de structurer et faciliter le discours, son « opérativité ». Il donne à voir une forme ludique de récit basé sur le « secret ». Les éléments s’effacent à mesure qu’ils sont dits. Par ailleurs, l’artéfact afforde la dynamique de la co-construction du récit entre oratrices/narratrices.
L’artéfact de littératie permet tout d’abord de rendre compte de manière multimodale, hors du contexte de l’interaction, de l’expérience ; et ensuite d’en organiser la narration et d’organiser la prise de parole. Pour cela, les étudiantes ont saisi les affordances de la carte que recensent Brandt et Clinton (2002) :
the technologies of literacy [have a] certain kinds of undeniable capacities– particularly, a capacity to travel, a capacity to stay intact, and a capacity to be visible and animate outside the interactions of immediate literacy events (p. 344).
Enfin, la demande étant d’inclure l’étudiante allophone dans le projet, l’agencement artéfactuel multimodal final visible en figure 11 (différent des cartes numériques conçues pour produire la visite) permet aux trois étudiantes d’organiser leur discours à trois voix.
Dans cette section, nous souhaitons synthétiser notre analyse de l’artéfact cartographique et les manières dont il est mobilisé dans la chaine d’évènements que nous venons d’analyser.
La carte est avant tout un artéfact intertextuel et multimodal qui permet la lecture/écriture. La carte permet d’élaborer un compte-rendu dans une forme qui permet de donner à voir, de (ré)incarner, de (re)raconter, de (re)cartographier la visite. Nous avons mis en lumière les manières dont l’artéfact est dit, engagé et distribué dans le temps long du projet pédagogique et les manières dont la représentation artéfactuelle est nourrie individuellement et collectivement.
Notre documentation de ces évènements de littératie met au jour des idéologies littératiques et sémiotiques, c’est-à-dire ce qui compte comme signes écrits et comment ces écrits fonctionnent dans la situation. Un exemple probant est la manière dont les participant·e·s hésitent, notamment L., sur ce qui est mobilisé et mobilisable (Harry Potter, le jeu) dans la situation.
Mais le concept de littératie spatiale, encore peu mobilisé en didactique des langues, peut nous permettre d’aller plus loin dans la compréhension de la manière dont se déploie l’activité littératique. L’artéfact cartographique permet de déployer les quatre activités repérées par Pearce (2008).
Ces quatre activités sont mises en jeu dans la pratique illustrée par notre corpus.
Il s’agit bien de comprendre l’importance de la spatialité dans les pratiques de littératie (Burnett et al., 2014).
En termes de compétences, la carte a nécessité de mettre en jeu des compétences organisationnelles : rechercher des informations sur les lieux, les sourcer afin de les rendre accessibles, naviguer dans les espaces et les artéfacts repérés. Les documents (sources externes ou propres au groupe comme textes et photographies produits pendant la visite) ont été traités numériquement, parfois imprimés pour la séance finale (compétences opérationnelles) puis éditorialisés, c’est-à-dire triés, évalués et publiés pour produire cartes numériques et papier.
La carte, comme artéfact intertextuel et multimodal, à travers les échanges analysés, est ainsi dite engagée et distribuée. Elle permet de donner à voir (incarner), de raconter, de cartographier. Elle met en jeu des idéologies littératiques et sémiotiques qui sont négociées et engagées différemment par les participant·e·s.
Prendre en compte la mobilité des pratiques implique de s’intéresser de manière plus fine aux littératies artéfactuelles et notamment celles qui affordent cette mobilité en question. La cartographie numérique en est un exemple prototypique.
Nous avons voulu proposer une approche intégrative en étudiant des pratiques inscriptives multimodales et spatiales. Les pratiques complexes de littératie sont comprises en termes de compétences que les personnes mettent en jeu, ainsi qu’en termes de chaines d’évènements auxquelles elles participent, pour aller au-delà de l’évènement unique (de littératie) afin de suivre les (micro)activités sur plusieurs « sites ».
Notre proposition vise à mieux intégrer au cadre conceptuel des littératies la spatialité des pratiques et les artéfacts qui l’affordent. S’appuyer sur les concepts de littératie artéfactuelle et de littératie spatiale permet d’aller au-delà de la multiplicité des littératies pour s’intéresser à ce qu’est l’écriture et « push the very boundaries of the normative assumptions of what counts as literacy » en interrogeant « the linguistic and semiotic ideologies that inform such literacy practices, aesthetic sensibilities, and the physicality/materiality of writing and inscriptive practices » (Debenport et Webster, 2019 p. 390).
Nous situons notre réflexion aux côtés de didacticien·ne·s qui s’intéressent à l’intégration des compétences de littératie numérique dans la formation en langue et la formation initiale des enseignant·e·s.
L’apport de notre perspective est une attention plus grande à l’importance de l’espace et de la mobilité dans les agencements littératiques mobilisés. Cette perspective tient compte d’un « tournant spatial » dans la recherche sur les littératies qui, s’il ne date pas d’hier, a été quelque peu oublié dans les recherches sur la littératie numérique, trop figée dans un binarisme peu opérant entre physique et virtuel, alors qu’il s’agit de concevoir les agencements spatio-temporels permis par les dispositifs numériques géolocalisants. Il nous parait indispensable de « spatialiser » les littératies numériques.
Dans le champ de l’enseignement et de l’apprentissage, l’écart à combler, nous semble-t-il, est à la fois conceptuel – intégrer le spatial des pratiques – et méthodologique – comment étudier les pratiques dans leur mobilité. Il s’agit donc de se construire un cadre épistémologique et méthodologique afin d’étudier les pratiques de littératies
Notre étude apporte des éléments didactiques à la prise en compte et l’intégration de ce type de littératie en formation. L’approche expérientielle et réflexive développée ici peut être reprise avec profit dans le cadre de la formation d’enseignant·e·s pour diminuer l’écart fréquent, par exemple mis au jour par Thierry Soubrié (2021) entre les grands principes de la littératie numérique tels qu’ils sont exposés dans les formations en FLE et la manière dont ils sont mis en œuvre dans les propositions pédagogiques des futur·e·s enseignant·e·s. Ainsi, partir des propres pratiques de littératie spatiale des étudiant·e·s et d’une analyse réflexive de celle-ci, dans une approche ethnographique, est une voie vers le rapprochement des pratiques de classe et des pratiques informelles, sans perdre leur authenticité. La notion de « bridging activities » proposée en son temps par Thorne et Reinhardt (2008) nous parait utilement renouvelée par la notion de « rewilding » (Thorne et al., 2021) pour tenir compte de la complexité des ajustements situés des pratiques. Nous pensons comme les auteurs que, « when creating rewilding opportunities for language learners, the suggestion is to provide pedagogically informed resources and guidance, but not too much » (Thorne et al., 2021, p. 121), de façon à ce que les apprenant·e·s développent leurs propres pratiques pour définir et atteindre leurs objectifs dans des environnements impliquant un certain degré de variabilité et d’imprévisibilité.
Les limites de notre recherche sont de plusieurs ordres. D’une part, il faut nous intéresser aux autres formes et artéfacts choisis par les différents groupes de notre corpus ; les pratiques de littératie sont loin d’être homogènes parmi les étudiant·e·s et il est capital de comprendre leur diversité. Une attention aux univers imaginaires littératiques auxquels se rattachent les étudiant·e·s, au travers des évènements et des ressources (textes, images, plans…) de littératie mobilisés est une piste prometteuse.
D’autre part, notre corpus ne nous a pas permis de suivre au plus près des déplacements la pratique littératique et sa dimension spatialisée. Un plus grand intérêt des participant·e·s dans la recherche devrait le permettre. Nous pourrions alors nous pencher sur les positionnements à l’intérieur des évènements de littératie et à l’(in)égalité de la distribution des agentivités et des voix ; l’analyse doit pouvoir interroger comment et à quel moment la circulation des artéfacts et leur conception façonnent des relations de pouvoir sur les situations.
Tout ceci est important dans l’optique de penser la littératie comme émancipatrice. Notre recherche tend à montrer que la littératie spatiale multimodale peut l’être à l’heure où se déploie dans les pratiques une littératie numérique pour laquelle les frontières spatiales entre l’écran et l’espace physique deviennent floues et qu’observer, parcourir et faire se conjuguent dans ces espaces hybrides. Les étudiant·e·s de notre étude, dans cette pratique partagée et distribuée, produisent de l’espace pour leur engagement collectif et apprennent à construire leur place dans le monde, de manière solidaire.
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