Volume 7 / L'image à l'école secondaire

Identification et description de compétences en littératie multimodale d’élèves de secondaire en contexte de lecture de bandes dessinées historiques

Karine David
Université du Québec à Rimouski - campus de Lévis

Résumé

L’image fait partie prenante de notre quotidien. En classe d’histoire, elle occupe une place importante dans diverses sources documentaires. Toutefois, l’identification et la description des compétences en littératie multimodale requises par les élèves du secondaire pour lire l’image et le texte ont été peu étudiées. Considérant qu’en histoire, l’apprentissage passe par la lecture (Moniot, 1993) et sa compréhension (Cartier, 2003a), une étude a été effectuée en troisième secondaire auprès de quatre sujets afin de connaître leurs compétences spécifiques en lecture pour interpréter les modes (visuel, textuel, sonore et cinétique) de deux bandes dessinées historiques traitant d’un thème du programme d’histoire. Les résultats démontrent queleurs compétences en littératie multimodale semblent minimes : ils n’effectuent pas les inférences visuelles et textuelles en même temps, traitant un mode à la fois plutôt qu’en simultané, tout comme ils saisissent peu l’information complémentaire offerte par l’image (Martel et Cartier, 2015).

Abstract

Images play an important role in our daily lives. In history class, it is also an important part of various historical documents. However, identification and description of multimodal literacy skills required by secondary students to read both image and text have been poorly studied. In history class, considering that the learning process occurs through reading (Moniot, 1993) and its understanding (Cartier, 2003a), a study wasconducted on secondary three students in four subjects in order to know their specific skills in interpreting various modes (visual, textual, sound and kinetic). Two comics were used that deal with a historical topic related to the curriculum for the secondary level. Results show that their skills in multimodal literacy seem minimal: they are unable to make visual and textual inferences at the same time, interpreting a single mode at a time rather than two simultaneously; moreover, they appear to have difficulty in interpreting the complementary information provided by the use of images (Martel & Cartier, 2015).

Mots-clés
littératie multimodale, bande dessinée, lecture de l'image, enseignement/apprentissage de l'histoire, élèves de troisième secondaire

Keywords
multimodal literacy, comic strip, image reading, teaching/learning oh history, secondary students
Citer
Pour citer
David, Karine (2018). Identification et description de compétences en littératie multimodale d’élèves de secondaire en contexte de lecture de bandes dessinées historiques. Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, 7. https://doi.org/10.7202/1048362ar

1. Problématique

Dans le respect des recommandations du ministère de l’Éducation, des Loisirs et des Sports (MELS, 2009), les élèves d’aujourd’hui sont invités à lire des textes variés, dont plusieurs allient texte et images. Entre autres, notamment en classe d’histoire, le recours à la bande dessinée (BD), véritable support multimodal d’apprentissage et d’enseignement, est de plus en plus considéré (Martel et Boutin, 2015a).

Compte tenu de la forme multimodale que revêt la BD avec son mélange d’images, de textes, etc. (Boutin, 2011 ; Mak, 2006 ; Nofuentes, 2011), elle semble interpeller des compétences en lecture spécifiques pour lesquelles le savoir scientifique actuel est incomplet. De fait, pour quiconque s’intéresse aux compétences distinctives en lecture, la BD présente un intérêt certain. De plus, en classe d’histoire, ce support répond aux besoins des élèves au regard du nécessaire développement des compétences transversales telles que l’exploitation de l’information et l’exercice du jugement critique (MELS, 2010).

1.1. Lecture de BD en classe d’histoire

En classe d’histoire, l’élève est amené à consulter des sources documentaires variées (MELS, 2007) afin de les corroborer et d’en puiser des informations historiques adéquates. Ces documents sont soit des sources primaires, c’est-à-dire des informations constituées à la période où les évènements se sont passés selon Seixas et Morton (2013), soit des sources secondaires, à savoir des informations qui s’appuient sur les sources primaires (Harniss, Dickson, Kinder et Hollenbeck, 2001). Ces dernières sont notamment composées d’œuvres de fiction (comme des romans et BD) à contenu historique (Nokes, 2013).

Les œuvres de fiction, dont fait partie la BD à caractère historique, offrent de nombreux avantages : reconstitution du passé (Bordage, 2008), meilleure compréhension et possibilité d’une rétention d’information augmentée (Martel et Cartier, 2015), contextualisation de la situation (Crawford et Zygouris-Coe, 2008), etc. Leur emploi en classe d’histoire peut jouer un rôle important dans le développement et la consolidation de la compétence en lecture (Kennedy, Senses et Ayan, 2011).

Plusieurs chercheurs se sont penchés sur l’utilisation de la BD en classe comme facteur motivationnel (Richard, 2003 ; Thompson, 2007), comme élément de base d’une leçon (Martel et Boutin (2015a), comme éveil de « conscience historique » grâce aux images (Thiébaut, 2002), etc. Ces recherches reposent sur la prémisse dont les BD données à lire sont comprises par l’élève. Or on peut en douter, car de nombreux auteurs, dont Groensteen (2006) et Nofuentes (2011), reconnaissent que la lecture d’une BD est complexe. De fait, il est juste de se demander si les élèves du secondaire maîtrisent réellement la compétence à lire et à comprendre des BD.

1.2. Lire et comprendre une BD par la lecture multimodale

Comme l’avance Lacelle (2009), il est ardu de saisir tous les mécanismes qui définissent l’activité de la lecture. Ces mécanismes peuvent être encore plus abscons devant des supports médiatiques qui suscitent ce qu’on appelle le « savoir-lire contemporain » (Martel et Boutin, 2015a). En effet, lire aujourd’hui, c’est lire un document multimodal, un message qui comporte plusieurs sens à travers divers modes (Boutin, 2012). Ce n’est pas seulement décoder et comprendre le texte seul, mais saisir aussi son interaction avec les images qui elles-mêmes évoquent du son, du mouvement, etc. (Boutin, 2011). Cela exige de recourir à la littératie médiatique multimodale (Hobbs et Frost, 2003 ; Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012a ; Livingstone, 2004). Cette littératie, qui correspond aux habiletés en lecture et écriture, autant sur support papier que numérique (Lebrun, 2012), est en partie différente de la littératie traditionnelle.

Cette lecture multimodale nécessite des compétences spécifiques puisque l’élève ne maîtrise pas spontanément le décryptage de multitextes (Boutin, 2012). Comme il pourrait éprouver des difficultés à percevoir les différents messages, à comprendre tous les modes et, surtout, à les lire de manières associatives et complémentaires, l’élève doit apprendre à décoder cette combinaison d’informations (Lebrun et Lacelle, 2011). En classe d’histoire, cet enseignement est primordial puisque les documents offerts à lire aux élèves sont composés de plusieurs modes (présence de textes, de photos, de graphiques, de dessins, etc.). Face à la multimodalité, il peut être astreignant pour l’élève de discerner l’ensemble du sens historique, particulièrement lors d’utilisation de BD à caractère historique. À cause de la présence des différents modes en BD, des obstacles de compréhension de lecture et d’intégration de son contenu peuvent survenir. Effectivement, la cohabitation des modes visuel et textuel est susceptible de déstabiliser tout lecteur : alors que le récit oblige le lecteur à continuer sa lecture, à aller de l’avant pour amasser de l’information, l’image le contraint au contraire à s’arrêter pour contempler (Groensteen, 2006). Cette apparente contradiction peut faire émerger de la part de l’élève certaines interrogations : par exemple, que faut-il lire en premier : le texte ou l’image (Gauthier, 1996)? De surcroît, comme le souligne Nofuentes (2011), le style graphique composite demande un travail de décodage et de compréhension plus fort chez le lecteur, qui doit interpréter et se positionner face à chaque nouveau changement de registre visuel.

Parallèlement, quelques recherches ont dévoilé que l’amalgame d’informations tirées de plusieurs modes d’expression (Lebrun et Lacelle, 2011) semble être un attrait majeur de la BD. D’une part, le mode visuel est un avantage, car l’élève plonge apparemment dans l’atmosphère d’un récit en lisant seulement quelques cases d’une BD à caractère historique (Leroux, 2005) ; il entrerait rapidement dans son univers (Guay et Charrette, 2009). De plus, les images permettent une représentation de l’objet historique (Charrette, 2007), ce qui rendrait plus accessible l’histoire (Thiébaut, 1993). Enfin, ce mode visuel qui produit du sens rend le récit plus vivant et significatif (Schwarz, 2002), puisque la narration passe aussi par les dessins. D’autre part, la complexité de l’image et du texte par cette mixité des modes pousse le lecteur à participer au récit et le rend actif dans le processus d’apprentissage (Boutin, 2010b). En fait, comme la BD est un double récit, où le sens peut s’exprimer par les images et le texte (Peeters, 1998), l’élève se retrouve engagé dans une lecture à plusieurs niveaux, qui le pousse à mettre en relation tous ces modes afin de donner un sens aux mots et aux images (Owens et Nowell, 2001).

1.3. Perspective de la littératie médiatique multimodale (LMM)

Un courant de recherche actuel s’intéresse à la BD dans la perspective de la lecture dite médiatique et multimodale (LMM), qui nécessite le décryptage et la combinaison de multiples modes (visuel, textuel, sonore, cinétique) (Boutin, 2010b). De nombreux auteurs associés à ce courant, dont Fastrez (2012), Lacelle, Boutin et Lebrun (2017), Lebrun et Lacelle (2011), Nofuentes (2011), Walsh (2008), etc., reconnaissent que cette multiplication des modes suppose de requérir à des compétences de lecture particulières. De fait, ces dernières doivent être étudiées en vue de pouvoir les nommer, les analyser et les enseigner au besoin.

En ce qui concerne les recherches au Québec, soulignons celle de Lacelle (2009) sur les compétences en lecture-spectature, dans laquelle la chercheure tente de synthétiser les mécanismes de ces deux activités. Après la lecture d’un roman, son histoire adaptée à l’écran est-elle mieux comprise qu’après la simple lecture ? Dans sa conclusion, Lacelle affirme que « la complémentarité des codes amène à une interprétation plus profonde […] ; la spectature facilite les liens de cohérence entre les éléments du roman et du film » (2009, p. 348). La BD présente des modes similaires au récit filmique, si ce n’est en ce qui a trait à la vitesse des images, et met en avant ces avantages : les modes peuvent apporter des informations complémentaires qui permettent une compréhension plus franche. Face à la « lecture » aux multiples modes comme la BD, l’élève doit donc mobiliser de nouvelles compétences.

Lebrun et Lacelle (2011) ont également étudié les compétences déployées chez les élèves du secondaire lors de la compréhension d’outils médiatiques de type multimodal et ont observé certaines de leurs faiblesses. Par exemple, selon elles, ces élèves ne maîtrisent pas la compétence multimodale qui sous- tend qu’ils devraient pouvoir articuler les modes visuels et textuels. Souvent, ils les utilisent de façon redondante et non complémentaire ou comparative, ce qui révèle une faille dans leur compétence multimodale.

Mentionnons aussi la recherche de Lemieux (2014) qui s’est attardée au développement de deux stratégies de compréhension en lecture à partir de BD au troisième cycle du primaire. Elle a étudié l’impact de l’enseignement de l’inférence et du rappel de récit, notamment sur le degré d’acquisition desdites stratégies. Il en a résulté que cet enseignement a permis de manière relativement significative d’augmenter l’habileté à produire un rappel de récit, soit une meilleure compréhension. Cette recherche laisse supposer que, à travers l’enseignement des stratégies, l’élève améliore sa compréhension de lecture de BD grâce au fait qu’il prend conscience de toutes les informations incluses (mais cachées) à l’intérieur d’une case, d’une planche, etc., et qu’il apprend à lire les images tout comme le texte.

Parallèlement, Boutin (2007) s’est questionné sur le rapport texte/image, notamment dans la BD, ouvrant de ce fait la porte à un élément essentiel de la littératie multimodale et exposant à quel point il est impératif de s’y intéresser en vue de satisfaire les besoins contemporains des élèves. En 2010, il a poursuivi ses recherches en présentant la façon de réapprendre à lire à partir de la BD et en exposant l’enseignement des stratégies de lecture, notamment pour faire percevoir aux élèves les inférences. Il soutient qu’il est essentiel de développer des compétences de littératie répondant aux caractéristiques de la BD (Martel et Boutin, 2015a).

Enfin, la recherche de Beaudoin, Boutin, Martel, Lemieux et Gendron (2015) tend à montrer qu’une amélioration des compétences et stratégies spécifiques à la LMM est possible, surtout grâce à leur enseignement à l’école. Ainsi, ces chercheurs ont relevé que plusieurs élèves ayant pris part à des ateliers sur les compétences en LMM ont affirmé par la suite « se sentir plus habiles en lecture de BD, en compréhension de ce qu’ils lisent, en réalisation d’inférences et en utilisation efficace des illustrations. »

Malgré ces avancées, de nombreuses recherches sur le sujet restent à réaliser. Par exemple, aucune étude ne montre comment mieux interpréter tous les modes évoqués antérieurement et leur interaction, alors qu’il est reconnu qu’ils complexifient la lecture de tout message multimodal (Kress, 2009 ; Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012b).

1.4. Objectifs de recherche et questions de recherche

Dans cette perspective, la recherche dont il est question ici vise l’objectif suivant : identifier et décrire l’activité de production de sens des élèves de secondaire en classe d’histoire à l’occasion d’une lecture multimodale comme la BD à caractère historique. Identifier l’activité de production de sens nécessite de déceler si les élèves donnent ou non un sens à leur lecture multimodale, tout en précisant quel(s) mode(s) ils privilégient pour y parvenir. Ensuite, décrire cette activité consiste davantage à percevoir comment ils s’y prennent pour attribuer le sens en lisant un ou plusieurs des modes rencontrés. À cet égard, deux sous-questions sont soulevées : comment les élèves du secondaire en classe d’histoire comprennent-ils une BD à caractère historique et l’intègrent-ils ? ; quelles compétences de lecture multimodale utilisent-ils pour comprendre une BD à caractère historique ?

Dans le cadre de cet article, il faut souligner que le volet historique de la BD est peu abordé en tant que tel, l’histoire étant surtout mentionnée du fait que tout document historique est en soi d’office multimodal.

2. Cadre théorique

Dans cette partie sont présentés les concepts essentiels à l’analyse de données de cette recherche : bande dessinée et lecture multimodale, dont font partie les compétences et stratégies pour la lecture multimodale de BD.

2.1. Bande dessinée

La BD doit être définie « comme un récit […] qui a pour principale assise l’univers de la narration […] avec une fiction plus ou moins prononcée » (Boutin, 2015, p. 30). Il s’agit de mots et d’illustrations mis ensemble pour constituer une suite d’évènements, liés les uns aux autres et « mis bout à bout », ce qui crée une séquence (Boutin, 2011, 2015). En clair, la BD est « un récit multimodal séquentiel à images fixes » (Boutin, 2012, p.39) : multimodal, car elle a besoin pour vivre que ces modes sémiotiques (Kress, 1997, 2009, 2010) soient combinés (Groensteen, 1999) et à images fixes, car elle offre intrinsèquement des images statiques. De surcroît, il faut insister sur les ellipses, car ces espaces sans contenu apparent habitent la BD : le récit se fait omniprésent, même entre chaque case. Tandis que rien n’est dit concrètement, l’ellipse oblige le lecteur à combler ce « vide » afin de lui donner du sens (Boutin, 2010a). Pour caractériser davantage la BD, Boutin (2008) mentionne également que son mode textuel se présente sous forme de dialogue. De fait, la plupart du temps, le texte est présenté à partir d’échanges directs ou indirects entre différents personnages, voire à partir d’un discours à soi-même. Par conséquent, la BD peut être définie comme « un récit de fiction séquentiel, elliptique, multimodal à images fixes et dialogal » (Boutin, 2012, p. 40, 2015).

Outre sa définition, il importe de se concentrer sur la composition de la BD, entre autres, étudiée par Peeters (1998, 2002) et Groensteen (1999, 2006, 2007). De nombreux éléments (case, bande, planche, cadre, onomatopée, etc.) composent une BD et sont à maîtriser lors de la lecture, car chacun est une clé essentielle à la compréhension. En plus du sens de lecture au sein d’une planche (page), le lecteur doit aussi reconnaître la signification d’une case qui va donner du mouvement, d’une « case fantôme » qui va encourager une interprétation de l’inférence, d’une onomatopée qui peut susciter du bruit, par sa forme graphique ou par son contenu textuel, etc. Chaque dessin d’une BD fait partie d’un ensemble d’images indissociables les unes des autres, qui sont toutes au service du récit et sont porteuses de sens (Mouchart, 2004). Cela étant, selon la BD ou la case, « texte et dessin se complètent, chacun prenant en charge une partie de la narration » ; dans d’autres cas, ils « interagissent et c’est de leur interaction que naît le sens » (Morgan, 2003, p. 96).

Étant constituée de planches, de bandes, de cases qui amènent toutes une information implicite, la BD est un support idéal pour susciter la stratégie d’inférence présente, entre autres, dans les compétences multimodales. Certes, le lecteur se fait une idée du récit à partir du texte et des images, mais aussi à partir de ce qui n’est ni dit ni montré (Mouchart, 2004). Par conséquent, chaque élément constitutif de la BD introduit un sens, complète ou appuie une information présente dans le texte ou le dessin (Peeters, 2002). Rien n’est donc à négliger dans le décryptage de la BD pour réussir à comprendre et à intégrer ses modes et son contenu.

2.2. Lecture multimodale

Pour développer la LMM, le lecteur doit maîtriser les compétences à lire un texte traditionnel auxquelles s’ajoutent celles requises pour lire les autres modes (Lebrun et al., 2012a). D’une part, le lecteur « confirmé »sélectionne plusieurs stratégies de lecture dite traditionnelle qu’il hiérarchise et coordonne avant, pendant et après la lecture (Nokes et Dole, 2004 ; Pressley, 2002), alors que le lecteur « apprenti stratège » apprend encore à les développer (Giasson, 2003). D’autre part, les compétences plus complexes comme celles de types sémiotique et multimodal « doivent progresser afin de prendre en compte les interactions des modes qui se retrouvent simultanément dans un même média » (Lacelle et al., 2017, p. 203).

La multimodalité (Jewitt, 2009 ; Kress, 1997, 2010), proposée dans la BD, consiste en l’usage interactif de plusieurs modes pour concevoir un objet sémiotique (Kress et Van Leeuwen, 2001) ; elle est la capacité à comprendre une séquence d’évènements, d’images, de gestes, de fonctions narratives des sons et de l’intrigue à partir d’un amalgame de modes (Lyga, 2006). Cette multimodalité, qui « désigne ce qui se conjugue sur différents modes (iconiques, linguistiques, gestuels et auditifs), souvent sur le même support, dans la même production » (Lacelle, Lebrun, Boutin, Richard et Martel, 2015, p. 166), implique l’interaction du mot, de l’image, de la cinétique, du son par une combinaison plurielle (Lebrun et al., 2012a, 2012b).

Quant au terme « mode », il est pour Kress (2009) une ressource construite et transmise afin de créer du sens. Ces deux notions sont indissociables : les modes sont les moyens qui permettent au sens de prendre forme pour être ensuite interprétés (Jewitt, 2009). La BD est justement multimodale, car elle est une ressource sémiotique composée de plusieurs modes qui sont organisés pour donner un système de sens qui produit une communication multimodale (Lacelle et al., 2017). De plus, ces modes peuvent former une combinaison versatile (Lebrun et Lacelle, 2011) : au sein d’une même BD, dans certaines planches, peuvent se retrouver plus de texte que d’images puis, dans d’autres, ce sont les images qui, cette fois, priment. Cette composition variable peut avoir un impact sur la lecture de l’élève.

2.2.1. Compétences et stratégies pour la lecture multimodale de bandes dessinées

Pour Livingstone (2004) et Hobbs et Frost (2003), la littératie multimodale est l’habileté d’accéder à des messages, de les analyser, de les évaluer, de les créer à travers une variété de contextes. À la base, un élève doit posséder les compétences d’un lecteur de textes traditionnels ; dans le but de comprendre des messages à plusieurs modes (Lebrun et al., 2012a, 2012b), il doit y adjoindre les compétences pour lire les images, les sons, les gestes et mouvements et leur combinaison.

Compétences multimodales

Pour mieux interpréter les modes et leurs interactions sémiotiques qui composent tout multitexte, il faut se référer aux compétences multimodales requises pour le comprendre. Lacelle et al. (2017) présentent une grille des cinq compétences en LMM. Pour eux, les trois premières compétences sont nécessaires et engagées au cours de toute lecture de texte dans n’importe quel média. Il s’agit des compétences générales « issues d’une approche plus conventionnelle de la littératie » ainsi que de la quatrième compétence qui permet de «connaître, analyser et utiliser les ressources sémiotiques propres aux modes textuel, visuel, sonore et cinétique » (Lacelle et al., 2017).

La cinquième compétence et ses sous-compétences nommées multimodales sont celles qui nous intéressent davantage et qui exigent notamment de « connaître, analyser et appliquer les buts de l’utilisation conjointe des codes, modes et langages ainsi que la simultanéité de l’utilisation des codes, modes et langages ». Elles ne peuvent exister sans les autres et consistent en la capacité à lire chaque mode en les fusionnant ou les hybridant afin d’en tirer toutes les informations, qu’elles soient redondantes ou cooccurrentes, complémentaires et de jonction et de détournement. De plus, il est important que cette interprétation se fasse en simultanéité et que, lors de la lecture d’un texte médiatique, il soit possible d’établir lequel est le « texte premier » (Lacelle et al., 2017 ; Lebrun et al., 2012a). Ces compétences représentent celles que devrait posséder le lecteur de texte multimodal comme la BD.

Stratégies multimodales

Au cœur des compétences multimodales se trouvent des stratégies à maîtriser. Kress et Van Leeuwen (2001), par exemple, ont démontré que le lecteur de multitextes procède à des allers et retours entre le texte et les illustrations pour décoder chaque information en vue d’un meilleur décryptage. Selon eux, cette lecture est plutôt discontinue et ce procédé nécessaire pour lire de façon concomitante des langages sous toutes leurs formes réclame de « connaître, analyser et appliquer la simultanéité d’utilisation des codes, des modes, des langages et leurs modalités » (Lacelle et al., 2017 ; Lebrun et al., 2012a).

De surcroît, le lecteur, comme le spectateur, doit construire des hypothèses à partir de tous les modes présentés à lui (Lacelle, 2009). Cette combinaison de modes exige une manière spécifique de lire qui implique des processus non linéaires et simultanés (Kress, 2009). Là encore, si nous faisons un parallèle avec le film, lelecteur-spectateur face aux images doit imaginer le discours intérieur des personnages, doit combler les vides en se référant aux attitudes et expressions des personnages pour déduire leurs intentions (Lacelle, 2009). Le lecteur de BD agit de la même manière et peut avoir à « présupposer un sens aux trous noirs dans la narration » (Lacelle, 2009, p. 362), c’est-à-dire à lire les indices textuels et visuels ainsi que les ellipses. Cette stratégie de création d’inférences doit être développée pour mieux saisir la lecture de multitextes.

Enfin, pour Lebrun et Lacelle (2011), la principale stratégie multimodale à maîtriser est celle qui donne à chaque lecteur d’un multitexte la capacité de faire des liens entre les unités de sens visuelles et textuelles (Kress et Van Leeuwen, 2001). D’après Lacelle (2012a), ces associations requises sont complexes : le lecteur multimodal doit faire un rapport entre le texte et l’image même si les deux ne sont pas redondants, mais complémentaires, puis il doit interpréter le sens des éléments de la forme visuelle. Par exemple, une onomatopée Boum enfermée dans une étoile au trait gras peut signifier la force du son. Bref, la fusion/hybridation entre les références visuelles et textuelles aide à faire des liens essentiels à la compréhension générale de la lecture multimodale.

3. Méthodologie

Dans les prochains paragraphes, l’échantillon, les procédures et instruments de mesure ainsi que l’analyse des données seront décrits.

3.1. Échantillon

Pour connaître les compétences multimodales que les élèves du troisième secondaire emploient lors d’une lecture de BD à caractère historique, quatre élèves ont été ciblés : 1) un lecteur apprenti stratège ; 2) un lecteur confirmé ; 3) un lecteur fréquent de BD ; 4) un lecteur occasionnel de BD (n = 4).

Quand il s’agit de la fréquence de lecture de BD, seul le nombre de BD lues a été considéré. Pour ce qui est des compétences en lecture, elles ont été établies selon la théorie des stratégies de lecture de textes traditionnels (Giasson, 2003) et selon les résultats scolaires en lecture des sujets.

La tranche d’âge touchée est celle de 13 à 15 ans, laquelle correspond aux élèves de troisième secondaire, qui ont été choisis à l’école secondaire Pointe-Lévy de Lévis au sein de la commission scolaire des Navigateurs.

3.1.1. Corpus de BD utilisées par l’échantillon

Deux types de BD à caractère historique ont été retenus : une BD humoristique et une autre de type aventures (voir illustrations 1 et 2). Les deux œuvres à caractère historique choisies sont Laflèche (Landry et Levasseur, 2009), BD humoristique, et Radisson (Bérubé, 2009), BD d’aventures. Ces BD abordent plusieurs réalités et concepts du programme d’histoire (la population et le peuplement, l’économie et le développement, les premiers occupants, l’émergence d’une société en Nouvelle- France, etc.) explorés en début de troisième année du secondaire (MELS, 2007).

Illustration 1 : Radisson – Fils d’iroquois (tome 1) de Bérubé (2009)
Illustration 2 : Laflèche – Fort Nécessité (tome 1) de Landry et Levasseur (2009)

3.2. Procédures, instruments de mesure et analyse des données

L’identification des compétences de lecture multimodale employées par les élèves du troisième secondaire s’est effectuée par l’entremise d’entrevues. Les réponses des sujets ont mis en avant ces compétences utilisées lors du processus de compréhension des BD historiques grâce à trois entrevues : une entrevue de groupe sur la lecture en général et deux entrevues semi-dirigées en individuel sur chaque type de BD historiques.

La chercheure a compilé les informations globales tirées de la première entrevue. Ensuite, elle a amassé des données plus concises et étoffées grâce aux deux entrevues individuelles (une pour chaque type de BD historiques) qui se sont déroulées après la lecture de six ou sept pages ciblées de la BD d’aventures et de la BD humoristique. Ces deux entrevues semi-dirigées, d’une durée de 40 à 60 minutes chacune, ont servi à préciser les compétences multimodales requises face à un type de BD comparativement à un autre, et ce, selon le type de lecteur (se jugeant fort ou non et lecteur ou non de BD).

Trois canevas de questions ont été construits selon les concepts à l’étude : les compétences de lecture multimodale (BD historique) des élèves de troisième secondaire en classe d’histoire. De plus, les thèmes établis (issus du cadre théorique) ont été suggérés selon l’ordre et la logique des propos tenus en rencontre (Savoie-Zajc, 2011). Les trois entrevues ont été évaluées et bonifiées lors d’une pré expérimentation (auprès d’un autre échantillon de même ordre) dans le but de s’assurer de la congruence des questions.

Afin de recueillir les données dans un contexte d’entrevue, les sujets ont été placés en situation de lecture d’une BD avec la consigne de bien la lire en vue de bien la comprendre. Ensuite, ils ont été interrogés individuellement sur les compétences multimodales mises en jeu au cours de la lecture. Mentionnons que chaque élève a lu chaque BD dans son entier, hors du milieu scolaire, dans le but de prendre son temps pour appréhender autant sa forme que son contenu. Par conséquent, lors de la lecture en classe suivie de l’entrevue, les sujets n’ont pas perdu de temps à se familiariser avec ce support multimodal.

Les données recueillies lors de chaque entrevue ont été analysées à l’aide d’une grille conceptuelle conçue d’après le cadre théorique. Par ailleurs, dans le but de se remémorer les détails des entrevues (humeur, atmosphère, débit, etc.), chacune a été enregistrée.

4. Résultats

Cette partie de l’article présente les résultats de la recherche qui sont regroupés par participant d’après ses lectures de BD, la première à caractère historique, Radisson (Bérubé, 2009) et la deuxième à caractère humoristique, Laflèche (Landry et Levasseur, 2009). De fait, un portrait de chaque élève (dont les noms suivants sont fictifs) est d’abord proposé selon son profil : Carlos, le lecteur stratège apprenti ayant de faibles résultats en lecture ; Gaëlle, lectrice confirmée, qui réussit aisément dans cette matière ; Hannah, lectrice occasionnelle de BD, qui a lu moins de dix BD au cours de sa vie et Jean, lecteur fréquent de BD, ayant lu de multiples BD depuis son enfance et en lisant encore à ce jour. Ensuite, les données amassées sont comparées selon les trois compétences de lecture sélectionnées dans le cadre conceptuel, soit les compétences cognitives et subjectives et les compétences multimodales, en vue de répondre à l’objectif fixé : identifier et décrire l’activité de production de sens des élèves de secondaire en classe d’histoire à l’occasion d’une lecture multimodale comme la BD à caractère historique.

4.1. Lecture multimodale d’un lecteur stratège apprenti

D’après les réponses offertes par Carlos, peu de différences notables d’une BD à l’autre sont à mentionner. Ainsi, lors de la lecture des deux BD retenues, cet élève ne comprend pas toutes les subtilités de chaque récit, mais saisit l’essentiel en se fiant surtout au texte. Par exemple, dans Radisson, le sens des mots « emplâtre » et « déroger » a pu être compris essentiellement grâce au texte (et au contexte). Il met d’ailleurs en avant l’importance du texte en tant que lecture première et souligne que ni les images ni le dictionnaire ne lui servent. Pourtant, pour chaque BD, il mentionne l’importance de lire le texte et l’image avec tout ce qui en découle (sons et cinétique). Précisément dans Laflèche, Carlos ajoute qu’il peut lire deux modes associés (texte et images), mais, selon lui, seules les images lui permettent d’apprendre les faits historiques. Par contre, dans Radisson, il ne lit qu’un mode à la fois pour mieux se concentrer afin de comprendre l’histoire. Pour les deux BD, cet élève concède que l’image apporte quelquefois une information supplémentaire dans le sens où elle montre un élément qui n’est pas forcément nommé dans le texte. Il admet également que, pour bien comprendre la BD, ce sont les images qui sont importantes.

4.2. Lecture multimodale d’une lectrice confirmée

Après analyse, quelques différences d’une BD à l’autre sont à souligner en ce qui a trait à Gaëlle. De sorte, selon le type de la BD, les compétences et stratégies convoquées ne sont pas les mêmes.

Selon cette élève, dans Radisson, l’expression des personnages avec leur absence de sourire ainsi que l’image au style plus « photographique » indiquent que la BD est réaliste ; dans Laflèche, certes l’expression des personnages, mais surtout leurs traits grossiers révèlent qu’elle est humoristique. Par ailleurs, cette élève suit mieux le sens des cases de la BD Laflèche, comparativement à celles de Radisson. Pour cette BD spécifiquement, sa compréhension semble difficile, phénomène renforcé par sa mauvaise reconnaissance des différences entre les personnages. Elle ne comprend pas les subtilités du récit de Radisson, mais en saisit avant tout l’essentiel. Par exemple, le sens du mot « emplâtre » a été compris en s’appuyant sur le texte (et le contexte), tandis que pour le mot « déroger » dans Laflèche, Gaëlle s’est fiée à l’image du personnage, qui se tient droit et fier. Pour les deux BD, elle évoque l’importance de lire l’image, mettant même en avant l’image en tant que lecture première. Pour Laflèche, elle mentionne que le texte seul peut suffire pour comprendre, puisque l’image joue seulement un rôle de divertissement. À son avis, le dessin sert à rendre cette BD humoristique. Pour Radisson, cette élève concède que l’image apporte quelquefois une information supplémentaire, même si le texte aussi raconte des éléments qui ne sont pas illustrés dans l’image. Finalement, pour les deux BD, Gaëlle ajoute qu’elle peut lire deux modes associés (le texte et les images) quand l’image est accompagnée d’onomatopées et qu’il arrive une action marquante.

4.3. Lecture multimodale d’une lectrice occasionnelle de BD

Dans les deux BD, Hannah discerne si le contenu est plutôt humoristique ou réaliste. Pour Radisson, elle réussit à puiser des indices grâce aux personnages à l’air sérieux et grâce au sujet qu’elle juge grave (les Iroquois). Quant à Laflèche, elle remarque la manière plus grossière dont sont dessinés les personnages, qui indique le genre humoristique de cette BD. Par contre, Hannah suit mieux le sens des cases et des bandes de la BD Laflèche, comparativement à celles de Radisson. Enfin, elle comprend bien les subtilités de chaque récit et en saisit l’essentiel en se fiant surtout au texte. Par exemple, dans Radisson, le sens des mots « emplâtre » et «déroger » a pu être compris essentiellement grâce au texte (et au contexte) puis à ses connaissances apprises en classe d’histoire.

Pour chaque BD, cette élève évoque l’importance de lire le texte et l’image tandis qu’elle met en avant l’importance du texte en tant que lecture première. Dans aucune des BD, Hannah ne peut lire deux modes associés (le texte et les images) ; cela dit, selon elle, ces deux modes lui permettent d’apprendre les faits historiques. En outre, pour les deux BD, elle affirme que l’image n’apporte pas d’information supplémentaire à ce que raconte le texte, même si elle hésite dans le cas de Radisson. Elle admet également que, pour bien comprendre la BD Radisson, ce sont le texte et les images qui sont importants, tandis que pour Laflèche, c’est le texte seulement.

4.4. Lecture multimodale d’un lecteur fréquent de BD

D’après les réponses de Jean, quelques différences notables d’une BD à l’autre sont à mentionner. Pour les deux BD, cet élève discerne aisément si le contenu est humoristique ou réaliste en cherchant des indices. Pour Radisson, il repère l’inscription sur la page couverture « d’après l’autobiographie de Pierre-Esprit Radisson » et devine qu’il s’agit d’une BD réaliste. Dès la première page de Laflèche, il remarque que cette BD est humoristique grâce aux personnages et à leur représentation illustrée. De même, Jean suit aisément l’ordre des cases et des bandes des deux BD. Pour lire Radisson, il spécifie parcourir les images en premier en les regardant vite et lire ensuite le texte, mais sans prêter attention aux détails. Pour Laflèche, il mentionne ne pas lire les récitatifs et effectuer une lecture diagonale de la BD. Enfin, cet élève ne comprend pas toutes les subtilités de chaque récit, mais en saisit bien l’essentiel, surtout pour Laflèche. Par exemple, le sens des mots « emplâtre » et « déroger » a pu être compris essentiellement grâce au texte (et au contexte).

Pour chaque BD, il évoque l’importance de lire le texte et l’image, tandis qu’il met en avant l’importance du texte en tant que lecture première. Cela dit, pour Radisson, Jean précise que, si le texte est en haut, il le lit en premier, mais si ce n’est pas le cas, il privilégie l’image. Par contre, dans Radisson, il mentionne qu’il peut lire deux modes associés (le texte et les images), alors que, dans Laflèche, il annonce le contraire : selon lui, il est impossible de faire les deux simultanément. Par ailleurs, pour les deux BD, cet élève avoue que l’image n’apporte pas vraiment une information supplémentaire ; dans le meilleur des cas, elle « précise » un élément qui n’est pas forcément nommé dans le texte. Il admet également que, pour bien comprendre Radisson, le texte est le plus important à considérer tandis que, dans Laflèche, ce sont les deux modes qui comptent.

4.5. Synthèse des compétences en lecture et des stratégies associées convoquées

Afin de comparer les compétences utilisées ou non par chaque sujet, les trois compétences sélectionnées d’après la grille des compétences en LMM (Lacelle et al., 2017 ; Lebrun et al., 2012a), soit les compétences cognitives et subjectives et les compétences multimodales, sont mises en avant dans le tableau 1.

Grâce à ce bilan, il est possible de percevoir que, selon son profil de lecteur, chaque élève lit et comprend différemment chaque type de BD. Effectivement, les compétences convoquées ne sont pas maîtrisées à valeur égale selon le type de BD et selon le lecteur.

Par exemple, peu importe le niveau de compétence en lecture, les deux sujets, Carlos et Gaëlle, accèdent au sens grâce aux deux modes (visuel et textuel), surtout face à Radisson. En revanche, la lectrice confirmée maîtrise peu les inférences, alors que le lecteur apprenti les maîtrise au moins face à Laflèche. Quant à la fréquence de lecture de BD, elle semble peu importer sur la maîtrise des inférences et sur la façon de trouver le sens. Ainsi, les deux sujets, Jean et Hannah, ont évoqué que seul le texte permet de saisir adéquatement.

Pour ce qui est de l’importance de lire les deux modes, Hannah et Jean ont confirmé leur rôle pour les deux BD, tandis que les deux autres sujets ont confirmé l’importance d’un seul mode face à Laflèche. Quant à la complémentarité des modes, elle a été réussie uniquement par Hannah face à Radisson. De même, elle a déclaré avoir compris cette BD à caractère historique grâce aux deux modes, tandis que les trois autres participants ont dit avoir compris grâce à un seul mode.

Ainsi, même s’il est impossible de généraliser les informations amassées, il semble que peu importe qu’elle soit historique ou non, que l’élève soit un lecteur confirmé ou non, et qu’il soit habitué à lire des bandes dessinées ou non, la BD est un support multimodal ardu à comprendre, car très chargé sémantiquement et sémiotiquement parlant. Les compétences spécifiques à la lecture multimodale ne semblent pas développées de manière intrinsèque.

Compétences cognitives et subjectivesCompétences multimodales
BD luesRadissonLaflècheRadissonLaflèche
Carlos
Lecteur stratège apprenti
Peu d’inférences visuelle et textuelle faites;
Trouve le sens grâce aux deux modes;
Cible le vrai grâce aux images et à ses connaissances.
Fait des inférences pour les deux modes (plus visuelles);
Trouve le sens grâce au texte;
Cible le vrai grâce à ses connaissances.
Les deux modes se complètent;
Pas d’informations dans les images;
Complémentarité non réussie : lit les images (mais dit comprendre sans elles);
Lit le texte en premier ;Comprend grâce aux images.
Les deux modes sont importants;
Informations dans certaines images (alliances);
Complémentarité non réussie : lit les images;
Lit le texte en premier (et un peu les images);
Comprend grâce aux images.
Gaëlle
Lectrice confirmée
Incomplètes inférences visuelle et textuelle;
Trouve le sens grâce aux deux modes (et au contexte);
Cible le vrai grâce au texte (récit) et à ses connaissances.
Peu d’inférences visuelle et textuelle faites;
Trouve le sens grâce aux deux modes;
Cible le vrai grâce au texte (et au récit).
Les deux modes se complètent;
Peu d’informations dans les images;
Complémentarité non réussie : lit surtout les images;
Lit les images en premier (lit deux modes si onomatopée);
Comprend grâce aux images.
Le texte suffit (important);
Informations dans certaines images (expression);
Complémentarité non réussie : lit les images;
Lit les images en premier (lit deux modes si onomatopée);
Comprend grâce au texte.
Jean
Lecteur fréquent de BD
Faible inférence textuelle, bonne inférence visuelle;
Trouve le sens grâce à ses connaissances et au texte (et contexte);
Cible le vrai grâce au récit et à ses connaissances.
Inférences pour les deux modes;
Trouve le sens grâce au texte;
Cible le vrai grâce à ses connaissances et au texte.
Les deux modes se complètent;
Pas d’informations dans les images;
Complémentarité non réussie : lit surtout les images;
Lit le texte en premier (lit les deux modes si onomatopée);
Comprend grâce au texte.
Les deux modes sont importants;
Images inutiles : informations plus présentes dans le texte;
Complémentarité non réussie : lit surtout les images;
Lit le texte en premier;
Comprend grâce aux deux modes (surtout le texte).
Hannah
Lectrice occasionnelle de BD
Bonnes inférences pour les deux modes;
Trouve le sens grâce à ses connaissances et au texte;
Cible le vrai grâce à ses connaissances.
Faible inférence textuelle, bonne inférence visuelle;
Trouve le sens grâce au texte;
Cible le vrai grâce à ses connaissances.
Les deux modes se complètent;
Pas d’informations dans les images;
Complémentarité réussie : lit les deux modes;
Lit le texte en premier (lit les deux modes si onomatopée);
Comprend grâce aux deux modes.
Les deux modes se complètent;
Pas d’informations dans les images;
Complémentarité non réussie : lit surtout les images;
Lit le texte en premier (sait bien lire les images);
Comprend grâce au texte.
Tableau 1 : Portrait des compétences cognitives et subjectives puis des compétences multimodales convoquées par les quatre sujets selon leur profil

5. Discussion des résultats

Les questions en lien avec l’objectif d’identifier les compétences multimodales pour les distinguer de celles de la lecture traditionnelle guident la discussion des résultats qui suit.

5.1. Compréhension et intégration

Cette recherche nous a permis de remarquer que les quatre élèves du secondaire en classe d’histoire qui ont participé aux entrevues peinent à comprendre et à intégrer le contenu de BD à caractère historique. Apparemment, cet embarras vient, entre autres, du fait qu’ils éprouvent de la difficulté à générer les inférences visuelles et textuelles (Lebrun et Lacelle, 2012). Par exemple, lorsqu’ils réussissent, ce n’est que face à une BD et non face aux deux, et certains semblent mieux maîtriser un type d’inférences à la fois (visuelle ou textuelle).

Considérant que la BD est encore vue comme un divertissement, inversement à ce qu’ont prouvé Groensteen(2006) et Martel et Boutin (2015a, 2015b), ces élèves effectuent une lecture en diagonale qui produit quelques méprises. En lisant vite, ils semblent oublier la pertinence de considérer chaque mode, de le lire et d’en tirer de l’information, tout en la mettant en interaction. Ainsi, leur compréhension paraît incomplète.

De plus, les élèves interrogés ici semblent peu maîtriser certaines stratégies de lecture dite traditionnelle, bien qu’ils recourent à plusieurs d’entre elles. Par exemple, ils semblent employer inadéquatement les stratégies d’autorégulation requises pour mieux ajuster et autoévaluer leur compréhension (Cartier, 2003a, 2003b). De même, ils ne réussissent pas efficacement à coordonner les stratégies de lecture dite traditionnelle avant, pendant et après la lecture (Nokes et Dole, 2004 ; Pressley, 2002). Par exemple, il apparaît qu’ils n’utilisent pas convenablement les stratégies nécessaires pour faire face aux incompréhensions. En réalité, ils n’emploient que des stratégies utilisées dans le cadre d’une lecture dite traditionnelle (surtout la relecture et le retour en arrière), ce qui semble insuffisant face à un texte multimodal.

En fait, ces sujets ne paraissent pas tenir compte du texte ni des liens à effectuer entre les différentes parties de ce texte ni des propos tenus par l’auteur pour les comparer à leur propre conception du monde (Giasson, 2011). Ils ne mêlent apparemment pas ces trois éléments, favorisant bien souvent leurs connaissances antérieures. Par ailleurs, lorsqu’ils s’y fient, celles-ci semblent insuffisantes pour pouvoir permettre une compréhension totale alors que cela est essentiel, comme l’a mentionné Giasson (2003).

5.2. Convocation des compétences multimodales

Les participants ne semblent pas posséder a priori de véritables compétences de lecture multimodale, ou pour le moins, pas de manière évidente. D’une part, ils ne sont pas en mesure d’associer les modes qui pourtant doivent se lire de façon combinée pour en retirer un sens plus précis (Lacelle, 2012a, 2012b). Il est possible que leur difficulté à lire les deux modes soit issue notamment de celle à combler les vides (ellipses), ce qui normalement facilite la lecture des modes textuel et visuel (Lacelle, 2009). D’autre part, les élèves interrogés dans notre recherche peinent à rattacher le texte à l’image, comme l’a aussi constaté Lacelle (2012b), quand les informations sont complémentaires et non redondantes.

De même, il a été observé que les sujets de cette étude ne semblent pas réussir à lire deux modes de façon simultanée, du moins pas comme ils le devraient, selon la perspective de Lacelle (2012b). Certes, ils lisent de façon discontinue comme cela est nécessaire pour une BD (Kress et Van Leeuwen, 2001), mais à cause des illustrations qui engendrent chez eux des méprises (Groensteen, 2006, 2007, 2011 ; Peeters, 2002), ils ne parviennent pas à effectuer la jonction, le lien entre les deux modes (Lacelle, 2012b).

Enfin, il est judicieux de spécifier que la BD humoristique paraît plus difficile à lire à cause du graphisme propre à ce type de BD (Nofuentes, 2011). Il semble qu’ils réussissent moins à la comprendre, à cause de sa forme spécifique (présentation différente, personnage plus caricatural, onomatopée exagérée, etc.) (Peeters, 2002). Pourtant, cette lecture de BD aurait pu être facilitée, comme l’a affirmé Nofuentes (2011, p. 55) : « la prévisibilité des codes graphiques facilite la lecture, puisque la parution consécutive de symboles visuels similaires réduit le besoin d’observation chez le récepteur et la quantité d’informations à assimiler ». Apparemment, ce ne fut pas le cas.

Les résultats démontrent que les compétences en littératie multimodale des élèves qui ont participé à notre étude semblent donc minimes : ils n’effectuent pas les inférences visuelles et textuelles en même temps, traitant un mode à la fois et non en simultané, tout comme ils ne saisissent pas l’information complémentaire dans l’image (Martel et Cartier, 2015).

Conclusion

La mise en lumière d’une maîtrise très partielle des compétences de lecture multimodale chez des élèves du troisième secondaire nous permet de souligner l’importance de considérer et d’enseigner à l’école toutes les compétences et stratégies spécifiques à la LMM, particulièrement la lecture de l’image et tout ce qui en découle (son, mouvement, etc.) (Boutin, 2011).

Il s’avère que, même si les sujets conviennent que les images sont souvent importantes dans une BD, ils ne vont pas jusqu’à être convaincus qu’il faille les lire au point d’en tirer une information complémentaire à celle fournie par le texte. Certes, ils savent lire le son, à savoir les onomatopées, mais c’est avec peine qu’ils révèlent pouvoir lire les modes visuel et textuel de façon simultanée. La plupart du temps, le texte semble un mode qui prime face à l’image, laquelle peut d’ailleurs ne servir qu’à « divertir » selon Gaëlle ou qu’à « préciser » selon Jean. Bref, l’idée de considérer l’image dans la compréhension globale d’un support multimodal ne leur paraît pas si assurée.

Par conséquent, face au constat des difficultés à lire la BD, entre autres ses images, il devient crucial d’enseigner systématiquement les compétences multimodales, comme l’ont mentionné Martel et Boutin (2015b). En fait, l’enseignement des compétences nécessaires à la LMM pourrait s’effectuer en utilisant laBD, puisqu’elle est un support idéal susceptible de contribuer au développement d’habiletés liées à la littératie multimodale grâce à sa combinaison de modes et à l’attrait qu’elle représente chez les élèves. En revanche, cet enseignement ne devrait pas « uniquement concerner les codes de l’image ou du son, mais aussi et surtout la compréhension et la formation des messages, notamment à teneur historique, qui font interagir ces modes à travers des formes textuelles diversifiées sur des supports variés » (Lacelle et al., 2017). En ce sens, il faudrait mettre l’accent sur « les combinaisons codiques, modales, langagières et médiatiques » (Lacelle et al., 2017).

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Multimodalité(s)

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ISSN : 2818-0100

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