L’objet de cette étude est d’examiner l’évolution d’usages personnels de la vidéo-projection en classe de français, enlycée, dans le cadre de la lecture analytique, en partant de mes premiers diaporamas, qui datent de 2007 et se révèlent très magistraux et descendants, créant une fausse interactivité avec la classe. J’ai ensuite choisi de construire les diaporamas en classe, avec les élèves, en négociant par le dialogue le contenu des analyses que nous rédigions ensemble. Enfin, depuis deux ans, grâce à l’outil collaboratif Padlet, j’accrois la réelle participation des élèves, en partant de leurs réflexions spontanées, qui vont s’inscrire directement sur le tableau collectif autour du texte étudié. Ces différents usages de lavidéo-projection s’accompagnent donc au fil des ans d’un véritable renversement de ma posture d’enseignante, passantdu face à face au côte à côte.
The purpose of this study is to examine the evolution of personal video projection usage in high school French class as part of students’ analytical reading. This evolution starts from my first slides, which date from 2007 and have proven to be very lecture-oriented and simply complemented my instruction, and engendered insufficient interaction with the class. I then chose to build slideshows in the class, with the students, negotiating through dialogue analysis we hadwritten together. Finally, two years ago, thanks to the collaborative tool Padlet, I increased the effective participationof students, starting from their spontaneous thoughts, which were registered directly on the collective board aroundthe studied text. These different uses of video-projection were thus accompanied over the years with a complete reversal of my teaching posture, moving from « face to face » to « side by side ».
La vidéoprojection est l’usage du numérique le plus courant, le plus banal, dans les cours de français de lycée. Avec des équipements qui sont de plus en plus répandus dans nos établissements, il est évident que nous pouvons plus facilement avoir recours à la vidéoprojection qu’à toute activité d’écriture numérique — sur un blogue par exemple — qui demanderait d’avoir cours dans une salle informatique, de disposer de tablettes ou encore de recourir aux téléphones portables des élèves. Même si a priori la projection des textes étudiés en classe sur un écran ne semble pas représenter pédagogiquement une révolution impressionnante, il m’a paru intéressant de m’interroger sur la façon dont j’ai fait évoluer mes usages personnels de cette pratique dans le cadre de la lecture analytique, depuis une petite dizaine d’années. Je me suis donc livrée à une sorte d’étude archéologique des diaporamas utilisés dans mes propres cours et toujours disponibles dans la mémoire de mon ordinateur, pour étudier les textes en classe avec les élèves — le plus souvent des lycéens de première — en vue de la préparation de l’oral de l’épreuve anticipée de français.
J’expliquerai donc ici l’évolution d’une pratique professionnelle individuelle et cette démarche ne présentedonc aucune valeur statistique. Elle n’est pas non plus présentée comme un exemple à suivre. Il s’agit simplement de revenir sur des pratiques professionnelles combinant des usages de la vidéoprojection à la lecture analytique et d’étudier, de façon réflexive, la logique qui a infléchi progressivement des changements et m’a conduite à faire évoluer de façon assez naturelle ces pratiques.
Ce parcours pédagogique échelonné sur neuf ans se distingue en trois étapes :
Mon lycée, en 2007, n’est pas encore équipé de vidéoprojecteur et je décide alors d’en acheter un qui m’accompagnera pendant quelques années de salle en salle. Il en existe déjà qui ne sont pas trop coûteux, et les possibilités que j’entrevois pour améliorer mes cours avec cet outil me semblent vraiment mériter cet investissement.
L’enjeu pour moi est de renouveler l’explication de textes avec la vidéoprojection. Je découvre alors les différentes fonctions de « PowerPoint » appliquées à la lecture analytique. Il s’agit d’une période assezexcitante de la découverte d’un nouvel outil et de l’exploration de son potentiel. Pendant les vacances d’été, je conçois alors un groupement de poèmes intitulé « Bonheur et temps qui passe » en pensant que les poèmes ont justement un format assez idéal pour se prêter à la vidéoprojection. Je découvre à cette occasion les options les plus subtiles du logiciel qui me permettent de faire une véritable mise en « scène » des textes, de façon dynamique : les animations qui permettent d’ajouter progressivement du contenu sur une même diapositive et des éléments assez gadgets, comme du son. L’un des apports les plus évidents et les plus immédiats concerne les images. Ainsi, je vais enfin pouvoir tout simplement montrer aux élèves des portraits des différents auteurs : les lycéens mettront un visage sur Ronsard, sur Lamartine, etc., et sur les femmes qu’ils ont aimées. Je vais aussi expliquer en images certains éléments du vocabulaire (j’éclaire par exemple ce que signifie « dévidant et filant » dans le poème « Quand vous serez bien vieille1 » grâce à des images de rouets et de quenouilles, alors qu’il est beaucoup plus compliqué de le faire comprendre aux élèves seulement par une définition). Mais l’arrivée des images en couleur projetées au mur permet aussi et surtout de faire les études des poèmes par des études de tableaux complémentaires. Pour moi, c’est une révolution, je multiplie les lectures d’images, à cette époque, par rapport à mes pratiques précédentes : systématiquement, j’étudie un tableau dans le prolongement d’un poème étudié.
C’est d’ailleurs cette année-là que, pour la première fois de ma carrière, j’étudie avec les élèves, après ce groupement de textes, tout un groupement de tableaux sur la représentation du temps dans la peinture. Avant de posséder un vidéoprojecteur, j’aimais bien étudier des œuvres picturales, j’avais emmené mes élèves au musée presque chaque année, mais j’étais limitée dans mes choix d’étude approfondie de tableaux en classe par les contraintes très matérielles de photocopies, ou par des manuels très limités.
La problématique de l’explication d’un texte est prédéterminée, puisque je conçois le commentaire à l’avance. Pour feindre une interactivité, je crée une animation sur ma diapositive en posant une question générale aux élèves, mais j’ai déjà écrit dans le diaporama la réponse qu’ils sont censés trouver à l’avance et, après un échange avec la classe, je projette la problématique à laquelle, dans mon esprit, les élèves auront forcément abouti. Sur la diapositive suivante, d’abord n’apparaissent que les questions, en rouge, en regard du texte, et une fois que j’ai échangé avec les élèves à propos de chacune d’entre elles, j’affiche les réponses préenregistrées.
J’expérimente cette année-là des repérages en couleurs dans le texte, très guidés, avec la multiplication de diapositives qui présentent de différentes façons un texte qu’on peut souligner selon des légendes variées. La fonction « copier-coller » me permet de dupliquer le texte sur quasiment chaque diapositive pour le passer au crible de différents critères d’analyse.
Dans un premier temps, une diapositive de consignes donne une injonction aux élèves :
Dans un second temps, une deuxième diapositive, après que les élèves ont effectué les repérages dans le texte, leur donne la solution afin qu’ils corrigent sagement leur propre repérage. Parfois, mais cela revient au même, c’est une animation qui ajoute des couleurs sur l’écran présentant les consignes pour apporter cette correction. Avant de projeter cette correction propre, il m’arrive de faire passer au tableau un élève avec des feutres de couleurs pour qu’il note ses propres repérages, que nous confrontons ensuite avec la « bonne réponse », qui est celle du professeur, forcément.
Cette préparation à l’avance me demande beaucoup de temps : à cette époque, le fait d’explorer les possibilités d’un outil nouveau me motive beaucoup et le temps que je passe à concevoir un diaporama en amont me semble nécessaire, c’est même une démarche créative qui me plaît. À la longue, cependant, cela me semblera bien lourd, trop chronophage pour être appliqué à tous mes cours.
Pourtant, le gros avantage, c’est qu’une fois le support créé, il est réutilisable à l’infini. Mais a-t-on réellement envie de réexpliquer cinquante fois le même texte, et surtout voudra-t-on l’expliquer de la même façon, avec absolument la même problématique, les mêmes relevés ? Nos lectures analytiques peuvent-ellesrelever du copier-coller ? J’aime trop renouveler le contenu de mes cours pour réutiliser souvent, de la même façon, ces outils d’analyses que j’ai créés. Mais pouvoir revoir, dix ans après, la façon dont je conduisais mon cours à l’époque, est tout de même assez plaisant et il m’arrive d’en reprendre des éléments. J’ai également partagé ces supports sur Weblettres ou sur Slideshare2 en les simplifiant, car les animations demandent trop de mémoire : cela peut être assez sympathique, étant donné la somme de travail que cela représente, d’en faire profiter des collègues.
Cependant, à l’époque, même si je disposais d’un blogue, je ne mettais pas en ligne ces diaporamas pour les élèves, car je craignais qu’ils ne suivent pas le cours si je leur donnais le diaporama à la fin. Ils copiaient donc sagement l’explication dans leur cahier, diapositive après diapositive. Souvent, nous passions unesemaine entière sur un texte. L’explication de « Quand vous serez bien vieille », par exemple, s’étend sur vingt-cinq diapositives. On peut dire que je visais une forme d’exhaustivité, et ces diaporamas traduisaient une sorte de perfectionnisme dans mon propre rapport aux textes étudiés, plus que dans le rapport établi entre les textes et les élèves et qui, avec le recul, me paraît à présent assez superficiel. Pour le professeur, arriver en classe avec un tel matériel, n’est-ce pas s’offrir le confort d’un cours complètement sécurisé ? Il s’agit à coup sûr d’un cours… sans surprise. Certes, les élèves eux-mêmes sont sécurisés, le professeur arrive avec des cours très solides, un travail très préparé. À l’époque, ils n’ont pas vu encore de cours utilisant des diaporamas, et cela leur paraît innovant, étonnant, au départ.
Mais rapidement, les limites de cette technique de travail, pour la lecture analytique, m’apparaissent : il s’agit d’une pédagogie assez descendante, qui crée en fait une fausse interactivité, un faux dynamisme.
Les élèves ne s’y trompent pas : si les textes sont préexpliqués, il suffit d’attendre le défilement du diaporama. Et si pour les deux premières explications les lycéens ont effectué avec beaucoup de sérieux les repérages demandés, ils sont beaucoup plus distraits quand nous commentons le troisième texte. Ils ont bien compris que toutes les réponses sont préenregistrées, et qu’en fait, rien ne dépend de leur propre réflexion. Donc, à quoi bon réfléchir ? Je n’avais fait que renforcer l’aspect magistral de mon cours en le figeant sur ce diaporama, bien plus que si j’avais seulement prévu le plan d’une explication sur un modeste papier, que je me serais certainement beaucoup plus autorisée à modifier en fonction des réactions des élèves.
En conséquence, la classe qui est étonnée plutôt agréablement au début devient vite passive, plus passive même qu’une classe dans un cours dialogué traditionnel. Il faut l’avouer, j’ai déployé beaucoup d’efforts, je suis très fière des riches diaporamas que j’ai créés, avec des sons, des images, des animations — une sorte de son et lumière pour salle de cours — ; je pense à l’époque que peu nombreux sont les enseignants à avoir tenté cette façon d’utiliser la vidéoprojection au service de la lecture analytique, mais en classe, le résultat n’est vraiment pas à la hauteur de la révolution escomptée.
La copie du texte des diapositives sur le cahier devient en fait assez rapidement la seule véritable « activité » des élèves qui ne détestent pas forcément cette position peu exigeante : quand je déciderai d’abandonner ledispositif dans l’espoir de les réveiller, plusieurs viendront me réclamer d’utiliser à nouveau cette formuleconfortable des diaporamas-spectacles qui leur évitait une réelle confrontation personnelle avec les auteurs. L’écran du diaporama servait vraiment d’écran entre eux et les textes.
Il s’agit alors de modifier le dispositif initial, tout en conservant les bons côtés de l’expérience : je prépare tout de même un support de base avec le texte à étudier, mais aussi des images utiles, le portrait de l’auteur,des renseignements biographiques sommaires, des données historiques de base… à moins que je ne fasse chercher ces éléments par les élèves eux-mêmes dans une séance spécifique préalable en salle informatique. Je conserve aussi l’idée des lectures d’images complémentaires, avec la projection en couleur de tableaux qui me semblent un prolongement naturel de l’étude des textes.
Mais ensuite, je laisse des diapositives en blanc, et désormais, la formulation d’une problématique est le résultat d’une négociation avec les élèves. Même si j’ai moi-même préparé en amont une analyse du texte, je m’en détache (ou plutôt j’essaie de m’en détacher) pour écouter les élèves et faire émerger leurs propres remarques, qui sont d’ailleurs parfois meilleures que les miennes et nous emmènent sur des terrains imprévus, mais passionnants. Dans un premier temps, c’est moi qui note sur l’interface du diaporama, projetée au tableau, le résultat de l’analyse, puis comme cela m’immobilise derrière le bureau, je demande ensuite à un élève volontaire, doué pour écrire sur un clavier, de jouer le rôle de secrétaire de séance.
Les avantages de ce nouveau dispositif sont nombreux. J’obtiens de la part de la classe bien plus de mobilisation, car il existe dorénavant dans mon cours un véritable enjeu : celui d’une création collective. Les élèves n’attendent plus que le diaporama déroule ses analyses préconstruites, mais savent que la qualité du cours dépend de leur propre investissement.
La négociation d’une structure, des choix d’analyse dans la classe sont des moments qui deviennent assez passionnants. Les élèves ont de belles intuitions : par exemple, un lycéen s’exclame que la description du carrosse au début de La Vie de Marianne de Marivaux est l’équivalent d’une naissance, avec le sang et lescris de Marianne. C’est une remarque géniale, que je n’avais pas envisagée de moi-même en préparant le texte. Elle change complètement notre façon d’appréhender l’extrait du roman. Ces moments magiques de la véritable trouvaille, avec des lycéens qui ont ce sentiment collectif d’une sorte de révélation, auraient été complètement impossibles si j’avais conservé le dispositif précédent. Alors que mon premier système de diaporama n’était que le camouflage d’un cours magistral à travers un équipement qui aurait pu — à tort — le faire passer pour avant-gardiste, les interactions obtenues pour ces diaporamas négociés sont beaucoup plus riches et permettent l’avènement de découvertes, mettant l’élève en position active de chercheur.
Les élèves aiment avoir la responsabilité de l’écriture quand ils sont « secrétaires de séance », mais il m’arrive, dans certaines classes, d’assurer ce rôle quand je ne trouve pas d’élève volontaire ou d’élève qui maîtrise assez bien le clavier. L’avantage du dispositif est que le résultat est beaucoup plus synthétique : nous n’avons le temps de noter que l’essentiel. Nous employons souvent un style télégraphique qui a aussi l’avantage, contrairement aux traces entièrement rédigées, de ne pas favoriser la récitation par cœur de phrases analogues le jour de l’oral du bac. Voici l’exemple d’une diapositive synthétique, issue d’une réflexion collective sur un extrait de La Peau de Chagrin de Balzac, lorsque Raphaël rencontre Fœdora à l’opéra.
L’étude du texte ne s’étend plus sur une semaine entière et la gestion du temps me convient mieux. L’arrivée de logiciels de tableaux interactifs adaptés, quelques années plus tard, facilite l’écriture et la mise en couleur des éléments à repérer : nous n’utilisons alors plus forcément PowerPoint, mais les pages-écrans du logiciel associé au tableau interactif.
À partir du moment où la création des traces écrites est le résultat d’un travail collectif négocié, je me permets d’éditer le résultat final sous forme de photocopies et je les distribue à la classe ou du moins, je lesmets en ligne sur notre blogue (weblettres)3 : la lecture analytique obtenue est le fruit du travail des élèves, et cela ne met pas en danger leur comportement en cours si je le publie. Je remarque que cela n’empêche pas la majorité des élèves de prendre tout de même des notes pendant le cours.
Ce scénario de vidéoprojection lié à la lecture analytique peut connaître quelques variantes avec les cartes heuristiques. Dans ce cas, on ne projette pas le texte lui-même simultanément, mais on peut le projeter en alternance, avec le logiciel Freemind qui sert à construire la carte. Je m’aperçois toutefois que si certaines classes apprécient beaucoup le travail avec les cartes heuristiques (généralement les premières S), d’autres élèves sont complètement désemparés, notamment quand arrive la période des révisions. Une année, des élèves de première STI sont venus me trouver, désespérés, en me demandant de leur transcrire de façon linéaire les cartes heuristiques réalisées en classe, car ils ne parvenaient pas à les apprendre. Comme cette transcription est tout à fait possible, grâce au mode « plan », le problème a été résolu4.
Même s’il m’arrive encore de procéder de cette façon en classe, j’ai remarqué que ces séances où la classe construit collectivement le contenu du commentaire durant le cours sont encore trop souvent influencées par ma propre préparation des textes. Comme par hasard, les problématiques choisies finalement en classe, les axes de développement et les arguments choisis sont le plus souvent ceux auxquels j’avais moi-même pensé en analysant les extraits en amont : je ne peux guère m’empêcher, dans la plupart des cas, de peser sur l’analyse de la classe par les questions que je pose aux élèves et qui — sans être totalement fermées — influencent fortement l’analyse collective. J’essaie différents moyens de les impliquer davantage, en organisant par exemple des travaux de groupes autour de différents thèmes préalablement dégagés, qu’ils viennent à tour de rôle présenter et projeter aux autres. Le résultat est plus ou moins convaincant, selon les classes et les textes. J’ai le sentiment que les élèves sont surtout intéressés par le thème sur lequel ils ont travaillé et peu attentifs à la restitution des travaux d’autres groupes, portant sur d’autres thèmes. J’aimerais les rendre plus actifs encore, trouver un moyen de faire en sorte que, de façon collective, ils prennent réellement les rênes de l’explication. Telle que je la pratique alors, la vidéoprojection est un équivalent amélioré du cours dialogué, mais ne peut pas m’aider à dépasser ce stade. Depuis deux ou trois ans, une petite révolution a lieu, avec l’arrivée de Padlet, un outil de travail collaboratif en ligne. J’ai assez vite l’idée de m’en servir pour l’appliquer à la lecture analytique en le combinant à la vidéoprojection.
À un moment de l’année, il se trouve que je dispose dans l’une de mes classes de quelques ordinateurs portables en état de fonctionner. Nous en prenons un pour trois élèves environ, et comme certains sont hors d’usage, nous avons recours également aux téléphones portables d’élèves qui ont une connexion Internet. Je ne pourrai bénéficier de ce dispositif que durant quelques mois5, mais j’en profite. Il y a de nombreuses façons de l’utiliser.
En cours interactif, le professeur reste médiateur de l’activité des élèves, l’oral a une place importance : les groupes d’élèves ont un ordinateur portable ou un téléphone et se connectent à une page Padlet préalablement ouverte avec le texte à étudier qui est simultanément projeté au tableau. Ils inscrivent sur la page Padlet toutes les réflexions qui leur viennent à l’esprit à propos du texte. L’objectif est de saturer lapage de remarques, peu importe l’ordre, la disposition de ces petits post-its qui se multiplient sur la page. Les lycéens peuvent lire les remarques faitespar les autres groupes en direct et l’objectif, à ce moment, est d’essayer de ne pas répéter ce que d’autres ont déjà mis. Nous reprenons ensuite les brèves remarques des lycéens pour les trier, les mettre en ordre et réfléchir, à partir de ce support, à l’organisation d’un plan pour charpenter la lecture analytique. Les petits billets disposés sur le Padlet sont ensuite à réorganiser, comme les pièces d’une marqueterie, pour dessiner le commentaire collectif. Le tout sera de trouver un type d’organisation qui laissera de côté le moins de remarques créées sur l’écran commun possible. Les élèves se prennent au jeu et même les plus en difficultétiennent à laisser leur marque sur le tableau commun. Ceux qui ne lèvent pas le doigt d’habitude peuvent écrire leurs petites remarques, c’est aussi une configuration qui convient bien aux timides. Voici un exemple du Padlet obtenu en suivant cette démarche, sur un extrait de Voyage au bout de la Nuit de Céline6. Il s’agit de la description des toilettes publiques souterraines de New York, de « À droite de mon banc » à … «communisme joyeux du caca. »7
La vidéoprojection de cette page permet, comme dans un casse-tête, de construire ensemble, à partir de toutes les remarques, un commentaire véritablement collectif, mais aussi un enrichissement progressif des réflexions lancées sur le Padlet. Le fruit de cette discussion dans la classe permet de construire un document issu de leurs travaux sur traitement de textes. Les élèves sont satisfaits quand ils retrouvent sur le commentaire commun des remarques qu’ils avaient formulées individuellement. Voici un extrait de la lecture analytique obtenue finalement d’après le Padlet précédent :
Le fait d’avoir donné aux élèves plus d’autonomie face au texte ne me dispense pas de jouer un rôle : je m’appuie sur les remarques projetées et, par exemple, je demande à l’élève qui a vu le jeu de mots « pro-pisse », dans l’adjectif « propice », comment il l’a reconnu et c’est avec l’aide du reste de la classe que nous parvenons ensemble à établir le fait que cet adjectif est normalement toujours suivi d’un complément :l’anomalie à peine perceptible de l’emploi de « propice » de manière isolée est ce qui nous avertit du jeu de mots. Je donne également en document complémentaire aux élèves le chapitre de Gargantua sur « le torchecul », afin qu’ils réalisent que l’humour scatologique a déjà été utilisé dans la littérature, bien avant Céline.
Nous utilisons également Padlet de façon assez différente, en salle informatique, en entraînement au commentaire écrit : il s’agit alors de la préparation d’un axe de commentaire rédigé par un groupe. Nous avons préalablement lu le texte à haute voix dans une salle classique et en avons discuté ensemble pour convenir des différents thèmes à développer. Je laisse également sur une page Padlet le texte à commenter, mais autour il ne s’agira plus de simples petits post-its que les élèves déposent rapidement, on trouvera de vrais textes développés, rédigés correctement. Je les fais également travailler en groupes de deux ou trois et il peut m’arriver de noter ce type de travail, mais en l’occurrence les lycéens sont souvent assez motivés pour travailler spontanément sans demander une note comme récompense du travail bien fait. Le support informatique attractif (il est vrai que Padlet possède une jolie interface) et la construction collective du travail de commentaire entraînent, dans cette classe du moins, un très bon esprit et une réelle motivation pour approfondir les analyses.
Il m’arrive de varier encore les usages de Padlet et de la vidéoprojection : par exemple, je peux engager les élèves sur Padlet autour d’un texte sans en avoir fait aucune lecture préalable, pour être sûre de partir surleurs pistes à eux et non sur les miennes. Les élèves publient eux-mêmes sur la page les renseignements sur l’auteur et son courant littéraire, ils ajoutent même parfois des images, des tableaux qui évoquent pour eux le texte à étudier. j’ai régulièrement des surprises : ainsi une élève, plutôt en difficulté, a trouvé une magnifique problématique sur le poème « Jason et Médée » de José Maria de Hérédia, en opposant la magie blanche et la magie noire8. Nous sommes partis de sa remarque pour réaliser ensuite une explication du texte en commun organisée à partir de cette petite vignette qui n’était pourtant pas parmi les plus étayées. L’élève s’est trouvée valorisée, alors qu’effacée, elle avait beaucoup de bonnes idées, mais ne parvenait pas à les développer. La reprise d’une page Padlet pour une séance en classe me permet de mettre en relief des observations discrètes, parfois maladroites, qui seraient peut-être restées inexprimées dans un cours traditionnel dialogué, mais qui sont en fait de vrais leviers pour soutenir l’explication entière.
Beaucoup de scénarios de cours sont possibles, il faut les tester : réalisation de manuels numériques, de petits classiques interactifs … J’ai maintenant à ma disposition toute la littérature classique sous forme numérique, ce qui peut donner lieu à des activités éditoriales, proches de la lecture analytique. J’ai ainsi créé avec mes élèves une édition très artisanale des poèmes de Louise Labé9 et un petit classique sur une pièce de Marivaux, le Préjugé vaincu10. Le fait de réaliser collectivement un ouvrage disponible ensuite sur les téléphones portables est une motivation supplémentaire. La lecture ambitieuse du roman Voyage au bout de la Nuit en 2015-2016 a également été soutenue par la réalisation parallèle d’un livre numérique11, sur le logiciel en ligne Scriba-epub , contenant de vraies-fausses archives du roman, inventées par les élèves, auxquelles nous avons souvent joint les explications de textes faites en classe sur Padlet. La vidéoprojection sert alors à regarder ensemble les réalisations en classe. Plusieurs fois, autour de ce livre Voyage au bout de la première L, les lycéens ont applaudi devant leurs propres réalisations.
La littérature numérique, avec notamment les œuvres de Serge Bouchardon ou d’Alexandra Saemmer, est faite pour l’écran, elle est par définition interactive : voilà aussi de nouveaux terrains passionnants à explorer avec les élèves. Depuis trois ou quatre ans, j’insère régulièrement dans mes descriptifs d’oral de bac des œuvres appartenant à la littérature numérique, pas seulement comme documents complémentaires, mais bien pour en faire de véritables lectures analytiques. Ainsi, j’ai travaillé en première à partir de J’te dérange ? non non… une série d’œuvres sonores de Jean-Charles Massera pour Arte Radio12 , de Déprise13 de Serge Bouchardon, d’Orgesticulanismus14 de Mathieu Labaye, et de Je vous emmène15 d’Éric Reinhardt. La vidéoprojection est adaptée pour ce genre d’œuvres singulières, l’écran constitue même leur espace delecture naturel. Ces œuvres étonnent beaucoup les jeunes parce qu’ils ne connaissent rien qui y ressemble et c’est en soi une excellente chose de les surprendre pour provoquer des réactions vives après ces projections.Les analyses que nous en faisons en classe sont souvent passionnantes. Il est en revanche plus compliqué de les intégrer sur un descriptif de bac, puisque je dois photocopier des captures d’écran et écrire le texte, alors qu’il n’est pas forcément fait pour être écrit à l’origine. Ces retranscriptions artisanales des œuvres originales, pour la bonne cause, se font malheureusement au risque de les dénaturer. Les élèves sont mis dans une situation un peu délicate, car ils doivent parler d’une œuvre dont ils n’ont plus que des traces imparfaites, photocopiées pendant l’épreuve. Dans l’idéal, il faudrait que le recours à la vidéoprojection soit possible dans la salle même où est produit l’oral de l’épreuve. Je pense également qu’il serait nécessaire de former davantage le personnel enseignant de lettres à la littérature numérique, qui est un excellent support decours, et souvent très facile à mettre en rapport avec de la littérature plus classique. Ainsi, l’analyse du court-métrage d’Éric Reinhardt, Je vous emmène, mêlant danse et musique, extrait du roman Cendrillon16, est combinée à l’étude de scènes de premières vues dans des romans traditionnels ; ou bien l’animation expérimentale Orgesticulanismus, de Mathieu Labaye, sur le thème du handicap, est associée à l’étude de la fable de Florian « L’aveugle et le paralytique » ou encore à un extrait de la Lettre sur les Aveugles à l’usage de ceux qui voient17 de Diderot. Ces nouveaux types d’œuvres, à la frontière de l’art contemporain, sont pour les élèves l’occasion de s’interroger sur la nature même de la littérature. Mais finalement, le jour de l’oral du bac, peu d’entre eux sont interrogés sur les œuvres numériques : peut-être les collègues examinateurs ont-ils peur de mettre les élèves dans une situation délicate, en les interrogeant sur des œuvres faites pour être vues sur un autre support ou bien sont-ils déroutés par un type d’œuvres inhabituel ? En tant que formatrice, j’essaie, lors de stages de formation continue par exemple18, de faire connaître la littérature numérique aux collègues que je rencontre dans l’espoir que ces pratiques se développent.
Il est certain que nous sommes seulement au début du développement de différentes stratégies pédagogiques qui intègrent le numérique à l’enseignement des lettres. Tout est à inventer et les perspectives qui s’ouvrentsont nombreuses. Je suis passée personnellement de pratiques faussement innovantes, qui ne faisaient que renforcer l’aspect magistral d’explications descendantes — il y a presque dix ans —, à des pédagogies beaucoup plus actives qui mettent l’élève en position de recherche. Ce retournement presque complet du sens de la communication me fait penser aux démarches de la pédagogie inversée. Certes, dans ce que j’ai décrit ici, rien ne ressemble à des capsules vidéo que les élèvesconsulteraient chez eux — ce qui pour nous symbolise souvent la classe inversée. Il s’agit davantage d’une inversion de posture : on passe d’une configuration où l’enseignant est face aux élèves à une configuration où le professeur est aux côtés de ses élèves. Les beaux diaporamas que je m’appliquais à peaufiner quand j’ai commencé à utiliser le logiciel PowerPoint en cours imposaient aux lycéens ma propre perception des textes sans leur apprendre à développer la leur. Mais il m’a paru essentiel de faire évoluer rapidement cette pratique. Cette métamorphose progressive de mon usage de la vidéoprojection dans la classe a été rendue possible notamment grâce à l’apparition de nouvelles technologies, au développement des équipements dans les salles, mais aussi parce que le métier, sans cesse, exige une adaptation aux réactions des élèves et l’amélioration des enseignements des compétences et de connaissances. Sans doute dans un an ou deux aurai-je encore modifié mes pratiques, et cet article me semblera alors très désuet. C’est l’une des caractéristiques de la société actuelle que de savoir adapter ses pratiques à un contexte mouvant : cette nécessité s’applique aussi bien à la pédagogie qu’à toutes les autres pratiques professionnelles. Il ne faut pas avoir peur de tester les nouveaux outils qui permettent notamment de travailler de façon collaborative : après les avoir vus manipulés dans les cours de façon régulière, les élèves les utilisent ensuite spontanément quand ils ont besoin de faire des travaux de groupe, dans d’autres matières, pour des activités bien différentes de la lecture analytique.
En tout cas, rares sont les occasions qui nous sont données de nous pencher, en tant qu’enseignants, sur l’évolution de nos propres pratiques. C’est un type de réflexion qui est très riche, car on comprend alors que les usages du numérique ont évolué au fil des ans avec une certaine logique, et que notre métier nous fait passer par des postures différentes, selon le contexte, selon les différentes technologies qui sont mises à notre portée, mais aussi selon le comportement de nos élèves. La possibilité de sauvegarder les documents produits permet de faire remonter les traces d’anciens travaux et facilite l’analyse de l’évolution de nos pratiques. Car enseigner, c’est explorer sans cesse de nouvelles pistes. N’est-ce pas une vérité à faire connaître qui pourrait valoriser davantage notre métier ?
Bouchardon, S. (2010). Déprise http://www.utc.fr/~bouchard/works/Deprise.html Céline, L.F. (1932). Voyage au bout de la nuit. Paris : Denoël et Steele.
Diderot, D. (1749/2004) Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Paris : Gallimard.
Labaye, M. (2008). Orgesticulanismus. http://upopi.ciclic.fr/voir/les-courts-du-moment/orgesticulanismus-de-mathieu-labaye
Massera, J.-C. (2012). J’te dérange ? Non non, pièces sonores pour Arte Radio.https://www.arteradio.com/serie/jte_derange_non_non
Reinhardt E. (2015). Je vous emmène. https://www.operadeparis.fr/3e–scene/je-vous-emmene
Multimodalité(s) se veut un lieu de rassemblement des voix de toutes les disciplines qui s’intéressent à la littératie contemporaine.
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