Volume 3 / Enjeux relatifs à la réception

Moment de réception en lecture et en spectature: Le cas d’Incendies au CÉGEP(1)

Amélie Lemieux
Université de Montréal

Résumé

La didactique de la lecture est en constante évolution depuis une vingtaine d’années au Québec et intègre progressivement les TICs et les compétences multimodales (Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012). D’un point de vue épistémologique, la phénoménologie de la lecture repense le rôle du lecteur à la lumière de ces changements. Cette étude se penche sur les « transactions » (Rosenblatt, 1978) chez des lecteurs du CÉGEP entre les deux formes d’Incendies, soit un texte dramaturgique et une adaptation cinématographique. À partir d’une récente étude sur les réactions esthétiques multimodales d’élèves de 3e secondaire en situation de lecture textuelle (White et Lemieux, sous presse ; Lemieux et Lacelle, 2016) et nous inspirant d’un modèle théorique de la lecture/spectature (Lacelle, 2009, 2012), nous présentons les résultats d’une étude de cas retraçant les moments d’engagement dans l’univers narratif d’Incendies dans sa forme écrite (monomodale) et filmique (multimodale). Cette étude fournit des pistes conceptuelles et empiriques ainsi que de nouveaux ancrages épistémologiques — en l’occurrence, dans le domaine des arts — pour les recherches à venir dans le domaine de la didactique de la lecture.

Abstract

Reading pedagogy has undergone considerable changes since the 2005 educational reform of the Quebec Education Program (QEP) and the progressive integration of ICTs and multimodal competencies (Lebrun, Lacelle & Boutin, 2012). Epistemologically speaking, phenomenology in reading pedagogy still holds in terms of its need to be adapted in light of these changes. Supported by SSHRC, this study examines the aesthetic transactions between CEGEP readers and Incendies, a print-based play and its film adaptation. Following a recent study on 9th grade students’ reactions to text in which we demonstrated that reading was a multimodal act (White et Lemieux, in print; Lemieux et Lacelle, 2016) and inspired by relevant studies on the reading- viewing theory (Lacelle, 2009, 2012), I present the results from a case study tracing moments of engagement with Incendies through modal (book) and multimodal (film) forms. This study provides epistemological and empirical avenues for future research in reading and literature pedagogy.

Mots-clés
réactions subjectives, expérience esthétique, CEGEP, didactique de la littérature, esthétigrammes

Keywords
subjective reactions, aesthetic experience, CEGEP, literature pedagogy, aesthetigrams
Citer
Pour citer
Lemieux, Amélie (2016). Moment de réception en lecture et en spectature: Le cas d’Incendies au CÉGEP(1). Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, 3.

1. Problématique1

L’étude de la réception des textes par les étudiants, dans les cours de littérature, a fait l’objet de plusieurs recherches récentes fondées sur la phénoménologie et la subjectivité du lecteur (Lemieux, 2015 ; Lemieux et Lacelle, 2016 ; White et Lemieux, sous presse ; Lewkowich, 2015, 2016a, 2016b ; Pantaleo, 2013 ; Sauvaire, 2013, 2015). Par ailleurs, un rapport du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec (MELS, 2005) a établi que les enseignants éprouvaient de la difficulté à adopter des démarches didactiques qui appellent les réactions des lecteurs face aux textes qui leur demandent de parler des obstacles auxquels ils se butent lors de la lecture et qui permettent de critiquer ou d’articuler autrement le récit à l’aide d’images mentales (Brehm, 2008; Lewkowich, 2015, 2016a, 2016b). Une majorité d’enseignants de littérature adoptent encore des méthodes d’enseignement traditionnelles, inspirées des travaux de la sémiotique et de la narratologie (Pierce, 1977 ; Todorov, 1982), alors que les recherches en didactique de la lecture littéraire préconisent une posture centrée sur le lecteur. Notre article se situe dans la foulée de ces recherches et propose une alternative aux démarches didactiques axées sur les questions et réponses des questionnaires de lecture conventionnels. Nous mettons plutôt l’accent sur l’importance des réactions aux textes en valorisant la conscience des « lecteurs en réaction » (Lewkowich, 2015, 2016a, 2016b ; Iftody, Sumara et Davis, 2006 ; Sumara, Luce- Kapler et Iftody, 2008) grâce aux images mentales activées au sein de l’acte de lecture (Brehm, 2008 ; Lacelle et Langlade, 2007 ; Langlade, 2006, 2008, 2013).
Prenant appui sur le modèle théorique de lecture-spectature de Lacelle (2009, 2012), nous saisissons le potentiel didactique de l’enseignement des œuvres littéraires accompagné de se « transécritures » sur d’autres supports tels que l’adaptation filmique (Gaudreault et Groensteen, 1998). À l’instar de Larrivé (2014), nous nous interrogeons sur l’impact des expériences littéraires esthétiques d’œuvres augmentées en nous penchant sur les questions suivantes : une adaptation filmique peut-elle engendrer de nouvelles formes de réception chez un étudiant ? Quelles traces de ces réceptions permettent aux chercheurs et enseignants d’observer les réactions d’un étudiant face à un texte littéraire écrit (monomodal) et à une adaptation filmique (multimodale) ? De manière plus générale, comment peut-on savoir si ces traces sont garantes de construction de sens chez le lecteur, et ensuite sur le spectateur (Ivey et Johnston, 2013, 2015a, 2015b ; Lysaker et Miller, 2013) ?

2. Cadre conceptuel

Notre étude tire ses fondements des travaux du laboratoire LLA Créatis de l’Université de Toulouse Jean Jaurès et des actes de colloque des Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature (Fourtanier, Langlade & Mazauric, 2006 ; Lacelle et Langlade, 2007 ; Langlade, 2006). Ainsi, notre recherche trouve ses ancrages épistémologiques dans les recherches théoriques et empiriques sur le sujet lecteur, comme le modèle théorique de l’activité fictionnalisante de Langlade (2006) et le modèle de Sauvaire (2013) sur les ressources subjectives et interprétatives mobilisées par le sujet lecteur divers en contexte réceptif. Plus précisément, notre recherche met en valeur la subjectivité du sujet lecteur dans un cadre prescrit par la phénoménologie (Ricoeur, 1981, 1992 ; Van Manen, 2014 ; Merleau-Ponty, 1962) afin de dévoiler les dimensions plurielles réactives de la personne qui lit et qui voit. Ainsi, dans le présent article qui est axé sur la réception, nous présentons une étude de cas sur les réactions d’une étudiante en cours de littérature au CÉGEP, documentées à l’aide d’un instrument de collecte de données — l’esthétigramme — intégré à une démarche didactique (Lemieux, 2015 ; Frois et White, 2013 ; White, 1998, 2007, 2011, 2013, 2014). Dans le domaine de la critique artistique (White, 2007, 2011), les esthétigrammes permettent au spectateur participant de dresser une liste de ses impressions et de ses réactions en réponse à l’œuvre d’art qu’il observe, afin d’en tirer un apprentissage à partir de ses réflexions personnelles sur sa propre subjectivité en tant que sujet. Grâce à cette démarche, que nous expliquons dans la section « méthodologie », les étudiants sont appelés à mobiliser leurs ressources subjectives (Sauvaire, 2013) et à filtrer leurs réactions à deux œuvres — l’une imprimée, l’autre filmique — par le biais de l’écrit et de l’organisation structurée. L’exercice a pour but de stimuler les occasions d’interactions entre le texte, l’adaptation filmique et le lecteur/spectateur.
Nous nous intéressons spécifiquement aux réactions écrites d’une étudiante de CÉGEP, que nous nommerons Olivia, dans le contexte de son cours de littérature québécoise. Sur le modèle de l’article de Pantaleo (2013), qui documente en profondeur une seule étude de cas parmi plusieurs cas d’élèves (p. 129), nous avons choisi cette participante à partir d’un large échantillon de notre étude empirique (N=50) afin d’illustrer les avantages de travailler à l’aide d’esthétigrammes en situation d’exploration de soi (White, 2013), de recherche (Lemieux, 2015 ; White, 2007, 2014) et d’enseignement (White, 1998, 2011 ; White et Tompkins, 2005). Dans notre perspective axée sur la réception, nous envisageons la lecture comme un « acte multimodal » de lecture (Lemieux et Lacelle, sous presse) à partir duquel le lecteur se crée des images, fondées sur ses impressions et ses désirs (Lewkowich, 2015), importantes pour le développement de son imagination narrative (Lysaker et Miller, 2013 ; Nussbaum, 1998).

Les réactions aux récits narratif et filmique, processus à la fois distincts et apparentés, témoignent de l’existence d’expériences littéraires esthétiques (Rosenblatt, 1978). Sumara (1998) parle aussi de l’importance du vécu dans l’acte de lecture, montrant que cet aspect dicte les conditions de lecture et conditionne l’incarnation (qu’il appelle « embodiment ») du récit dans la lecture. Autrement dit, le lecteur se perçoit comme un acteur dans la création de l’histoire. Cette posture, très importante pour développer la subjectivité du lecteur, se reflète dans les résultats de Ivey et Johnston (2015a) voulant que l’engagement du lecteur dépende du développement de l’imagination sociale par ses rencontres avec les personnages (des théories similaires ont été élaborées par Bogdan, 1992 ; Nussbaum, 1998 ; et Sumara, Luce-Kapler & Iftody, 2008) et son habileté à articuler ses relations métacognitives avec les personnages fictifs (Iftody, Sumara, & Davis, 2006 ; Sumara, Luce-Kapler & Iftody, 2008). Dans cette optique, Lysaker et Miller (2013) maintiennent que « les relations avec les autres, ainsi que le discours qui construit et qui entoure ces relations, créent des expériences qui mènent au développement de l’imagination sociale […] la lecture est elle aussi une expérience relationnelle » (p. 150, notre traduction). Comme l’ont démontré Ivey et Johnston (2013), l’imagination sociale du lecteur est relative à l’engagement de celui-ci dans l’acte de lecture. La lecture engagée implique, toujours selon ces auteurs, des dimensions socioémotionelle, morale et éthique que les spécialistes du domaine et les professeurs de littérature se doivent de considérer. Lysaker et Miller (2013) ajoutent, concernant ce type d’engagement, que « les élèves pensent aux personnages d’un récit, les ressentent, les imaginent et rêvent à eux en explorant des reflets d’eux-mêmes et en se mettant à la place des autres » (p. 150, notre traduction). Ce témoignage rappelle l’essentiel de la théorie du sujet lecteur, qui développe son activité fictionnelle selon des modalités similaires.

Lysaker et Miller (2013) ajoutent que la capacité d’un élève à exprimer avec souplesse et spontanéité les interprétations diversifiées de sa lecture est une preuve tangible de l’engagement de celui-ci dans l’acte de lecture. En ce sens, les chercheures montrent que la flexibilité cognitive de l’élève est essentiellement métacognitive et qu’elle peut être articulée par son imagination, ses réactions et ses sentiments envers l’autre, qui est représenté par des personnages fictionnels du récit. Ces traces dialogiques importantes exigent des inférences qui sont nécessaires pour l’engagement des lecteurs (Lysaker et Miller, 2013, p. 167). L’exercice des esthétigrammes (White, 1998, Lemieux, 2015) va dans cette direction et propose des pistes métacognitives et métalinguistiques garantes de l’engagement des lecteurs, telles que décrites par Lysaker et Miller (2013).


L’objectif de notre étude est d’offrir un aperçu des apports des esthétigrammes en recherche sur la didactique de la lecture et sur l’enseignement de la littérature en montrant les réactions d’une étudiante en situation de lecture et de spectature.

Dans la présente étude, l’adaptation filmique d’un roman, qui a été théorisée entre autres comme étant une transmodalisation intermodale (Genette, 1992) ou une transécriture transmédiatique (Gaudreault et Groensteen, 1998), sert ici de complément à l’engagement des lecteurs. Plusieurs études ont prouvé que l’enseignement de la spectature filmique sert de catalyseur à l’engagement (Lacelle, 2009 ; Purves, Rogers et Soter, 1990). Bien que chaque adaptation représente, en soi, un nouveau système de lecture, les expériences de lecture et de spectature offrent de riches possibilités pour enseigner les œuvres artistiques et littéraires. Se pencher sur les réactions des élèves en situation de spectature en classe de littérature est une forme de reconnaissance de la légitimité de la forme filmique, d’autant plus que les productions cinématographiques font naître des réactions qui méritent d’être discutées (Purves, Rogers et Soter, 1990). Il est primordial d’accorder aux élèves la chance de valoriser ces activités dans la salle de classe.

3. Méthodologie

La partie suivante comporte la méthodologie de l’étude, spécifiant le contexte et la démarche en plus de l’usage des esthétigrammes et de la création littéraire. Cette section est suivie du résumé d’Incendies.

3.1 Méthodologie de l’étude

Cette recherche a été réalisée à l’automne 2014 auprès de deux classes de 25 étudiants (N=50) inscrits au diplôme d’études collégiales d’un CÉGEP à vocation internationale situé à Montréal. Ces étudiants, âgés de 17 à 20 ans, ont suivi un cours de littérature québécoise, une étape obligatoire en vue de l’obtention de leur diplôme. Le projet de recherche a d’abord été discuté durant l’été lors de rencontres avec Marie2, la professeure de français. Il a fallu quatre réunions afin d’assurer la cohésion des activités pédagogiques du projet avec le programme d’études. Entre autres, nous avons ajouté un plan comparatif dialectique visant à répondre à l’une des deux questions suivantes : 1) peut-on dire que la scène de la Lettre au fils, dans la pièce de Wajdi Mouawad, est similaire à la scène de la Lettre au fils dans le film de Denis Villeneuve ? 2) En analysant les différences qui existent entre la pièce de Wajdi Mouawad et le film de Denis Villeneuve, peut-on dire que le film est une bonne adaptation de la pièce de théâtre ?
Cet exercice préparatoire a été complété en vue d’une dissertation à effectuer comme évaluation de la partie sur la littérature migrante du cours sur la littérature québécoise. Ensemble, nous nous sommes mis d’accord sur l’élaboration et l’implantation d’un portfolio qui comprenait les documents suivants : 1) un prétest dressant des profils de lecteurs, 2) un questionnaire de lecture,
3) deux esthétigrammes (cartes visuelles) notant les réactions subjectives des participants par rapport à la lecture et au visionnement de la Lettre au fils ainsi que des commentaires accompagnant chaque esthétigramme, 4) deux créations littéraires comme extensions du premier et du deuxième esthétigramme, 5) le plan comparatif, et 6) un post-test portant sur les impressions des étudiants face au projet de recherche.

L’évaluation critériée a été utilisée (Durand et Chouinard, 2012). Une grille d’évaluation a été développée par Marie, qui a choisi d’évaluer les productions suivantes pour un total de 15 points dans le cours :


1) le plan d’équipe (5 %), dont 70 % comptaient pour le plan et 30 %, pour la langue ;

2) une production choisie par l’étudiant (5 %). Le contenu choisi pour l’évaluation pouvait être le questionnaire de lecture, les deux esthétigrammes et leurs justifications, ou les deux créations et leurs justifications ;

3) l’ensemble du portfolio (5 %).

Nous avons expliqué ces étapes du projet aux étudiants et précisé que les activités mentionnées plus haut faisaient partie du cursus scolaire (15 % de leur note d’étape). Les participants se réservaient le droit de nous remettre leur portfolio en vue du projet de recherche. Le questionnaire de lecture a été rempli lorsque les étudiants lisaient la pièce à la maison, tandis que les autres étapes ont eu lieu dans l’ordre suivant : prétest, cours sur les esthétigrammes, production et achèvement des esthétigrammes, des créations littéraires, du plan dialectique et du post-test.
Le projet de recherche s’est déroulé sur une période de dix (10) heures de cours et de cinq (5) heures supplémentaires pour lire la pièce de théâtre à la maison et compléter les exercices du portfolio qui n’auraient pas été terminés durant les heures de classe. Notons que la plupart des étudiants ont terminé les activités pédagogiques dans les temps voulus.
Nous avons choisi de présenter l’étude de cas d’une participante du projet qui a complété les deux esthétigrammes du portfolio, fourni des justifications les accompagnant et présenté les créations littéraires qui en ont découlé. L’exercice analytique provient d’une démarche phénoménologique (Butler-Kisber, 2010, Van Manen, 1990) et est entièrement axé sur les réactions du lecteur/spectateur par rapport à ses expériences vécues en situation de lecture et de spectature.

Le choix d’avoir présenté une étude de cas reflète la méthodologie et l’analyse employées dans les travaux de White (2007 ; 2011), à l’origine de la méthode des esthétigrammes. Les études de cet auteur sont qualitatives et trouvent leur légitimité dans le caractère phénoménologique de la subjectivité et de la perception des œuvres. Anderson et Arsenault (1998) parlent d’études de cas illustratifs, c’est-à-dire qui illustrent un phénomène grâce à un ou des exemples approfondis et réalistes, et c’est ce que nous proposons dans notre étude. Comme l’expliquent les auteurs, l’étude de cas sert principalement à examiner un phénomène dans son contexte réel (p. 121). Dans notre article, nous utilisons une démarche analytique de l’étude de cas (p. 158), c’est-à-dire que nous examinons, en détail, les résultats qualitatifs à l’aide de grilles d’analyse issues de notre cadre théorique.

3.1.1 L’esthétigramme

Le processus de construction d’un esthétigramme est multidimensionnel et phénoménologique. Dans le cadre de la présente recherche, le concept d’esthétigramme a été présenté aux étudiants lors du premier cours marquant le début du projet, à l’automne 2014. Dans la phase préliminaire, nous avions conçu les étapes de conception de l’esthétigramme et les avions élaborées visuellement à l’aide du logiciel PowerPoint afin d’offrir un diaporama de référence aux étudiants, lequel leur a été montré en classe. Nous avons aussi déposé le diaporama sur la plateforme interactive Moodle, pour en assurer l’accès en dehors de la salle de classe. Les catégories de réactions de l’esthétigramme ont initialement été créées par White (2011) pour la spectature en arts visuels, et nous les avons adaptées à la spectature de films et à la lecture de romans.
Nous avons demandé aux étudiants de réagir à la scène 37 (La lettre au fils) dans la pièce de théâtre Incendies (lecture) et à sa scène correspondante dans le film Incendies (spectature). Les étapes suivantes ont été complétées.

  1. Écrire sur papier et en ordre chronologique les réactions au texte (et au film) survenues lors de la lecture et du visionnement de la scène 37 (La lettre au fils).
  2. Attribuer un degré d’importance à chaque réaction, par exemple, en répondant à la question « quel impact cette réaction a-t-elle eu sur le lecteur (ou le spectateur) ?
  3. Lire et parcourir le guide de réactions préalablement distribué en classe.
  4. Inscrire chaque réaction dans une des catégories du guide, par exemple :
    « Imagination », « Émotion », « Préférence », « Jugement », « Réflexion »,
    « Rêverie », « Comparaison », et ainsi de suite.
  5. Classer chaque réaction dans une des seize (16) catégories (et leurs sous-catégories respectives) de la liste de réactions. Le participant a aussi l’option de créer une catégorie s’il juge que sa catégorie n’est pas présente dans la liste et en justifie la légitimité.
  6. Utiliser un code de couleurs pour rassembler les réactions d’une même catégorie afin de les visualiser plus clairement sur l’esthétigramme.
  7. Transcrire chaque réaction codée par couleur sur une note autocollante amovible selon les codes établis à l’étape 5.
  8. Coller les notes autocollantes amovibles sur une feuille de papier blanche qui servira d’esthétigramme.
  9. Déplacer les notes provisoirement afin d’établir des relations entre les différentes réactions (par exemple, cette réaction a provoqué celle-ci, ou ces réactions sont regroupées sur mon esthétigramme, car elles proviennent de la même catégorie).

Les étudiants ont reproduit ces étapes pour le visionnement de la scène 37 du film, soit la Lettre au fils. Le film Incendies a été présenté en classe dans son entièreté. Nous avons fait rejouer la scène afin que les étudiants puissent compléter leur liste de réactions en temps réel. Les commentaires recueillis en classe ont montré la nécessité et l’utilité de faire rejouer la scène de la Lettre au fils, car le rythme de cette scène est relativement rapide (environ 2 minutes) par rapport au temps d’écriture des réactions. Comme le rythme de lecture du texte dramatique est personnel à chacun, le temps d’écriture des réactions était asynchrone et, donc, différent d’un étudiant à l’autre. Nous avons aussi constaté cette différence dans le temps de réaction après que les étudiants aient visionné le film.

3.1.2 La création littéraire

Les étudiants ont reçu la consigne de produire une création littéraire relative à leurs esthétigrammes. Ils ont disposé d’environ une heure pour écrire un poème, une petite histoire, ou une production écrite de leur choix (comme une lettre), laquelle était accompagnée d’un paragraphe justificatif expliquant le choix du médium créatif et une prise de conscience de l’expérience de lecture/spectature/écriture. La longueur de la création était libre, mais nous avons exigé deux paragraphes au minimum pour le poème et l’écriture en prose. L’objectif était de recueillir l’expérience esthétique de l’étudiant par écrit et de faire en sorte qu’il reproduise les sentiments ressentis lors de la lecture de la pièce et du visionnement du film. Afin de réaliser leurs productions littéraires, les étudiants se sont basés sur leurs esthétigrammes. Nous nous sommes inspirée du concept d’ekphrasis, tel que défini par Heffernan (1993), c’est-à-dire une représentation littéraire de ce que le sujet perçoit visuellement. Les esthétigrammes servent de support visuel pour cet exercice et, comme White (2014) l’explique, ils constituent le point de départ de l’expression littéraire individuelle par l’ekphrasis.

Ces activités témoignent de l’engagement des lecteurs en tant que sujets lecteurs. Entre autres, Roy (2011) mentionne que les « aptitudes imaginatives » sont garantes de l’engagement des lecteurs, à l’instar de Langlade (2015) et de Sorin (2015) qui ont aussi montré comment les événements de lecture sont porteurs d’indicateurs d’engagement et que l’activité fictionnalisante du lecteur en est une des causes principales. Lebrun et Maisonneuve (2015) vont également dans ce sens dans une étude sur les profils de lecteurs cégépiens en situation de lecture de littérature québécoise migrante par le journal dialogué. Dans notre étude, nous utilisons l’esthétigramme et les créations littéraires dans un dessein similaire, tout en mettant l’accent sur le caractère individuel du texte du lecteur par le recours aux activités susmentionnées.

Le cas échéant, la créativité littéraire est stimulée grâce à l’esthétigramme. Cela va dans le sens d’une question posée par Mazauric, Fourtanier et Langlade (2011) : « [le texte singulier de chaque lecteur] saurait-il constituer une source pour la connaissance du texte de l’œuvre, voire un point de départ nécessaire pour l’analyse littéraire ? » (p. 23). Notre étude propose quelques pistes de réponses à cette question.

3.2 Résumé d’Incendies

Comme la pièce de théâtre et le film partagent essentiellement le même univers narratif et que, dans cet article, nous ne nous penchons pas sur les différences entre les histoires, mais bien sur les réactions des étudiants en situation de « réagir au texte dans toutes ses formes », nous proposons un résumé qui tient compte des deux récits :


Peu avant sa mort, Nawal Marwan, une immigrante au Québec, a écrit dans son testament qu’elle voulait que ses jumeaux, Jeanne et Simon, partent au Moyen-Orient afin de retrouver leur père et leur frère. Jeanne découvre que la véritable raison de la quête de sa mère, de foi chrétienne, est de retrouver son jeune fils, Nihad, musulman par son père, dont les chances de survie sont minimes à cause de la guerre civile. Pour venger la mort de son fils, Nawal a jadis assassiné le chef de la milice chrétienne à l’origine de la guerre civile. Elle s’est ainsi retrouvée en prison, où elle a été maltraitée et abusée sexuellement et physiquement par l’un des gardes. Elle a donné naissance à des jumeaux, Jeanne et Simon, issus de ces viols. Le lecteur découvre (et le spectateur redécouvre) que Nihad, toujours en vie et nouvellement immigré au Canada, est à la fois le père et le frère de Jeanne et de Simon. Ces derniers le retrouvent, cette fois à Montréal, et lui remettent deux lettres, écrites par Nawal, qui lui sont destinées.


Nous avons choisi la Lettre au fils (scène 37), présente à la fois dans le film et la pièce de théâtre, comme récit auquel les étudiants allaient réagir. Cette scène illustre toute la complexité émotionnelle de l’être humain, en particulier d’une mère ayant souffert à cause de son fils, à la fois bourreau à l’origine de son viol, mais également porteur de bonheur par sa naissance. La lettre au fils incarne le paroxysme de la pièce en informant Nihad qu’il a violé sa mère lorsqu’elle était détenue en prison. Nous avons constaté, tout comme lors d’une étude précédente sur les réactions des élèves de secondaire 5 (Lemieux, 2015), que cette scène stimulait chez les participantes (N=72) de vives réactions dues à la nature émotive et poignante des récits narratif et filmique. La scène de la pièce de 2003 se retrouve en annexe 1.

4. Esthétigrammes : productions et analyse

Nous présentons dans cette section les résultats d’une étude de cas tirée du projet de recherche

    4.1 Esthétigramme construit à partir de la Lettre au fils dans la pièce de théâtre

    Figure 4.1 Esthétigramme construit à partir de la Lettre au fils dans la pièce de théâtre

    Comme l’esthétigramme permet aux participants de porter une réflexion sur ses propres réactions et, ainsi, sur les particularités de sa réception (Frois et White, 2013 ; Lemieux, 2015), il est logique que dans ses observations, Olivia ait eu un attrait particulier pour la catégorie « réflexion », bien qu’elle avoue que ce soit une facette présente dans sa personnalité : « Mes réactions se séparent en six catégories dont celle de la “réflexion”, qui a plus d’éléments… je réfléchis beaucoup sur les œuvres littéraires ou cinématographiques après les avoir lues ou visionnées ». Ainsi, la distance critique par rapport à l’œuvre imprimée se manifeste, chez Olivia, de manière concrète lorsqu’elle identifie le nombre de réactions liées à cette catégorie.

    La participante exprime également des connaissances associatives intertextuelles avec sa référence au roman américain de Khaled Hosseini intitulé les Cerfs-Volants de Kaboul. Cette référence intertextuelle est organisée logiquement dans son esthétigramme et est liée à d’autres réactions structurées qui font sens pour Olivia :

    « J’ai placé l’élément que je trouvais le plus important au milieu, auquel je pouvais rattacher la majorité des concepts. J’ai placé en bas à gauche tout ce qui était relié au message et à la beauté de celui-ci. J’y ai rattaché une pensée que j’ai aussi eue en lisant le roman Les Cerfs-volants de Kaboul. En effet, le personnage principal, qui a vu son meilleur ami se faire violer, mais il n’est pas intervenu pour le sauver, se fait pardonner, lui aussi, en lisant une lettre ».

    De cette façon, le lecteur externe de son esthétigramme — en l’occurrence, nous — décode une volonté méthodique de sa part, notamment au niveau de l’articulation pragmatique des éléments de sa carte. Notons qu’au point de vue intertextuel, la communication d’un viol et de ses répercussions par lettre est l’élément commun entre les deux univers narratifs, selon la participante. Cette association illustre certainement une métaréflexion, non seulement par rapport à Incendies, mais aussi par rapport aux liens possibles avec d’autres textes de nature similaire, qui font partie de son répertoire culturel et littéraire personnel.

    Olivia a émis des réflexions métalinguistiques « j’ai réfléchi à l’aspect plus linguistique, donc sur le champ lexical et les procédés stylistiques », et ses désirs en tant que lectrice « j’ai lié un “souhait” de ce que j’aurais aimé qui se retrouve (sic) dans la lettre ». Cette dernière réflexion nous rappelle la théorie de la lecture comme désir (Lewkowich, 2015, 2016a, 2016b) selon laquelle le lecteur, d’une perspective psychoanalytique freudienne, voit dans le récit un miroir de ce qui veut être lu, vu et perçu. Nous interprétons le « souhait » d’Olivia comme une contribution au récit (Sumara, 1998), c’est-à-dire que même si son souhait n’est pas concrètement matérialisé dans la pièce de théâtre, sa réflexion, elle, fait indubitablement partie de sa transaction avec l’univers narratif. Cette transaction ne peut être complète que par la contribution du lecteur (Barthes, 1984 ; Rosenblatt, 1978).

    Notons trois moments réflexifs, et la répartition des autres moments de manière plutôt équivalente (goût, attitude, désir, mémoire, sentiments). Nous déduisons de ces constats que la participante réagit premièrement en fonction d’une attitude envers la forme, mais que ce moment, et les autres qui s’en suivent, mènent à des pauses réflexives importantes qui entraînent la distanciation par rapport à la forme et au contenu, et une réflexion sur les apports de l’un sur l’autre.

    4.2 Création littéraire par rapport au premier esthétigramme

    Olivia a choisi d’écrire la lettre suivante, telle une extension des réactions présentes dans son premier esthétigramme :

    « En t’écrivant cette lettre, mon fils, je cherche à exprimer mon amour éternel pour un fils exceptionnel, né de l’amour entre ton père et moi. Tout comme moi, tu as été victime de la guerre, cette guerre qui nous a changés, qui nous a séparés l’un de l’autre et à travers laquelle nous nous sommes rencontrés sous différentes circonstances que celle d’une mère qui couvre son enfant. Je cherche à travers tous ces beaux mots et toutes ces images à te montrer que l’amour triomphera toujours sur la haine. Et peu importe les obstacles que nous avons traversés, je suis très heureuse que nous nous sommes (sic) rencontrés. Mon cher fils, la vie qui s’étend devant toi ne sera pas facile, mais parce que tu es né de l’amour, tout comme ton frère et ta sœur, un chemin s’ouvrira devant toi. »

    Olivia a choisi la lettre comme forme de création littéraire :

    « J’ai décidé d’écrire une lettre, car le poème et la prose limitent mon écriture. En effet, il y a tout un processus de création (rimes, métaphores, sens du poème) qui me limite (sic) lorsque j’écris un texte. Je préfère écrire un récit qui regroupe mes pensées rapidement et précisément sans me soucier d’y intégrer des procédés stylistiques plus réfléchis que si j’écrivais tout ce qui me passe par la tête au moment présent. »

    Dans son commentaire, Olivia perçoit l’écriture poétique comme une limite ou un frein à son imagination. Il est impossible de déconstruire, à partir de ces lignes, l’image mentale qu’Olivia a pu associer au poème traditionnel (l’alexandrin, par exemple, dont la forme est très carrée et regorge de rimes). Notons également que la lettre a une étiquette et un format précis, et qu’elle a un système de codes propre. Nous avons des pistes qui permettent de justifier davantage le choix de la lettre comme format, notamment un souci de personnification chez l’étudiante : « Dans l’écriture de ce récit, j’ai utilisé le personnage de Nawal, car c’était plus facile d’exprimer l’amour qu’elle affiche dans sa lettre ». Cette personnification, dont les traces deviennent souvent difficiles à écrire dans le format d’un poème, a permis de faire ressortir les thèmes importants du premier esthétigramme. De cette façon, Olivia a pu transgresser, par son écriture, des thèmes affectifs : « Dans cette production, j’ai privilégié le thème de l’amour, car c’est celui qui ressortait le plus, selon moi, dans la lettre au fils ».
    Somme toute, malgré la réticence initiale de la participante à inclure des procédés stylistiques dans sa composition, elle s’est quand même adonnée à l’exercice par souci de personnalisation et de personnification de la lettre : « J’ai ajouté quelques procédés stylistiques comme la métaphore, la comparaison, la personnification puisque Nawal était une femme instruite et très respectable, donc à son image, j’ai ajouté quelques procédés ». En résumé, la composition écrite d’Olivia s’articule autour de trois volets principaux : le souci de la forme, du contenu et de l’articulation entre les deux.

    4.3 Esthétigramme construit à partir de la Lettre au fils dans le film

    Figure 4.2 : Esthétigramme construit à partir de la Lettre au fils dans le film

    « Tout d’abord, l’élément le plus important a été placé au centre. De cet élément, j’ai pu établir deux comparaisons qui sont aussi importantes l’une que l’autre : l’une sur le contenu de la lettre (comment Nawal signait son nom à la fin des lettres) et l’autre sur le ton de la voix de Nawal. À partir de cet élément, où elle parle froidement au père, mais parle aussi avec beaucoup d’affection au fils (ou du fait qu’il apprend qu’il a violé sa mère et l’a mise enceinte) représente un moment choquant dans sa vie qui vient d’être bouleversée pour toujours. De cet élément, j’ai relié le point 1 et 3 ensemble. Par ailleurs, de cette comparaison (sic), j’ai ressenti l’atmosphère sombre et lourde. De plus, le fait qu’il y avait un gros plan sur le visage de Nihad lorsqu’il lisait la lettre met l’accent sur les expressions sur son visage, ce qui contribue, selon moi, à accentuer l’effet dramatique et sombre de cette scène. Les réflexions que j’ai faites suite au visionnement du film étaient des observations à propos des codes du cinéma, comme les plans, qui rendaient la scène aussi lourde. Bien que ces réflexions n’étaient pas directement liées aux impressions, sentiments, attitudes ou comparaison, elles étaient tout aussi importantes pour rendre ce moment dans le film aussi dramatique. »

    Nous avons reproduit l’intégralité du verbatim des écrits d’Olivia, tiré de son portfolio, parce que les marqueurs de relations sont des indicateurs importants du fil de ses idées et donc, de l’organisation de ses réactions dans l’esthétigramme. Dans un premier temps, Olivia explique qu’elle a établi des liens pertinents entre le contenu et le ton (entendu et non imaginé, grâce au mode sonore du film). Elle a perçu le ton comme étant froid, étant donné que le fils joue aussi le rôle de bourreau. Cette tension, très palpable dans la performance des acteurs et au-delà des mots, a été très cathartique pour la participante, comme elle l’écrit dans ses réactions. Olivia a fait des remarques rejoignant ses premières réactions, par rapport à la forme multimodale du film et de ses effets cathartiques : « le fait qu’il y avait un gros plan sur le visage de Nihad lorsqu’il lisait la lettre met l’accent sur les expressions sur son visage, ce qui contribue, selon moi, à accentuer l’effet dramatique et sombre de cette scène ». L’agencement entre la forme et le contenu, tout comme les effets de la forme sur le contenu, sont notoires dans ses explications. Les soucis formels de l’étudiante transgressent cette remarque : « Les réflexions que j’ai faites suite au visionnement du film étaient des observations à propos des codes du cinéma, comme les plans, qui rendaient la scène aussi lourde ». L’étudiante renchérit sur les effets de la forme sur le contenu : « Bien que ces réflexions n’étaient pas directement liées aux impressions, sentiments, attitudes ou comparaison, elles étaient tout aussi importantes pour rendre ce moment dans le film aussi dramatique ». La réception multimodale provoque un effet cathartique chez la participante qui, à son tour, reconnaît que les codes sont à l’origine de cet éthos.
    Notons les deux moments comparatifs qu’Olivia a dessinés dans son esthétigramme. En effet, la participante reconnaît des contrastes importants entre les thèmes binaires de l’univers narratif (ex. « pute » par opposition à « prisonnière », le ton de Nawal face au père, par rapport à celui qu’elle adopte lorsqu’elle parle au fils). Ces thèmes binaires, accentués par la multimodalité du film, sont perceptibles pour l’étudiante qui ne les avait pas remarqués ou notés dans le premier esthétigramme. Nous estimons que le ton était difficile à imaginer dans le texte dramatique. Contrairement au film, la narration à voix haute n’était pas imposée à la lecture du livre, et la participante n’a pas exprimé de réactions dans le premier esthétigramme par rapport au ton. Les moments réflexifs, que nous comptons au nombre de trois, suggèrent des observations qui portent toutes les trois sur la forme (par exemple, des mentions quant aux plans ou aux mouvements de caméra) qui influence le contenu, comme mentionné plus haut. Finalement, les deux instances d’attitude et la seule instance de sentiment sont reliées aux effets affectifs qu’occasionne le visionnement de la scène, tel que vu plus haut.

    4.4 Création littéraire par rapport au deuxième esthétigramme

    Le paragraphe suivant présente la création littéraire que l’étudiante a formulée en s’inspirant de son deuxième esthétigramme.

    « De cette lettre que tu m’as laissée, Maman, un vide qui s’est creusé durant toute ma vie s’est remplie (sic), mais un autre encore plus profond s’est formé. Oui, Maman, j’ai ressenti tout l’amour que tu as pour moi. Oui, Maman, je sais que tu m’as pardonné, mais la culpabilité me gruge. Pourquoi cela nous est-il arrivé ? Pourquoi la vie a été si injuste envers nous ? Comment ne t’ai-je pas reconnue à la prison ou encore à la piscine ? Bien que je sois comblé du bonheur de t’avoir enfin retrouvée, je ne sais plus quoi faire ni penser. Que dois-je maintenant faire, Maman ? »

    Dans son commentaire, Olivia propose une réflexion, encore une fois axée sur la forme et les bienfaits de la lettre, son format de prédilection : « J’ai encore utilisé la lettre, car ce type de production ne me limite pas autant dans l’écriture ». Tout comme dans sa première production écrite, Olivia explique que la forme de la lettre a une incidence sur la personnification et la personnalisation de l’affect : « Dans cette production, j’ai privilégié la révélation choquante que cette lettre avait sur Nihad en prenant ce personnage comme le narrateur du récit, parce qu’il était mieux placé pour montrer ce moment bouleversant de la scène ». L’emploi systématique de la forme interrogative est également justifié par la participante : « J’ai utilisé des phrases interrogatives pour montrer l’incompréhension du fils face au sort que la vie lui a réservé. Les questions posées par Nihad sont dirigées vers sa mère pour montrer qu’il est confus après avoir découvert la vérité sur sa famille ». De cette façon, l’agencement entre la forme et le contenu permet à Olivia d’augmenter le sens de sa carte visuelle par le biais de l’écriture créative.

    5. Limites de l’étude

    Nous sommes consciente que nous ne présentons que l’étude d’un seul cas dans cet article. Nous prévoyons dresser éventuellement un portrait global des réactions des lecteurs. Une étude phénoménologique à cas unique permet toutefois de présenter le portrait de l’activité de réception d’une étudiante particulièrement engagée dans le projet afin d’offrir des pistes de réflexion pour la recherche en didactique de la lecture et de la littérature. Nous avons jugé pertinent, dans cet esprit, de présenter les résultats d’Olivia afin de tracer la voie à des projets de recherche futurs

      Le contexte collégial apporte ses défis en ce qui a trait à la présence en classe. Tout comme à l’université, le code de vie et les plans de cours du CÉGEP stipulent que la présence de l’étudiant en classe est obligatoire. Étant donné les horaires plus flexibles et les charges de travail plus importantes qu’à l’école secondaire, plusieurs participants se sont vus dans l’obligation de contrevenir à cette règle. En conséquence, ceux-ci ont dû rattraper le temps perdu en complétant les exercices à la maison. Sur les cinquante (50) participants, quelques-uns ne sont pas parvenus à nous fournir tous les nombreux éléments du portfolio. Pour cette raison, la professeure n’a pu évaluer le portfolio dans son entièreté : nous avons donc dû nous consulter et discuter du plan d’évaluation pour que les étudiants complètent le cours. Du point de vue éthique, 15 % de la note totale était raisonnable, selon le comité d’éthique et de la recherche, et nous avons respecté ce quota.

      6. Conclusion

      Nous avons illustré, à l’aide d’un cas, comment les esthétigrammes permettent à un étudiant de situer ses temps et ses moments de réaction en situation de lecture et de spectature. Bien que chaque esthétigramme ait présenté des moments de réaction distincts en fonction des types de récit (dramatique ou filmique), nous avons observé des modalités communes lors de la lecture et de la spectature. Par exemple, les cartes visuelles ont aidé la participante à articuler des liens entre la forme et le contenu, peu importe la modalité de lecture/spectature. Dans les deux cas, la
      « transaction » entre Olivia et les deux récits démontrent des situations de proximité et de distanciation en fonction du moment de réaction et du support (multimodal ou écrit). Nous concluons que les esthétigrammes permettent d’affiner les réactions des participants et de les aider dans la construction de sens dans des modalités de lecture et de visionnement pourtant différentes.

        En ce qui a trait à la production littéraire, nous constatons que la rédaction de poèmes ekphrastiques ne convient pas à tous les étudiants. Néanmoins, ces poèmes admettent une grande liberté créative chez certains étudiants, comme en témoignent les données du projet dans son ensemble. Nous reconnaissons la nécessité de laisser aux étudiants la sélection du mode de création littéraire. Dans le cas d’Olivia, la lettre s’est avérée un outil idéal pour exprimer ses réactions esthétiques. Ses réflexions sur la forme et le contenu montrent bien l’effet positif des esthétigrammes sur la création littéraire, soit sur sa structuration et l’articulation des instances réactives sous forme de poème. Il est important, voire primordial, d’accorder aux étudiants un sentiment de « pouvoir agir » et de « pouvoir réagir » en didactique de la lecture afin de les amener à développer leur engagement dans l’acte de lecture. En ce sens, notre étude offre des pistes de réflexions épistémologique (emprunt des concepts et outils d’analyse des réceptions artistiques) et méthodologique (utilisation d’un instrument de collecte de données comme outil didactique). Nous ouvrons des pistes de recherche sur les instances réactives face à d’autres modalités, dont les modalités kinesthétiques impliquant davantage de transactions « incarnées » (Sumara, 1998) et mobilisées par le toucher et la lecture interactive.

        Annexe 1 :

        Simon donne son enveloppe à Nihad, qui l’ouvre.

        NAWAL. Je t’ai cherché partout. Là-bas, ici, n’importe où. Je t’ai cherché sous la pluie, je t’ai cherché au soleil, au fond des bois, au creux des vallées, en haut des montagnes, dans les villes les plus sombres, dans les rues les plus sombres. Je t’ai cherché au sud, au nord, à l’est, à l’ouest. Je t’ai cherché en creusant sous la terre pour y enterrer mes amis morts. Je t’ai cherché en regardant le ciel. Je t’ai cherché au milieu des nuées d’oiseaux, car tu étais un oiseau. Et qu’y a-t- il de plus beau qu’un oiseau, qu’un oiseau plein d’une inflation solaire ? Qu’y a-t-il de plus seul qu’un oiseau, qu’un oiseau seul au milieu des tempêtes portant aux confins du jour son étrange destin ? À l’instant, tu étais l’horreur. À l’instant tu es devenu le bonheur. Horreur et bonheur. Le silence dans ma gorge. Tu doutes ? Laisse-moi te dire. Tu t’es levé et tu as sorti ce petit nez de clown. Et ma mémoire a explosé. Ne tremble pas. Ne prends pas froid. Ce sont des mots anciens qui viennent du plus loin de mes souvenirs. Des mots que je t’ai si souvent murmurés. Dans ma cellule, je te racontais ton père. Je te racontais son visage, je te racontais ma promesse faite au jour de ta naissance. Quoi qu’il arrive je t’aimerai toujours, quoi qu’il arrive je t’aimerai toujours, sans savoir qu’au même instant, nous étions toi et moi dans notre défaite puisque je te haïssais de toute mon âme. Mais là où il y a de l’amour, il ne peut y avoir de haine. Et pour préserver l’amour, aveuglément j’ai choisi de me taire. Une louve défend toujours ses petits. Tu as devant toi Jeanne et Simon. Tous deux tes frère et sœur et puisque tu es né de l’amour, ils sont frère et sœur de l’amour. Écoute, cette lettre je l’écris avec la fraîcheur du soir. Elle t’apprendra que la femme qui chante était ta mère. Peut-être que toi aussi te tairas-tu. Alors sois patient. Je parle au fils, car je ne parle pas au bourreau. Sois patient. Au-delà du silence, il y a le bonheur d’être ensemble. Rien n’est plus beau que d’être ensemble. Car telles étaient les dernières paroles de ton père. Ta mère.
        Nihad finit de lire la lettre. Il se lève. Jeanne et Simon se lèvent et lui font face.
        Jeanne déchire toutes les pages de son carnet de notes.

        Notes
        1. Cette recherche est entièrement subventionnée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada. ↩︎
        2. Prénom fictif destiné à préserver l’anonymat de l’enseignante. ↩︎
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