Omniprésente dans les pratiques communicationnelles des adolescents, l’image est un « objet polyvalent » (Féroc-Dumez, 2019) dont la dimension émotionnelle et éthique notamment est régulièrement soulignée comme un enjeu éducatif primordial. Je transpose en contexte scolaire une méthode en sémiotique sociale (Saemmer, Tréhondart et Coquelin, 2022) favorisant l’introspection idéologique et l’esprit critique en situation d’interprétation de l’image. Une expérimentation auprès de collégiens permet de mettre en lumière les potentialités de la sémiotique sociale comme dispositif pédagogique auprès d’adolescents tant sur le plan de l’acquisition d’outils sémiotiques que d’outils réflexifs. Elle les transforme en « interprètes-impliqués » tout en permettant de traiter certaines questions vives de société, comme les stéréotypes liés au genre ou aux codes en vigueur sur les plateformes numériques.
Images are omnipresent in the communicative practices of adolescents, and can be considered a “polyvalent object” (Féroc-Dumez, 2019) whose emotional and ethical dimensions are regularly highlighted as a key educational issue. I transpose a social semiotics method (Saemmer, Tréhondart and Coquelin, 2022) to the school context, encouraging ideological introspection and critical thinking when interpreting images. An experiment with middle-school students highlights the potential of social semiotics as a pedagogical tool, helping them to acquire both semiotic and reflexive tools. It transforms them into ” involved interpreters “, and allows at the same time exploring some of society’s most pressing issues, such as gender stereotypes and the use of digital platforms.
Avec l’essor des réseaux socio-numériques et des technologies de l’information et de la communication, l’image occupe une place de plus en plus importante dans la société, à tel point que J.-F. Diana parle d’iconocratie pour évoquer « le pouvoir des images sur les individus » (2017, p. 92). Les adolescents notamment, hyperconnectés, sont confrontés en permanence aux images. Si elles sont omniprésentes dans leurs pratiques communicationnelles puisqu’ils sont « à la fois spectateurs, producteurs et diffuseurs d’images » (Tréhondart, 2019, p. 204), les images présentent aussi une forte dimension éthique et émotionnelle (Jehel, 2018) car grand nombre d’entre eux sont confrontés sur les réseaux socio-numériques à des images violentes, sexuelles ou encore haineuses, dont ils ont du mal à se distancier (Jehel, 2019). Leurs usages numériques sont également soumis aux logiques et stratégies économiques et émotionnelles des plateformes, qui « introdui[sent] la logique de marché dans la sphère de l’intimité et […] monétis[ent] les émotions qui s’y expriment » (Proulx, 2019, p. 262), contribuant ainsi au « brouillage systématique des repères éthiques » (Frau-Meigs, 2011, p. 195).
Les médias et les réseaux socio-numériques s’apparentent par ailleurs à une « technologie de genre » (Coulomb-Gully, 2010), et sont vecteurs de rapports de pouvoir dans lesquels, encore une fois, les images jouent un rôle important. Les dispositifs pédagogiques devraient ainsi permettre de comprendre que « les images sont toujours des objets culturels construits (non naturels), et donc des médiations, qui ne peuvent être intégralement lues et comprises dans l’immédiateté, et surtout universellement acceptées » (Féroc-Dumez, 2019, p. 195).
L’image est effectivement abordée en contexte scolaire dans le cadre de l’éducation aux médias et à l’information, enseignement transversal dont l’objectif est un usage éclairé et autonome par les adolescents. Or, la déconstruction des représentations normatives et performatives liées au genre n’est « guère immédiatement accessible […] dans le cadre de l’exercice professionnel d’enseignement » (Couchot-Schiex, 2016, p. 29) alors même que les programmes scolaires et les institutions en France mettent en avant une politique d’égalité (Collet, 2021). Au sein des institutions scolaires, les formations proposées aux enseignants en matière d’images sont peu nombreuses ou visent principalement la maîtrise d’outils numériques si bien que les enseignants proposent des contenus pédagogiques modélisés par et au service de la matière enseignée (Darras, 2020 ; Tréhondart, 2019, 20022a, 2022b).
Enseignante d’allemand en collège, j’ai à cœur d’aborder la culture et les pratiques numériques et médiatiques des adolescents et de développer leurs compétences. Afin de mieux prendre en compte les artefacts culturels en tant qu’objets de médiation, je me suis tournée vers la sémiotique pour décliner ses apports sur les terrains de l’éducation aux médias et du genre. Ayant pu éprouver une démarche d’interprétation de l’image en sémiotique sociale (Saemmer, Tréhondart et Coquelin, 2022) en tant que participante à l’université de Lorraine dans le cadre du projet de recherche-action « Interpréter les images chocs en tant de crise sanitaire1 », j’ai entrepris de la transposer en contexte scolaire auprès d’un public plus jeune. Si la « sémiotique du genre » (Julliard, 2013) permet d’aborder le genre comme objet de recherche et de mettre en lumière la construction des discours, la sémiotique sociale est aussi un outil de médiation qui me semble propice à former les adolescents à un regard critique et réflexif.
Comment la sémiotique sociale peut-elle aider à saisir les dynamiques et les processus de construction du sens et initier un regard critique sur la sémiose chez les adolescents ? Dans cet article, je propose d’étudier les apports d’une méthode en sémiotique sociale de l’image comme dispositif d’éducation aux médias et à l’information et comme outil de lutte contre les stéréotypes de genre. Après avoir exposé les principes fondateurs et les concepts, je m’intéresserai aux stéréotypes de genre, notamment à l’école et sur les réseaux sociaux. Je présenterai ensuite la méthodologie de terrain et les adaptations mises en place. Enfin, je sonderai l’intérêt de la démarche en proposant une analyse de la réflexion initiée au cours de cette enquête à partir des échanges et débats qui se sont produits : j’évoquerai les implications de la sémiotique sociale sur les postures pédagogiques et les compétences des adolescents en termes de rapport à l’image. Je tenterai également de mettre en évidence comment la sémiotique sociale contribue à la formation des adolescents, développe l’esprit critique et fait cheminer les élèves vers l’altérité, tout en initiant un questionnement sur les stéréotypes liés au genre ou le rôle des réseaux sociaux comme espace de socialisation.
La sémiotique sociale sur laquelle je fonde mon expérimentation s’inspire des dispositifs méthodologiques mis au point par N. Tréhondart, A. Saemmer et L. Coquelin (Saemmer et al., 2022 ; Saemmer & Tréhondart, 2020) dont l’objectif est d’initier un travail réflexif, une « introspection idéologique » (p. 15) chez le sujet afin que celui-ci conscientise ce qui construit et motive ses interprétations. Pour mener ce travail en contexte scolaire, j’ai mobilisé un éventail d’éléments théoriques.
Plusieurs courants sémiotiques coexistent, voire s’opposent. Je convoque, pour ma part, des concepts issus de plusieurs courants afin d’introduire cette méthode en contexte scolaire, auprès d’adolescents qui ont besoin d’outils de médiation pour se les approprier. Puisqu’il « ne suffit pas de regarder pour voir » (Verón & Levasseur, 1989, p. 17), ces concepts ainsi que les notions afférentes ont été transmis et expliqués afin que les participants aient les mêmes références et puissent s’appuyer sur des termes communs. Il s’agissait de donner aux élèves les moyens d’une lecture introspective des images étudiées, et d’une distanciation critique qui permet de prendre en compte les instances souvent non conscientisées qui agissent en chacun. Ces concepts jouent ainsi le rôle d’outils, qui permettent d’engager et d’amorcer de la réflexivité. Ils aident à mettre en mots ce qui se joue durant le processus interprétatif et constituent le point de départ de la réflexion, tant individuelle que collective.
Je m’appuie tout d’abord sur la théorie linguistique de F. de Saussure (1967) en me référant aux notions de « signifiant » et de « signifié ». F. de Saussure considère la langue comme un système de signes « qui n’ont de valeur que par les relations qu’ils entretiennent entre eux » tout en se focalisant sur « la dichotomie Signifiant/Signifié » (Everaert-Desmedt, 1990, p. 12). Si le signifiant est la représentation mentale de la forme et de l’aspect d’un signe, une « image acoustique », le signifié est la représentation mentale des concepts associés. Ces connotations sont des représentations mentales apprises et réactivées à la perception d’un signe. Appliquées aux images, ces deux notions renvoient respectivement aux formes que nous y reconnaissons et aux interprétations que nous en faisons. Pour rendre ces concepts accessibles aux adolescents en contexte pédagogique, je procède avec un exemple que je file pour expliquer l’ensemble des notions, celui de la pomme. Je fais, dans un premier temps, un dessin de pomme volontairement sommaire au tableau. Durant la réalisation de ce dernier, les adolescents font des propositions diverses afin de nommer l’objet représenté. Un tour de table permet à chacun de donner ses idées tout en prenant connaissance des propositions du groupe. Celles-ci sont multiples et les élèves finissent par reconnaître une forme de pomme. Indiquant que je dessinais bel et bien une pomme, j’explique alors en des termes simplifiés ce qu’est un signifiant (la représentation mentale d’une forme), avant de leur demander à quoi ils associent le terme « pomme », ou de quelle couleur ils imaginent ce fruit. Généralement, ils évoquent les termes « arbre », « Blanche-Neige », « tarte aux pommes », « Apple », « New York », ou encore « Normandie ». J’introduis à ce stade la notion de signifié en expliquant qu’il s’agit de connotations. En mettant en lumière la pluralité des propositions, je montre que chacun interprète le même élément de façon différente.
Pour désigner le mécanisme de médiation entre ces deux instances, je mobilise également la notion de savoir culturel telle que l’entend R. Barthes (1964) et qu’il développe dans une analyse de la publicité pour Panzani. Pour lui, « toute image est polysémique, [et] implique, sous-jacente à ses signifiants, une “chaîne flottante” de signifiés, dont le lecteur peut choisir certains et ignorer les autres » (1964, p. 44). Les savoirs culturels renvoient aux connaissances (historiques, artistiques, culturelles…) mobilisées par le sujet face à un artefact culturel pour expliquer son point de vue. Je reprends alors l’exemple de la pomme. J’explique aux adolescents que ce sont notamment les savoirs culturels qui leur permettent d’évoquer les signifiés cités et qui font ainsi le lien entre signifiant et signifié. Je souligne le fait que certains élèves qui n’ont pas la même culture mobilisent ainsi d’autres signifiés.
Cependant, certains de ces savoirs sont plus difficilement conscientisables par les sujets en situation de sémiose. Pour les cerner, je convoque plusieurs concepts peirciens. La sémiotique de C.S. Peirce ne s’intéresse plus uniquement à la langue, mais prend en charge l’ensemble des processus de production de sens. C.S. Peirce fait de la sémiose un processus associé à un contexte et une action. La production de sens opère lors d’un processus de production et de réception des signes. Pour C.S. Peirce, ce processus est théoriquement illimité. Cependant, dans les faits, des savoirs culturels et habitudes de pensée limitent ce processus. Les habitudes de pensée sont pour C.S. Peirce des « lois d’action générales » intériorisées. Elles bloquent donc « le renvoi infini d’un signe à d’autres signes […] : c’est le monde des idées toutes faites ! » (Everaert-Desmedt, 1990, p. 42‑43). Pour aborder cette notion sur le terrain scolaire, j’utilise les images réversibles. Celles-ci montrent que nous ne voyons pas tout sur une image et que notre cerveau est parfois difficilement capable de passer d’une perception à une autre, et ce, même si d’autres élèves de la classe viennent matérialiser les contours de la forme au tableau.
La sémiotique sociale de l’image mobilisée dans mon expérimentation s’inspire de ce modèle peircien. N. Tréhondart et A. Saemmer considèrent que les habitudes de pensée constituent à la fois un atout et un obstacle, des ressources et des contraintes interprétatives : si elles génèrent des « ressources d’interprétation » (2022, p. 20), elles peuvent aussi constituer un carcan qui enferme le sujet dans un « déterminisme interprétatif » (p. 49) dont ce dernier n’a pas toujours conscience.
L’objectif de la sémiotique sociale est d’initier une introspection permettant de mettre en évidence la place de ces éléments dans la production du sens, en proposant des ateliers de co-interprétation. Ces ateliers mêlent apports théoriques et moments d’échange. Les participants confrontent leurs points de vue, permettant ainsi que « l’action des savoirs contextuels et culturels, habitudes de pensée et idéologies devienne sensible » (Saemmer, Tréhondart et Coquelin, 2022, p. 18). Il s’agit de confronter les regards, pour voir selon plusieurs perspectives : l’objectif est d’engager une introspection idéologique, de faire verbaliser et de conscientiser les filtres interprétatifs qui prédéterminent toute interprétation. À partir d’objets culturels et médiatiques (images, vidéos, sites internet, applications), la méthode met en lumière la subjectivité et la pluralité possible des interprétations, et permet de comprendre comment les filtres interprétatifs agissent en situation de sémiose. Ces derniers sont considérés comme « des grilles de lecture de la réalité » (Saemmer, Tréhondart et Coquelin, 2022, p. 19), constituées des savoirs culturels (Barthes, 1964) et des habitudes de pensée qui guident et forment le processus interprétatif. Pour initier la réflexion quant à la sémiose, des aménagements, non verbo-centrés notamment, sont mis en place et seront développés ci-après.
Une telle méthode diffère des enseignements habituels à l’école. Loin de placer l’enseignant comme un expert qui propose un « mode d’accès “scolaire” aux images » (Darras, 2020, p. 116), l’intérêt de la démarche réside dans la dynamique de groupe et la confrontation des hypothèses devant engager intellectuellement et émotionnellement les participants. Ceux-ci sont invités à s’emparer et à utiliser les outils et concepts de la sémiotique sociale pour sonder leurs savoirs et habitudes, et ce qui les active au niveau des signes. L’apport collectif permet de conscientiser le processus sémiotique et, surtout, de dépasser la confrontation frontale de points de vue en sondant collectivement les fondements et motivations de ces points de vue.
En tant que professeure d’allemand, cette méthode m’a semblé particulièrement adaptée pour développer l’esprit critique des élèves et favoriser la réflexivité, mais aussi développer les compétences interculturelles, et travailler sur les émotions. J’ai donc fait l’hypothèse qu’elle pouvait être mise en œuvre auprès d’adolescents (ce qui n’avait pas encore été expérimenté) et qu’elle permettait de se détacher de la tâche descriptive de l’image habituellement réalisée, en initiant par ailleurs une réflexion sur un sujet qui me semble important : les stéréotypes de genre. En effet, enseignante dans un collège REP+, j’observe régulièrement des clichés liés au genre dans les propos ou les attitudes des élèves, filles comme garçons : insultes, moqueries, refus d’effectuer certaines tâches ou enfermement dans des rôles socialement prescrits.
Pour appréhender le concept de genre, j’ai recours aux travaux de L. Bereni, S. Chauvin, A. Jaunait et A. Revillard (2020) qui, dans la filiation de certains courants féministes, le définissent comme une construction sociale et un processus relationnel. Je pars donc de l’hypothèse que le genre n’est pas inné, déterminé par le sexe biologique, mais qu’il se forge socialement au point qu’il est possible de parler de sexe social : il s’agit d’une construction évolutive, qui met à jour les inégalités homme-femme et une hiérarchie entre les sexes. Le genre est interprété comme une organisation sociale qui génère et permet les inégalités :
La notion de genre ne désigne plus […] un simple « idéal du moi » individuel s’imposant différemment aux hommes et aux femmes, mais le principe même d’organisation de ces normes différentes et de ces droits inégaux. […] Le genre est un diviseur, au sens d’un système de relations sociales produisant deux sexes posés comme antagonistes. Mais le genre ne divise pas seulement l’humanité en deux groupes distincts : il le fait en outre de façon hiérarchique.
(Bereni et al., 2020, p. 33)
Les rapports de domination entre hommes et femmes résultent, selon cette approche, d’un processus transmis, appris et intériorisé dès le plus jeune âge – d’une « socialisation de genre » que M. Darmon définit ainsi :
L’ensemble des processus par lesquels l’individu est construit – on dira aussi « formé », « modelé », « façonné », « fabriqué », « conditionné » – par la société globale et locale dans laquelle il vit, processus au cours duquel l’individu acquiert – « apprend », « intériorise », « incorpore », « intègre » – des façons de faire, de penser et d’être qui sont situées socialement.
(2018, p. 6)
Les individus, selon le sexe auquel ils appartiennent, vont ainsi acquérir – de façon consciente comme inconsciente – des comportements, des émotions et des réactions socialement prescrits. La socialisation de genre façonne le regard que les individus portent sur eux-mêmes et sur le monde qui les entoure tout en générant une hiérarchie sociale, fondée sur la domination du masculin sur le féminin. Produit de différents facteurs et pratiques, ce processus se met en place dès le plus jeune âge.
Selon plusieurs observateurs, l’école participe à cette socialisation en reproduisant certains rapports de genre (Bereni et al., 2020 ; Duru-Bellat, 2016). Les interactions semblent marquées par les stéréotypes entre professeurs et élèves, les professeurs s’en faisant parfois le relais inconscient. Mais surtout, l’école est le lieu d’une socialisation « horizontale » (Bereni et al., 2020, p. 140) où les pairs jouent un rôle actif en diffusant et en contrôlant les normes genrées tout en essayant de s’y conformer. Les rôles sociaux sont prescrits. Ainsi, M. Duru-Bellat met l’accent sur les apparences physiques et les comportements virils que les garçons tentent d’adopter et de maintenir en contexte scolaire. Il s’agit, « soit de rejeter l’école en affichant des comportements virils (contestation de l’autorité notamment), soit de réussir dans les matières “masculines”, c’est-à-dire les sciences ou le sport » (2016, p. 92‑93).
Ces rapports se reproduisent sur les réseaux socio-numériques. Comme le souligne J. Jouët (2003, p. 59), « l’usage est conceptualisé comme un construit social qui met en jeu des phénomènes d’appropriation, d’identité, de lien social et de rapports sociaux où se repèrent à chaque fois les marquages du genre ». En les faisant circuler, les plateformes « participent directement à l’imposition des normes qui structurent le genre tout en prétendant n’en être que le reflet. Le discours de ces prétendus miroirs […] est en réalité prescriptif autant que descriptif. » (Coulomb-Gully, 2010, p. 11).
Les injonctions peuvent se manifester dans les pratiques : les images relayées, les hashtags et les commentaires (publiés ou likés), les mises en scène, les posts contrôlés, voire autocensurés, le choix des émotions relayées sont autant de signes participant à une socialisation de genre. Les adolescents construisent leur identité en partie en ligne et se conforment aux usages, aux règles imposées en fonction de leur sexe.
Interpellée par la banalisation des clichés et des stéréotypes de genre chez les adolescents, la sémiotique sociale m’a semblé être un outil approprié pour amener les apprenants vers une conscientisation de ce phénomène sans passer par le discours critique ex cathedra.
Je m’appuie ici sur les travaux de D. Haraway s’inscrivant dans le mouvement des sciences studies. Elle y mène une réflexion épistémologique et « remet en question une science qui se voudrait objective, universelle et neutre » (Michel et Michaud-Trévinal, 2022, p. 282). Elle fonde le concept de « savoirs situés » qui interroge « la position du·de la chercheur·euse comme sujet producteur de la connaissance, notamment les limites de sa vision et les relations de pouvoir dans lesquelles il·elle s’inscrit » (Michel et Michaud-Trévinal, 2022, p. 283).
En tant que chercheuse, j’ai pu être prise dans des rapports sociaux particuliers au cours de l’expérimentation que j’ai mise en place, étant à la fois la professeure d’allemand des participants et la professeure principale de la classe de 4eréunie en atelier. La situation d’enquête a donc nécessité de ma part et de celle des participants de s’extraire, du moins en partie, de cette relation professeure-élève. À cet effet, un cadre a été présenté aux participants dès la première séance. Comme le formulent V. Gaulejac, F. Hanique et P. Roche (2012), je devais m’effacer en tant que professeure pour prendre le rôle de chercheuse, d’« un intervenant qui, au même titre que les autres acteurs, mais à partir de sa place spécifique, tente de comprendre en agissant et d’agir en comprenant. » (p. 23). Ma subjectivité de professeure et d’adulte est venue s’intégrer à l’expérimentation menée, et j’ai eu l’occasion de réagir aux propos des adolescents et de partager ma sensibilité face à la photographie étudiée. Plutôt que de rester neutre face au support proposé, ou de me considérer comme une seule experte dispensant des savoirs liés à ma matière, j’ai partagé mes propres interrogations, mes savoirs, mes manques de savoir et mes ressentis, et me suis positionnée quant aux interprétations proposées sans pour autant les sanctionner.
Mon expérimentation a eu lieu en mars 2021 dans un collège de Nancy. J’ai initié 41 adolescents de quatrième et de troisième à la sémiotique sociale au cours de quatre séances successives.
Nombre d’enquêtés | Séance 1 (présents) | Durée | Séance 2(présents) | Durée | Séance 3 (présents) | Durée | Séance 4 (présents) | Durée | |
Classe de 3e | 18 | 15/03/21 (18) | 2h30 | 22/03/21(18) | 1h30 | 25/03/21(18) | 1h00 | 29/03/21(17) | 1h30 |
Classe de 4e | 23 | 19/03/21(18) | 2h30 | 23/03/21(21) | 1h00 | 26/03/21(21) | 1h00 | 30/03/21(19) | 1h00 |
La variation du nombre de présents s’explique par l’épidémie de Covid 19 et les précautions sanitaires associées (isolement des cas contact et des cas positifs). Les séances ont duré entre une heure et deux heures et demie chacune et ont été intégrées à l’emploi du temps des enquêtés, de là leur durée variable. Le choix a été fait de mettre en place des séances successives qui permettaient aux adolescents des classes choisies de prendre du recul et d’intégrer les concepts évoqués.
Le scénario a été construit en plusieurs étapes :
Séance 1 | Introduction à la sémiotique sociale | première confrontation au support ;proposition de hashtags pour légender l’image ;découverte des notions de signe, signifiant, signifié et savoirs culturels. |
Séance 2 | Analyse du rapport à l’image | approfondissement de la réflexion ;travail sur l’interprétation de l’image choisie ;mise en lumière des différences interprétatives à travers les débats : activité de déplacement ;introduction de la notion de filtre interprétatif. |
Séance 3 | Atelier graphique | modélisation de l’interprétation à travers une production graphique ;approfondissement du travail sur les filtres interprétatifs. |
Séance 4 | Stéréotypes et réseaux sociaux | discussion sur les politiques de censure des réseaux ;approfondissement de la notion de filtre interprétatif. |
Au cours de ces quatre séances, j’ai organisé alternativement des temps de parole collective et des temps de réflexion individuelle écrite. S’inspirant de la méthode des « focus groups », les ateliers de co-interprétation sont destinés à encourager les interactions entre participants. Ils permettent d’explorer la pluralité des points de vue et des opinions. L’objectif est de se comprendre à travers les autres, les idées évoquées entrant en résonance. Cet espace de parole implique également le professeur, qui doit se comporter comme un participant et peut être amené à expliquer son point de vue et indiquer dans quelle mesure les propos des adolescents font écho en lui. J’ai recueilli les verbatims de ces échanges, qui ont été entrecoupés par des temps de travail écrits : les adolescents ont été invités à compléter des fiches individuelles dont les questions les amenaient à préciser leurs choix interprétatifs et initiaient une réflexion quant à leurs décisions sémiotiques. Des travaux de création graphique réalisés lors de la séance 3 ont été recueillis et analysés également.
Le choix de l’image à interpréter a été effectué selon plusieurs contraintes. Il fallait sélectionner une image qui soit visionnable par des adolescents en contexte scolaire, tout en veillant à ce qu’elle offre une potentielle diversité interprétative. J’ai retenu une image représentant une manifestation des Femen2 à Paris le 08 mars 2020, lors de la journée internationale des droits des femmes. Celles-ci sont représentées de dos, torses nus, et courent dans la rue autour de deux policiers. Elles manifestent pour dire « stop à la pandémie patriarcale », portent des combinaisons et leurs corps sont recouverts de diverses inscriptions. La majorité des participants ne connaissant pas les Femen, et le contexte de la prise de vue n’étant pas dévoilé aux participants (et ce dans le souci de ne pas orienter les débats), cette image était à même de faire émerger une pluralité de regards.
Pour expliciter les concepts parfois abstraits de la sémiotique et initier la réflexion chez les adolescents, j’ai dû me détacher du déroulement initial de la méthode et proposer des aménagements. Un des points de départ de ma démarche était de rendre accessible les concepts et théories aux adolescents. J’aimerais revenir sur trois d’entre eux.
Afin de mobiliser leurs pratiques des réseaux socio-numériques, j’ai demandé aux élèves quels hashtags ils utiliseraient s’ils souhaitaient poster l’image étudiée sur les plateformes numériques. À partir de leurs propositions, j’ai élaboré des nuages de tags jouant le rôle de « pulsion de mots » (Evans, 2011) qui ont permis d’amorcer l’échange, de débloquer la parole et de faire surgir des représentations qui ne sont pas nécessairement faciles à expliciter. Reflétant des ébauches de sens en train de se construire, ils ont permis également de faire émerger des émotions contradictoires parmi les participants, qui ont pu prendre conscience que leurs camarades n’ont pas les mêmes représentations ni les mêmes convictions. Habitués à des réactions stéréotypées sur les plateformes et les réseaux sociaux (likes, emojis), ils ont pu visualiser l’étendue des réactions possibles.
Le deuxième aménagement de la démarche en sémiotique sociale, élaborée initialement avec des participants adultes, est la mise en place d’une activité de déplacement dans l’espace, destinée à impliquer physiquement les adolescents dans le processus de sémiotisation et à matérialiser dans l’espace les multiples interprétations. Cette activité avait pour but d’introduire la notion de filtres interprétatifs. Les déplacements des participants ont pu devenir le signe de leurs divergences d’opinion. Cette activité a été élaborée à partir des écrits des élèves et des discussions lors des ateliers de co-interprétation. Les éléments communs et les divergences ont été relevés et ont servi de support à des questions, plutôt antinomiques, incitant les élèves à prendre position et à se déplacer. Les déplacements se sont faits sur deux axes.
Le premier axe, nommé axe de sémiotisation, recouvre les questions liées au processus d’interprétation. Il vise à interroger les élèves sur la façon dont ils ont perçu l’image puis construit du sens. Les questions amènent les participants à se positionner et à donner du sens aux différents éléments présents sur l’image. Le deuxième axe intitulé « rapports au groupe » vient les interroger sur les apports des ateliers de co-interprétation de la première séance. Les adolescents ont pu être interrogés sur des éléments de l’image (« Avais-tu vu la personne avec un sac à dos ? », « As-tu vu le policier en premier ? », « Penses-tu que le policier semble agressif? », « Penses-tu que les femmes attaquent les passants ? »), comme sur l’évolution de leur interprétation au cours de l’expérience (« J’ai changé d’avis au cours de l’expérience/Je pensais que tout le monde aurait la même interprétation que moi »).
Cette phase les questionnait sur la façon dont les apports du groupe ont pu façonner ou modifier leur regard sur l’image, tout en leur faisant prendre conscience que personne n’a véritablement le même processus de sémiotisation face à un même artefact. Au terme de l’activité, l’éclatement spatial symbolisait la pluralité des interprétations et des opinions. La matérialisation physique de ces divergences permettait une prise de conscience chez les élèves.
Ces derniers ont complété une fiche pendant cette activité : ils ont noté quels camarades étaient près d’eux au début du parcours. Ils ont ensuite complété un tableau en indiquant pour chaque question s’ils se sont déplacés, tout en notant un mot-clé justificatif. À l’issue de l’activité, ils ont noté quels camarades étaient à leurs côtés. Enfin, dans une dernière question, les participants devaient expliquer pourquoi ils ne se trouvaient plus à côté des mêmes personnes. À travers ces questions, les participants ont pu réfléchir et prendre conscience de ce qui motivait leurs déplacements. En devant prendre position, ils s’engageaient intellectuellement et physiquement pour l’une ou l’autre des interprétations. Le fait de devoir justifier leur choix les amenait également à faire preuve de réflexivité quant à leur prise de position.
Le dernier aménagement de la sémiotique sociale que j’ai développé est l’atelier graphique, mis en place à l’issue des séances. Les adolescents ont été invités à modifier l’image pour la faire correspondre à leur interprétation. Ils ont pu la manipuler avec des outils mis à leur disposition : découpage, collage, masquage à l’aide de feuilles de couleurs, de peinture ou de feutres, exemplaires en couleurs et en noir et blanc de la photo. Voici quelques exemples de productions qui ont pu être réalisées :
L’atelier visait à faire traduire plastiquement le processus de sémiotisation des adolescents. Cette activité peut être mise en lien avec la démarche « sémio-poïétique sociale » développée par S. Appiotti et S. Müller (2023), approche sensible pour mettre au jour le processus de production du sens. Ici, l’activité vise à mobiliser des manipulations plastiques pour conscientiser autrement que par le biais de la verbalisation le rapport à l’image, aider à la formulation des filtres guidant et déterminant la sémiose. Les adolescents ont parfois du mal à verbaliser ce qu’ils souhaitent dire, certains préfèrent rester en retrait du groupe ; les aménagements proposés permettent de sortir d’une dimension textocentrée.
Au fil des séances, les participants ont eu l’occasion d’affiner leur interprétation. Mon objectif était qu’ils remontent aux filtres interprétatifs qui sous-tendent leurs hypothèses face à l’image. L’analyse des fiches de travail écrit montre que les regards se sont fixés sur certains éléments de l’image : le policier, les personnes de dos et torse nu, les inscriptions sur les corps ainsi que les accessoires. Cependant, les participants ont fait référence à des signifiés différents : ils ont évoqué le féminisme, la maladie ou encore la révolte. Les adolescents de la classe de quatrième se sont facilement accordés sur le fait qu’il s’agissait d’une manifestation, mais différents motifs ont pu être mis en avant : manifestation féministe, manifestation contre le cancer du sein, manifestation anti-pollution. Ils ont retenu deux hypothèses principales : certains ont pensé que des femmes manifestaient pour l’égalité des droits en luttant contre les stéréotypes sexistes ; d’autres ont avancé l’idée qu’elles étaient dans la rue pour se révolter et entamer une révolution. La nudité est interprétée différemment : dans un cas, il s’agit d’un dress code ; dans l’autre, d’un moyen de mettre en scène la liberté revendiquée.
Les participants de troisième ont, quant à eux, retenu trois interprétations : la première est l’idée d’une manifestation des femmes contre les stéréotypes et les clichés les concernant. La seconde est la révolte des femmes qui utilisent la nudité pour symboliser la liberté qu’elles souhaitent atteindre. Selon la troisième hypothèse, les femmes manifestent contre le cancer du sein : nues, fragiles, elles ont besoin de soutien. Ainsi, les signifiés varient en fonction des contextes d’interprétation. Prenons par exemple la nudité : alors qu’elle est interprétée par certains participants comme un symbole pour « défier la loi3 », elle devient le symbole de la fragilité féminine quand il s’agit d’aborder le cancer du sein.
Ces différences quant à l’interprétation ont ensuite fait l’objet d’une réflexion collective et individuelle. L’objectif de l’expérimentation était d’amener les adolescents à les conscientiser et à les formuler. L’activité de déplacement a permis d’introduire la notion de filtre. À l’issue de cette activité, je les interroge sur la répartition du groupe dans l’espace, sur les motivations de leurs déplacements. Ils verbalisent facilement le fait que leur positionnement, le nom du camarade à leurs côtés dépendent des choix et des déplacements de chacun, et que l’activité met en lumière le fait que chacun a des opinions différentes. J’explique que chacun donne du sens à l’image en fonction de ses filtres interprétatifs, et leur demande à quoi ils associent le terme « filtre » : les adolescents ont pu évoquer les filtres à café, ou encore ceux des réseaux sociaux. Ils ont mentionné « des choses cachées », qui font « le tri […] entre le bon et le mauvais » et « transforment la vérité ». Une discussion s’est installée entre les participants, qui ont établi le parallèle suivant : les filtres interprétatifs s’apparenteraient à « un chemin de réflexion » à travers lequel « on fait intuitivement plein de connexions ».
Les interprétations ont ensuite été sondées collectivement et individuellement afin de faire émerger les filtres interprétatifs. Les participants ont pu en identifier plusieurs.
Ils ont évoqué un filtre lié à l’actualité : les manifestations et les couvertures des manifestations par les chaînes de télévision ont fait écho chez les adolescents. Ce filtre a pu être associé à des contextes politiques : certains participants ont en effet pu relier les images à des manifestations auxquelles ils avaient participé. Ils ont aussi fait jouer leur représentation de la police pour interpréter le rôle du policier sur l’image : soit le policier encadre, soit il est prêt à commettre une bavure. Ainsi, certains précisent dans leur fiche « J’ai vu des policiers exhortant la manifestation […]. Les policiers sont des garants de la paix » – une vision plutôt favorable aux forces de l’ordre, quand d’autres affirment : « J’ai vu des policiers qui arrêtaient les femmes car il y a beaucoup de bavures policières ».
Un filtre éducatif et familial aurait également eu une incidence sur leur réaction. Certains ont affirmé avoir été choqués de voir des corps nus, car leur éducation ne les a pas habitués à ce genre d’images. Ce filtre plutôt conservateur et traditionnel semble connoter négativement la nudité, l’image semblant alors porter atteinte aux bonnes convenances. Ce filtre se rapproche d’un filtre également discuté de façon collective et qui associe la nudité à l’interdit. Dans cette perspective, le policier sur l’image tente de « cacher qu’elles sont torse nu parce que c’est tabou ». Pour les participants, ces filtres prescrivent et fixent les limites de ce qui est admis et « montrable » dans une publication. Ils imposent des limites quant à la nudité : « Parce qu’il y a des gens, ils ont eu une éducation, et ils veulent que les autres aient la même éducation pareille. Du coup, eux, si dans leur tête ils se disent “ouais, ils ont pas le droit de montrer leurs mollets”, bah s’ils voient quelqu’un qui montre leurs mollets bah ils vont dire : “c’est une…” ». Comme l’a également observé S. Couchot-Schiex, un comportement jugé inadéquat entraîne chez ces adolescents des « jugements sur la réputation […] rapide[s] et sans appel » ( 2017, p. 164).
Plusieurs élèves mettent en avant des représentations genrées des corps. Ils sont conscients du fait que les représentations et les comportements des individus face à la nudité féminine sont non pas donnés, mais appris : « Depuis qu’on est petit, on nous apprend à sexualiser les seins » (dit l’un ou l’une d’entre eux). Ils renvoient également à des conceptions traditionnelles du corps de la femme : « Les seins c’est pour allaiter son enfant, c’est pas un truc comme ça [que l’on peut montrer à la plage] », ou encore « ce genre de choses sur le classement entre femmes aussi, ça vient dès l’enfance. Parce qu’à chaque fois, dès l’enfance, on essaie de mettre dans la tête qu’un homme il est fort, il faut pas pleurer ». Si la référence à des savoirs ou des croyances religieuses a été mentionnée par les élèves, cela n’a en revanche pas fait l’objet de débats. Je peux supposer que le contexte pédagogique et la question de la laïcité sont entrés en jeu et ont freiné les participants dans leur prise de parole à ce sujet.
Les échanges montrent que les participants parviennent à conscientiser que certains « allants de soi » sont intégrés dès le plus jeune âge et agissent comme des filtres interprétatifs qui viennent affecter les représentations de la femme. Deux conceptions s’opposent alors au sein du collectif. Certains adolescents font référence à une représentation « traditionnelle » de la femme, avec une forte dimension patriarcale, quand d’autres vont tenter d’argumenter en faveur d’un affranchissement de ces normes. Si certains affirment que les femmes ne doivent pas « faire les esclaves », d’autres constatent au sujet des manifestantes : « Ça sert à rien qu’elles fassent ça car les femmes ont déjà beaucoup de privilèges […] elles se plaignent pour rien. […] La femme d’un président, on l’appelle la première dame mais le mari d’une présidente, on n’entend même pas parler de lui ». D’autres affirment : « Les hommes peuvent aussi faire le ménage. Elles sont torse nu car elles sont féministes et qu’il n’y a pas que les garçons qui peuvent rester torse nu ».
L’expérimentation en sémiotique sociale autour de cette image a donc fait émerger différentes conceptions de la femme s’opposant dans les deux classes et venant prédéterminer certaines interprétations.
Lors de l’expérimentation, les interactions ont participé de la connaissance de soi et des autres. Les participants ont été amenés à approfondir leur connaissance d’eux-mêmes, tout en soulignant que cette expérience leur a appris à mieux considérer les propos et les opinions de leurs camarades. Ils ont d’abord évoqué l’originalité de l’expérience dans un cadre scolaire. Pour eux, il s’agit d’une méthode « pas habituel[le], c’est pas le genre de choses qu’on s’attend à faire au collège en général ». Ils ont pu « parler de sujets comme ça dont on ne parle pas souvent au quotidien ». En sortant du cadre habituel, la démarche encourage selon eux à « une réflexion un peu plus poussée », et permet de « travailler d’une autre manière, de voir les choses autrement ». Ils affirment qu’« elle [les a] fait [se] questionner ». Ils relèvent qu’ils ont eu l’occasion de « s’exprimer, parler de [leur] ressenti, partager [leurs] connaissances ». Un élève de troisième affirme : « Ce qui m’a intéressé, c’est le fait de débattre avec d’autres élèves, parce qu’on peut s’écouter sans juger et sans tabou ».
Ainsi, la démarche proposée les a aidés, selon eux, « à découvrir comment fonctionne notre esprit lorsque l’on doit interpréter quelque chose », mais aussi « d’apprendre à respecter les regards des autres ». Ils identifient la réflexivité comme un objectif important puisque les séances « [ont apporté] de l’ouverture d’esprit ». Ils ont donc été conscients de la réflexion qu’ils ont pu mettre en œuvre durant les différentes phases de l’expérimentation.
En découvrant l’ensemble des images de l’atelier graphique, les élèves sont partis d’un constat simple : « Personne n’a fait les mêmes choix », et ils en ont déduit qu’ils n’ont pas « les mêmes filtres (…), les mêmes pensées ». A travers les échanges, ils ont pu avoir accès à ces autres perspectives, qu’ils n’avaient pas envisagées jusqu’alors, et amorcer un processus d’ouverture à l’autre. Dans leurs fiches individuelles, ils affirment que l’objectif de l’expérimentation était « de montrer qu’il n’y a pas qu’un seul point de vue » :
Je vais dire que de base, je regardais, je crois que je regardais d’un point de vue fixe : le mien. Et je ne me préoccupais pas de voir les autres points de vue. Et là, maintenant, je dirais plus que j’essaie de voir les… tous les points de vue possibles.
On apprend que notre interprétation, c’est pas l’interprétation de tout le monde. Donc il y a des choses que nous, on peut trouver drôles ou moins intéressantes et que d’autres peuvent trouver ça choquant ou énervant.
Ils ont échangé entre pairs, et pris conscience des convergences et des différences de points de vue. Les différents filtres, qu’ils soient personnels ou collectifs, ont également permis une meilleure compréhension des émotions suscitées par l’image, et en particulier une prise de conscience de la socialisation de genre. Cette démarche se révèle donc formatrice pour les adolescents mais présente également un intérêt pour l’enseignant qui la met en œuvre auprès de ses élèves. Elle ne se limite pas à une simple « éducation à » mais favorise la réflexivité et l’esprit critique et permet aux élèves de cheminer vers le rôle d’« interprète-impliqué ».
Les programmes scolaires concernant l’éducation aux médias et à l’information stipulent qu’il s’agit d’un enseignement transversal auquel chaque discipline peut contribuer. C’est le cas des disciplines comme l’histoire-géographie, le français, ou encore l’éducation morale et civique ou même la SVT (science de la vie et de la terre). Si ces savoirs et savoir-faire correspondent aux injonctions de l’UNESCO explicitées au sein de la déclaration d’Abuja4, ils restent le plus souvent centrés sur les bons usages du numérique (Tréhondart, 2022b), ou encore les risques médiatiques (Corroy, 2016) alors même que l’ensemble des programmes scolaires s’accordent sur la nécessité de développer l’esprit critique, la réflexivité ainsi que la collaboration chez les élèves. Ces objectifs nécessitent cependant un « processus longitudinal, qui s’inscrit dans la durée, voire tout au long de la vie, qui concourt à former le sens critique avec comme visée l’autonomie critique » (idem, p. 131), alors que l’éducation aux médias se trouve, sur le terrain des pratiques, souvent cloisonnée de façon disciplinaire. L’enseignant a par ailleurs tendance à se placer en expert qui dispense des savoirs, qu’ils soient méthodologiques ou théoriques, comme l’observe B. Darras : « le projet d’éducation “À” l’image se transforme en un processus disciplinaire d’éducation “PAR” l’image » (2020, p. 116). M. Lebreton-Reinhard et H. Gautschi déplorent que « les rares tentatives de travail de l’image en contexte scolaire soient déconnectées des réalités sociales et donc non transférables dans une pratique responsable », et regrettent que « le cloisonnement disciplinaire ne permette pas de prendre en charge [l’image] comme objet d’enseignement » (2021, p. 9).
La méthode développée ici essaie de prendre à bras-le-corps ces défis, et de mener les élèves vers une plus grande autonomie de la pensée ; cela implique en outre que l’enseignant n’est plus envisagé comme un expert mais participe à l’expérience et adopte le principe de « participation observante » (Bastien Soulé, cité par Tréhondart, 2022b, p. 89) : l’objectif est de « jouer un rôle de facilitateur et d’animateur […], sans chercher à se constituer en modèle de conscience critique ou en libérateur de pratique » (p. 89). Si l’enseignant peut être amené à indiquer dans quelle mesure les propos agissent en lui, par son regard impliqué (Landowski, 2015), voire situé, sa prise de parole a surtout une valeur incitative, dans le but de « mettre [l’autre] en mouvement » (Jullien, 2007, p. 213). C’est une parole fécondante au sens employé par F. Jullien, qui « crée des conditions favorables pour que le processus puisse suivre son cours » (2007, p. 223). Ici, le processus-cible est l’introspection, les échanges entre élèves permettant d’embrasser la diversité des interprétations d’un même artefact.
Donner aux adolescents des aides méthodologiques pour prendre du recul sur leurs interprétations, et les aider à accepter la pluralité des sens d’une image, tel est l’objectif des propositions exposées ici. Généralement, et notamment sur les réseaux sociaux, « les images sont instantanément absorbées sans aucune médiation car les spectateurs ne sont généralement pas appelés à les analyser ou à les déconstruire comme c’est le cas quand il s’agit d’un message verbal » (Joffe, 2007, p. 104). Les différentes étapes de la sémiotique sociale permettent de remonter progressivement à l’origine des interprétations. En alliant réflexion individuelle et débats collectifs, les adolescents sont amenés à faire un travail sur la métacognition et à réfléchir à la production du sens :
L’objectif réflexif de la sémiotique sociale vise à profiter de ces moments de déprise de soi découlant de la juxtaposition des points de vue, pour rendre visible non seulement l’action de savoirs facilement conscientisables, mais aussi de certains inconscients de la vision. Alors que des références à la culture générale ou à l’actualité médiatique se verbalisent facilement, les habitus de classe et de genre agissent souvent comme des évidences non conscientisées ; évidences d’autant plus difficiles à dénaturaliser qu’elles permettent, au quotidien, de stabiliser les visions du monde.
(Saemmer et Tréhondart, 2020, p. 112)
Je m’appuie ici sur la notion de « lecteur-impliqué » (Demongin, cité par Lebreton-Reinhard et Gautschi, 2021, p. 10) pour parler « d’interprète-impliqué ». Il s’agit de faire des adolescents des acteurs de cette méthode afin qu’ils se saisissent véritablement de leur processus de sémiose. En étant impliqués intellectuellement, mais aussi physiquement, ils ont la possibilité de s’affirmer pleinement comme individus avec les valeurs et les convictions qui sont les leurs, et non plus seulement comme élèves, pris dans des rapports pédagogiques avec l’enseignant.
Ces moments d’échanges et d’introspection permettent ainsi également de renforcer la notion de vivre-ensemble, en travaillant les compétences sociales et interculturelles. La confrontation des points de vue et des filtres interprétatifs participe de « l’apprentissage d’une “hétérotopie” (Foucault, 1967), d’un autre lieu, d’une altérité » (Jullien, 2007, p. 209).
L’expérimentation m’a permis également de traiter une question vive de société, à savoir les stéréotypes de genre. Les propos tenus par les adolescents, tant à l’oral qu’à l’écrit, font rapidement émerger ces stéréotypes. Après avoir vu l’image pendant une dizaine de secondes, ces derniers ont été invités à compléter une première fiche de travail pour indiquer s’ils pensaient avoir vu des hommes ou des femmes. L’analyse de celles-ci fait ressortir un dimorphisme de genre conforme aux stéréotypes : les caractéristiques physiques sont attribuées selon les normes prescriptives. Les élèves opposent la virilité, masculine d’après eux, à la fragilité des femmes. Pour eux, les personnages aux silhouettes fines sont forcément des femmes. « [E]lles ont le physique de femmes » et « peu de femme […] sont aussi “carées” ». Les femmes ont des « corps plutôt soyeux ». Ils affirment que les personnages sont des hommes s’ils ont « les épaules larges » et font référence à leur musculature : « c’est des garçons puisqu’il y en a un, il est tout musclé déjà ». Ils distinguent donc des physiques d’hommes et des physiques de femmes. Les personnes aux cheveux longs sont nécessairement des femmes pour se conformer au « cliché de la femme douce ». Un participant de quatrième déclare par exemple : « Je pense que c’est des femmes, parce qu’ils ont des manières d’être des femmes. » « Une femme, ça doit être mince, ça doit pas être trop grand, trop petit » alors que « les garçons, ils ont des abdos ». Les participants identifient d’ailleurs le sexe comme marqueur de genre, même s’ils évoquent rapidement les personnes non binaires. Le genre est associé au sexe biologique. Lors des débats, ils affirment : « Enfin un homme a un zizi et une femme a une zézette, voilà. Je comprends pas les gens qui… par exemple, des garçons qui se sentent plus femmes, enfin j’arrive pas à comprendre. »
Les rôles sociaux sont également conformes aux représentations genrées. Les gants, le pulvérisateur et les combinaisons apparaissent aux participants comme des « objets de ménage » et sont immédiatement renvoyés au rôle de la femme. « C’était des femmes car elles avaient des gants en plastique ». L’exemple choisi est révélateur : « Genre, femme de ménage, il y a même pas un nom propre pour dire : un homme de ménage ». Ils affirment qu’une femme ne peut pas travailler sur un chantier, par exemple. Certains adolescents écrivent que « la place de la femme, c’est à la cuisine ». Pour eux, il y a des « métiers homme et des métiers femme ».
Les stéréotypes et les normes de genre sont également évoqués en lien avec les plateformes et les réseaux socio-numériques. Il émerge des débats que certaines normes de genre sont applicables aux posts. Il semble que les filles s’autocensurent en fonction des réactions possibles de leurs abonnés. Si une femme « poste une photo, elle montre juste une partie de sa cuisse, il [l’homme] va se dire : “oh là là” ». Des intentions vont être prêtées à certains types de publications, puisqu’« une femme qui veut juste prendre une photo et bah on dit qu’elle veut montrer son corps ». Ici émergent les règles d’utilisation plus ou moins tacites évoquées par S. Couchot-Schiex, selon lesquelles « une réputation est attribuée à une fille qui aurait transgressé les normes de genre, en particulier, les normes sexuelles » (2017, p. 164).
Les participants énoncent par ailleurs des normes prescriptives d’utilisation concernant les émotions. Les adolescents affirment ne pas être libres d’exprimer leurs réelles émotions : les réactions sont dictées selon le genre, « parce qu’à chaque fois, dès l’enfance, on essaie de mettre dans la tête qu’un homme il est fort ». Les injonctions de genre poussent donc à penser qu’« un garçon ça doit pas pleurer » et qu’au contraire « sur les réseaux, c’est les femmes qui sont plus là en train de pleurer : “ouais, je suis triste” ». On retrouve sur les plateformes les mêmes injonctions qu’au sein de la société : « L’homme il faut que ça soit fort et que ça ne pleure pas » au risque de se voir assimiler à une femme et d’être moqué : « [Si je pleure] ils vont m’envoyer plein de messages : « tu pleures, on dirait une meuf ».
Les débats permettent de conscientiser l’intégration de ces normes genrées, et de problématiser le rôle des plateformes dans leur consolidation. D’après les participants, une censure est mise en place selon le genre de l’utilisateur. Ils notent une différence entre la façon de représenter le corps des femmes et le corps des hommes. Lors des débats, ils montrent qu’ils ont pleinement conscience des différences de modération quant aux publications : « Bref, je disais, il y en a qui trouvent ça bizarre que des femmes se mettent comme ça… enfin qu’on voit leur poitrine ». Des débats ont pu émerger sur l’égalité de traitement homme-femme.
En fait, c’est pratiquement pareil ça. Si c’est sexualisé chez la femme, ça devrait être chez l’homme.
[…]
Dans ce cas-là, vu que nous, les femmes c’est censuré, à moins qu’on cache nos tétons, ça veut dire que tous les… toutes les photos où on verrait les tétons des hommes, ça devrait être censuré également. Puisqu’à partir du moment où on poste une photo où on cache nos tétons, ça… elle est pas censurée l’image.
Pour eux « il n’y a plus égalité homme-femme si voir une femme sans t-shirt c’est choquant » alors que « si ça avait été des hommes on n’aurait rien dit ».
Les adolescents dénoncent également une institutionnalisation des stéréotypes dans la mesure où certaines applications proposent des contenus obligatoirement conformes aux représentations genrées. Ils font émerger le fonctionnement genré de certaines interfaces et plateformes.
Dans l’algorithme, il y a un préjugé, allez, sur les cheveux longs. Et du coup, je sais plus où j’ai vu ça mais il me semble qu’il y a un réseau social où même si c’est un garçon qui a les cheveux longs et qui est en maillot de bain, bah ça capte « cheveux longs » donc « femme », donc « choc », donc on censure.
Certains filtres dans les applications se conforment également au dimorphisme de genre précédemment évoqué :
Parce qu’il y a un filtre qui transforme bah en fille, ça ajoute du maquillage et des cheveux longs. Alors que quand ça ramène en garçon, ça rapporte de la barbe et une tête assez carrée.
Les réseaux sociaux semblent ainsi enfermer les utilisateurs en les empêchant de les considérer comme une « cour de jeu pour expérimenter les symboles et l’identité du genre, un espace pour échapper à la dichotomie du genre et aux frontières produites par les corps physiques » (van Zoonen, 2002, p. 12).
À condition de créer des outils et des aménagements, la méthode de la sémiotique sociale est transposable en contexte scolaire. Les ateliers de co-interprétation et les temps d’introspection personnelle rendent possible l’acquisition d’outils réflexifs permettant une distanciation critique et la prise de conscience de la pluralité des interprétations, venant ainsi montrer la pertinence de la démarche. La démarche réflexive est également propice à évoquer les représentations genrées des adolescents, et à sonder leurs origines. Cependant, certains freins demeurent : si le rapport à l’image a pu être travaillé, la description écrite des filtres interprétatifs par les adolescents demeure succincte, voire laborieuse chez certains. Des outils supplémentaires doivent être imaginés pour améliorer ce point, car la conscientisation des filtres interprétatifs doit aussi s’accompagner de compétences pragmatiques en contexte scolaire. Le jeu Sémio City5 constitue à ce titre une piste intéressante : il s’agit d’un jeu de plateau collaboratif favorisant les échanges sur les images et le travail sur les émotions et les interprétations. Les joueurs verbalisent leurs ressentis face à une image, essaient de deviner ceux des autres, les comparent et répondent à des questions pour approfondir les interprétations. S’agissant d’un jeu, il est aussi susceptible de réguler les rapports entre pairs (rapports de pouvoir, conflits de loyauté) susceptibles d’orienter les débats et donc les interprétations lors des ateliers de co-interprétation. Il pourrait donc être intéressant de l’intégrer à une méthodologie de terrain : aspect qui sera approfondi dans mon travail de thèse.
Je tiens à préciser aussi qu’une expérience ponctuelle ne suffit pas à forger des habitudes réflexives. Lors de prochaines expérimentations, je mettrai en place un « journal sémiotique » et des ateliers plus réguliers afin de sonder la démarche sur un plus long terme pour voir si les freins précédemment évoqués peuvent être levés. Cependant, un tel approfondissement de la démarche soulève également la question de certains interdits de la pensée, et notamment de la laïcité et de l’injonction de neutralité de l’enseignant : il s’agira de rester attentif aux effets du cadre scolaire, laïc et républicain, qui s’impose tant aux adolescents qu’aux enseignants, et de sonder de quelle façon les participants adaptent, régulent, voire censurent leurs propos dans le cadre scolaire, et de quelle façon ce rapport au religieux se manifeste.
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Multimodalité(s) se veut un lieu de rassemblement des voix de toutes les disciplines qui s’intéressent à la littératie contemporaine.
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