Le dispositif photo-langue a été pensé pour que des étudiant·e·s en mobilité internationale puissent apprendre à utiliser une langue cible pour exprimer leurs observations, leurs difficultés et leurs impressions de voyage de manière efficace et rapide. Il implique des photographies et des traducteurs automatiques utilisant l’intelligence artificielle (IA). Ce dispositif, conçu comme un prolongement des « missions », ou activités des après-midi, permettant de s’approprier la ville pendant le séjour d’études à l’étranger, a été testé auprès d’un petit groupe d’étudiantes japonaises participant à un stage de langue et de culture d’une durée de trois semaines à Tours.
Malgré une rétroaction un peu mitigée de la part des participantes qui, pour des raisons techniques ou parce que les « missions » proposées ne correspondaient pas à l’idée qu’elles se faisaient d’un apprentissage « classique » de la langue et de la culture, l’analyse du corpus « photo-langue » qu’elles ont produit laisse voir des moments de leurs réactions personnelles in situ dans la langue cible, avec leur répertoire langagier en français limité.
Cette première tentative invite ainsi à poursuivre la réflexion sur le travail en langue cible durant un séjour linguistique à l’étranger, par exemple autour des « universels singuliers », même pour des niveaux A1 ou A2 du CECR.
The photo-language approach has been designed so that students of education abroad programs can learn to construct the target language needed to express their observations, difficulties, and travel surprises quickly and efficiently. It involves photographs and artificial intelligence (AI) using automatic translators. It was tested with a small group of Japanese students taking part in a three-week language and culture course in Tours as an extension of the “missions” or afternoon activities designed to help them make the city of their stay their own.
Despite somewhat mixed feedback from the students who, for technical reasons or because the proposed “missions” were not in line with their representations of “classic” language and culture learning, analysis of the “photo-langue” corpus they produced reveals some moments of personal reactions in situ in the target language, with their limited French language repertoire.
This first attempt thus invites further reflection on target-language work during a language stay abroad, for example, around “singular universals” even for CEFR levels A1 or A2.
Le point commun à tous les dispositifs de mobilité encadrée – et ce quelle que soit leur durée – est, semble-t-il, qu’ils génèrent obligatoirement des « restitutions » (Pungier, 2020a), c’est-à-dire des mises en récit (Gohard-Radenkovic et Rachédi, 2009) de l’expérience sur prescription institutionnelle ou enseignante. Ils prennent un double statut, engendré par le fait qu’ils sont impliqués dans deux types de situations d’énonciation en emboîtement. Ce sont d’abord des lieux d’apprentissage pour les personnes qui partent en voyage, ancrant dans la mémoire des situations considérées comme caractéristiques ou spéciales et permettant de valoriser les actions stratégiques de la part de la narratrice ou du narrateur face aux épreuves rencontrées (Martuccelli, 2015, p. 50 sq.). Par ailleurs, ces discours servent aussi de matériaux de recherche pour qui s’interroge sur ces mobilités (Murphy-Lejeune, 2003 ; Papatsiba, 2003 ; Anquetil, 2011) ou pour qui veut mieux comprendre comment se configure le devoir de bouger (Castellotti et Huver, 2012) dans le monde académique, ce qui semble être « une injonction » contemporaine (Mincke et Montulet, 2019).
Les formes concrètes que prennent les mobilités académiques, les matériaux d’observation et les possibilités d’intervention qu’elles engendrent, favorisent chez des didacticien·ne·s de langue étrangère des recherches-implications (Anquetil, 2006, p. 52) où la dimension émique est primordiale, de même que la centration sur l’apprenant·e et la valorisation de l’apprentissage expérientiel (Dubar, [2007] 2010, p. 180 sq.).
À travers les diverses interventions dans un dispositif organisé ou non par eux·elles-mêmes, les enseignant·e·s chargé·e·s de la mobilité courte1 cherchent à faciliter chez leurs étudiant·e·s l’élargissement de leur monde, celui-ci étant compris comme la découverte de nouveaux territoires extérieurs (différents environnements physiques, sociaux, langagiers, culturels, relationnels), mais aussi comme celle de territoires intimes (résistance au stress, maîtrise de la communication, gestion du temps, insertion dans un groupe, maturité, etc.). Par conséquent, la question à laquelle cette étude tente de répondre est de savoir si l’utilisation d’outils numériques peut servir cette ambition, dans le cadre d’une expérience de mobilité courte (trois semaines) entre le Japon et la France, et permettre de « faire découvrir aux [étudiant·e·s] leur agentivité sur leur lieu d’accueil » afin qu’ils·elles ne soient « plus tout à fait la même personne lorsqu’[ils·elles quittent] ce lieu arpenté, mais qu’[ils·elles soient enrichi·e·s] par cette inscription » (Guichon et al., 2022b, p. 20).
Dans les lignes qui suivent, nous nous proposons de revenir sur une expérience de didactisation d’outils numériques dont la finalité était d’individualiser et de faciliter la mise en récit du séjour à l’étranger en langue cible de participant·e·s d’un stage de langue et de culture en France. Pour rendre compte de la mise en œuvre de ce dispositif narratif numérique, nous présenterons d’abord notre ancrage théorique et notre terrain au cœur duquel se trouvent les « missions » et la pratique narrative du photo-langue. Nous expliquerons ensuite la construction du corpus, ainsi que le processus méthodologique adopté pour son analyse, qui nous a permis de dégager les dynamiques à l’œuvre dans ce dispositif narratif numérique. Pour finir, nous reviendrons sur les obstacles que nous avons dû surmonter.
De nombreux travaux de recherche s’intéressent aux progrès réalisés à la suite d’un séjour à l’étranger. Dans toute expérience de mobilité, les objectifs langagiers, (inter)culturels et sociaux apparaissent souvent intriqués. Par exemple, Guichon et ses collègues rappellent que « développer des compétences linguistiques significatives nécessite de participer à des pratiques sociales dans la langue cible » (Guichon et al., 2022b, p. 3). Ces chercheurs se proposent alors de mesurer la capacité des étudiant·e·s étranger·ère·s à « explorer de manière signifiante leur nouvel environnement, au-delà du campus et des lieux les plus emblématiques de la ville hôte » (Guichon et al., 2022a, p. 2-3), « à investir émotionnellement et symboliquement un espace qui leur offre, a priori, une gamme d’opportunités pour développer leurs compétences linguistiques, culturelles et sociales » (Ibid., p. 3). Dans ces travaux, l’inscription dans la ville est laissée à l’initiative des étudiant·e·s.
D’un autre côté, dans la sphère anglo-saxonne, par exemple, une revue comme Frontiers: The Interdisciplinary Journal of Study Abroad accueille régulièrement des travaux concernant les progrès langagiers. Outre le fait qu’il s’agit essentiellement de contributions reposant sur des données quantitatives, la durée du séjour apparaît rarement comme un critère pouvant influencer les résultats obtenus, sauf à affirmer que « longer is better » (Dwyer, 2004). Or, nos récents travaux (Pungier, 2024) suggèrent que la durée du séjour ne peut être négligée ou invoquée simplement parce qu’elle impliquerait une moins longue « immersion in situ » (Guichon et al., 2022a, p. 2) dans la langue cible. Elle constitue en effet un élément central dans la définition de la mobilité encadrée de format court : plus un séjour est court, plus il tend à se rapprocher d’une expérience touristique, et plus le contrôle et l’encadrement exercés par les enseignant·e·s sont importants, dans une logique de rentabilité académique. Bref, il faut éviter la confusion entre une mobilité courte et des vacances (Hofa et al., 1993, p. 274). À l’inverse, sauf lorsque la recherche l’exige, plus le séjour est long, moins la présence enseignante se fait sentir, le contrôle de la mobilité relevant alors de la sphère institutionnelle.
Dans le cadre d’une mobilité courte, l’approche pédagogique centrée sur l’apprenant·e amène les enseignant·e·s à outiller leurs élèves, à la fois pour les aider d’un point de vue pédagogique, mais aussi pour prendre en charge autant que possible l’anxiété relative au déplacement dans un environnement socio-géographique différent. De quels outils les participant·e·s à un court séjour à l’étranger auraient-ils·elles besoin ? La première réponse est celle d’une formation spécifique dans un cours de préparation à la mobilité, sous forme d’une initiation à l’ethnographie (Jackson, 2006). On peut aussi, de manière plus « classique », organiser un programme pour les temps extrascolaires, avec la programmation de visites de lieux emblématiques ou non. Dans le cas de stages de langue revendiqués comme tels, cela peut être un travail centré sur la production linguistique, mis ou non en cohérence avec le programme culturel par un portfolio (Molinié et Lankhorst, 2010), ou en utilisant les moyens de l’intelligence artificielle grâce à des traducteurs automatiques (Keller-Gerber, 2022).
Un peu partout dans le monde, cette étape peut précéder l’invitation à la mise en mots de l’expérience à des fins scolaires ou non (Develotte, 2006 ; Himeta, 2008 ; Dressler et Tweedie, 2016 ; Keller-Gerber, 2022 ; Le Mounier et Keller-Gerber, 2022 ; Moore et al., 2020 ; Pungier, 2017, 2020b) dont la portée est souvent peu étendue (l’enseignant·e est bien souvent l’unique destinataire des textes). Or, la restitution d’un séjour à l’étranger ne se limite pas à un simple agencement de mots, le plus souvent rédigés, dans une langue ou dans l’autre. D’autres médias, comme la photo, peuvent être utilisés à des fins de recherche (Grassin, 2019) ou non (Pungier, 2017, 2020b ; Le Mounier et Keller-Gerber, 2022 ; Keller-Gerber, 2022).
Explorant cette hypothèse du geste photographique qui renseigne sur les envies de dire et celle de photographies qui permettent de travailler la langue qu’il faut pour partager ces expériences, Keller-Gerber et Le Mounier ont ainsi mis sur pied en 2021-2022 des ateliers de « mise(s) en image(s), mise(s) en mot(s) de soi », destinés à des étudiant·e·s en « atterrissage » à Fribourg, en Suisse, les envoyant, au moyen de consignes photographiques et textuelles journalières, explorer leur ville d’accueil. Contrairement aux récits rétrospectifs de type « autobiographie langagière », ce dispositif accorde une place primordiale au présent de l’apprenant·e peu pris en compte dans les méthodes de Français Langue Étrangère (FLE) (Keller-Gerber, 2021).
Dans le cadre d’une mobilité académique, cette démarche n’a pas seulement pour but un travail de nature purement linguistique, mais aussi celui d’encourager l’« hyper-contextualisation » de la narration et l’appropriation du temps vécu par son auteur·trice : elle permet de relier des temporalités et des lieux en fonction d’un présent immédiat : moi – aujourd’hui – ici CAR moi-hier-là-bas (Le Mounier et Keller-Gerber, 2022).
Les deux autrices de cette étude ont d’abord été amenées à développer, chacune dans son contexte professionnel, des moyens pour, d’un côté, permettre à des étudiant·e·s en « stage de langue et de culture » en France de s’approprier un lieu de vie en le parcourant de multiples fois dans le cadre de « missions » avant d’en rendre compte sur un réseau social (Pungier, 2023) et, de l’autre, essayer de capter des envies de dire durant le séjour de mobilité, tout en amenant à réfléchir sur les spécificités de la langue apprise, à intégrer le sensible dans l’activité de restitution du séjour, bref, à matérialiser le fait que l’acte de pensée précède nécessairement l’acte de langage (Vygotsky 1934/ 2003) (Keller-Gerber, 2025). Cette dernière réflexion a abouti à définir une pratique à visée didactique nommée « photo-langue » : une photo prise par l’étudiant·e sur un thème donné par l’enseignant·e sert de déclencheur pour se dire en langue cible. L’utilisation raisonnée d’un traducteur automatique permet alors de se rassurer sur la qualité de la langue, mais aussi de réfléchir sur celle-ci.
Au Japon, le photo-langue a été mis en œuvre pour la première fois au début de l’été 2024, lors d’un voyage de l’enseignante de l’Université de Fribourg. Cette expérience a amené les autrices de cette étude à entreprendre des recherches sur cette démarche dans le cas du stage de langue et de culture francophones qui est offert par l’Université métropolitaine d’Osaka (ou OMU) au Japon et qui fonctionne déjà selon un certain nombre de routines. Le photo-langue a été envisagé comme une solution possible à l’absence de travail sur la langue en lien avec les activités extrascolaires et comme un espace d’action pédagogique et (inter)culturelle. Cette collaboration, dont les premières phases sont examinées ici, concerne directement les quatre étudiantes de l’OMU – Aya, Nao, Rina et Yuko2 – qui ont participé au stage de l’été 2024 (31 août-23 septembre). Aucune d’entre elles n’entretient de relation d’obligation académique directe avec l’enseignante de l’OMU au moment du stage (l’unité de valeur [UV] liée à celui-ci est attribuée par un autre enseignant). Le tableau 1 les présente rapidement :
| Faculté (spécialité)/ année d’étude* | Voyages antérieurs à l’étranger (loisirs ou études)* | Raisons de la participation au stage* | Niveau de français en fin de stage** | |
| Aya | Commerce/ 2ème année | – | + Veut savoir ce qui peut être spécifique et attirant au Japon (en comparaison avec la France) + Veut connaître les habitudes et la culture françaises en habitant en France et en apprenant la langue | A1.2 |
| Nao | Systèmes contemporains (management)/ 4ème année | Trois voyages scolaires : Mongolie (collège) ; Australie et Taiwan (lycée). | + Veut mettre en pratique le français appris jusque-là NB pour des raisons de santé et de recherche d’emploi n’a pas pu participer au stage plus tôt dans ses études | A2+ |
| Rina | Lettres (géographie)/ 2ème année | – | + Veut mettre en pratique le français appris +Veut voir de ses yeux Paris, « la capitale fleur », et d’autres villes + Voit les échanges avec des gens sur place comme source d’enrichissement personnel | A1.2 |
| Yuko | Lettres (géographie)/ 2ème année | – | + Veut faire l’expérience par elle-même de la vie et de la culture françaises dont elle a entendu parler + Veut améliorer son français + Pense qu’il existe un lien entre la vie en Europe et ses études | A1.2 |
La transmission d’informations ou de demandes aux participantes s’est faite le plus souvent par courriel ou au sein d’un groupe Line3 créé pour l’occasion, et quelquefois de vive voix.
Barrère rappelle que la notion de dispositif, cet « agencement de l’action » (Barrère, 2013, p.102), « se caractérise par un emboîtement d’éléments hétérogènes où il peut y avoir des objets techniques, mais aussi de valeurs, des discours, des institutions en tant que telles » (Barrère, 2015, conférence en ligne) et qu’il concerne désormais plus les « aménagements extérieurs à la forme scolaire traditionnelle » (Barrère, 2013, p. 103). Ainsi, le dispositif global concernant la mobilité courte entre le Japon et la France à l’OMU est adossé à la forme universitaire de l’environnement académique d’origine (validation d’une UV) ainsi qu’à celle du centre de langue qui accueille, l’Institut de Touraine, soit un agencement scolaire autre (45 heures de cours de langue pour un séjour de trois semaines à Tours, groupe classe international, méthodes pédagogiques valorisant la pratique de l’oral, etc.).
C’est aussi l’occasion de profiter des possibilités d’apprentissage informel de l’in situ. En 2022, le dispositif consistant à demander aux participant·e·s du stage de rendre compte de leurs expériences sur place de différentes manières (Pungier, 2017, 2020b) a été repensé sous la forme de « missions », d’une durée de deux à quatre heures. Ces missions sont des activités encadrées et obligatoires les après-midi de la première semaine du séjour4. Leur but est de faire circuler les étudiant·e·s dans la ville afin que ses lieux emblématiques, aussi bien ceux qui relèvent du tourisme que ceux qui relèvent de la vie étudiante et quotidienne tourangelle, présentés dans des séances de préparation au stage avant le départ5, soient connus et reconnus comme des évidences en fin de séjour. Les missions permettent aux étudiant·e·s d’endosser différents rôles étroitement intriqués : touristes, étudiant·e·s francophones, consommateurs·trices, voyageurs·ses, apprenti·e·s locaux·cales, etc. Elles constituent, a minima, une introduction à un environnement social et culturel différent, une ouverture interculturelle.
Les missions donnent aussi lieu à des restitutions à la fois écrites et visuelles sur un réseau social (un groupe Facebook en 2022 et 2023) dont l’adresse est communiquée au groupe des enseignant·e·s de français au Japon, aux Relations internationales, quelquefois aux enseignant·e·s français·e·s aussi. On suggère aussi aux participant·e·s du stage de partager cette adresse avec leur famille et leurs ami·e·s. Même si la consigne de l’enseignante de l’OMU porte sur le fait que le japonais et le français sont les langues de ces restitutions (alternativement ou conjointement), ces dernières ne font pas l’objet d’un retour didactique (Pungier, 2023).
Les missions ne sont dévoilées, sauf exception, que le jour de leur réalisation sous la forme d’une page A4 imprimée recto verso en couleur, glissée dans une enveloppe nominative, et remise en mains propres à la fin du cours de langue du matin. Le document comprend des indications sur les lieux de rencontre et les heures de début et de fin de mission, ainsi que des détails de l’activité du jour (à réaliser en solo, à deux ou en grand groupe, avec la présence ou non de l’enseignante, ou celle d’un·e stagiaire FLE de l’UT).
À l’été 2024, les autrices de cette étude ont choisi de conserver le dispositif des missions (cf. tableau 2), appréciés par les participant·e·s des précédentes sessions, tout en l’enrichissant par la pratique du photo-langue. Cette démarche visait à renforcer les apprentissages linguistiques en dehors du cadre formel (Institut de Touraine, famille d’accueil) et à explorer une voie intermédiaire entre, d’une part, le cours de langue fondé sur des représentations culturelles fixes et stéréotypées (progression linguistique basée sur un manuel généraliste) et, d’autre part, l’expérience touristique, bien présente, et souvent idéalisée (Pungier, 2020, p. 599 sq.).
Par ailleurs, il a été décidé de conserver le principe de la restitution de la mission du jour. Pour accueillir les envies de dire, les observations ancrées dans la réalité vécue à l’étranger, pleines de va-et-vient entre la culture de départ et la culture d’arrivée, et normalement déjà mises en forme par la pratique du photo-langue, les autrices de cette étude ont opté pour Instagram, qui paraissait plus souple d’usage que Facebook. Elles ont alors créé un compte commun. Le dispositif des missions a ainsi été enrichi par une pratique narrative où la dimension numérique occupe une place plus importante.
| Mission | Thème | Conditions |
| 0 | ma valise / un objet dans ma valise / un objet dans mon sac | en solo |
| 1 | découverte de Tours est être autonome dans Tours est | grand groupe avec Chiara V.* |
| 2 | découverte de Tours ouest être autonome dans Tours ouest | par deux, puis en grand groupe |
| 3 | découverte du Tours des étudiant·e·s être autonome dans les lieux de la vie quotidienne | par deux, puis en grand groupe |
| 4 | être autonome avec le train (visite du Château de Langeais) | grand groupe avec Chiara V. |
| 5 | partie 1 : visite des supermarchés et des grands magasins / observation du rayon alimentation, en particulier / achat d’un produit qui n’existe pas au Japon partie 2 : promenade le long de la Loire et moment de socialisation dans une guinguette | libre grand groupe avec l’enseignante de l’OMU, Chiara V. et une ancienne stagiaire FLE |
| 6 | être autonome au marché avec le tram/ se faire des ami·e·s ? | grand groupe avec Chiara V. et des camarades de cours |
| 7 | déjeuner au restaurant universitaire du Plat d’Étain | grand groupe avec Chiara V. |
Les missions ont fourni les thèmes de prises de photo, d’écriture des photo-langue et de partages sur Instagram. Afin de sensibiliser les participantes à l’espace urbain français et d’aiguiser leur sens de l’observation, l’enseignante de l’OMU leur a aussi demandé de photographier certains détails : numéros de maisons, couleurs de porte des immeubles, noms de rues, bâtiments, magasins, etc. Pour élargir les possibilités de partage avec les autres, il leur a aussi été proposé de travailler sur trois photos, chacune devant faire l’objet d’une présentation PowerPoint distincte. La mise en forme du photo-langue devait se faire individuellement, en soirée, sur leur lieu d’hébergement (famille d’accueil). Cependant, à la suite d’un sentiment de surcharge exprimé par les participantes, nous avons réduit le nombre de photos à deux à partir de la mission 5. Il s’agit là d’un rare exemple de négociation autour du dispositif des missions.
Voici les cinq étapes qui composent la pratique narrative du photo-langue et devant être enregistrées sur un document PowerPoint :
Examinant « le cadre conceptuel de l’interculturalité et les notions connexes constitutives de sa définition » (Lemoine-Bresson et al., 2022, p. 2) dans différentes communautés scientifiques, Lemoine-Bresson et ses collègues constatent l’impossibilité d’aboutir à l’unanimité sur ce point (Ibid : p. 10). Cela n’a rien de surprenant étant donné les différentes acceptations du terme « culture » (Porcher, 1994 ; Lemoine-Bresson et al., 2022 ; Stebler, 2025). Les premières acceptations soulignent, par exemple, que le sens du terme varie selon les différentes sphères d’usage : celles « de la recherche, des institutions, des pratiques » (Lemoine-Bresson et al., op. cit., p. 10).
À première vue, l’une d’entre elles nous concerne plus particulièrement, celle des pratiques formatives centrées sur un principe de réflexivité, c’est-à-dire essentiellement des retours sur soi. Dans le cadre de la didactique des langues et des cultures, cette orientation comprend au moins cinq éléments : 1) des situations sociales ou quotidiennes dans lesquelles une personne perçoit soudainement des dimensions jusque-là inconnues ; 2) une prise de conscience, une rencontre ou un événement déclencheur, qui donne lieu à 3) une verbalisation, à un questionnement et à une discussion avec 4) un tiers, présent, disposant d’une connaissance autre et antérieure de cette situation et qui oriente souvent le regard sur celle-ci. Le temps à disposition constitue le quatrième élément, et le lieu défini où se produisent les interactions, le cinquième. Le cadre d’expression de l’interculturalité est toujours antéposé, cette dernière étant souvent provoquée par lui (voir, par exemple, la modélisation de la séquence pédagogique chez Stebler, 2025, p. 70).
Formellement, cette situation devrait renvoyer à différents moments du stage de langue et de culture de l’OMU. Cependant, de nombreuses contraintes, liées à la place modeste de ce stage au sein de l’établissement et à son organisation particulière, pèsent sur lui : la durée du séjour ; la langue et la culture cibles en jeu ; la constitution tardive dans le semestre du groupe, réduit, de participant·e·s ; la diversité des situations académiques des participant·e·s (année d’étude, spécialité, campus, etc.) ; les emplois du temps scolaires et extrascolaires (activité de club, petit boulot, etc.) non coïncidents ; financement personnel du voyage ; etc. Tout cela, entre autres, rend extrêmement difficile, dans la pratique, un suivi et un accompagnement réguliers de tous les étudiant·e·s avant le départ, sur place (l’enseignante de l’OMU n’est présente qu’au début du séjour) et après le retour au Japon.
Cependant, les pratiques interculturelles ne se limitent pas à cette version formelle « en chambre ». Dans le cadre d’une expérience de mobilité courte, comme celle organisée par l’OMU, la présence automatique d’une tierce personne lors d’une discussion est moins certaine, donc certaines verbalisations risquent d’échapper à l’exercice. Malgré cela, le surgissement de l’étrange et de l’inattendu reste toujours possible. Les prises de parole, de nature spontanée et volatiles, prennent la forme de conversations (Stebler, op. cit.) entre participantes, avec les membres de la famille d’accueil, avec l’enseignante de l’OMU ou avec un·e stagiaire de l’UT, par exemple (cette liste n’est pas exhaustive).
Il est alors difficile de garder des traces de ces échanges. Toutefois, le dispositif missions/photo-langue, ainsi que le compte commun Instagram deviennent d’une part, des lieux incitant à la circulation de la parole entre auteur·trice et lecteur·trice et, d’autre part, des lieux propices à la « “conversation anthropologique”, comprise comme une conversation ordinaire où chacun-e est amené-e à occuper la place de l’apprenti-e, et où se joue l’éducation mutuelle des êtres humains à propos de ce que c’est de vivre une vie d’être humain » (Stebler, 2025, p. 67 ; cf. aussi p. 75 sq.).
La constitution du corpus repose sur le recueil des productions du photo-langue et des publications du compte commun Instagram. Or celles-ci dépendent de la bonne volonté des participantes, de leur intérêt momentané (par exemple, lorsqu’il s’agit d’occuper un temps « libre » non anticipé) et de leurs envies.
Présenté aux étudiantes comme une activité régulière, au moins lors de la première semaine de séjour, l’exercice du photo-langue, qui devait donner lieu à des messages sur Instagram, a cependant pu les laisser un peu perplexes au début. Yuko déclare : « Qu’on fasse Instagram aussi souvent, je ne le savais pas avant de partir » (entretien retour), et Nao avoue de son côté : « Au début, pour le projet du photo-langue, je ne savais pas trop comment écrire, ni même ce que je devais écrire » (entretien retour).
Les rétroactions des quatre stagiaires montrent que le manque d’enthousiasme à « faire des devoirs », comme le dit Rina, s’ajoute à un problème technique très concret. En effet, le photo-langue consiste en l’insertion, dans un document PowerPoint, d’une photo et de différentes versions d’un texte se rapportant à cette dernière. Si l’on travaille sur un ordinateur et que l’on connaît la procédure, la manipulation n’est pas très compliquée. Cependant, aucune étudiante n’en avait apporté, ce que les enseignantes n’avaient pas anticipé. Tout le processus s’est donc fait sur des téléphones portables : « Faire des PowerPoints sur un smartphone, c’est assez difficile. Je ne suis pas habituée. Tout le monde utilise toujours PowerPoint sur un ordinateur », explique Yuko (entretien retour). Pour sa part, Aya donne un exemple concret de cette difficulté : « […] sur le téléphone, c’était compliqué de faire des clics à chaque fois, et je ne pouvais pas copier les images » (entretien retour). Un problème d’insertion de photos est également mentionné par Rina. Contrairement à d’autres fonctions du téléphone portable, les manipulations requises pour réaliser un photo-langue semblent pénibles.
Cette situation révèle un autre problème : une concurrence entre enseignantes et étudiantes sur la « dimension provisionnelle du temps » (Chopin, 2010), c’est-à-dire sur le temps à disposition, qui est limité lors d’un séjour court, et dont le pôle enseignant s’arroge souvent la gestion. Ainsi, par opposition au photo-langue, publier des photos sur Instagram, « ça ne demandait pas de temps, donc ce n’était pas désagréable », dit Rina (entretien retour). Pour Aya, ce n’est pas quelque chose de « lourd », parce que le dispositif du photo-langue a servi de préparation : « ce qu’on avait utilisé pour la mission photo-langue on l’a publié directement sur Insta. Je ne pense pas que cela ait été très lourd » (entretien retour). Par ailleurs, comme le dit Yuko, faire photo-langue, sans l’aide d’un dictionnaire (pour la première version) est « embêtant, c’est-à-dire que ça prend pas mal de temps à réfléchir » (entretien retour).
Or ce temps pourrait être utilisé autrement, à des fins personnelles. Dans l’entretien, Rina établit à deux reprises un lien direct entre la mission et le temps « gâché » ou « volé », évoquant ainsi « une perte de temps » (entretien retour). Elle précise que, si elle avait été libre de gérer son temps après la mission (temps contraint, mais limité) « ensuite [elle pourrait] aller à l’endroit qui a attiré [son] attention à ce moment-là ou ailleurs. [Elle] rentrerai[t] aussi à [son] “homestay” et [elle] parlerai[t] avec [son] colocataire, peut-être » (entretien retour).
Yuko et Aya ont ainsi très vite trouvé une solution à ce problème et ont adapté le dispositif du photo-langue à leur manière : au lieu de remplir trois documents PowerPoint différents, un pour chaque photo comme le prévoyait le protocole narratif, elles n’en renvoient qu’un seul contenant deux ou trois photos.
Bien que les enseignantes aient espéré que les étudiantes publient régulièrement sur Instagram, elles ont sous-estimé son usage déjà bien établi dans le quotidien de ces dernières avec ses règles tacites de mise en scène de soi (Sibout, 2024). Instagram n’a donc pas totalement fonctionné comme moyen et lieu de partage d’expériences du séjour entre différents mondes, mais a surtout révélé une frontière entre celui des « adultes » (les autrices, les autres professeur·e·s, les parents, etc.), s’incarnant dans le compte commun et le réseau des pairs, constitué autour des publications alimentant les comptes personnels. Ainsi, seule Nao a communiqué l’adresse du compte Instagram collectif à sa mère. Les trois autres étudiantes ne l’ont pas fait parce qu’elles n’y ont pas pensé (Aya, Yuko) ou n’en voyaient pas l’utilité, leurs parents n’ayant pas de compte (Rina). Dans ce dernier cas, le contact avec eux s’est fait par le réseau social Line.
Ces différentes relations au réseau social se manifestent aussi dans le contenu publié. Interrogée sur la différence entre les photographies publiées sur son compte Instagram personnel et celles publiées sur celui du stage, Aya répond :
[Aux amis et à la famille], j’envoyais des choses plus quotidiennes et plus décontractées. Je ne publiais pas de belles photos comme celles du groupe. [Pour le groupe,] une belle photo de paysage en disant que c’était magnifique. Pour les amis “ce matin, j’ai pris ça pour le petit déjeuner” […]. Avec des réflexions plus personnelles, avec des choses qui ressemblaient à des blessures et à des problèmes que j’ai écrits. J’ai pensé que ça ne donnerait pas une bonne impression [sur le groupe]. Écrire le contenu de ce problème en français et en japonais, c’était trop compliqué.
Ce positionnement est unanimement partagé par l’ensemble des étudiantes japonaises, une fois rentrées de France. En réponse à la même question, Yuko ajoute :
Pour mes amis, je poste des choses qu’ils peuvent voir. Le truc du groupe, c’est un truc facile à écrire. [Pour les amis,], sans commentaire, juste la photo. [Pour le photo-langue] c’est parce qu’elle est bien prise, non ? [On parle] des sujets dont on peut parler.
Il y a donc, d’une part, des images correspondant aux attentes perçues des ami·e·s resté·e·s au Japon : une mise en scène d’un soi « instagrammable » souvent sans mots et qui fonctionne au sein d’une mosaïque de photos-vignettes aux tons assez uniformes sur l’écran d’accueil. D’autre part, on trouve des photos-textes aptes à répondre à la consigne perçue comme des devoirs : elles sont liées aux missions, ne sont pas partagées en dehors de la classe et semblent moins assumées par les participantes. « Sur mon compte Instagram, il n’y avait pas autant de photos de portes », dit Rina, interrogée sur ce point durant son entretien au retour. De la même manière, on remarque aussi une tendance à prendre le même objet – même nom de rue (cf. ci-dessous), même maison à colombage, même devanture de supermarché, même perspective de rue – comme prétexte au travail du photo-langue et comme sujet de publication sur Instagram. Cela suggère un consensus implicite sur ce qui peut (ou doit ?) être montré de manière officielle pour représenter de façon légitime l’expérience d’un voyage en France, alimentant ainsi un imaginaire collectif déjà existant (Pungier, 2020 : p. 369 sq.).
Le corpus de cette étude est constitué des documents produits par les participantes à l’occasion des ateliers de photo-langue des 25 juin et 2 juillet, des documents réalisés au cours de la première et de la deuxième semaine du séjour, ainsi que des messages publiés sur le compte Instagram commun. Aucun document de photo-langue n’a été recueilli lors de la troisième semaine, mais quelques messages ont été publiés sur Instagram. Ces données sont compilées dans le tableau suivant (tableau 3) :
| Semaine 1 : 31 août-8 sept. (*) | Semaine 2 : 9-15 sept. | Semaine 3 : 16-22 sept. | ||||
|---|---|---|---|---|---|---|
| Aya | 17 PL (2 PL) | 14 MI | 2 PL | 8 MI | 0 | 3 MI |
| Nao | 15 PL (1 PL) | 12 MI | 0 | 4 MI | 0 PL | 0 MI |
| Rina | 13 PL + 2 PL de la mission 1 non reçus, mais existants (2 PL) | 14 MI | 0 | 4 MI | 0 PL | 2 MI |
| Yuko | 14 PL (3 PL) | 12 MI | 0 | 0 | 0 | 1 MI |
La remise des documents PowerPoint de photo-langue et la publication de messages sur le compte Instagram du groupe ne sont pas réparties uniformément sur les trois semaines de séjour. Pour la première semaine, toutes les participantes ont rendu les documents de photo-langue et ont alimenté le compte Instagram collectif. La deuxième semaine ne comportait pas de mission obligatoire, sauf celle du déjeuner au restaurant universitaire. Seule Aya a remis deux documents de photo-langue et toutes sauf Yuko ont publié des messages sur Instagram, en particulier pour parler de cette expérience particulière. Les fins de semaine apparaissent comme des angles morts de la documentation : on sait, par Instagram, qu’Aya est allée à Paris et à Versailles, et Rina et Yuko, à Bordeaux.
Plusieurs explications peuvent être avancées à ce sujet : les missions de la première semaine étaient considérées comme « obligatoires » et réalisées en présence de l’enseignante de l’OMU, intéressée par leur mise en œuvre et leur valeur (missions 2, 3, 4 [début], 5). Son absence pendant les semaines 2 et 3 peut expliquer la forte diminution du nombre de documents de photo-langue reçus. De plus, la répétitivité de certaines demandes lors des missions (photographier des numéros de maison dans les rues, des portes de couleur différente, etc.) et le séquencement de l’activité ont participé à la fatigue et à la lassitude des participantes. Aya considère que « ce qui était pénible, c’était que je devais penser en français, puis traduire en japonais, utiliser un traducteur, et ensuite corriger le japonais moi-même » (entretien retour). Rina dit avoir été « épuisée par toute la marche » et Aya envoie ses documents de photo-langue par courriel le 2 et le 4 septembre avec un petit mot en français – « j’étais très fatiguée » –, et un autre en japonais – « aujourd’hui, je vais me coucher tôt ».
Rina, qui déclare « [en avoir eu] un peu assez d’essayer de trouver un numéro de porte ou quelque chose comme ça tous les jours » (entretien retour), suggère comme Yuko de ne pas concentrer toutes les missions dans la première semaine, mais de les répartir aussi sur la deuxième semaine, ou de n’en faire qu’un jour sur deux : « […] je commençais à me lasser de faire le tour des mêmes endroits et j’étais tout simplement trop fatiguée pour faire quoi que ce soit une fois rentrée à la maison. J’ai pensé que c’était un peu une perte de temps » (entretien retour). L’essoufflement des retours peut s’expliquer aussi par l’accoutumance au nouveau rythme de vie ou par des occasions nouvelles d’occuper son temps libre : par exemple Rina mentionne des jeux vidéo avec Mark, un étudiant qui loge dans la même famille d’accueil qu’elle (message Instagram du 14 septembre).
En fait, ni les documents de photo-langue ni les messages sur Instagram n’ont le même statut pour les enseignantes-chercheuses et pour les étudiantes. Pour les premières, il s’agit à la fois d’une activité de nature didactique importante (fonctions linguistique et (inter)culturelle) et de la constitution d’un corpus empirique. C’est pourquoi elles rappellent régulièrement, à l’oral ou à l’écrit, aux étudiantes de ne pas oublier leurs travaux de mise en mots : par exemple, sur Line, l’enseignante de l’OMU rappelle régulièrement d’envoyer les documents du photo-langue ou d’alimenter le compte Instagram (messages des 1er, 4 (pour Nao et Yuko), 6, 7 (deux messages), 10, 14 et 20 septembre). En revanche, pour les secondes, il s’agit simplement de répondre à ce qui est perçu comme une prescription enseignante classique.
En plus d’une fiche d’inscription leur demandant d’expliquer brièvement leurs raisons de participation au stage, des documents de photo-langue, des messages Instagram, des entretiens individuels vidéo ont été collectés. Ces entretiens ont été réalisés en japonais6, avant le séjour, pour préciser les motivations initiales des participantes, et au retour, pour connaître leur appréciation de l’expérience à l’étranger et des missions. Pour les besoins de l’analyse discursive, dont les résultats sont présentés ci-après, ces documents ont d’abord été transcrits à l’aide du logiciel Nvivo Transcription, puis revus attentivement. Leur traduction en français s’est faite en partie à l’aide de différents outils d’IA (DeepL, Chat GPT, etc.). La version finale en français, établie par l’enseignante de l’OMU, a servi de base pour l’analyse de contenu (Bardin, [1977] 2009 ; Paillé et Mucchielli 2003/2010). Chaque fois que cela s’avérait nécessaire lors des échanges entre les deux autrices, le texte original en japonais a été consulté pour confirmer ou préciser certaines hypothèses. Les analyses ont porté soit sur des données textuelles uniquement, soit sur une combinaison texte-document iconique (Le Mounier, 2021). Les interprétations qui en sont faites peuvent être considérées comme conjointes : elles n’appartiennent exclusivement ni à l’une ni à l’autre autrice.
Après le stage, aucune des étudiantes ne mentionne le dispositif de photo-langue comme une occasion d’élargir son monde durant le voyage. Pourtant, en tant que didacticiennes habituées aux discours d’apprenant·e·s en classe de langue, les autrices de cette étude pensent pouvoir montrer le contraire. En examinant les relations existant entre la photo et le texte à partir de différents angles, nous percevons l’émergence d’un questionnement devant des faits inhabituels, l’appréhension de l’environnement en termes de forces opposantes ou adjuvantes, et parfois des doutes sur la confiance à accorder à l’IA7.
À partir d’une photo à laquelle elle attribue la légende « les rues », montrant l’embouchure d’une ruelle, une grille verte circonscrivant un jardin et une plaque bleue où l’on peut lire « Rue Babeuf. Homme politique 1760-1997 », Nao constate que les Français donnent des noms de personnes à des endroits, contrairement à ce qui se fait au Japon où les rues n’ont pas de nom (figure 1). Cette réflexion l’amène à se demander comment ces noms de rues sont choisis, en posant la question : « Comment elles sont nommées ? » (mission 1). Ici, l’incitation au questionnement proposée par la mission fonctionne efficacement. La question de Nao invite à la conversation, permettant à la personne qui la lit de s’en saisir pour s’interroger ou y répondre.

Rina se pose une question similaire au sujet d’une plaque sur une autre façade mentionnant la « Rue du Poirier » (mission 1) (figure 2). Après avoir décrit l’image à l’imparfait, en commençant par « il y avait » – comme si ce commentaire devait s’intégrer dans le récit d’une promenade –, elle formule une question au présent, attribuable au moment de l’écriture : « Pourquoi elle s’appelle poirier ? ». La traduction proposée par le traducteur automatique, « Pourquoi porte-t-elle le nom d’une poire ? », porte la trace de la reformulation du texte en japonais : « mais pourquoi donc a-t-on donné le nom de poire ? ». Cette remarque modulée semble attendre une confirmation de son lecteur ou de sa lectrice et, à nouveau, une conversation semble possible.

Rina s’étonne du fait que l’on puisse donner le nom d’un fruit à une rue, et peut-être encore plus de l’apparition du mot « nashi » dans la traduction, qui renvoie à une variété de poire japonaise, de forme plus ronde, différente de la poire « occidentale », moins populaire. Dans le même lieu, l’œil d’Aya est surtout attiré par une petite poire jaune en mosaïque nichée sur le coin droit de la pancarte : « La rue s’appelle “du Poirier”. L’art [ou la figurine] du poirier est mignon*[ne] ».
Lors de la mission 4, première mission en dehors de Tours et de nature clairement touristique, Nao publie sur le compte Instagram commun la photographie d’une cheminée monumentale (figure 3).

Comme Rina au sujet de l’image précédente, elle raconte sa visite au passé : « Il y avait beaucoup de cheminées dans le Château de Langeais ». Elle enchaine avec la formulation d’une hypothèse attribuable, là aussi, au moment où elle choisit de publier cette photo pour la mission : « On dirait que les gens, dans le passé, se gardaient au chaud en les utilisant ».
Toujours à propos de la visite de ce château (mission 4), Aya déclare : « Ce château est très beau. Mais j’étais fatiguée. C’était à cause des estaires* [stairs en anglais = escaliers] » (figure 4).
La photographie associée à ce commentaire est prise en contre-plongée, depuis le bas d’un grand escalier, ce qui accentue l’aspect imposant de cet élément architectural.

Nao s’exprime avec la même franchise au sujet du Musée du Château de Tours (mission 1). À partir d’une image représentant un long mur tapissé de peintures difficiles à déchiffrer, car photographiées de loin et de biais (figure 5), elle écrit dans le document du photo-langue : « C’était un peu difficile pour moi de comprendre “l’art”… ».

Par cette déclaration, Nao souligne des injonctions rarement questionnées : on déambule dans le musée du château comme dans les autres salles. Or, les murs d’une exposition de tableaux ne se lisent pas de la même manière que des objets du quotidien mis en scène dans les grandes pièces d’un château. Cherche-t-elle des explications supplémentaires qu’un tiers présent pourrait lui fournir ? En même temps, elle adopte un regard différent sur ces peintures, et cet écart enrichit la perception de celles et ceux qui y sont habitué·e·s.

Rina écrit : « Langeais a* était très joli. Il faut* nuageux tout* les missions », reformulé grâce au traducteur automatique en « le temps est toujours nuageux quand je pars en mission » (mission 4). Comme la photo de la salle de musée prise par Nao (mission 1), celle choisie par Rina ne permet pas de voir grand-chose de la petite ville tourangelle ; c’est le ciel menaçant – gris et violacé – qui est le véritable objet de l’image (figure 6).
Il nous est impossible de déterminer si c’est l’image ou l’idée qui est apparue en premier dans ces trois derniers exemples – la photo des murs blancs qui avalent les œuvres d’art, celle de l’escalier devant le château, ou celle des nuages surplombant la petite ville, jolie, mais trop lointaine pour être reconnaissable. On pourrait considérer ces compositions comme « ratées » si l’on ne considère que l’objet qu’elles sont censées mettre en valeur – les tableaux, le château et la ville. Ces éléments ne constituent pas les points focaux de ces images ni des discours qui s’y rapportent. C’est plutôt la fatigue, ou la difficulté à se plonger dans une exposition sans y être préparée, ou un ciel trop blanc, trop plombant, au-dessus de la tête.
Malgré la volonté affichée de ne retenir que le beau de l’expérience vécue – pourquoi publie-t-on une photo en particulier dans un photo-langue ? « Parce qu’elle est bien prise, non ? » (cf. ci-dessus) – le corpus des documents PowerPoint publiés par les étudiantes révèle une capacité de nuancer l’expression de leur enthousiasme, même face à des œuvres d’art que l’on admire par convention lorsque l’on est à l’étranger, même si l’on s’adresse à un·e membre du pays qui nous accueille. Cette capacité des observatrices à modérer leur euphorie en racontant une expérience esthétique – en privilégiant la description des conditions matérielles, physiques et cognitives pouvant entraver l’appréciation – parait assez inédite dans le discours d’apprenant·e·s de langue de niveaux élémentaires. L’approche de l’œuvre d’art en classe de langue, surtout lorsqu’elle se limite à des illustrations tirées de manuels – offre peu de place à l’appréciation personnelle et aucun accès à une expérience sensorielle complète.
Contrairement aux précédentes mises en scène, où le partage avec la destinataire se fait soit dans le vif de l’écriture en lui adressant les questions qu’on se pose ou les remarques qu’on se fait (une rue, un nom de rue ; un musée, des tableaux), soit en lui soumettant des photos typiques (un musée, des tableaux ; un château, une cheminée ; une ville française, un urbanisme donné9), un certain nombre de documents de photo-langue renvoie à des moments où celle qui prend la photo se montre renvoyée à sa solitude ou à une épreuve, surmontée en la fuyant ou en se faisant aider par un·e adjuvant·e (Propp, 1965 et 1970) quel·le qu’il·elle soit.
Pour la mission 3 qui passait par la place du Grand Marché à Tours ou Place du Monstre, il était proposé aux étudiantes de faire une photo sur le thème « le Monstre et vous ». Si Nao propose une photo double vue côté étudiantes et côté Monstre – mais à distance ! – ici, le monstre-sculpture, pris en contre-plongée, semble vouloir nous manger tout crus (figure 7).

Entre le premier texte écrit par Rina et la traduction proposée par le traducteur automatique, les monstres se sont multipliés. La traduction japonaise, une fois retravaillée, suggère qu’il pourrait y en avoir d’autres dans la ville. Ce deuxième texte introduit une comparaison : je rencontre un monstre (comme je pourrais rencontrer un ours en montagne) parce qu’il y a des monstres dans la ville (comme il y a des ours en montagne au Japon). Se positionnant hors du cadre photographique, Rina ne suggère-t-elle pas qu’elle s’enfuit ?
La fin de la mission 5 se termine sur le bord de la Loire, dans une guinguette, où a lieu une rencontre entre une enseignante de FLE d’une école de langue de Tours et deux de ses étudiants, japonais eux aussi.
Ces étudiants japonais continuent de converser en français avec les participantes au stage. Yuko illustre cette rencontre par une photo où elle tient un cocktail : « c’était très difficile de parler [de] mon rêver* en français ! ». Cette image représente la sortie de sa zone de confort : il n’y a pas d’adjuvants-guides, les participant·e·s discutent en français de façon autonome, même si c’est « très difficile […] ! » (figure 8).

Les étudiantes mentionnent que des figures d’adjuvant·e·s étaient physiquement présentes. Lors de nouvelles missions, elles prennent conscience des compétences acquises durant le voyage. Par exemple, Chiara a permis au groupe de discuter « des différences entre la France et le Japon » autour d’un café (Nao, entretien). C’est elle aussi qui a enseigné à commander des repas, à demander conseil dans différents magasins (mission libre, 2e semaine).
D’autres textes du corpus s’élaborent autour des adjuvant·e·s japonais·e·s qui servent aussi de guides en suggérant des actions. Dans le cadre de la mission 0, correspondant aux derniers jours précédant l’arrivée en France, les participantes évoquent la présence de proches qui ont contribué à rendre le départ plus paisible : la sœur d’Aya lui a « aprêté* sa valise » – l’erreur est intéressante, car elle est involontairement polysémique – ; « un ami » a donné un « mist* [une brume parfumée] à Rina le jour précédant son vol pour la France ; Yuko photographie une grande valise jaune en expliquant qu’elle lui a été offerte par sa mère avant de partir. Nao n’est pas partie seule, puisqu’elle était accompagnée de sa « mascotte préférée », une peluche attachée à son sac en cuir, qu’elle photographiera durant son voyage.
Ces adjuvant·e·s-guides, provenant du Japon, continuent d’accompagner les étudiantes par la pensée. Cette présence mentale ne tient pas seulement au fait qu’on pense à leur rapporter un souvenir, mais aussi au fait qu’ils ou elles accompagnent symboliquement les étudiantes dans leurs missions. Nao évoque sa mère dans le cadre de son aventure culinaire à l’étranger (figure 9). Lorsque la consigne de la mission 5 demandait d’aller acheter un produit « qu’on ne trouve pas au Japon », elle a pensé qu’il lui fallait du pâté en croûte, se créant une mission dans la mission. Se remémorant un moment passé avec sa mère, elle l’invite ainsi à participer avec elle à l’activité.
La seconde version en français, proposée par le traducteur automatique, inverse de manière aléatoire deux idées présentes dans le texte initial : la jeune femme avait déjà goûté du pâté au Japon, d’où son envie d’en retrouver une fois en France, et non pas parce qu’elle voulait découvrir le produit.
L’objectif du dispositif n’est pas de mesurer des apprentissages culturels, mais de voir comment les participantes se positionnent dans ce monde qu’elles découvrent. L’histoire du pâté en croûte peut être interprétée comme un fantasme, que certains pourraient qualifier de proustien. Mais ici, Nao ne dit pas qu’elle l’a aimé ou que celui de Tours est différent de celui d’Osaka. Elle a surtout voulu retrouver quelque chose qui lui avait fait penser à sa mère, ce qui en dit autant sur leur relation que sur le fait qu’elle sera contente de pouvoir dire à cette dernière qu’elle en a retrouvé en France. Elle lui enverra peut-être une photo de ce pâté.

Dans le corpus des entretiens, l’expression « c’était la première fois que je… » revient à trois reprises, au sujet d’expériences où les étudiantes valorisent leur apprivoisement des espaces de la ville. L’achat du billet de train pour se rendre au château en est un exemple. Grâce à l’activité au début de la mission 4, perçue « comme un tutoriel », qui consistait à comprendre in situ, avec l’enseignante de l’OMU et Chiara, l’utilisation d’une machine automatique pour acheter un billet de train, Aya déclare : « C’était bien d’avoir réussi à [en] acheter un […] la première semaine ». C’est Nao qui donne à voir cette victoire et qui exprime les possibilités qui s’ouvrent à elle, en photographiant le précieux billet devant le lieu qu’il a permis d’aller visiter (figure 10).

Comme les photos de la mission 6 le suggèrent, c’est dans la même direction – celle d’une conquête de liberté et de mouvement plus vaste – qu’elle entraîne son·sa destinataire lorsqu’elle choisit de parler de son abonnement aux transports en commun à Tours (figure 11).

Durant son entretien, Nao déplore le fait d’avoir été la seule à obtenir un abonnement valable pour toute la durée du séjour. Souvent, à la fin de la sortie, les autres ont dû marcher au lieu de prendre librement les transports en commun – ce qui a divisé le groupe alors que les participantes auraient pu poursuivre leur activité ensemble (entretien retour). Sa carte « j’y vais malin », gagnée au prix d’une « demande formelle » par un formulaire (et non d’une « application » comme le suggère le traducteur automatique), fait l’objet de la photographie et du texte ci-dessus. Elle a été prise en position debout, dans le tram, durant un voyage. Dans ces deux situations, Nao insiste sur « l’ici et maintenant ». Ce ne sont pas seulement deux photos qui montrent un simple billet de train ou une carte de transport, mais deux moments qui disent, en particulier à ceux ou celles qui sont au Japon : « Regardez, je suis en France ! Et je fais comme les Français·es », c’est-à-dire « je maîtrise la vie en France ».
Les exemples précédents ne montrent pas une progression régulière de l’élargissement du monde de chacune tout au long de la première semaine des missions obligatoires, mais plutôt des moments ponctuels où cette ouverture a été possible, selon la personnalité. Mais, qu’en est-il de l’aspect linguistique du séjour ?
À part Nao qui, une fois la proposition du traducteur automatique obtenue, tend à fondre son idée initiale (TEXTES 1) avec la traduction (TEXTES 2 DEEPL) pour que cela colle avec ce qu’elle avait eu envie de dire (missions 2.1, 2.2, 3.3, 6.1), les autres étudiantes se sont systématiquement fiées à la version française traduite pour leurs messages Instagram. Mais les formulations lisses de l’IA, générées en fonction de calculs de probabilité concernant la succession des mots, sans logique sémantique, ont parfois conduit à des contresens ou à l’ajout d’erreurs qui n’étaient pas présentes initialement (figures 11 et 12). Tout en valorisant l’apport indéniable de l’IA dans l’amélioration des photo-langue, nos analyses permettent de réfléchir à l’accompagnement didactique que l’on pourrait apporter aux personnes qui désireraient profiter de leur voyage pour parler de leurs expériences et observations en langue cible, en s’appuyant sur des outils numériques.
La formulation des discours obtenus était fortement liée à leur situation d’énonciation respective : une image déclenchée par la prise de conscience d’un phénomène (une idée), durant une mission imposée (le cadre du stage), sélectionnée avec un léger décalage temporel pour être commentée (et publiée sur Instagram) dans la foulée. Ces contraintes de formulation, mêlant ainsi les niveaux temporels et spatiaux – les temps et les lieux des clichés / les temps et les lieux d’écriture – ont eu un impact. Les discours initiaux des étudiantes (TEXTES 1) mêlent par exemple, sur très peu de lignes, des phrases à l’imparfait (l’explicitation du cadre de la prise de vue), des phrases au présent (le « je » qui écrit et qui réfléchit), et parfois même des phrases au futur (le « je » qui planifie une suite à la situation décrite, qui imagine un retour dans le monde décrit). Très souvent, ces emboîtements temporels ont été lissés dans la traduction (figures 12 et 13). « Le supermarché que Chiara recommande » est une formule qui se justifie au présent, dans la mesure où – à Tours, dans sa chambre, Nao pense que ce conseil est toujours valable et qu’elle aimerait y retourner.

Le même type d’observation peut se faire en considérant la variation des pronoms. Dans la plupart des cas, les pronoms « nous » (indiquant le groupe des étudiantes) et « je » (indiquant la personne qui rédige) sont effacés au profit de formulations plus impersonnelles.

Dans un texte commentant la photographie d’une vitrine (mission 1) (figure 14), Nao écrit (TEXTE 1) : « Il y avait beaucoup des* verres mignonnes*, mais le magasin était fermé à cause de dimanche. J’essaierai à* à d’autres jours ». Le traducteur automatique propose (TEXTE 2 « DEEPL ») : « Il y avait beaucoup de jolies tasses, mais c’était dimanche et le magasin était fermé. Allons-y un autre jour. »
L’absence du pronom sujet en général en japonais n’explique pas tout. Tout autant que « let’s go » en anglais peut faire référence à soi-même et non à un groupe, « itte miyo » proposé ici par le traducteur automatique pour « J’essaierai à* à d’autres jours » déforme la pensée de Nao en lui imposant un impératif.
Dans quelle mesure le dispositif numérique a-t-il quand même participé à l’élargissement du monde des étudiantes ?
Les positions dépendent de chacune d’entre elles, ou plutôt de ce que chacune d’entre elles a investi avant et pendant le séjour dans le domaine. Yuko estime que « ce qui [lui] a vraiment permis d’étudier le français de manière directe, c’est spécialement l’école, les situations très nombreuses des conversations quotidiennes ». Le dispositif du photo-langue n’apporte rien de plus que ce qu’elle connaissait déjà. Son sentiment de progrès en langue s’appuie sur les encouragements reçus dans sa famille d’accueil : « Je pense que j’ai amélioré mes compétences en matière de conversation et ma mère d’accueil m’a même félicitée pour cela » (entretien retour). Pour Rina, le photo-langue a constitué « une bonne occasion d’entrer en contact avec la langue française […] et que c’était un moment important » (entretien retour). Aya le voit comme « un processus pas si ennuyeux, et même s’il est un peu pénible, […] nécessaire pour améliorer [ses] compétences en français », « donc ça va ».
Le rapport au traducteur automatique est plus complexe. Pour Aya, c’est un outil transitoire dans l’écriture d’un texte, pour Yuko, une ressource nécessaire, comme un dictionnaire : « comme les choses que je ne comprends pas, je ne les comprends pas, à la fin, j’ai fini par utiliser le dictionnaire » (entretien retour). Rina souligne l’absence de nécessité de réflexion quand on l’utilise, à moins de s’y forcer :
Les mots que je ne connais pas, c’était bien de pouvoir les connaître, mais, le traducteur automatique, pfffftt, tu rentres [le texte], tu rentres, tu laisses tout faire à la machine, à la fin, et bien, c’est comme si c’est fini. J’ai pensé que j’aurais dû plus penser par moi-même. […], mais, à la fin, j’ai réfléchi moi-même, j’ai entré [le texte] dans le traducteur [automatique], j’ai pensé en japonais puis reformulé en japonais et traduit, c’était un peu comme ça.
Finalement, elle ne semble pas en voir vraiment le potentiel d’apprentissage : « ce qui est sorti, c’est-à-dire le français que j’ai obtenu avec la traduction automatique, je me suis dit “Ah d’accord, c’est comme ça que ça se dit”, et c’est tout, n’est-ce pas ? Ah, ça se dit comme ça ? C’était un peu comme ça ». Seule Nao semble s’être prise au jeu et estime avoir pu mieux exprimer sa pensée :
Au fil du temps, en répétant l’exercice, j’ai réalisé que je pouvais écrire de plus en plus de choses par moi-même. Penser à ce que je voulais dire et le formuler en français, c’était vraiment gratifiant. Bien sûr, pour les missions de photo-langue, je pense que j’ai beaucoup progressé pendant ces trois semaines. […] Concernant la mission Instagram […] j’avais décidé de mon côté d’allonger mes textes progressivement. J’ai essayé d’élargir mon vocabulaire, et au lieu de juste écrire des phrases simples comme « c’était fun » ou « c’était intéressant », j’ai voulu créer des phrases plus riches. Je voulais vraiment améliorer mon vocabulaire et écrire des choses plus variées.
Elle conclut par un « Voilà, c’est tout ».
Même si les récits de mobilité ou les autobiographies langagières sont demandés dans le cadre d’un cours de langue, ils ne sont que rarement restitués dans la langue cible des apprenant·e·s, à moins que ces dernier·ère·s ne soient de niveaux très avancés. En cours de langue de niveau A1-A2, même en voyage, on apprendra à exprimer des informations simples et stables. Si les apprenant·e·s ont du mal à thématiser le monde extérieur à la classe dans ces contextes, c’est peut-être parce que les outils linguistiques nécessaires pour le faire ne sont pas à leur disposition (Keller-Gerber, 2022). Cette observation concorde, d’ailleurs, avec certaines échelles des nouveaux descripteurs du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL 2021, p. 132), considérant par exemple, dans la partie consacrée aux « stratégies pour expliquer un nouveau concept », que l’on ne peut que « décomposer une information compliquée », « adapter son langage [à la thématique que l’on traite] » et « relier [ce questionnement] à un savoir préalable » à partir du niveau B1. Le dispositif du photo-langue peut-il déjouer cet état de fait, accélérer le processus d’appropriation du nouveau contexte de vie, et le faire en langue-cible ?
Les étudiant·e·s de langue n’ont pas attendu les autrices de cette étude pour utiliser des traducteurs automatiques afin de communiquer à l’étranger, ni pour prendre des photos et les diffuser sur les réseaux sociaux afin de s’éditer durant le voyage. Jusque-là, rien de bien nouveau. En associant l’apprentissage du français à ces outils contemporains – dont ils et elles sont les grand·e·s maitres·ses – nous avons usé, avec plus ou moins de bonheur, d’une stratégie de séduction pour nous assurer de leur motivation. Pour le projet du photo-langue, le parti pris didactique a été que la photographie et les traducteurs automatiques donneraient accès aux besoins et aux envies de dire des étudiantes japonaises durant leur voyage à Tours, et de forcer l’hyper focalisation sur des gestes qui, dans les pratiques quotidiennes de consommation ou de diffusion en ligne, se font de manière quasi automatique. Google demande systématiquement s’il doit traduire les pages internet que l’on consulte. Si on accepte, on lit la version traduite sans se poser la question des écarts avec le texte d’origine. Nous avons donc demandé des « arrêts sur image », l’élaboration de textes et des allers-retours entre leurs différentes traductions. Un geste normalement instinctif, rapide, irréfléchi, une photo oubliée une fois publié, devient soudain matière à réflexion sur le soi en voyage, les langues, et les mots justes pour dire ce qui vient de se passer.
Par ce jeu de va-et-vient, les étudiantes ont été amenées à réfléchir sur leurs langues, certainement, et peut-être même sur quelques aspects culturels d’une manière inhabituelle : au lieu de se concentrer sur des aspects plus techniques – qui auront été corrigés par l’IA (structures grammaticales et orthographe) – une réflexion métalinguistique et possiblement métaculturelle s’est amorcée chez elles de manière variable. Dans L’enseignement de la civilisation (1994), Louis Porcher montre, en effet, que faire des apprentissages « culturels » c’est apprendre à faire des liens, classer et reclasser des éléments connus dans une autre configuration – afin qu’ils trouvent une place dans le nouveau monde. De ce point de vue, quand dans leurs photographies et leurs textes, les étudiantes pointent du doigt des nuages oppressants, un pâté en croûte fantasmé puis retrouvé, un escalier fatiguant, un nom de rue qui les interpelle, elles font non seulement des apprentissages culturels, mais – par la mise en mots – elles s’ouvrent à une réflexion métaculturelle.
Par ailleurs, des nuances sont apparues. Ainsi, ces étudiantes qui déclarent ne photographier que du beau, se présentant comme des esthètes, des touristes cultivées qui viennent en France pour en apprécier les beautés, arrivent parfois à exprimer leur difficulté à comprendre « tout cet art » et leur fatigue liée au voyage. Mais en réfléchissant aussi aux réticences exprimées par le groupe, nous pensons que le dispositif du photo-langue ne devrait plus être déconnecté de l’enseignement officiel durant le séjour (le cours de FLE du matin) – qui parait être pour elles LE lieu où elles apprendront un français utile (entretiens retour). Nous pourrions inverser les choses en proposant, désormais, de consacrer la première semaine de stage à l’affectation des missions dès le matin, pour produire le photo-langue pendant un temps collectif l’après-midi et un partage personnel sur Instagram, par exemple, le soir. Avec le groupe et sous la supervision d’un·e expert·e de la langue (absent·e cette fois-ci), l’objectif sera de discuter d’aspects sémantiques irrésolus dans les textes construits. Ces questions pourraient même venir nourrir les échanges pendant le cours de FLE au cours des dernières semaines du séjour et d’autres conversations. Au-delà des nouvelles compétences linguistiques – la réflexion sur le fonctionnement de la langue et la recherche du « mot juste » –, la discussion sur les images, au sein du groupe, enclenchera peut-être des mises en lien autour des « universels singuliers » (Porcher, 1987), ces thèmes présents partout, mais traités de manière différente en fonction des groupes d’appartenance (Porcher, ibid).
Nous les avons retrouvés dans ce corpus, quand les étudiantes parlaient de leur rapport aux lieux (et à la manière de les nommer), de leur rapport au temps (les habitudes de vie autrefois), de leur rapport au soi ici et aux autres là-bas. Toutes ces réflexions ont ressurgi soudainement dans les moments d’écriture, en parlant d’une grosse valise jaune ou en cherchant à retrouver le goût du pâté en croûte. En allant en France, sans doute veulent-elles être en contact avec de la « culture », mais leurs photos révèlent que la culture n’est pas toujours au centre des expériences vécues. Le dispositif narratif numérique permet alors à chacune de faire entendre sa voix dans un contexte où généralement cette dernière ne s’exprime pas.
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