Cet article résume certains éléments d’entrevues avec des historiens consultés par les créateurs des jeux vidéo d’histoire (JVH) Assassins’ Creed. La vingtaine d’heures d’entretien portait sur les JVH, les rapports entreconsommation et science, création et production industrielle de masse, critique et dogme, démarche réflexive et usage public de l’histoire, éducation et reproduction sociale, fiction et vérité, histoire et littérature. Il en ressort que, quoiqu’il s’agisse d’un discours profane plutôt que savant, cette fiction en images traite de laconstitution et de la marche du monde social, qu’elle affecte ses récepteurs et que ceux-ci gagneraient à apprendre, à l’école secondaire, à la lire de façon critique, comme des historiens.
This article summarizes interviews with the historians who worked on Assassins’ Creed. The interviewsfocused on the following topics: video games and the relationship between consumption and science; mass industrial creation and production; criticism and dogma; reflective thinking and public use of history; education and social reproduction; fiction and truth; and history and literature. It turns out that, although the games does not feature an academic discourse, this video game deals with the works of the social world, and it influences players who, particularly, in high school, would benefit from developing their critical thinking by applying it to video games or any other screen-based text.
Évoquant le souvenir lointain de ses efforts pour enseigner à sa fille comment séparer le bon grain télévisuel (en l’occurrence, la météo) de l’ivraie (la publicité), Eco soutenait que quiconque veut utiliser la télévision pour faire apprendre quoi que ce soit à quelque personne que ce soit devrait au préalable former cette personne à l’usage de ce média multimodal (1993, p. 96). Si le langage propre à une forme culturelle située dans un contexte sociohistorique spécifique agit sur les messages communiqués par cette forme (Wertsch, 1991), alors le principe énoncé par Eco s’applique aux autres médias multimodaux (comme le cinéma, par exemple) et il faut donc pourvoir les élèves d’outils mentaux leur permettant d’interagir de façon critique avec les médiasqu’ils utilisent, y compris les jeux vidéo d’histoire (JVH).
À partir de résultats issus d’une recherche exploratoire menée sur un cas particulier, cet article pose quelques questions de recherche générales sur les usages et les mésusages possibles d’images provenant de JVH.
Les auteurs résument d’abord des éléments du contexte théorique et pratique de cette recherche, puis présentent des extraits d’entrevues avec des historiens ayant été consultés par les créateurs des jeux vidéo Assassins’ Creed (AC). Enfin, ils exposent les réflexions que cette recension des écrits et ces démarches leur ont inspirées à propos des recherches à mener et des dangers à éviter.
Depuis que l’obligation scolaire existe, la mémoire formatée par l’enseignement de l’histoire crée de la demande pour l’histoire savante qu’elle transpose (Garcia et Leduc, 2003), justifie les dispositifs et rapports sociaux que soutient l’élite locale (Citron, 1984) et joue un rôle central « dans la constitution de l’identité nationale » (Joutard, 1995, p. 45), en France, mais aussi ailleurs : en Australie (Clark, 2006), au Canada (Boutonnet, Cardin et Éthier, 2013 ; Clark, 2011), aux États-Unis (Nash, Crabtree et Dunn, 2000), etc. Or, en tous ces endroits, l’école n’exerce pas un « monopole d’accès à l’histoire » (Joutard, 1995, p. 54) : l’histoire profane (le cinéma, la télévision ou les sites et lieux historiques, par exemple) lui oppose une solide concurrence (Briand, 2010 ; Ferro, 1993 ; Marcus et Stoddard, 2007 ; Rosenstone, 1995 ; Seixas, 1993), quoiqu’elle diffuse aussi la « version de l’équipe gagnante », pour reprendre les mots de Laville (1984).
Bien que seule la forme scolaire de l’histoire soit prescriptive, elle n’est donc plus la principale interface avec laquelle les élèves interagissent (Rosenzweig et Thelen, 1998 ; Seixas, 1993, 1994). Les produits médiatiques de masse de l’industrie culturelle employant le passé comme thème ou comme rhème supplantent même l’histoire savante ou scolaire dans les représentations sociales de certains groupes (Wineburg, Morsborg, Porat et Duncan, 2007). Pourtant, même si l’industrie des JVH connaît un essor fulgurant et que ses budgets de production et recettes surpassent déjà ceux du cinéma, les didacticiens et historiens ont, à ce jour, encore beaucoup moins étudié les JVH que le cinéma d’histoire (Chapman, Foka et Westin, 2017).
Chapman (2013) souligne que le contenu culturel proposé par les JVH n’a guère de légitimité, aux yeux des historiens. De leur côté, Garrett et Kerr (2016) et Nordgren (2016) insistent sur le fait que l’histoire savante entretient des relations étroites avec l’histoire profane dans les arts, mais que la manière dont les gens se servent de cet outil mental dans leurs interactions sociales la définit. En cela, ils reprennent l’argumentaire et les conclusions de didacticiens, d’historiens, de philosophes et de sociologues aussi divers que Bloch (1941/1974), Febvre (1953), Halbwachs (1950/1968), Jablonka (2014), Marrou (1954/1975), Pomian (1999), Prost (1996), Seixas (2017), White (1975) et Wineburg (2001). Ceux-ci soulignent qu’en histoire, différents experts posent différents problèmes à propos d’un même phénomène ou interprètent diversement un même corpus. Autrement dit, l’histoire savante est une construction sociale et une pratique sociale basée sur des conventions avant d’être un ensemble de résultats. Walsh (2013) pose néanmoins la question de la justesse du contenu présenté dans ce jeu et de la nature des apprentissages que permettent ou empêchent les artéfacts avec lesquels les élèves interagissent (p. 136).
Pour des auteurs comme Lundedal Hammar (2016), certains jeux (en l’occurrence AC) comporteraient des aspects contre-hégémoniques qui mettraient de l’avant des identités marginalisées dans les discours historiques et les mémoires politiques contemporains.
Or, s’adonner aux jeux vidéo (JV) semble en passe de devenir une pratique culturelle mondiale ; 2,2 milliards de personnes s’y livrant déjà (Newzoo, 2017a). Cette pratique extrascolaire multimodale génère des recettes de 116 milliards de dollars états-uniens (ou G$ US) en 2017 (Newzoo, 2017b), soit davantage que les revenus combinés des industries de la musique enregistrée (17,5 G$ US) (Centre d’information et de ressources pour les musiques actuelles, 2017) et du cinéma (40,6 G$ US) (Agence France-Presse, 2018). En Amérique duNord, ce phénomène, bien enclenché depuis quelques années, se manifeste par la prépondérance des JV sur les autres loisirs impliquant une consommation de biens et services culturels produits en masse. Ainsi, aux États-Unis, en 2017, les recettes des films projetés dans des salles de cinéma s’élevaient à plus de 10 G$ US (Numbers, 2017), tandis que la valeur du marché des JV s’établissait à plus de 18 G$ US (Statista, 2017) — voire à 36 G$ US, si l’on inclut tous les revenus de l’industrie des JV (Entertainment Software Association, 2018). En 2008, 97 % des adolescents jouaient aux JV (Lenhart et al., 2008). Au Québec, en 2017, 56 % des jeunes de 12 à 15 ans citaient les JV en ligne comme une activité quotidienne type durant la semaine et cette proportion augmentait encore la fin de semaine (Cefrio, 2017). Outre-Atlantique, un Français (tous âges confondus) sur deux jouerait aux JV deux à trois fois par semaine (France Info, 2018). En somme, les représentations que médiatisent les JV font partie de la boîte à outils culturels à partir de laquelle bien des élèves et d’autres interagissent. C’est en particulier le cas des représentations diffusées par les JV les plus populaires, ceux dits « de tir à la première personne » (Entertainment Software Association, 2018) et ceux « d’action-aventure » (Statista, 2014).
Parmi ces derniers, les reconstitutions historiques vidéoludiques forment une niche lucrative et un marché en expansion (Lamy et Audureau, 2018). À cet égard, le cas de la série de JVH d’action- aventure Assassin’sCreed (AC) est exemplaire : ses différents opus cumulent un tirage mondial de plus de 100 millions de copies, toutes plateformes confondues, y compris par téléchargement (Debes et Richaud, 2017). Le budget de développement, de production et de marketing du dernier tome (AC : Origins) — 195 millions $ US (Debes et Richaud, 2017) — dépasse celui de superproductions hollywoodiennes ayant pris l’affiche la même année (2017) : 100 millions $ US pour Dunkerque et 50 millions $ US, pour Le Post (pro.IMDB.com). AC est aussi une plateforme multimodale et transmédiatique (Arsenault et Mauger, 2012) proposant, outre les JVH eux-mêmes, des courts- métrages, des bandes dessinées, des numéros thématiques de magazines de vulgarisation historique (Historia en a publié quatre) et un long-métrage sorti fin 2016 (un deuxième est en préparation).
Ce JVH part d’une prémisse fantaisiste qui confirme notre interprétation d’un corolaire de la « troisième loi » de la science-fiction énoncée par le romancier Arthur C. Clarke : la représentation d’une technologie (imaginaire) très avancée remplit la fonction (surnaturelle) de la magie. En effet, le mobile du jeu repose sur une quête réalisée grâce à une machine (fictive) : l’animus. Celle-ci aurait été inventée par une multinationale pharmaceutique — Abstergo Industries, la destinatrice de la mission (dans un schéma actanciel) — à partir de la technologie supérieure d’une apocryphe civilisation ancienne. L’animus lirait l’acide désoxyribonucléique (ADN) des humains. À l’instar de la pratique du rituel de « l’Agonie de l’Épice » dans le cycle de romans de science-fiction Dunes (Herbert, 1969/1972) qui permettait aux protagonistes d’accéder à une mémoire ancestrale, la connexion d’un humain à l’animus lui ferait revivre en réalité virtuelle les souvenirs (affabulés) de ses ancêtres qui seraient contenus dans son ADN. La multinationale (forgée de toutes pièces) utiliserait certains humains (les héros du jeu) dont les ancêtres auraient été membres de l’ordre des Assassins pour explorer le passé dans le but de retrouver un (chimérique) arsenal puissant perdu depuis des siècles (la mission).
Notons que la trame du jeu oppose, sur fond de catastrophe millénariste (l’humanité est le destinataire final de la mission), deux groupes rivaux occultes (et, dans l’époque contemporaine, imaginaires) dans un affrontement manichéen et séculaire : la confrérie des Assassins (Hashaschînes, qui serait l’origine du mot « assassin », les héros et adjuvants) et les Templiers (les opposants, dont Abstergo Industries serait le paravent). Les premiers seraient les défenseurs de la liberté individuelle contre les visées centralisatrices des seconds dans la « croisade » (ou les complots) de ces derniers pour faire régner l’ordre. Le joueur joue le rôle d’un Assassin.
L’animus est un prétexte, comme un collier dans un film policier, ce que Hithcock appelait un MacGuffin (un objet matériel mystérieux décrit de façon vague et qui déclenche l’histoire, mais qui est pourtant sans importance dans celle-ci).
Ce motif permet de visiter divers lieux et époques du passé, dans les différents tomes : la Terre sainte, au moment de la Troisième croisade (au XIIe siècle) ; le nord de l’Italie, pendant la Renaissance (XVe siècle); les Treize Colonies, durant la Guerre d’indépendance des États-Unis (XVIIIe siècle) ; les îles caraïbes, au temps des pirates (XVIIIe siècle) ; Paris, lors de la Révolution française (XVIIIe siècle) ; Londres, à l’époque victorienne (XIXe siècle). L’Égypte hellénistique des derniers Lagides (Ier siècle av. J.-C.) est le chronotrope du tome paru en 2017 et de ses annexes (un contenu téléchargeable) parues en 2018. Cependant, le récit de fond est toujours, en gros, contemporain au joueur (qui a le rôle de l’humain dont l’animus lit l’ADN). Il y a donc une sorte de diégèse duale qui alterne le présent du joueur (au début et à la fin de la partie) et le présent de l’ancêtre, son avatar (durant les quêtes), dans des environnements ouverts qui plantent leur décor dans un cadre historique.
Malgré le caractère résolument fantaisiste de ce scénario de base, le jeu compte des adeptes parmi les amateurs d’histoire, y compris un nombre croissant d’enseignants (Yelle et Joly-Lavoie, 2017). Le mensuel français d’histoire générale Historia a d’ailleurs publié quatre numéros thématiques sur des périodes historiques qui servent de cadre au jeu : sur la piraterie du XVIIIe siècle (2013), sur la Révolution française (2014), sur Londres au XIXe siècle (en 2015) et sur l’Égypte antique (2017).
En général, les longs-métrages d’histoire n’affichent pas ce souci. S’il arrive qu’ils manifestent de la minutie, celui-ci porte sur quelques aspects décoratifs de la reconstitution, comme les costumes. Non seulement l’application éventuelle des cinéastes ne garantit pas l’absence d’erreurs concernant ces détails superficiels, mais les films d’histoire multiplient souvent les anachronismes en projetant entre autres les mentalités ou les rapports socioéconomiques d’aujourd’hui sur le passé représenté (Boutonnet, 2014, 2017a, 2017b ; Briand, 2010). AC est-il vraiment plus méticuleux que le cinéma pour les détails et sa trame générale ? Son scénario fantaisiste de base ne cannibalise-t-il pas tout effort en la matière ? La taille de certains marchés n’influence-t-elle pas l’identification de bons et de méchants (Globe and Mail, 2012) ?
Ces questions ont engendré de la controverse – il ne faut pas s’en étonner, car l’histoire médiatisée et exotique intéresse le grand public, ce qui pose en retour l’épineuse question de la pertinence sociale de telles productions historiques (Prost, 1996). Par exemple, le tome sur la Révolution américaine a été accusé d’entretenir des sentiments antibritanniques (Pinchefsky, 2012) et celui sur la Révolution française, d’altérer la représentation de certains personnages et d’évènements historiques canoniques (Boutonnet, 2018).
Partant de ce constat voulant que le JV constitue un repère culturel majeur dans la construction de l’histoire profane, tout en s’alimentant de l’histoire savante quand cela lui sert à accentuer son réalisme au même titre que le cinéma, nous avons voulu en apprendre davantage sur le rôle et la place de l’historien dans la construction de ce puissant outil de médiation culturelle. Cette ambition ne s’est arrêtée qu’à un cas, celui de la franchise Assassin’s Creed, principalement développée par Ubisoft Montréal, une entreprise de JV bien connue pour ses appels répétés aux historiens universitaires d’ici et d’ailleurs.
Dans ces circonstances, les experts du domaine considèrent-ils que le contenu du jeu est globalement juste ? La question se pose-t-elle en ces termes pour eux ? Pourquoi certains jeux sont-ils si différents, à certains égards ? Cette différence reflète-t-elle la sensibilité ou l’expertise des historiens consultés ? L’usage scolaire (y compris à l’université) des éléments de surface pour illustrer certains aspects des évènements mis en scène ou des sources et développements encyclopédiques proposés en vaut-il la peine ?
À leur avis, comment peut-on exploiter le jeu pour développer l’esprit critique ? Les élèves peuvent-ils l’analyser comme une interprétation du passé lointain, voire comme une source du passé rapproché ? Les historiens consultés ont-ils été « récupérés » pour donner un vernis de vérité ou une caution scientifique aux jeux, se sentent-ils comme des femmes et des hommes de paille ? Comment voient-ils leur rôle sur la place publique ? Plus largement, comment voient-ils les rapports entre l’écriture de l’histoire et la lecture de la fiction, ainsi que le rôle de l’enseignement de l’histoire pour aider les élèves à développer un rapport critique à l’histoire en général et aux JVH en particulier ?
Pour répondre à certaines de ces nombreuses interrogations, nous avons décidé de nous entretenir avec des historiens qui avaient été consultés par Ubisoft au moment de la conception des différents opus de la série AC pour en assurer la vraisemblance historique, afin d’analyser avec eux la teneur historique du jeu, d’explorer les coulisses de ce succès commercial et de réfléchir à ses tenants et aboutissants.
Cette section a pour objet d’expliquer comment nous avons procédé pour documenter les points de vue des historiens connaissant ce JVH, que nous avons interviewé à propos de l’épisode d’AC auquel ils avaient été consultés.
Nous connaissions d’emblée l’identité de deux participants et avons pu les joindre parce qu’il s’agissait d’universitaires québécois, qu’ils se sont exprimés en public en tant que consultants pour la série des AC et qu’ils habitaient Montréal. Pour recruter les autres, nous avons contacté l’historien en résidence chez Ubisoft (M. Durand) et lui avons demandé la liste des historiens externes à qui la compagnie s’était adressée pour des contrats consistants. Nous n’avons pas retenu les chercheurs consultés en une occasion, pour donner une formation, sans être informés des retombées.
Les participants retenus étaient au nombre de 13. Nous les avons sollicités par courriel. Une personne n’a pas répondu. Les autres ont tous accepté de répondre à nos questions, mais seuls dix ont finalement pu être interrogés, deux s’étant désistés en évoquant diverses raisons (dont le décalage horaire). Ces deux personnes s’étaient occupées d’opus plus anciens (sur le Moyen Âge et la Renaissance).
Les personnes interrogées sont spécialistes de l’Égypte antique, de la Guerre d’indépendance des États- Unis, de la piraterie et de l’esclavage dans les îles caraïbes, de la Révolution française et de l’époque victorienne1.
La plupart des historiens interviewés sont des universitaires de carrière (n = 6), œuvrant dans des institutions de recherche (CNRS, Johns Hopkins, Oxford, Université de Montréal, etc.) et dont les écrits savants sont cités par leurs pairs, mais ils en sont à diverses étapes de leur carrière. Ainsi, au moment des entrevues, un de ces universitaires était retraité, un détenait une chaire de recherche du Canada et une était chargée de cours. Une seule était encore doctorante. Les autres étaient journaliste (n = 1), recherchistes pour la télévision (dans des chaînes spécialisées en histoire ou pour la BBC) (n = 2) ou historien en résidence pour Ubisoft (n = 1). Tous les non-universitaires ont publié des ouvrages d’histoire dans des maisons d’édition reconnues (dont certains ont obtenu des prix), sauf un ; celui-ci a toutefois publié de nombreux articles d’histoire dans des revues de vulgarisation historique.
L’échantillon compte trois femmes et sept hommes ; deux sujets vivent en Angleterre, trois aux États- Unis, deux en France et trois au Québec.
Nous avons d’abord obtenu d’Ubisoft l’assurance que les personnes sollicitées ne s’exposaient à aucun risque, par rapport aux contrats de confidentialité qu’ils avaient signés, en nous livrant leur témoignage. Une fois cet accord obtenu, nous en avons informé les interviewés pour nous assurer qu’ils s’exprimeraient librement. Nous les avons aussi avisés de la procédure que nous voulions suivre (et avons suivie). Tous les entretiens ont été enregistrés avec leur permission.
En deux occasions, les entrevues ont eu lieu chez l’un des deux chercheurs et, dans une autre, chez l’interviewé (c’est également le seul cas où un seul intervieweur était présent). Elles se déroulaient alors en face à face, à trois : deux intervieweurs et un interviewé. Les autres entrevues ont été conduites à distance, par Skype (6) ou par téléphone (1).
Les entrevues ont été effectuées en français, sauf trois, menées en anglais, car les interviewés étaient plus à l’aise dans cette langue. Nous les avons menées d’août 2016 à décembre 2017, la plupart ayant été toutefois accordées en avril et mai 2017.
Il s’agissait d’entretiens semi-directifs et en profondeur (d’une durée variant de 40 minutes à 180 minutes, la plupart durant entre 75 et 90 minutes ; ils totalisent un peu plus de vingt heures). Nous avons préparé un script général comportant une vingtaine de questions sur le contenu substantiel de l’histoire (ce que dit l’historiographie à propos des évènements et du contexte historique, les erreurs que comporte le jeu, la justesse générale du jeu), ainsi que les concepts et croyances épistémologiques des historiens interviewés.
Une sélection de questions était envoyée à chacun des interviewés une à deux semaines d’avance, pour qu’ils se préparent et soient détendus. En fin de compte et sans surprise, les questions abordées ont été plus diversifiées et nombreuses, tout en se recoupant largement d’un individu à l’autre. Elles portent sur des opinions et des récits d’expériences et peuvent se regrouper en sept thèmes, outre celles sur le contenu historique :
Chacune des entrevues a été transcrite mot à mot. Une traductrice professionnelle a traduit en français celles menées en anglais ou a revu les transcriptions que nous avions traduites nous-mêmes. Les interviewés ont pu relire les transcriptions pour nous assurer que nous ne les avions pas mal cités. Nous avons relu les entrevues à plusieurs reprises et en avons réalisé une analyse émergente qualitative, après lecture flottante d’un échantillon accidentel, sans appui informatique.
Cette section présente quelques résultats concernant les ressemblances et les différences entre ce dont on parle (objets) et avec qui on en parle (sujets), surtout à propos de la valeur que les historiens consultés attribuent au JVH pour lequel ils ont été consultés. Cet article n’explorera pas les autres questions abordées dans les entrevues, que nous comptons fouiller dans d’autres écrits.
Nous présentons d’abord les ressemblances, plus nombreuses et saillantes, puis nous décrivons rapidement quelques exemples de spécificités concernant les historiens, en insistant sur les propos de deux de ces consultants qui se distinguent davantage du corpus, notamment en ce qui concerne leur intérêt pour l’agentivité. Nous ne citons que les noms des personnes consultées.
Malgré la grande variété des objets, plusieurs commentaires se recoupent. Deux sont revenus très fréquemment : le recrutement et le secret industriel. Bien qu’ils puissent paraître anodins, ils nous semblent révélateurs.
D’abord, les interviewés ignorent les raisons précises de leur recrutement, mais font preuve d’une grande humilité.
Ils ont dit qu’ils avaient fait des recherches et que j’avais le profil. […] Je crois que c’était parce que j’étais à l’Université de Montréal, j’étais tout près, et je travaillais sur la Révolution américaine, et je suis, à priori, la seule personne qui travaille dans la période révolutionnaire à Montréal.
(Furstenberg, 2017)
Dans la plupart des cas, les historiens attribuent l’invitation qu’ils ont reçue à leur notoriété médiatique (à la radio ou à la télévision) ou à leur présence sur Internet, plus qu’à la diffusion de leurs publications savantes.
Ensuite, ils ressentent souvent lourdement la confidentialité qu’impose le secret industriel. C’est le cas de ce professeur :
[…] une fois que j’avais signé ça, ils m’ont fait rentrer dans un sous-sol. Et c’était vraiment haute sécurité. J’étais très impressionné, d’ailleurs, parce qu’il fallait passer par une barrière. C’était presque comme l’aéroport ; enfin il n’y avait pas de machine à rayon X, mais quand même !
(Furstenberg, 2017)
Ce genre de pratiques est rare en sciences humaines et sociales, dans les universités, où, sauf exception, les enjeux financiers de la propriété intellectuelle n’existent pas.
En ce qui concerne le contenu, deux ressemblances nous ont frappés : les historiens ont souligné leur étonnement devant le souci du détail manifesté par l’éditeur et ont exprimé une volonté partagée de tenir compte des développements de l’historiographie.
On m’a posé des questions sur, par exemple, la couleur des murs de Port-au-Prince, lorsque la ville est créée, à la fin des années 1740 — je ne m’attendais pas à ça. Ils voulaient s’assurer que les costumes étaient corrects, que les bâtiments étaient bien placés, qu’il y avait effectivement deux étages ici et pas trois, que les fenêtres étaient exactement où elles étaient situées, que la rue allait dans cette direction-là.
(Le Glaunec, 2016)
Les éléments de discours les plus ressemblants concernent les grands moyens dont disposent l’éditeur, l’ouverture et le professionnalisme des employés d’Ubisoft, le soin apporté aux détails techniques, aux accessoires et costumes, au décor, au vocabulaire et ce qui relève de la direction artistique en général.
Les consultants ont en effet tous indiqué avoir ressenti que les contenus qu’ils apportaient étaient reçus avec un grand respect. Cependant, à une exception près, ils soulignaient du même souffle que les décisions déjà prises sur le script étaient immuables, même si cela contredisait l’état de la question.
Deux types de différences se sont manifestées. La première concernait les rôles variables endossés par les interviewés et, dans une moindre mesure, leurs intérêts de recherche. Certains mettent l’accent sur le fait qu’ils ont prodigué plusieurs conseils en amont du processus et qu’ils ont eu un effet perceptible sur la création du jeu, alors que d’autres insistent davantage sur leur participation à des activités de promotion en aval.
Leurs spécialités sont multiples et parfois se chevauchent : culture matérielle ; loisir et divertissement ; mentalités et croyances religieuses ; résistances à l’esclavage ; technologies ; vie quotidienne. Dans les faits, il s’agit sans doute davantage d’un point commun, dans la mesure où les « consultants » vouent un intérêt manifeste pour les questions d’histoire sociale, de culture, de mentalité, d’historiographie et d’actualité.
Les différences quant à la perception du contenu ont occupé peu de place. Quelques-uns ont insisté davantage sur le caractère plutôt fiable du contexte historique et de la trame générale.
Un seul exemple manifeste a été rapporté à propos de l’effet d’un avis d’un expert consulté sur un élément central du script, qui a pu être modifié pour mieux tenir compte de l’état de l’histoire sociale et des mentalités :
J’ai vu ces corps noirs aux épaules voûtées, les corps complètement penchés, des esclaves abattus, découragés, qui avaient perdu toute humanité et ça m’a frappé quand je les ai vus debout. Ça m’a surtout frappé quand je les ai vus allongés dans les cages. C’étaient des corps, des corps prostrés et surtout des corps qui bougeaient sans arrêt, qui tremblaient. […] J’ai dit, « c’est totalement inacceptable. Les corps doivent se redresser et les corps doivent arrêter de bouger. Ce serait une grosse erreur de montrer des esclaves ainsi prostrés. » […] Bien sûr il y a traumatisme ; s’il y a traite transatlantique et esclavage, il y a traumatisme. Cependant les sources — les annonces pour esclaves en fuite, les archives de police, la correspondance officielle — montrent que les esclaves passaient leur temps aussi à résister, à inventer toutes sortes de stratégies. Résister, ça ne veut pas dire forcément s’échapper puis préparer un acte de révolte. […] Ça veut dire refuser d’enfanter, ça veut dire ralentir les cadences de travail ; enfin, il y a toutes sortes de résistances et des résistances culturelles, d’où l’importance de la musique.
(Le Glaunec, 2017)
L’importance accordée aux formes de résistance des groupes sociaux ou des personnages secondaires (adjuvants ou destinataires) a beaucoup varié, certains en traitant fort peu.
Les autres traits distinctifs concernaient les préoccupations historiographiques et l’importance attachée à l’enseignement de la posture critique de l’historien par rapport aux sources et aux interprétations.
Deux historiens, en particulier, s’intéressaient à l’historiographie et partageaient un désir de creuser l’agentivité (le caractère actif des agents historiques subalternes), un phénomène qui est, à leur avis, trop souvent balayé sous le tapis dans les interprétations des historiens traditionnels, centrées sur les héros politiques. Ces historiens ont servi de consultants pour les deux opus de la série qui avaient, jusqu’alors, été signalés comme se démarquant justement par leurs aspects contre-hégémoniques. Le premier de ces deux historiens s’intéresse à la représentation des membres des Premières Nations. Il voulait s’assurer
[…] que ça ne redeviendrait pas une sorte de récit de suprématie blanche américaine ou quelque chose comme ça. […] Ce qui m’intéressait, c’était comment ils allaient représenter la Révolution elle-même, donc le conflit. […] Et je trouvais très intéressant d’avoir un personnage principal qui était moitié Mohawk, parce que, d’office, on commence à le comprendre de la perspective mohawk […] Enfin, les Mohawks étaient plus divisés, mais les Iroquois étaient traditionnellement les alliés des Britanniques, ils se sont alliés avec la Grande-Bretagne pendant la Guerre, sauf une nation, et, alors, pour eux, la Révolution était une grande perte, ils étaient du côté des perdants.
(Furstenberg, 2017)
Le deuxième braque son attention sur la résistance quotidienne et opiniâtre des esclaves haïtiens ordinaires avant la révolution de 1804 :
[…] L’histoire de Saint-Domingue est une histoire marginalisée dans l’historiographie… je trouvais que c’était une occasion en or de parler des résistances et de l’esclavage, de s’intéresser à la période prérévolutionnaire, ce qu’on ne fait jamais. […] L’historiographie de Saint-Domingue, c’est une historiographie trouée : on ne s’intéresse absolument pas à l’histoire de cette colonie française en France, absolument pas. […] En fait, on ne s’intéresse pas à l’histoire d’Haïti en général, à part peut-être à la période révolutionnaire, donc des années 1789-1804, mais la période prérévolutionnaire est une période complètement oubliée. […] Même en Haïti, l’historiographie haïtienne a été instrumentalisée au XXe siècle, en particulier à partir de l’arrivée au pouvoir de François Duvalier. […] On a surtout parlé, sous Duvalier, des années 1789-1804, mais encore très peu de la période prérévolutionnaire. […] Tout ce qui précède 1789 et les résistances ordinaires, les résistances non dangereuses, les résistances quotidiennes, les résistances d’hommes et de femmes qui ne mènent pas la révolution, on ne sait trop quoi en faire.
(Le Glaunec, 2017)
Ce consultant a d’ailleurs insisté plus que les autres sur l’agentivité, y revenant même à plusieurs reprises :
En fait, la période 1789-1804, donc la révolution, le soulèvement des libres de couleur, d’abord, le soulèvement des esclaves ensuite, l’abolition de l’esclavage, la guerre d’indépendance et les grandes figures de cette histoire, donc Dessalines, Toussaint, Christophe et les autres, ça occupe une place centrale dans l’avènement du nationalisme culturel haïtien, au XIXe siècle d’abord, mais surtout au début du XXe siècle, pendant la période d’occupation américaine d’Haïti, entre 1915 et 1934. […] C’est à cette période-là, 1915 à 1934, que se mettent en place les fondations du nationalisme culturel haïtien, donc le panthéon national haïtien se remplit de héros, pas d’héroïnes, mais de héros qui ne sont pas des héros ordinaires. Ce ne sont pas des héros du quotidien, ce ne sont pas les petites gens, les esclaves de la période précoloniale. […] Le panthéon, c’est Dessalines, Toussaint, Christophe, en particulier Pétion, Boyer, etc. […] Au XXe siècle, l’histoire d’Haïti, c’est d’abord et avant tout l’histoire de la révolution et l’histoire de la guerre d’indépendance. […] Lorsque Duvalier accède au pouvoir en 1957, très, très vite, il se présente comme l’incarnation des ancêtres. Duvalier est Haïti, Duvalier est l’histoire et, en lui, c’est vraiment la réinvention de la trinité chrétienne catholique.
(Le Glaunec, 2017)
Un seul autre historien (Martin) a consacré une partie substantielle de son discours à l’épistémologie et la méthodologie de l’histoire et une historienne (Salmas) s’est arrêtée longuement sur l’historiographie et les sources consultées.
De même, une minorité d’interviewés a exprimé un point de vue, très marginal dans notre corpus, quant à l’enseignement de l’attitude de l’historien à l’école :
Il y a des façons de penser qu’on peut apprendre à travers le jeu. Pourquoi pas des questions qu’on apprend à poser ? Alors on pourrait imaginer, je ne sais pas moi, enfin, avec un peu de direction, quelles sont les questions qu’on pose lorsqu’on voit un document, lorsqu’on trouve un pamphlet par exemple dans une ville, dans un atelier d’imprimeur quelque part, quelles sont les questions qu’on poserait sur ce document ? La culture matérielle, l’histoire de la culture matérielle, ça devient un champ d’histoire très important et donc ça, ça pourrait aussi s’apprendre ou être enseigné à travers des jeux comme ça.
(Furstenberg, 2017)
La plupart des autres historiens n’ont ni désapprouvé ni formulé ce propos ; en fait, deux autres l’ont énoncé eux aussi (Le Glaunec et Martin). Cependant, les cinq autres historiens interviewés ont insisté sur l’usage scolaire qui sert à illustrer des évènements, même si seuls deux des interviewés ont récusé cette idée qu’il soit possible de développer l’esprit critique et la pensée historienne des élèves du secondaire ou que l’exploitation des JVH permette un tel développement.
En somme, il ressort de l’analyse partielle de notre corpus que les experts du domaine que nous avons interviewés considèrent le contenu du jeu comme étant aussi juste qu’une œuvre de fiction peut l’être, surtout une fiction s’autorisant de si grandes libertés avec la trame politique de fond. À certains égards, certains opus leur paraissent d’ailleurs plus exacts que des précis d’histoire publiés récemment : ce qui concerne l’agentivité des opprimés (le héros masculin occidental n’est pas le responsable individuel des changements historiques en faveur de la liberté), la culture matérielle (l’architecture, les toilettes des personnages), le lexique, la vie quotidienne et le travail, etc. Il en ressort aussi que les différences existantes entre les tomes recoupent celles exprimées dans le discours des historiens associés à ces divers opus, certains mettant davantage l’accent sur l’agentivité des opprimés. Ces résultats rejoignent ceux de Joly-Lavoie (2017), selon qui la recherche documentaire rigoureuse consentie pour écrire le jeu sert une représentation du passé conforme aux attentes et aux besoins des joueurs.
Quelles implications en découle-t-il pour l’enseignement de l’histoire en classe ? À notre avis, ce jugement souligne l’importance d’amener les élèves à réfléchir à l’information qu’ils consomment, aussi ludique soit-elle et quoi qu’il en soit de sa justesse (ou de son vernis d’authenticité).
Par ailleurs, comme nous l’avons vu, les moyens dont les historiens sont les experts et sont liés à la lecture des traces (ou sources) et le standard pour soutenir une assertion impliquent de tenir compte de toutes les sources disponibles, souvent multiples, parfois divergentes, et de bien les comprendre. De plus, l’expertise des historiens se manifeste normalement par l’usage de quatre euristiques qui opérationnalisent la pensée historienne (à savoir la lecture approfondie, la contextualisation, l’indexation des sources et la corroboration) que les novices (les élèves, par exemple) n’exercent pas spontanément. Enfin, les moyens qui servent à évaluer une argumentation en sciences sociales et des sources premières en général (sans égard aux médias ou supports) peuvent aussi servir à évaluer les sources secondes d’un genre en particulier (les éditoriaux, les fictions, etc.), y compris des objets de consommation produits par l’industrie des médias de masse sur support vidéo. Or, la plupart des historiens interviewés ici voient davantage un usage scolaire qui sert à illustrer des évènements qu’à développer l’esprit critique. Certains doutent même que les élèves puissent analyser le jeu comme une source du passé rapproché.
Leur opinion semble contredire les résultats de recherches empiriques, qui sont plus conformes à l’hypothèse,soutenue par les didacticiens (Dalongeville, 2001 ; Doussot, 2012 ; Lee, 2005 ; Lévesque, 2011), selon laquelle les élèves peuvent apprendre à réfléchir sur les discours à propos du passé, à les examiner, à les remettre en question et à en débattre, surtout si les stratégies de critiques de documents historiques leur ont été enseignées d’une manière qui a du sens pour eux. Cependant, cela souligne seulement la difficulté de la tâche des enseignants, notamment pour aider les élèves à débroussailler et explorer en temps opportuns les connaissances substantives pertinentes pour comprendre le contexte des sources à analyser.
C’était le meilleur et le pire de tous les temps, le siècle de la folie et celui de la sagesse ; une époque de foi et d’incrédulité ; une période de lumières et de ténèbres, d’espérance et de désespoirs, où l’on avait devant soi l’horizon le plus brillant, la nuit la plus profonde ; où l’on allait droit au ciel et tout droit en enfer.
(Dickens, 1989)
Dickens décrivait-il le XVIIIe siècle ou le XXIe siècle ? Avec la multiplication des écrans, l’information à laquelle on accède et la réalité que celle-ci illustre donnent le vertige, tout comme les probabilités de manipulation. On ressent le besoin de se prémunir contre les fausses nouvelles — bonnes ou mauvaises — qu’elles soient dans les médias traditionnels ou dans les réseaux sociaux numériques de contact comme Facebook ou Twitter, des applications très en vogue aujourd’hui.
Cette nouvelle importance appelle donc à son tour à l’analyse, comme nous l’avons expliqué plus haut, mais convie surtout à la prudence envers les dangers à propos desquels certains tirent l’alarme. Comment prendre en compte, dans nos recherches, les risques de signer un pacte avec Faust ou de cautionner les agissements d’entreprises privées ayant des motivations mercantiles et ainsi contribuer indirectement et involontairement à rendre les écoles dépendantes de l’industrie du jeu vidéo ou de tout ce qui est accessoire à l’apprentissage ? Au-delà du problème de siphonnage des fonds publics causé par l’infiltration du privé dans le public ou par la fixation sur une quincaillerie dont l’obsolescence est prévisible sinon préméditée, le problème de la cyberdépendance et du suicide des jeunes se pose aussi. Comment, en les utilisant en classe, ne pas se faire les complices de l’idéologie de jeux qui semblent si crédibles et si séduisants, mais plutôt apprendre aux élèves à se méfier de leurs messages, explicites ou non ? Comment leur apprendre à résister à leur appel plutôt que de les encourager à y consacrer tant de ressources et tant d’eux-mêmes, jusqu’à être dévorés par cette passion qui rend parfois sourds à tout le reste ?
Parce que cela nous éloignait de notre propos, nous avons renoncé à aborder dans cet article la manière dont la pensée historienne peut aider à se prémunir contre les fausses nouvelles, l’espionnage ou la manipulation dans les médias sociaux, la propagande dans le cinéma documentaire ou de fiction et les erreurs dans les JV (Wineburg, Breakstone et Smith, 2018). Or, pour paraphraser Tolstoï dans Anna Karenine, toutes les faussetés démasquées se ressemblent, mais chaque fausse nouvelle dissimulée a sa physionomie particulière, depuis les trucages de photos d’archives ordonnées par Staline jusqu’à celles des révisionnistes sur les sites web d’aujourd’hui, lesquels déjouent parfois même les historiens aguerris qui négligent de corroborer ou de procéder à la critique externe de la source (Wineburg et McGrew, 2017).
Dans ces conditions, nous ne pouvons pour lors que répéter notre conviction que la réflexion sur l’éducation comme instance idéologique ne peut pas se contenter de l’analyse de la forme scolaire. À l’instar de Becker (1932) ou Novack (1976), mais aussi de Giroux (2008), nous croyons en effet que l’histoire doit être faite par tous, tout le temps et que la réflexion sur l’éducation doit inclure les discours, les images et les pratiques produits hors de l’école et notamment celles produites par l’industrie culturelle de masse, y compris les productions culturelles dont l’importance croît dans la vie de plusieurs élèves, mais qui paraissent être de la pacotille aux yeux des universitaires. Cette industrie de masse, disait Giroux, constitue un facteur central dans l’apprentissage des connaissances, des désirs, des identités, des morales et des valeurs qui servent à légitimer le capitalisme et à assurer sa reproduction sociale, souvent sans être remarqué ni contesté. En dépit des bris de communication que crée la coexistence de formations sociales et culturelles variées, cette industrie dispense ce que Giroux appelle une pédagogie publique. Pour lui, le cinéma serait le parangon de cette pédagogie publique entre autres parce qu’il s’appuie sur les cadres sociaux de la mémoire pour combiner le divertissement et la politique. Il faudrait donc non seulement enseigner aux élèves des techniques d’autodéfense intellectuelles contre cette forme d’agression mentale, mais encore utiliser le cinéma comme un levier pour relier la politique, les expériences personnelles et la vie publique à des problèmes sociaux plus vastes.
Giroux ne pouvait pas soupçonner la place que prendraient, et qu’ont prise maintenant les JV dans la culture de masse. C’est pourquoi nous croyons que, plutôt que de s’enfouir la tête dans le sable en les ignorant, il faut appliquer aux JVH la même médecine que Giroux recommandait pour le cinéma : les faire analyser par les élèves pour les aider à réfléchir sur leur monde de façon autonome, critique et lucide. La tâche toutefois est ardue, voire désespérée, comme celle de Sisyphe : comme de nombreux enseignants, la plupart des historiens consultés se montrent eux-mêmes dubitatifs par rapport à la viabilité de cette voie pédagogique. Peut-être alors faut-il continuer de pousser seul en classe tout en se révoltant ensemble contre un monde qui produit une forme scolaire absurde.
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