Variations en médiations culturelle, littéraire et pédagogique

Dans le cadre de ce tout premier volume Variation(s) de la revue Multimodalité(s), nous avons rassemblé des textes qui sont liés, par des perspectives diverses, à des pratiques et initiatives de médiation que nous souhaitions mettre en lumière.

Ce concept de « médiation » est éminemment polysémique, entre autres parce qu’il est mobilisé dans plusieurs disciplines qui interpellent des réalités, des techniques et des paradigmes multiples. De sorte,

il est frappant de voir combien le libellé « médiation » est facilement utilisé, pour peu que soit touchée l’étymologie de « mesos » ou « médius » : le recours au terme « médiation » est fréquent dès que l’on cherche à aborder une action, une posture, qui engage le fait d’être au « milieu », d’être « intermédiaire », voire d’être un « moyen » ou un « support » (Balmer et Hébert, 2009, p. 21).

Cette position – et les actions qu’elle suppose – d’être au milieu ou d’agir en intermédiaire diffère bien entendu largement dans ses objectifs selon qu’il soit question de médiation juridique, familiale, sociale, culturelle, littéraire, interculturelle, citoyenne, pédagogique, etc. Cependant, on peut avancer que toute activité de médiation, finalement, souhaite faciliter la communication ou la circulation des idées, rendre accessible, participer à la compréhension d’une situation ou en éclairer des aspects; elle peut aussi établir des relations, voire réconcilier ou mettre d’accord en ou accord.

Considérant les préoccupations de la revue Multimodalité(s) pour, entre autres, les pratiques de culture, de création et de communication à l’école et hors du contexte scolaire, nous avons réuni dans ce volume des articles qui touchent davantage à la médiation culturelle, littéraire ou pédagogique.

La médiation culturelle, littéraire et pédagogique

La médiation culturelle, et ses dérivés, comme la médiation littéraire, renvoient à des définitions et des pratiques fortement éclatées (Jacob et Bihan-Youinou, 2009; Montoya, 2008). Le concept de médiation culturelle traverse en effet de nombreuses réalités, entre autres dans les champs culturels, mais aussi dans le domaine social et dans le monde de l’éducation. De sorte, beaucoup de professionnel·le·s porté·e·s par des conceptions et pratiques hétérogènes s’en réclament (Dufrene et Gellereau, 2000, 2004). C’est entre autres vrai des bibliothécaires, de plusieurs intervenant·e·s dans les musées, des animateur·rice·s socio-culturel·le·s et des services éducatifs et pédagogiques. Au-delà des distinctions qu’il importe de reconnaitre, il est possible toutefois d’identifier dans les actions dites de médiation culturelle quelques caractéristiques qui nous semblent transversales et davantage unificatrices. À titre d’exemple, ces actions visent à mettre en relation des gens (un public, un groupe, une communauté, une classe, etc.) avec des œuvres ou des propositions culturelles pour ultimement favoriser la démocratisation culturelle, le développement social, voire l’émancipation (Bellavance, 2000; Fontan et Quintas, 2007; Fourcade, 2014; Lafortune, 2012). Les finalités des actions de médiation culturelle peuvent conséquemment être tout autant récréatives, éducatives, sociales ou citoyennes. Dans ce volume, nous avons particulièrement porté notre attention sur des initiatives ou des dispositifs qui mettent en relation des objets culturels divers (particulièrement les œuvres multimodales narratives) et des publics (surtout les publics scolaires ou jeunesse).

La médiation littéraire, un dérivé de la médiation culturelle, se concentre plus spécifiquement sur le partage et la mise à disposition des œuvres littéraires; elle permet d’aborder la diversité des pratiques de lecture et de réception des œuvres, dont celles qui sont numériques. Cette forme de médiation, intimement liée aux pratiques éditoriales (Doga, 2013) et aux choix que celles-ci impliquent (Chartier, 2002), met en dialogue des pratiques professionnelles habituellement cloisonnées que sont l’édition, l’enseignement et l’animation auprès des publics. Les réflexions qui y sont liées s’ancrent autant dans l’accessibilité des savoirs (Melançon, 2005), la possibilité concrète de lecture des textes (Unger, 2015) ou encore la présentation et l’accompagnement de la rencontre entre formes narratives émergentes et publics (Bréan, 2018). La diversité actuelle des pratiques culturelles et leurs médiations ne peuvent être séparées d’un double courant médiatique fortement interconnecté : la popularisation des productions de fan (Jenkins, 2006; Chatelet, 2022) et l’émergence de productions natives du numérique. Leur importance grandissante sur le marché traditionnel culturel et l’apparition de cultures contemporaines en mutation permanente créent un continuum de pratiques populaires qui reposent sur des littératies propres (Barnabé, 2014).

Enfin, la médiation pédagogique est, comme le rappelle avec justesse Myara (2018), indissociable de l’intervention éducative (Lenoir, 2009); elle place la focale sur l’interactivité pratique et régulatrice entre des apprenant·e·s, des objets d’apprentissages et des intervenant·es. Ainsi, elle renvoie aux différents processus interactionnels en jeu dans la médiation pratiquée dans le champ de l’éducation et de la formation et elle interpelle les caractéristiques sémiotiques et sociales de ces processus interactionnels qui agissent dans toute relation pédagogique (Hadji, 2008; Laurent, 2009). La médiation pédagogique peut aussi être envisagée comme une posture de l’enseignant·e qui est invité·e à agir comme facilitateur·rice de découvertes et de compréhension. Comme le souligne bien le référentiel de compétences professionnelles de la profession enseignante au Québec, le travail de l’enseignant·e comme médiateur·rice d’éléments de culture,

[…] de passeur de culture et critique de celle-ci consiste à initier les élèves à une variété de repères culturels issus du patrimoine de l’humanité, à rendre explicite et pertinent le sens des objets culturels, à tisser des liens entre ceux-ci et les contenus disciplinaires ainsi qu’avec la culture des jeunes et à stimuler l’esprit critique et la réflexivité des élèves à l’égard de la culture (MEQ, 2021, p. 48).

Présentation des articles qui composent ce volume

Tous les articles de ce premier volume Variation(s) sont liés, à des degrés variés, au concept de médiation. Au-delà de la diversité des pratiques de médiation culturelle, littéraire ou pédagogique mises en lumière, nous soulignons la forte prégnance d’objets culturels éminemment multimodaux (p. ex., les bandes dessinées ou les littératies numériques et ludiques), tout comme la mobilisation de pratiques médiatrices elles-mêmes multimodales pour, notamment, favoriser l’accès à la lecture à des populations marginalisées, favoriser l’apprentissage auprès d’élèves en difficulté ou former à l’intervention auprès de populations ayant des besoins particuliers.

Pour déterminer l’ordre dans lequel nous allions placer et présenter les articles qui composent ce volume, nous avons envisagé plusieurs ancrages, pour finalement choisir une organisation qui repose sur les espaces où se réalisent principalement les pratiques médiatrices exposées ou souhaitées. En conséquence, les trois premiers articles de ce volume présentent des projets ou des réflexions qui s’incarnent en dehors du contexte scolaire, et donc plus largement dans la société (J.-F. Boutin et T.-L. Côté) ou auprès de communautés rurales (V. Martel), dont plusieurs vivent des enjeux de littératie et d’accès à la culture (S. Ouellet). Les quatrième et cinquième articles du volume traitent, au contraire, d’enjeux pédagogiques et de formation propres au monde de l’éducation. Les projets qui y sont présentés poursuivent conséquemment des objectifs pédagogiques et orthopédagogiques (J. Parent) ou des objectifs de formation initiale et continue (P. Beaupré. J. Parent, E. Jolicoeur, S. Letscher). Enfin, le dernier article, de nature plus théorique (E. Lescouet), ne vise pas un espace d’intervention spécifique; il propose toutefois une approche de la médiation littéraire par les œuvres elles-mêmes.

Plus spécifiquement, le premier texte présente un entretien mené par les co-fondateur·rice·s d’un regroupement universitaire dédié à la littératie illustrée (le LIMIER), avec le directeur de l’organisme de promotion de la bande dessinée, Thomas-Louis Côté de Québec BD. Prenant la forme d’une transcription d’entretien bonifiée d’hyperliens informatifs, ce texte permet de lier des pratiques de médiation culturelle autour de la bande dessinée aux enjeux des professionnel·le·s du terrain. La présentation de cet entretien constitue un premier pas dans la volonté de la revue Multimodalité(s) de diffuser dans ses volumes Variation(s) le résultat d’échanges réalisés avec des acteur·rice·s investi·e·s dans un domaine d’expertise qui trouve écho à ses préoccupations diverses.

Le deuxième article, écrit par Virginie Martel, présente la genèse, la description et l’analyse d’une innovation sociale en matière de promotion de la littératie dans les milieux ruraux. Il y est principalement question d’initiatives mobiles en matière de médiation et de promotion des œuvres illustrées auprès de communautés rurales vivant des enjeux de littératie et d’accès aux livres. Complémentaire à celui-ci, le troisième article, porté par Sébastien Ouellet, présente une étude méthodologique des déterminants de la littératie dans une communauté rurale vivant des enjeux de dévitalisation. La réflexion menée permet de mieux comprendre l’imbrication des domaines socioéconomiques, éducatifs et culturels qui interviennent dans le développement des compétences en littératie des individus, en particulier lorsqu’ils évoluent dans un milieu rural dévitalisé. Considérant que la médiation culturelle pose entre autres la question des rapports entre les membres d’une collectivité et le monde qu’iels construisent (Vinatier et Laurent, 2008), cette compréhension nuancée est complémentaire au précédent article du volume.

Le quatrième article nous amène sur le terrain scolaire. Signé par Josianne Parent, il présente un dispositif multimodal de négociation de l’orthographe grammaticale, développé dans le cadre d’une étude doctorale. Il permet de réfléchir au rôle fondamental de la médiation pédagogique en éducation, particulièrement en contexte orthopédagogique où tous les mécanismes et processus mis en œuvre dans le cadre d’une relation pédagogique aident les élèves à construire leur pensée. Plusieurs formes d’aides apportées aux élèves, pour qu’iels construisent leur savoir ou surmontent un obstacle d’apprentissage, y sont évoquées. Cet article est particulièrement signifiant pour quiconque s’intéresse au langage en tant que composante fondamentale de la médiation, notamment aux formes (orales et écrites) de langages en jeu dans une médiation/négociation de nature orthopédagogique.

Le cinquième article est cosigné par Pauline Beaupré, Josianne Caron, Édith Jolicoeur et Sylvain Letscher. Dans un article prenant la forme d’une documentation de pratiques, l’équipe d’auteur·rice·s expose la démarche d’élaboration et d’expérimentation de productions multimodales (soit des récits pédagogiques illustrés et une bande dessinée) en classe visant à médiatiser – dans un but de formation – des enjeux situationnels vécus et racontés par dix jeunes ayant des besoins particuliers (élèves autistes) et leur famille. En ajoutant à des récits écrits l’apport de l’illustré, l’équipe met en lumière comment la multimodalité, comme outil supplémentaire de médiation de l’information, participe à la préparation d’une éducation inclusive.

Enfin, nous clôturons le volume sur un article ouvrant la réflexion sur des pratiques narratives émergentes et, conséquemment, de potentielles nouvelles pratiques de médiation à l’école et hors école. Dans ce sixième article, Emmanuelle Lescouet présente un réseau d’œuvres sur les narrations analogiques interactives. La revue, par cette forme de publication, souhaite ouvrir une possibilité d’écriture scientifique centrée sur les corpus et leur mobilisation, ce qui offre la possibilité de discuter des œuvres et de permettre à la communauté de recherche de rencontrer ces propositions. Dans cet article, à travers l’exploration de formes littéraires, l’autrice analyse les enjeux gestuels des narrations modulaires interactives non numériques actuelles, permettant d’analyser un continuum des littératies narratives. Cette structure permet d’articuler l’approche théorique au corpus lui-même, offrant une première tentative pour construire des discours nouveaux.