Cet article analyse les graffitis laissés par les marcheurs contemporains sur le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle et s’ancre ainsi dans une sociolinguistique de la mobilité. Ces messages plurilingues et plurisémiotiques, inscrits sur une grande variété de surfaces, témoignent de la diversité linguistique et culturelle des marcheurs, (co)producteurs de paysages sémiotiques plurilingues. À partir d’un corpus de centaines de photos prises entre Orthez (France) et León (Espagne), cette contribution propose une étude de la littératie mobilitaire multimodale. Les résultats montrent que, en dépit de la diversité linguistique présente sur le Chemin, voire l’hybridation linguistique que ces messages autorisent, l’anglais prédomine comme lingua franca. L’usage de langues réelles ou fictives, de références cultu(r)elles révèle des communications intra-groupales. Les messages reflètent tout à la fois un « esprit du chemin » de solidarité et de partage, et des enjeux identitaires, politiques et sociétaux.
This paper adopts a sociolinguistic approach to mobility by analysing the graffiti left by contemporary walkers on the Pilgrim’s Way to Santiago de Compostela. These multilingual and plurisemiotic messages, inscribed on a wide variety of surfaces, bear witness to the linguistic and cultural diversity of pilgrim-walkers, who (co-)produce multilingual semiotic landscapes and form ‘linguistic landscapes’ along the Way. Based on a corpus of hundreds of photos taken between Orthez (France) and León (Spain), this contribution proposes a study of ‘multimodal mobile literacy’, i.e. the ability of individuals to mobilise various linguistic and multimodal resources to communicate while walking. The results show that, despite the linguistic diversity present on the route, and even the linguistic hybridisation that these messages allow despite the diverse nationalities of the walkers, English predominates as the common lingua franca. The use of real or fictitious languages and cultural references reveals intra-group communication. The messages reflect both a ‘spirit of the path’ of solidarity and sharing, and issues of identity, politics and society.
Depuis au moins le IXe siècle, le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle (CSJC) attire des centaines de milliers de personnes mues par des considérations parfois encore religieuses, mais à présent aussi spirituelles, voire touristiques. Or, toute mobilité s’accompagne d’une forme d’appropriation matérielle et langagière des paysages vécus, même temporairement. Ce qui nous intéresse ici renvoie à l’inscription graphique de soi dans les paysages traversés. Il s’agira de considérer les traces scripturales plurisémiotiques et plurilingues laissées par des marcheurs du CSJC sur tous types de supports matériels.
Envisager une étude de ces graffitis en tant que paysages linguistiques (Gorter et Cenoz, 2024 ; Kelleher, 2017 ; Landry et Bourhis, 1997) nous engage à retenir une définition large de cette notion. Nous considérons toute inscription plurilingue comme relevant de « discours en acte » (Kramsch, 2014, p. 242) plurisémiotiques mobilisant diverses de ressources sémiotiques : textes, images, symboles, disposition (Kress, 2010). L’appellation proposée par Kramsch nous engage à nous inscrire dans une sociolinguistique qui s’intéresse aux pratiques discursives en tant que phénomènes langagiers comme fondamentalement hétérogènes, constitués des langues dans toute leur diversité et de tout autre système sémiotique (affiches, corps, photos, etc.) (Blommaert, 2010 ; Pennycook, 2018).
Notre expérience vécue du CSJC nous a conduit à prendre conscience des messages plurisémiotiques et plurilingues que certains marcheurs laissaient sur le(ur) chemin. Aussi, nous nous inscrivons dans une approche qualitative de type phénoménologique (Merleau-Ponty, 1945) et herméneutique (Robillard, 2009) qui met au premier plan l’expérience sensible du monde et, partant, défend le caractère complexe et dynamique des effets de sens, toujours liés à ce qu’y projette chaque individu.
Une telle étude permet de documenter la diversité linguistique et sémiotique sur une distance de près de 550 kilomètres, mais également d’étudier leur mise en discours par des marcheurs sur le CSJC, espace rural et urbain qui, à notre connaissance, n’a jamais été traité par ce champ des sciences du langage. Il s’agira de considérer ce qu’une « sociolinguistique de la mobilité » (Blommaert, 2010) sur le CSJC permet de faire comprendre des enjeux identitaires linguistiques et culturels des marcheurs1 engagés dans cette expérience du mouvement. Quels effets de sens des messages rédigés par des marcheurs-graffeurs peut-on par ailleurs reconstruire ?
Le corpus, constitué de 118 messages multimodaux photographiés, a été réuni en 2023 et en 2024 sur le tronçon Orthez-León (France-Espagne). Notre contribution suivra l’organisation suivante : après avoir fait un point sur les travaux traitant des paysages linguistiques et présenté le contexte de l’étude, nous détaillerons notre méthodologie et notre approche herméneutique et phénoménologique, pour finalement nous pencher sur nos résultats, que nous discuterons en deux temps. Le premier, intitulé « Les paysages sémiotiques plurilingues : traces de communautés linguistiques “enchâssées” », soulignera en quoi les paysages sémiotiques présentent une complexité plurilingue, révélatrice à la fois d’actes d’identité, de relégitimation linguistique et de l’existence de sous-groupes au sein de la communauté des marcheurs. Le second temps, « Paysages sémiotiques plurilingues, produits et reflets des réalités sociales », discutera la place du religieux, le besoin de (dé)connexion ou les questions socialement vives observables dans les paysages sémiotiques.
La question des paysages linguistiques (PL) s’inscrit dans la problématique plus large de toute sémiotisation des espaces naturels, processus qui définit, selon le géographe2 Raffestin (1986), la transformation d’espace naturel en territoire. De même, les PL constituent autant de traces de sémiotisation de l’espace collectif qui racontent les liens et les rapports de pouvoir entre les langues en présence et leurs locuteurs qui habitent ce territoire et la façon dont il est habité.
La notion de PL a initialement été théorisée par Landry et Bourhis (1997) dans le champ de la sociolinguistique, et en particulier dans celui des politiques linguistiques. Landry et Bourhis (ibid.) emploient ce terme pour faire référence aux inscriptions plurilingues présentes sur les panneaux publics et commerciaux.
Notre positionnement épistémologique et méthodologique nous engage à être davantage en accord avec la définition que soumet Kramsch (2014). L’auteure pose une réflexion plus personnelle, voire intimiste, en cohérence avec l’écriture réflexive adoptée dans son chapitre. Elle indique en effet que les PL sont des « discours en acte, des discours multimodaux qui définissent notre environnement par des panneaux qui s’expriment en différentes langues. Ils nous interpellent de diverses manières et nous forcent à répondre avec nos sens, nos mémoires et notre imagination3 » (p. 242, notre traduction). Par cette approche, elle brouille encore davantage la question du terme à privilégier : PL ou paysage sémiotique ?
Gorter et Cenoz (ibid., p. 14-18) reviennent sur la différence terminologique et son impact tant sémantique qu’épistémologique. À la suite de Kress et Van Leeuwen (1996), il semblerait approprié de privilégier le terme « paysage sémiotique », au sens de « surface4 de communication visuelle » (p. 35) renvoyant à toute la diversité des modalités et formes de communication publique, ainsi que ses usages et valorisation. Parler de paysage sémiotique permet ainsi de retenir une approche plus large du message et, ainsi, de sortir d’une vision verbocentrée des PL. Ce terme présente également l’avantage de rappeler, à la suite de Jaworski et Thurlow (2010, dans Gorter et Cenoz, ibid., p. 14), qu’il existe une interaction entre les différentes ressources sémiotiques mobilisées pour la production du message. Aussi, en cohérence avec notre propre inscription scientifique dans le champ de la sémiotique sociale, nous retiendrons l’expression « paysage sémiotique » à laquelle nous adjoindrons le qualificatif « plurilingue », c’est-à-dire paysage sémiotique plurilingue (PSP). Cela nous engagera à considérer les outils théoriques et méthodologiques que la sémiotique sociale5 permet de mobiliser au service de l’analyse des effets de sens de ces messages. Dans notre travail, ces PSP seront principalement composés d’une « littérature de muraille » (Billiez, 1998), à savoir des graffitis le long du CSJC. À l’image des messages étudiés par Billiez dans sa recherche, ceux qui sont à l’étude dans cet article se caractérisent par leur fragilité – ils sont principalement écrits au feutre et soumis aux intempéries-, ainsi que par leur support – ils sont rédigés sur tout type de surface pourvu qu’elle fasse apparaître clairement le message aux yeux des marcheurs. Toutefois, les graffitis du CSJC se différencient des messages étudiés par Billiez par l’espace géographique dans lequel ils se situent. Certains se répètent sur une distance de plusieurs centaines de kilomètres.
Avant d’aborder les enjeux sociolinguistiques liés à la présence des langues sur les PSP, il convient de comprendre comment l’étude d’espaces urbains à travers le prisme des paysages sémiotiques révèle une organisation linguistique des villes. La sociolinguistique urbaine et l’étude des PSP s’intéressent à l’étude de la ville – du brassage culturel et linguistique qui la compose – à travers l’usage des langues. Ainsi, « saisir la ville par ses langues » (Calvet, 1994, p. 10) requiert une rigoureuse description et identification des langues présentes ou absentes dans les espaces publics (Shohamy, 2012).
Les PSP offrent un aperçu de la diversité linguistique – et son hétérogénéité normative – existant dans une certaine aire géographique, et l’occasion d’observer la manière dont les langues interagissent. Ainsi, dans une étude comparative des paysages urbains entre Paris et Dakar, Calvet (1994) signale la différence de traitement des langues selon la localisation. Si l’auteur note la présence d’une diversité linguistique importante dans chaque ville, il observe toutefois « une plus grande fluidité » (p. 178) dans les rapports entre les langues et les codes à Dakar qu’à Paris dans la mesure où, dans la capitale sénégalaise, les langues s’écrivent indifféremment dans un alphabet ou un autre (par exemple, le wolof en alphabet latin ou arabe).
Une autre étude comparative des enseignes institutionnelles (« top-down ») et produites par les individus (« bottom-up ») dans les quartiers juifs et arabes, ainsi qu’à Jérusalem-Est (Ben-Rafael et al., 2006), documente la distribution de l’anglais, de l’hébreu et de l’arabe selon ces trois zones. Il ressort de leur analyse une répartition linguistique globalement marquée6 :
Si coprésence linguistique il y a, elle se fait entre les langues représentées majoritairement. Fait autrement intéressant, l’étude des enseignes « bottom-up » (donc produites par les individus) dans les zones arabes montre une plus forte proportion de messages en hébreu seulement. Les auteurs accordent une dimension pragmatique à ce choix de langue pour s’adapter aux lois du marché dans une société où la majorité est juive et parle l’hébreu. Nous retrouvons la même logique pragmatique dans le travail mené à Nouméa par Geneix-Rabault et al. (2022). Les auteures notent que si le français est majoritairement représenté dans les PL, l’anglais et le japonais sont ponctuellement observés dans des lieux stratégiques (p. 27). Les langues régionales, quant à elles, sont inexistantes7, sinon au mieux présentes dans certains affichages liés à des campagnes de sensibilisation (alcool, violence, etc.).
De manière générale donc, il ressort assez explicitement qu’une telle répartition souligne le caractère éminemment politique de la distribution des langues dans la ville. Celle-ci est organisée linguistiquement à partir de discours qui révèlent des enjeux sur plusieurs plans.
Pour Landry et Bourhis (1997), ces paysages donnent à voir les rapports de pouvoir entre les langues, donc entre les locuteurs de ces langues. Selon ces auteurs, le PL sert deux fonctions principales : informationnelle et symbolique. La première renvoie à la nécessité de définir des frontières linguistiques qui renseignent indirectement sur la ou les langues en usage, au moins dans l’espace délimité. Les langues ainsi visibilisées renseignent au moins partiellement sur les rapports de force interlinguistiques. À ce rapport de force s’ajoute une dimension affective qui constitue notamment la fonction symbolique du paysage sémiotique. L’affichage de certaines langues au détriment d’autres met en valeur une communauté linguistique plutôt qu’une autre. Les enjeux identitaires et politiques sont renforcés par le risque de créer un sentiment d’exclusion chez les membres d’une communauté linguistique non représentée. L’étude de Landry et Bourhis montre notamment que la présence de certaines langues sur les panneaux publics et commerciaux donne des indications sur la vitalité d’une langue dans un espace donné.
Bien que cette étude soit considérée comme l’un des travaux fondateurs du champ des PL (Gorter et Cenoz, 2024), un certain nombre de projets à plus ou moins grande échelle avaient été menés antérieurement. Ainsi l’étude réalisée par Polsky et Cooper en 1991 (dans Gorter et Cenoz, 2024, p. 29) montre comment l’analyse des noms de rue plurilingues et des traductions de l’hébreu et de l’arabe vers l’anglais permet de révéler les rapports de domination dans un lieu aussi chargé d’enjeux religieux, sociaux, politiques et historiques que Jérusalem. L’un des intérêts des études du PL est de produire des connaissances sur les « tensions identitaires entre communautés », les villes comme « lieu[x] de pouvoir, de domination » et « d’espace[s] de co-existence plus ou moins tendu entre communautés sociolinguistiques » (Bulot, 2011, p. 9).
En cela, les PL renvoient bien à la définition que le géographe Berque (1984) donne du paysage comme « empreinte, car il exprime une civilisation8 » (p. 33), et de « matrice », en ce qu’« il participe des schèmes de perception, de conception, d’action » (ibid.). Ainsi, il existe une forme d’agentivité dans le paysage, donc dans les paysages sémiotiques qui « se bousculent pour attirer [notre] attention, cherchent [notre] reconnaissance, [nous] défient de les interpréter. Tandis qu’ils rivalisent pour occuper [notre] espace personnel, ils offrent une fenêtre sur les relations de pouvoir » (Kramsch, 2014, p. 242, notre traduction).
Ainsi en a-t-il été pour nous lors de notre expérience du CSJC. Le pèlerinage devenait une « expérience du mouvement » (Ortar et al., 2018, p. 28), qui nous engageait vers une « appropriation du temps du déplacement » (ibid.) et une conscience accrue de ces PSP.
D’un pèlerinage religieux à un chemin de grande randonnée, le CSJC réunit aujourd’hui plus de 350 000 personnes motivées par des raisons tout autant religieuses que touristiques.
Le CSJC n’a eu de cesse d’attirer un nombre croissant de pèlerins au cours des trente dernières années (Zapponi, 2010)9. Plus de 190 nationalités issues de tous les continents sont signalées sur le site officiel. D’après les données statistiques issues du site officiel, en 2024, plus de 47 % des pèlerins ont emprunté le Chemin français, tronçon sur lequel se déroule cette étude. Les 10 pays les plus représentés sur ce parcours sont (Tab. 1) :
| Nombre | % | |
| Espagne | 112 664 | 51,3 |
| États-Unis | 18 382 | 8,4 |
| Italie | 11 859 | 5,4 |
| Mexique | 6012 | 2,7 |
| Corée du sud | 5931 | 2,7 |
| France | 5907 | 2,7 |
| Irlande | 5793 | 2,6 |
| Royaume-Uni | 5236 | 2,4 |
| Allemagne | 5230 | 2,4 |
| Australie | 3759 | 1,7 |
L’étude des objets contenus dans les sacs des marcheurs que réalise Zapponi (ibid.) permet de comprendre le profil des marcheurs. Elle montre l’existence d’une « réinvention individuelle de la tradition du pèlerinage catholique » (p. 75), au point que certains ne se rattachent d’ailleurs ni à un « label religieux “pèlerinage” ni [au label] touristique-culturel du “Chemin de Compostelle” » (p. 79). Les cheminants sont tout autant motivés par la question du développement spirituel que par un souci de prendre du temps pour soi afin de suspendre et interroger un rythme parfois perçu comme frénétique et nécessitant une pause réflexive, voire une réorganisation générale du quotidien (Zapponi, 2010 ; Santos Solla et Lois González, 2011 ; Lagarde et Rayssac, 2021). Cela rejoint l’idée de réapproprier l’espace-temps, à rebours d’une accélération du temps et de réduction des espaces (Harvey, dans Ortar et al., 2018, p. 6).
Ainsi, parce que le CSJC est emprunté par une diversité importante de personnes en termes d’âge, de motivations, de nationalités et de langues, il nous engage dans une « sociolinguistique de la mobilité » (Blommaert, 2010, p. 5) qui s’intéresse en particulier à la « langue-en-mouvement » (ibid.) dans une approche spatio-temporelle. Pour ce qui est de notre corpus et de notre objet d’étude, la dimension temporelle se retrouve dans l’enchâssement d’inscriptions des auteurs répondants aux précédents ; le caractère spatial renvoie tout entier à la mobilité, dont on perçoit des traces dans la rencontre répétée avec certains noms, messages ou langues.
Que nous disent les PSP de ces langues-en-mouvement et de la communauté des marcheurs qui les portent ? Quels messages sont partagés par les pèlerins ? En quoi sont-ils révélateurs d’enjeux identitaires linguistiques et culturels ?
L’expérience du CSJC est d’abord une expérience motivée par des intérêts personnels. Nous assumons donc la dimension phénoménologique et herméneutique qu’elle revêt (Robillard, 2009 ; Merleau-Ponty, 1945). D’ailleurs, la genèse de cette étude n’est pas dictée par des considérations scientifiques ; elle a été engagée par une forme d’opportunisme de situation, à la manière des sérendipités, né de la rencontre avec ces paysages. Aussi la méthodologie s’est-elle construite au fur et à mesure de questionnements qui se sont imposés au gré des lectures des PL avec lesquels nous avons interagi.
Les « usages et fonctions de la photographie » (Conord, 2007) dans le champ scientifique, et en particulier en sciences sociales, sont divers. Photographier le long du CSJC alors que nous vivons nous-mêmes cette expérience relève d’une démarche ethnographique, dans la mesure où nous saisissons le chemin parcouru sur une durée plus ou moins étendue. De plus, l’activité d’observation participante s’inscrit dans une autre activité englobante : la marche, dont elle dépend entièrement. L’activité photographique se réalisait donc sur un temps nécessairement restreint, dicté par la temporalité de la marche et du rythme que nous souhaitions donner à notre cheminement. Dès lors, la prise de vue avait pour objectif principal d’accroitre notre capacité à capter ce que nous considérions pertinent pour l’étude, d’autant que l’observation est complexe en raison de « l’enchaînement de pratiques fortement imbriquées : percevoir, mémoriser, noter » (Conord, 2007, p. 16). Loin d’une visée objectiviste de la photographie en sociolinguistique, critiquée notamment par Razafimandimbimanana (2014), la prise de vue était d’abord pratique : elle visait à conserver une trace des éléments.
Les corpus progressivement construits sont essentiellement composés10 de photographies de graffitis. Si cette méthode de collecte est une des plus employées dans le champ des études sur le PL (Gorter et Cenoz, 2024, p. 129), elle continue de soulever des questions méthodologiques, dont certaines rejoignent celles posées par Razafimandimbimanana (2022, p. 14) ou par Gorter et Cenoz (ibid., p. 130-131) :
Quelles que soient les questions, nous revenons constamment à la même conclusion : deux chercheurs ne prendraient pas les mêmes photos (ibid., p. 133). Il sera donc question d’exemplifier (Boyer, 2002) le phénomène sans viser à l’exhaustivité, objectif vain au vu du nombre de variantes du CSJC et des graffitis.
Pour cette étude, à notre double casquette de chercheur et de photographe (Gorter et Cenoz, 2024) s’ajoute celle de participant, puisque nous avons nous-mêmes parcouru le Chemin en tant que marcheur. Le temps de captation visuelle de ces traces s’est donc calé sur le rythme de la marche qui suivait d’autres logiques que scientifiques.
Plusieurs centaines de photos ont été prises à l’aide de notre téléphone portable en 2023 et en 2024 sur le tronçon Orthez (France)-León (Espagne) (Fig. 1), soit près de 550 km.

Parmi tous ces clichés, nous avons retenu 118 photos sur la base des trois critères suivants :
Une fois les photos réunies, nous les avons classées selon différentes catégories :
Nous avons ensuite organisé les messages selon les langues sur la base de nos connaissances, en ayant recours aux traducteurs automatiques utilisant l’IA ou à des personnes locutrices des langues.
L’avantage indéniable de l’IA a été de pouvoir remettre parfois les messages en contexte, d’établir des liens avec des références culturelles (littérature, cinéma, politique). Cela dit, l’IA s’est avérée également trompeuse. Ce fut notamment le cas avec le texte en anglais qui renvoie au poème The battle of Maldon (voir §3.2) que l’IA avait d’abord attribué au tome 2 du Seigneur des anneaux.
La démarche interprétative des messages s’est effectuée en deux temps. Le premier temps est celui de la rencontre in situ avec les messages et ce qu’ils ont suscité en nous. En cohérence avec notre approche herméneutique et phénoménologique, nous ne pouvions nous défaire de ce que le message nous avait procuré comme émotion, comme sensation, comme impression. Certes, aucune note écrite de cette expérience n’a été prise, mais des traces ont été conservées grâce aux échanges avec nos compagnons de marche, puis réactivées lors du visionnage des photos a posteriori. Dans un premier temps, nous nous appuyons sur cette expérience sensible au monde (Merleau-Ponty, 1945), enrichie par la façon dont le message a pu trouver une résonance avec notre expérience (Ricœur, dans Robillard, 2009, p. 156), sur laquelle nous nous sommes d’ailleurs appuyés pour « amorcer le processus sémantique » (Robillard, 2009, p. 158).
Dans un deuxième temps, un processus analytique a été engagé, nous permettant de dépasser cette pré-connaissance issue de l’expérience sensible afin d’entrer autrement en interaction avec les messages plurisémiotiques et plurilingues. L’analyse s’est déroulée en trois temps : 1) dénombrer les langues présentes dans les messages ; 2) recourir à une analyse de contenu catégorielle (Bardin, 1977) à partir des traductions ; 3) chercher les effets de sens des textes plurisémiotiques à partir des outils de la sémiotique sociale (Kress et van Leeuwen, 1996 ; Kress et Van Leeuwen, 2001 ; Van Leeuwen, 2004). Nous avons donc été attentifs aux liens texte/image (dont les agencements de ces modalités), aux différents niveaux de lecture possible (dénotatif et connotatif) et avons inclus également des éléments contextuels et culturels.
Puisque l’interprétation des messages possède une dimension expérientielle, il y a potentiellement autant d’interprétations que d’individus, d’autant plus qu’à cela s’ajoute la dimension contextuelle, à la fois située et historique. Il nous a donc semblé cohérent de nous intéresser à la manière dont ces textes pouvaient être reçus et interprétés par d’autres marcheurs. Razafimandimbimanana (2014) rappelle d’ailleurs la nécessité de documenter aussi « les personnes concernées soit par la production linguistique en question, soit par sa réception » (ibid., p. 50, nous mettons en italiques).
Nous avons pour cela consulté en 2023 des pages Facebook consacrées au CSJC, pris quelques notes sur le sujet que nous avons échangées avec d’autres marcheurs et conçu en 2024 un questionnaire publié sur certains sites et envoyé à des cheminants rencontrés. Finalement, nous avons compilé 22 réponses au questionnaire et quelques échanges sur le groupe Facebook Compostelle.
Les messages relevés exploitent une grande diversité de surfaces : panneaux d’affichage, panneaux routiers, poteaux, dossiers et assises de bancs, murs de béton de passages souterrains, cailloux, rochers, bornes de randonnée, papiers suspendus à différents types de supports (branches, bornes, etc.).
L’analyse de ces paysages sémiotiques a fait apparaître – au-delà d’une forte intertextualité – une diversité assez importante de langues, témoin de la dynamique des « langues-en-mouvement » (Blommaert, 2010). Cela dit, l’analyse révèle aussi une domination de l’anglais comme lingua franca, et la constitution de communications intra-groupales qui créent des sous-communautés linguistiques et culturelles.
L’analyse des messages a fait ressortir une diversité linguistique, quoiqu’amplement dominée par l’anglais. Au total, 19 langues nationales, régionales ou mortes ont été recensées : allemand, anglais, basque, breton, bulgare, chinois, coréen, écossais, espagnol, français, gallois, hongrois, irlandais, italien, japonais, latin, polonais, portugais, russe, tchèque.
Bien qu’il soit réducteur d’associer une langue à un pays, la comparaison avec les statistiques de l’organisme officiel du CSJC montre que les langues recensées dans les messages correspondent à celles parlées dans les principaux pays d’origine des marcheurs (cf. § 3.1).
L’inscription « hasa diga eebowai » constitue une exception. Une recherche via ChatGPT a permis d’apprendre qu’il s’agit d’une langue fictive tirée d’une comédie musicale, The Book of Mormon, information confirmée par des recherches ultérieures pour comprendre le sens de la phrase (cf. infra, 4.2).
Quelques messages présentaient par ailleurs une alternance de langues. Ainsi, ces messages alliaient coréen, français12 et espagnol (Fig. 2) ou français et latin (Fig. 3) :


Il est à noter que ces deux messages emploient des expressions typiques du CSJC. L’expression « Buen camino » (Fig. 2) est la formule consacrée échangée entre les marcheurs pour s’encourager. Elle est donc souvent connue de tous et s’avère parfois la seule phrase en espagnol présente dans le répertoire linguistique des personnes non hispanophones. Il en est de même pour « ultreïa13 » (Fig. 3), cri d’encouragement et de ralliement des pèlerins sur le CSJC depuis le Moyen Âge. L’usage de ces expressions dans ces messages plurilingues nous semble pouvoir constituer un « acte d’identité » (Le Page et Tabouret-Keller, 1985) par lequel les auteurs du message intègrent dans leur pratique langagière un nouvel élément linguistique – propre à une communauté – et signalent ainsi leur désir de s’identifier ou d’être identifié à cette communauté en question. Les PSP sur le CSJC nous amènent à reconsidérer la réflexion de Blommaert (2010) sur l’existence d’une hiérarchie entre langues à faible ou forte mobilité (« high-mobility resources », p. 12). Certaines études des PL confortent la faible mobilité de certaines langues régionales (Bogatto et Hélot, 2010). Néanmoins, l’observation de langues telles que le basque, l’écossais, le breton ou le gallois sur le chemin peut être assez contre-intuitive et nous paraît signaler que les paysages sémiotiques du CSJC rebattent les cartes des langues à forte ou faible mobilité. Ces surfaces constituent une vitrine internationale pour ces langues traditionnellement cantonnées à un espace plus restreint – car, a priori à faible mobilité – comme l’est également l’usage des langues africaines tel qu’analysé par Blommaert (2010). Ces PSP offrent ainsi une triple opportunité de : 1) relégitimer des langues régionales parfois quasi inexistantes (Geneix-Barbault et al., 2022) ou mises à l’écart (Hicks, 2002) dans leur propre espace d’origine ; 2) repousser les frontières géographiques et linguistiques ; 3) donner lieu à des contacts de langues potentiellement inhabituels, tels que la coprésence du coréen, du français et de l’espagnol notée plus haut.
Enfin, notons la présence de noms de pays qui permet d’envisager autant de ressortissants de ces pays et donc de « langues-en-mouvement » (Blommaert, 2010) : « Australia », Canada, « Brasil », États-Unis (Alaska), Hong Kong, « Italy », « Korea », « Lithuania », « Malaysia », « Maruecos », « Moldova », « Sweden », Taïwan. Cette liste est intéressante uniquement parce qu’elle signale les langues employées ; en revanche, elle ne dit rien des usages réels des langues, souvent hybrides, qui montrent que les auteurs ne sont a priori pas gênés par le mélange de différentes langues dans un même message. Il est par ailleurs intéressant d’observer que certains noms de pays ont été écrits dans des langues autres que la ou les langues officielles du pays mentionné. L’anglais est en effet souvent utilisée comme lingua franca pour les inscriptions : « David from Giulianova14 Italy ». ou encore cette inscription de Christelle (Fig. 4) :

Cet usage d’une langue autre pour communiquer donne à voir, parfois, le « répertoire tronqué » (Blommaert, 2010, p. 9) de certains locuteurs. Blommaert souligne que les individus qui n’ont pas encore « stabilisé » leur maîtrise d’une langue se rabattent sur « des formes très instables de la langue écrite » (ibid.) et révèlent selon lui leur compétence linguistique élémentaire dans la langue dominante. De même, dans notre corpus, des orthographes non standards15 nous laissent supposer que certains messages ont pu être écrits par des personnes non locutrices « natives » de ces langues : « #CAMINO FRANCE » ou « « don’t try walk the camino let it go for you… Bohdar ».
L’inscription ci-dessous (Fig. 5) est assez remarquable en ce que le mélange de deux codes linguistiques relève ouvertement d’une pratique translingue. Le texte est en effet rédigé en anglais, mais l’utilisation des deux points d’exclamation – avant le mot « God » et après « one » – attribue au texte une forme d’hispanité puisque cette double ponctuation – et notamment le point d’exclamation renversé en début d’énoncé – est propre à la langue espagnole écrite. La présence de cette ponctuation rappelle ainsi la nécessité d’étudier la « globalisation linguistique » (Blommaert, 2010, p. 19) en considérant toute réalisation sémiotique de la langue.

La force de ce message-ci réside en partie dans l’impossibilité de déterminer quelle est la langue de l’auteur. Il témoigne de cette « langue-en-mouvement », faite des rencontres entre des locuteurs d’une grande hétérogénéité sur plusieurs plans, de mélanges de langues qui gomment toute hiérarchisation possible. En cela, ce texte présente une forme d’hybridation ou de métissage linguistique, au sens de « code-meshing » (Canagarajah, 2009). Contrairement au « code-switching », l’auteur nous rappelle que le code-meshing 1) ne se limite pas à l’usage de deux langues, mais peut inclure l’hybridation de langues et de symboles visuels, 2) ne distingue pas les langues en usage (p. 25-26).
Si l’utilisation d’expressions fédératrices (« Ultreïa » ou « Buen camino ») ou d’une lingua franca permet de renforcer le sentiment de communauté, notons également l’existence de communications intra-groupales (Lopez-Bouchet, 1999) qui rapprochent les inscriptions des graffitis, définis comme « ces inscriptions [qui] ne prennent tout leur sens qu’auprès des intéressés, ce qui conduit à la mise à l’écart de bon nombre de récepteurs » (ibid., p. 100).
En effet, si chacun est libre d’attribuer du sens aux inscriptions, sur la base des dessins, des signes graphiques, quitte à leur attribuer une dimension exotique ou fantasque, force est de constater que ces textes ne peuvent véritablement faire sens que pour certains « initiés ». Les langues subdivisent « la » communauté des marcheurs en sous-communautés16 linguistiques. Ceci n’empêche pas pour autant l’existence possible d’une sous-communauté plurilingue polymorphe dont les membres auraient la capacité de naviguer entre différentes communautés linguistiques et de saisir le message écrit dans une langue ou dans un mélange de langues.
Les sous-communautés se révèlent également culturelles17 ou cultuelles. Ainsi, à la manière des « particitations18 » bibliques étudiées par Maingueneau (2012), seul le coénonciateur modèle, familier de la Bible19 peut faire sens de l’inscription en latin : « Ego sum via, veritas et vita », et relever la connotation qu’elle possède. Cela s’applique aussi à certaines inscriptions graphiques telles que le signe « yaz », « homme libre » en alphabet tifinagh (Fig. 6), symbole de la communauté berbère.

D’autres formes de références culturelles conduisent à la formation de ces sous-communautés. Ainsi en est-il de l’inscription déjà mentionnée, « hasa diga eebowai », qui renvoie20 à cette langue inconnue de la comédie musicale satirique The Book of Mormon. Seules les personnes connaissant cette pièce sont en mesure de saisir la référence. Les autres chercheront à attribuer du sens à cette inscription ou à la rattacher à une langue réelle, comme ce fut notre cas21. De même, nous pouvons imaginer que les marcheurs férus de littérature anglaise reconnaitraient spontanément cette citation d’un extrait du poème The Battle of Maldon (Fig. 7), inscrit sur le mur d’un tunnel :

La mise en forme spatiale du texte mérite notre attention. Du fait de la séparation entre les deux pans de mur, le texte ne peut pas se poursuivre librement sur la droite. Toutefois, le premier vers aurait pu a minima inclure le déterminant « the », tout comme « greater » (vers 5) aurait certainement pu être remonté à la ligne précédente. Toujours est-il que la forme assez compacte reprend celle des poèmes en vers ; en cela elle constitue un indice visuel de lecture pour les non-initiés. Mais seuls les « vrais » initiés pourront faire le lien avec la référence au poème. Ainsi, à l’instar des enseignes analysées par Calvet (1994) dans le quartier de Belleville, « il faut être culturellement et linguistiquement informé pour déchiffrer ces indications » (p. 266.).
Néanmoins, il serait également possible de considérer que les murs de la ville sont susceptibles de « parler », au sens de « faire sens », à tout un chacun pour peu que l’on cherche à interagir avec le graffiti et à comprendre à partir de notre propre expérience et histoire. Dans une approche herméneutique, comprendre est d’abord une « expérience existentielle » (Robillard, 2009) qui permet tout autant de « donner sens » (ibid.). Ainsi, les murs parlent aussi à toutes les personnes qui entreront en interaction avec ces paysages sémiotiques et feront l’expérience interprétative de ces messages multimodaux et plurilingues. Le chemin entier devient un PSP vivant, car il est sujet à une perpétuelle évolution et à une constante (ré)interprétation.
Que nous disent ces messages au-delà de l’existence de ces communautés au sein de la grande communauté de marcheurs ? Parce que nous retrouvons des thématiques et des tensions ordinaires de nos sociétés modernes, les inscriptions révèlent une société mondiale en marche, porteuse de ses diverses conceptions de l’altérité, de ses rapports à la politique ou à la vie.
Nous indiquions précédemment que le CSJC est aujourd’hui emprunté par une grande diversité de personnes mues par diverses motivations. Nous retrouvons dans les messages ce caractère composite de profils.
Nous n’avons observé qu’une inscription graphique (Fig. 8) qui fait référence – hormis le signe « yaz » – à une diversité de religions sans distinction.

Nous y voyons cinq symboles (de gauche à droite, en commençant par la première ligne) :
Sur la droite est également dessinée une représentation de la coquille Saint-Jacques, symbole du Chemin. Deux flèches, l’une sur la barre de la lettre J (dans « JB ») et l’autre terminant la boucle de la lettre « o », dans Camino, permettent de symboliser un tracé, comme un écho à l’un des symboles du CSJC.
De manière générale, ce sont principalement des références à la religion catholique qui sont les plus notables. Les humains y sont présentés comme les enfants de Dieu : « Dios vive en tí » ou comme cheminant vers Dieu : « Ego sum via, veritas et vita », référence explicite à la Bible et au fait que Jésus serait l’unique voie vers Dieu. D’autres personnes expriment leur foi en écrivant le monogramme grec JHS, connu des pratiquants comme renvoyant à Jésus, ou en étant plus explicite : « JESUS IS HOPE ».
D’autres encore rappellent l’omniprésence de Dieu sur le Chemin, ce qui fait un écho assez fort à la citation en latin ci-dessus. Ainsi, ce message en portugais (Fig. 9) qui reprend trois termes clés dans la foi catholique (« Chemin », « Jésus » et « amour ») : « SIGO FORTE COM DEUS E FAÇO MEU CAMINO COM AMOR ! », auquel est adjoint un emoji souriant.

Dans le même temps, certains messages signalent plus ou moins ouvertement les tensions religieuses. Bien que produite dans une langue fictive, la phrase référence à The Book of Mormon « hasa diga eebowai » est souvent traduite par « Fuck you, God22 ». En choisissant cette particitation précise de la comédie musicale, l’auteur décide d’exprimer une position critique vis-à-vis de la religion, à moins de ne pas avoir réellement connaissance du sens. Soulignons ici le caractère cryptique de cette expression. Maingueneau (2012) rappelle que le principe de tels messages non référencés repose sur l’idée qu’ils soient “reconnu[s] comme citation par les destinataires” (p. 59), et qu’ils rendent inutile toute forme supplémentaire d’explicitation entre coénonciateurs. Ainsi, ce texte est ouvertement blasphématoire – a fortiori sur un chemin de pèlerinage religieux – puisque lisible par n’importe qui, tout en ne l’étant concrètement que pour certains initiés. Cette écriture fait écho aux graffitis observés par Monod dans le désert (Billiez, 1998).
D’autres positions critiques sont plus explicites même si, comme dans le cas présenté (Fig. 10), elles peuvent être adoucies par les emojis souriants. L’insertion de la phrase « but I don’t love him » (texte entouré) marque l’opposition d’une personne en réaction à l’énoncé principal « Jesus ♥ you ». La flèche dessinée permet de signifier le point de référence de la phrase nouvellement écrite. Notons au passage la transduction sémiotique (Kress, 2010) opérée : le premier énoncé symbolise le verbe « aimer » par un cœur, lequel est traduit spontanément dans la réponse par le verbe « love » :

Ces inscriptions critiques engagent une dynamique interactionnelle dans des messages a priori figés sur une surface bétonnée. Tout comme les échanges sur les réseaux sociaux, les PL du CSJC se prêtent à une interaction (parfois) anonyme. En cela ils possèdent un caractère évolutif et dynamique : un message en appelle un autre, à la manière, là aussi des pratiques des graffeurs (Lopez-Bouchet, 1999). Dans cette autre inscription (Fig. 11a), un échange est engagé entre, semble-t-il, 4 ou 5 personnes. Nous reproduisons ce qui nous semble être la progression thématique – et donc chronologique – de cette interaction. La première inscription semble être « Jesus loves you ». À cela, un auteur tout aussi anonyme répond : « I think he is dead ! ». Une troisième personne semble lui rétorquer : « in fact your soul is ». Une phrase suit ; il est difficile de confirmer qui en est l’auteur, même si elle semble en lien avec la précédente : « [I] feel pitty for you ».

Il est difficile de savoir comment, dans l’économie de cet échange, s’inscrit la phrase en feutre épais « Jesus loves you in the same way you love yourself ». En revanche, à la droite de ce message est rédigée une phrase qui apparaît en réponse à l’échange initial : « Jesus is not dead, he still can save and he does ! He loves us » (Fig. 11b). Ce texte, suivi d’un cœur et d’une croix catholique dessinée, n’est pas anonyme, contrairement aux autres. Il tente l’apaisement en signalant que rien n’est perdu, sens exprimé par l’adverbe « still », et en cherchant à réunir tous les interlocuteurs dans le pronom « us ».

Au final, dans des temps différents, qu’il est impossible de documenter puisque les messages ne sont pas datés, un échange polyphonique se met ici en place pour défendre la foi catholique contre ce qui a été perçu comme une agression.
Le message d’apaisement se fait parfois plus direct, comme dans ce texte en gaélique qui signifie « Soyez bons les uns envers les autres : amour, joie, espoir23 » (Fig. 12) :

Même si des messages sur le site Web Compostelle ou des réponses à notre questionnaire sont critiques vis-à-vis de ces écrits, ce type de message n’en reste pas moins assez représentatif de ce qui est parfois connu comme « l’esprit du chemin » : avoir une attention et une reconnaissance pour autrui.
À ces messages religieux font écho d’autres, spirituels, qui enjoignent le lecteur à davantage de considération humaine pour soi, pour les autres, pour l’environnement. Le Chemin comporte ainsi une dimension mystique et spirituelle que Zapponi (2010) a par ailleurs documentée en étudiant les sacs des pèlerins. Ainsi, ce message en coréen signé de Myeonggun (Fig. 13) dans lequel la personne témoigne de l’objectif visé en effectuant le pèlerinage : « Je suis venu pour me débarrasser des pensées (parasites), j’en repars avec plein d’autres ».

Aux côtés de ces textes personnels, sorte de pensée inscrite sur le mur comme pour mieux s’en défaire, se trouvent d’autres formes de messages que Maingueneau (2012) qualifie d’« aphorisations », des « phrase[s] qui se veu[len]t riche[s] de sens pour tous » (p. 22). L’auteur rappelle l’importance du contexte dans la production et dans la réception de l’aphorisation. Quel que soit le segment du Chemin où l’on se trouve, le contexte de production est difficile, si ce n’est impossible, à établir. Seul le contexte de réception est envisageable. Pour ce qui est de notre étude, le contexte physique – un mur de tunnel, un banc, etc. – est de peu d’utilité. Seul prime le contexte entendu comme situation de coénonciation, à savoir l’expérience supposée des personnes-lectrices du message : le cheminement. C’est ce contexte-ci qui autorise ce genre d’affirmation sentencieuse et permet de lui attribuer une valeur compatible avec le CSJC. Certains de ces énoncés appellent à l’implication de tout un chacun pour construire un monde nouveau et un nouveau rapport à soi. L’autre est directement interpelé et enjoint à agir. Le caractère positif et léger du message suivant (Fig. 14) est porté par le texte, mais il est également marqué par les dessins du cœur et des étoiles.

Cet appel à changer le monde se retrouve dans d’autres inscriptions qui renvoient davantage à une action personnelle sur sa propre vie, soit en la changeant « SI NO TE GUSTA TU VIDA, CAMBIALA ! » (Fig. 15), soit en se considérant autrement « LOVE YOURSELF » (Fig. 16) :


Cette dernière inscription (Fig. 16) associe deux messages graphiques : le texte « LOVE YOURSELF » et la flèche – aujourd’hui devenu un des symboles du CSJC – qui renseigne sur la direction à prendre. Cela dit, l’inscription du texte sur le trait central de cette flèche pourrait également être interprétée comme une invitation à considérer cette dernière comme le symbole du parcours durant lequel le lecteur du message apprendrait à s’aimer. Le Chemin présente alors une valeur initiatique, un peu à la manière du chemin qui est supposé mener à Dieu « ERES EL CAMINO » (Fig. 17) :

Ces messages, de type parfois injonctif, qui engagent l’autre à tenir bon sont complétés par des textes où s’expriment un souci de son prochain, comme celui-ci rédigé en tchèque, qui signifie : « ne t’arrête pas, continue jusqu’à ce que tu arrives à ton objectif24 » (Fig. 18) :

Certes, nous pouvons convenir que les messages écrits dans une langue telle que le tchèque demeurent inaccessibles à la grande majorité des marcheurs. Cela étant, l’intention projetée est bien de soutenir ses compagnons de route. À ces messages encourageant à poursuivre les efforts, à agir sur sa vie et sur le monde s’ajoutent d’autres qui invitent à se percevoir différemment (Fig. 19a et 19b) : « YOU ARE / COMPLETE / WHOLE / + LACKING NOTHING » ou « PEtit(e), tu as Le Sentiment / d’être different(E), TU marche / Pas dans les clous, C’est plutôt Toi / qui à raison et Les Autres / qui sont flous »


Le texte en français attire le regard grâce à l’usage des majuscules qui ne semble pas répondre à une cohérence textuelle : au milieu d’une phrase, après une virgule, entre des parenthèses, etc. Il ne correspond pas non plus à celui que l’on retrouve dans le texte originel de Barbara Palavi « Notes pour trop tard x Le Malamour ». Cette réécriture privilégie par ailleurs l’écriture inclusive, contrairement au texte de la chanson qui est rédigé à l’adresse d’une personne de sexe féminin. Cela lui accorde une portée plus large, la valeur du texte ayant vraisemblablement été considérée par le scripteur comme universelle. Hormis ce changement, d’autres transformations ont été réalisées, mais il est difficile de savoir si ces modifications (peut-être > plutôt ; fou > flous) sont des erreurs ou si elles relèvent d’un processus de création littéraire pour produire un nouveau sens.
Quoi qu’il en soit, on se rend compte que les auteurs font appel à leur univers mental constitué de références dans le champ culturel en lien avec la question identitaire, de l’exploration de soi, de l’inscription sociale de l’individu dans la société. Ainsi, ce passage du poème « Az alföld » (Fig. 20), du poète hongrois Sándor Petőfi, dans lequel il déclame son amour pour le paysage de son enfance : « Dans les campagnes des plaines, les plaines maritimes. C’est de là que je viens […] »

De la même manière, certains écrits littéraires sont une invitation à la méditation, tels un extrait de l’essayiste Christian Bobin : « ne rien prévoir sinon l’imprévisible, ne rien attendre, sinon l’inattendu », vraisemblablement tiré de son livre Éloge du rien25.
D’autres types de messages personnels et humoristiques sont également notables. L’observation des graffitis laisse rapidement apparaître des messages-signatures qui marquent le passage d’une personne, tel que « CROC CROC » (Fig. 21) :

Le désir d’éternité que l’on pourrait percevoir dans ces messages-signatures trouve une matérialisation supplémentaire dans certains échanges de pages Facebook consacrées au CSJC. Ainsi en est-il de Croc Croc, qui acquiert une notoriété telle que la personne en question devient une véritable obsession pour certains marcheurs (Fig. 22).

De l’art pariétal aux inscriptions des artisans des cathédrales, la pratique du graffiti est une tradition millénaire. Pourtant, certains membres de ce groupe Facebook, comme pris dans une forme de purisme spirituel ou visuel, critiquent ces messages. Relevons cet exemple : « chaque inscription sur le chemin est pour moi une pollution visuelle je trouve ça égoïste et égocentrique on est censé ne faire que passer et laisser le chemin tel quel (comme partout ailleurs ceci dit) […] ». Une réaction similaire est observable dans les réponses au questionnaire : « C’est pour moi une pollution visuelle supplémentaire dont on se passerait bien ».
D’autres graffitis semblent davantage rechercher une réaction amusée de la part des lecteurs, qu’ils s’appuient sur des références culturelles ou non. En tant que marcheur et lecteur, nous avons par exemple été sensibles à certains pour leur légèreté, dont celui réalisé par Alex le Belge (Fig. 23) qui signe un dessin accompagné d’un texte décalé, pour lequel il est difficile de faire sens même en vivant l’expérience du Chemin.

Certains messages relèvent de la communication intragroupale accentuée par 1) une référence culturelle et musicale ; et 2) une référence générationnelle. Ainsi, ce message signé M.V qui reprend un bref extrait d’Aline, chanson de l’artiste français Christophe : « et j’ai crié, crié ». Ce passage appelle assez spontanément une réaction de tout lecteur qui partage avec l’auteur la référence musicale. L’expérience personnelle de cette lecture nous amène à une interprétation liée à notre vécu de marcheur-lecteur. S’instaure avec ce genre d’inscription un échange asynchrone, une complicité empreinte de légèreté avec l’auteur puisque nous sommes invités à poursuivre le vers et poursuivre la chanson avec lui, figé dans sa trace écrite. Nous nous retrouvons ainsi malgré nous à fredonner la fin du vers : « Aline, pour qu’elle revienne ». Cet amusement apporte une bouffée d’oxygène le long d’un chemin qui, parfois, peut paraître long et fatigant. De même, cette particitation26 de la chanson Je t’aimais, je t’aime et je t’aimerai (Fig. 24) de Francis Cabrel – non cité – nous engage-t-elle dans la même dynamique interactionnelle.

L’auteur enclenche chez le lecteur un travail mémoriel pour retrouver la suite de la chanson. Tout comme cet air, il ou elle nous accompagnera ainsi sur quelques mètres, voire plusieurs kilomètres.
Ces messages révèlent plus que l’existence de sous-groupes. Ils témoignent véritablement du principe de « langue-en-mouvement » (Blommaert, 2010). Ces particitations sont extraites de leur contexte français et perdent par ce processus l’essentiel de leur valeur indicielle culturelle, sauf pour des marcheurs français ou francophones. Elles gagnent en revanche un caractère exotique et mystérieux.
Parfois, au moyen d’une approche humoristique, certains messages cherchent aussi à créer une forme de communauté de partage par l’expérience commune de la douleur. L’exemple ci-dessous (Fig. 25) : « Si t’as mal aux jambes fait une X » joue sur deux codes sémiotiques. En engageant les marcheurs à faire une croix, l’espace public se privatise en quelque sorte pour devenir, à nouveau, un mur d’interactions asynchrones qui permet à chacun de s’inscrire dans une histoire collective. Au moins temporairement, chacun sait ne pas être seul dans sa douleur. Cette communion dans la souffrance, pourrions-nous dire, forge la communauté des marcheurs du CSJC. Une autre personne s’est amusée à détourner le message en écrivant le mot « pause » après le déterminant « une ». Elle court-circuite l’intention initiale, comme si elle lui coupait la parole dans un échange oral en direct.

Les échanges se font parfois véritablement plus personnels. Ils s’adressent donc à des personnes précises, nommées. Ce message en coréen (Fig. 26) s’adresse à un certain Youmin pour lui souhaiter une « belle réussite pour le Suneung27 ».

Encore plus que le prénom, le portrait de personnages donne une existence aux individus en question. Ainsi, il est possible pour tout un chacun de se faire une idée du couple et de leur relation. Le message ci-dessous (Fig. 27), composé d’un dessin accompagné d’un texte en coréen, fait référence à une histoire a priori finie entre deux personnes – vraisemblablement celles représentées sur l’image, dont l’intimité est suggérée par la proximité des visages et la main de la femme placée autour du cou de l’homme. Le message accompagnant ce dessin dit : « Je n’ai toujours pas oublié. J’ai pensé [à lui ou à elle] tout au long de la marche ».

Il est parfois question d’histoires personnelles heureuses ou douloureuses que les gens souhaitent partager. Comme une déclaration d’amour publique (Fig. 28) ou un témoignage en l’honneur de l’autre, que le lecteur peut supposer disparu (Fig. 29) : « Ultreïa ! tu es plus fort que tu crois ! Pour toi Mimou ♥ Ta fille qui marche pour toi Johana ».


Bien que nominatifs, ces messages conservent une forme d’anonymat, car les prénoms sont communs ou parce qu’il y a très peu de chance de rencontrer la Johana qui parle de sa « Mimou ». Les auteurs s’autorisent donc à livrer une part de leur histoire personnelle et les lecteurs, ou témoins captifs, de ces messages personnalisés, sont amenés à partager, le temps d’une lecture, la douleur, l’intimité, le bonheur d’un inconnu. Les quelques réponses obtenues par questionnaire confirment que les marcheurs sont plutôt sensibles à ces messages : 21 personnes sur 22 disent s’arrêter pour lire les messages. Elles déclarent y prêter attention parce que « ces messages traduisent des émotions profondes et sincères », qu’ils « viennent de l’âme, d’émotions intenses, j’en laisse aussi, c’est très touchant et on voit que nous ne sommes pas seuls à être sensibles à ce chemin spirituel ».
Nous sommes tout autant témoins captifs de messages à caractère politique avec lesquels nous sommes plus ou moins en accord. Une pratique habituellement rencontrée chez les tagueurs se retrouve parfois sur les graffitis. La pratique en question est celle du « toy », qui consiste à barrer le tag d’un rival ou à l’effacer en taguant par-dessus (Lopez-Bouchet, 1998). De même, l’effacement de partie de noms sur les panneaux routiers permet de faire passer un message politique. Lors de notre cheminement dans la région Castilla y León, nous avons remarqué à plusieurs reprises que des toys avaient été effectués pour effacer le nom « Castilla » (Fig. 30).

Nous observons parfois également des « réponses » aux toys qui emploient le même procédé (Fig. 31). Lopez-Bouchet (1998) explique ce phénomène en citant un tagueur ayant déclaré : « j’ai toyé parce qu’on m’a toyé » (p. 108).

Une autre pratique utilisée pour débattre politique dans les paysages sémiotiques consiste non pas à « toyer », mais à détourner l’inscription pour lui donner une autre « vérité », comme illustrée par la partie du panneau routier ci-dessous (Fig. 32). La personne reformule le nom de la région en traçant un trait séparant Castilla y de l’autre partie du nom : León. Une fois isolé, ce nom devient alors le sujet d’un nouvel énoncé : León es Castilla. Cette réécriture rappelle un fait historique, sans l’animosité notable dans les effacements présents dans les figures 30 et 31 : le département de « León est la Castille », et que les deux ne peuvent être dissociés aujourd’hui.

Contrairement aux autres messages, il est assez difficile d’affirmer de manière catégorique que ceux-ci, qui renvoient à des enjeux locaux, ont été rédigés par des marcheurs, même si la majorité d’entre eux sont de nationalité espagnole (cf. §2.1). Cet acte est, quoi qu’il en soit, lié à une dynamique identitaire et politique et met en lumière des tensions locales entre l’idée d’une Castille dominante et l’affirmation d’une identité propre à la région de León.
Certains graffitis28 expriment une revendication identitaire par l’affirmation d’un attachement régional, souvent marqué par la référence à une aire géographique :
Comme mentionné plus haut, le fait que ces messages soient inscrits dans la langue régionale en question témoigne d’une double force pragmatique : la valorisation d’une identité et la relégitimation d’une langue.
Moins polémique, mais tout aussi identitaire, est le recours à un symbole pour représenter son pays sous forme de carte (celle de la Hongrie dans la Fig. 33a), ou de drapeau accroché à des panneaux routiers (celui de l’Irlande dans la Fig. 33b).


Les messages politiques sont parfois issus d’autres contextes. On pouvait observer, à l’été 2024, des messages contre le président français Emmanuel Macron, en lien avec sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale et d’appeler à de nouvelles élections : « Dégageons Macron ».
Certains enjeux sociétaux font également l’objet de messages (Fig. 34), parfois avec une touche d’humour. À notre connaissance, aucun n’a suscité de texte en réponse :

Les tensions politiques et sociétales sont en revanche plus agressives lorsqu’elles touchent à des questions sensibles telles que l’avortement, comme en témoigne l’échange sur le haut d’un panneau de signalisation (Fig. 35) conclu par un « toy ». L’intervention « it’s not true ! », écrite par une personne opposée à l’affirmation pro-vie précédente (« abortion kills an innocent ») est barrée pour être vraisemblablement 29remplacée, en dessous, par une annonce tout aussi affirmative : « unfortunately, it is true !! ».

Les auteurs recourent à l’effacement d’un texte pour étouffer la parole de l’autre (Lopez-Bouchet, 1998, p. 108), l’idée étant littéralement de retirer la parole de l’autre des échanges, donc de le taire.
Nous nous étions fixés comme objectif de contribuer à la sociolinguistique de la mobilité en documentant un type de PSP qui, à notre connaissance, n’avait pas encore fait l’objet d’une étude : les graffitis du CSJC. Une telle étude est à même d’apporter une nouvelle contribution aux travaux sur les PSP en étudiant la communauté des marcheurs sous ses aspects linguistique et plurisémiotique. En revanche, une des limites de cette étude est le peu d’attention accordée aux types de supports sur lesquels étaient inscrits les messages. L’analyse socio-sémiotique engage à ne pas distinguer le texte du support, les deux constituant in fine le message. Observe-t-on une récurrence de certains textes sur des supports en particulier ? Dans quelle mesure le support influe-t-il sur l’organisation spatiale du texte, et donc du message ?
Cela étant, l’analyse d’une centaine de graffitis a permis de conforter la notion de « langues-en-mouvement » (Blommaert, 2010) : les marcheurs sont autant de scripteurs s’exprimant dans des langues et des formats différents. La diversité linguistique observée révèle des langues métissées, une volonté de relégitimer certaines langues à faible mobilité. Elle est toutefois dominée par l’anglais comme lingua franca sur un parcours qui rassemble des personnes d’une grande diversité de nationalités et de langues. Si on considère les inscriptions comme des « actes d’identité » de la part des marcheurs (Le Page et Tabouret-Keller, 1985) dans le but d’affirmer leur appartenance à une communauté partageant des objectifs religieux, spirituels ou touristiques, le déploiement de leurs ressources révèle des pratiques de communication intra-groupale représentatives de sous-communautés de cheminants a priori seuls en capacité de faire sens de certains graffitis. En cela, plusieurs messages relèvent d’une forme d’expression intime, privée. Contrairement aux autres travaux sur les PL, les surfaces ici ne semblent pas être des lieux d’affrontement entre graffeurs ni de territorialisation linguistique ou identitaire. Lorsqu’il y a une revendication linguistique ou culturelle explicite, celle-ci reste assez marginale et concerne surtout les langues régionales minorisées telles que le breton, le gaélique ou l’écossais.
Les messages ont été organisés en quatre catégories principales révélant les considérations et enjeux à valeurs religieuses, spirituelles, (inter)personnelles et politiques des pèlerins. Leurs études ont ainsi fait émerger l’existence de tensions politiques et sociales reflétant celles des sociétés modernes. À ces tensions, répondent aussi des messages empreints de bienveillance et d’humour qui constituent aussi l’« esprit du chemin ».
En fait, ces graffitis représentent peut-être même plus que des « langues-en-mouvement » (Blommaert, ibid.) ; ils s’inscrivent davantage dans des pratiques plurilittératiées en mouvement, des manières d’agencer des signes graphiques et linguistiques – dans toute leur diversité – et de rédiger des messages selon les surfaces. Cela fait ainsi écho à ce qu’Azaoui et Guichon (2024) ont nommé une « littératie mobilitaire multimodale » dans la mesure où ces messages témoignent de la capacité qu’ont leurs auteurs à mobiliser diverses ressources linguistiques et plurisémiotiques pour communiquer tout en cheminant, voire à cheminer tout en communiquant de manière asynchrone avec des compagnons de route parfois inconnus. C’est d’ailleurs ce principe qui donne une force et une singularité à ces paysages sémiotiques. Chaque année, plusieurs centaines de milliers de marcheurs sont susceptibles d’entrer en interaction avec ces messages visibles sans effort particulier. Chaque message fait donc l’objet d’une resémiotisation ad infinitum, même par des personnes non-locutrices des langues utilisées. Une autre force de ces paysages réside dans le fait qu’ils interrogent sur trois niveaux. Premièrement, comme tout graffiti, ils sont susceptibles de déranger, car, juridiquement parlant, ce sont des inscriptions illicites sur des surfaces non prévues à cet effet ; deuxièmement, ils sont réalisés sur un chemin que d’aucuns pensent inapproprié pour ce genre de graffiti ; troisièmement, les messages ont recours à des langues qui ne sont a priori pas supposées être représentées en France ou en Espagne. Il y a, comme le remarquait déjà Blommaert (2010), un déplacement de ressources linguistiques de leur origine habituelle. Ces ressources nomades n’appartiennent donc par définition ni à un lieu ni à un moment précis ; elles constituent des réalités dynamiques et vivantes, car toujours en mobilité, et/ou (re)sémiotisées.
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