Volume 8 / Pratiques extrascolaires à la rescousse

Du booktube à la vidéo de lecteur: enjeux d’un genre scolarisable

Nathalie Brillant-Rannou
Université Rennes 2

Résumé

La littérature en ligne brouille constamment ses propres frontières. Les contours du carnet de bord, du coup de cœur ou de l’autofiction sont poreux, mais on repère aisément sur Internet des journaux de lecteurs filmés autoproduits. Parallèlement à la vogue du BookTube, canal de promotion du livre motivé par la grande diffusion et le savoir-faire médiatique d’une communauté internationale d’auteurs de vidéos sur YouTube, la vidéo expérimentale de lecteur, que Bonnet qualifie de « littéraTube », tient de l’autoportrait, de la lecture actualisante (Citton, 2007) et de l’interlecture (Bellemin-Noël, 2001). L’analyse qualitative d’un échantillon de vidéos montre comment la lecture s’y scénarise, se fait récit et reconfigure l’énonciation. Incités à produire une vidéo de lecteur, des étudiants de lettres nous fournissent un corpus quinous permet de nous demander comment la vidéo employée comme expression d’une réception reflète et infléchit l’activité du lecteur. Dès lors, quelle spécificité littéraire peut-on reconnaître à ces productions ?

Cet article se propose de contribuer à l’interrogation sur les genres littéraires numériques et à la réflexion sur les enjeux didactiques de la transposition scolaire de l’un d’entre eux.

Abstract

Booktubing and the reader’s video: issues surrounding a pedagogical model

Online literature is constantly blurring its own boundaries. The borderlines of a daily journal, heart- felt expression or autofiction, are porous but it remains possible to gather a corpus of readers’ self- filmed diaries online. As booktubing is a growing reality, the analysis of a sample of multimodal examples demonstrates how they visualize the text, narrativize it, and reconfigure its expression.

The reader’s experimental video is equal parts self-portrait, actualized reading, and interreader.

Asked to produce reader videos, a number of students in a bachelor of arts program have inspired the following questions:

-what experience and readers’ abilities do these digital productions reveal?

  • What experience and reading skills do these digital productions demonstrate?
  • How does the video modify the reader’s activity?
  • Do these productions reveal a literary specificity?

This article attempts to clarify the problematics of literary digital models and to highlight the didactic issues involved.

Mots-clés
vidéo, littérature, BookTube, sujet lecteur, carnet de bord.

Keywords
video; literature; booktubing; sujet lecteur; logbook.
Citer
Pour citer
Rannou, Nathalie (2018). Du booktube à la vidéo de lecteur: enjeux d’un genre scolarisable. Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, 8. https://doi.org/10.7202/1050938ar

Introduction

Dans le cadre d’une réflexion littéraire soucieuse de la multimodalité et de sa didactisation, le numérique est abordé ici au travers de quelques usages possibles de la vidéo, technique et genre, que le Web véhicule et dont il stimule la production. Pour circonscrire autant que faire se peut le mot « vidéo », nous pouvons recourir à l’introduction du numéro de la revue Communications qui lui était consacré en 1988. De fait, ce terme

désigne une technique d’enregistrement et de reproduction : l’image électronique, mais par contagion il déborde vers toutes les nouvelles images dont la vidéo n’est qu’une composante. Il nomme des produits finis aussi variés qu’il est possible. On dit « une vidéo » comme on dit « un film » […] le mot caractérise aussi une nouvelle forme d’art, l’art-vidéo […]. Vidéo est un mot qui déborde de lui-même, impossible de ne pas entrer dans ses débordements.

(Bellour et Duguet, 1988, p. 5)

Aussi, par rapport au cinéma et à la télévision, Sylvia Martin précise qu’en vidéo :

la prise de vue et l’enregistrement se font simultanément : la vidéo est une conserve qui maintient le matériau consigné dans un état de disponibilité et de transformabilité totales.

(Martin, 2006, p. 6)

La notion de « vidéo » comme support, objet et genre, nécessite donc une définition contextualisée dans le temps et selon l’espace de ses usages. Les définitions antérieures à l’avènement du Web pointent déjà la plasticité et la puissance de « contagion » de la vidéo.

Nous verrons que l’ouverture de la plateforme YouTube va offrir un champ considérable à ces « débordements » génériques, techniques et artistiques, brassant les catégories amateur/artiste, documentaire/fiction, commentaire/narration, œuvre/réception. L’observation des vidéos de lecteurs en ligne invite à reconsidérer la puissance énonciative de la voix, interroge les stéréotypes émergents et la possibilité d’alternatives au sein de la culture numérique devenue massive, mondiale et accessible à tous, du moins à ceux qui bénéficient de conditions économiques et politiques suffisantes pour s’en saisir.

En préambule, on peut déjà remarquer une augmentation très significative de l’usage de la vidéo comme pratique culturelle de 1997 à 2008, non seulement au niveau de la consommation d’images, mais aussi comme production, diffusion ou rediffusion. On note pourtant que la génération des smartphones conçus également pour réaliser, visionner et diffuser de petits films, n’est apparue qu’après l’enquête de 2008. On peut se référer sur ce point à l’article de 2009 de Bationo et Zouinar dans la revue Réseaux.

En 1999, dans un numéro de Communications consacré au cinéma amateur, Gellereau et Molinié, manifestement sensibles aux pédagogies Freinet, s’intéressent aux enjeux éducatifs de la lettre- vidéo1 : elles affirment que depuis les années 1980, « des centaines de lettres-vidéo [soit des vidéos adressées, vouées à la transmission de messages selon le code de la communication épistolaire], ont été produites dans l’Hexagone et à l’étranger » (p. 250). Les auteurs célèbres de ce genre numérique mentionnés dans l’article sont Jean-Luc Godard, Romain Goupil, Frédéric Mitterrand et Chris Marker. L’avènement du Web a-t-il infléchi cette pratique médiatique qui a su séduire de grands créateurs engagés ? Par exemple, il est possible de se demander si la vidéo de Serge Bouchardon2 mise en ligne sur YouTube (voir illustration 1) le 27 février 2017 ne relève pas de ce genre.

Illustration 1 : Serge Bouchardon sur YouTube

L’auteur adresse ses réponses aux questions d’un groupe de lycéens sur le thème du numérique. Manifestement, la captation est réalisée par la webcam de son ordinateur. Quelques signes d’ancrages énonciatifs, notamment ceux du lieuet de la source d’énonciation, reprennent bel et bien le code épistolaire.

Sur le plan idéologique et axiologique, Gellereau et Molinié (1999) considèrent que la prise en main des premiers caméscopes et la pratique amateur du cinéma-vidéo répondaient dans les années 1970 à une démarche anti-télé,conférant aux consommateurs le pouvoir quasi insurrectionnel de produire eux-mêmes des films alternatifs à la production commerciale grandissante. Fort de références à Baudrillard et de Certeau, l’article situe la pratique pédagogique de la lettre-vidéo du côté de l’appropriation du médium et de la prise en charge du discours en contribuant à l’émancipation des sujets. Il affirme ouvertement que le recours à la vidéo répond à un besoin déontologique et pédagogique de diversification des supports et des angles d’approches en classe, auprès d’élèves passablement en rupture avec l’écrit.

La vidéo n’a donc pas attendu Internet pour stimuler des pratiques diversifiées dans les cadres privés, artistiques et scolaires. Elle participe d’un mouvement d’appropriation des outils médiatiques et artistiques.

En 2009, Octobre estime que « [les] jeunes figurent ainsi parmi les populations les plus adeptes des pratiques artistiques amateurs » (p. 3). En 2015, même si, étant donné sa motivation commerciale, ses résultats sont à prendre avecprécaution, une enquête de l’ObSoCo menée auprès de 5 000 personnes, signale que 12 % des individus interrogés ont filmé et monté des vidéos amateurs dans l’année3. Donnat, qui interprète en 2009 l’enquête nationale de 2008 sur les pratiques culturelles des Français, remarque déjà cette forte tendance :

Le paysage des pratiques amateurs a vu récemment l’émergence de nouvelles formes d’expression et de nouveaux modes de diffusion des contenus culturels auto-produits en liaison avec le développement du numérique et de l’internet. Les changements ont été particulièrement spectaculaires dans le cas de la photo ou la vidéo, dont la pratique a presque entièrement basculé dans le numérique en moins d’une décennie, mais la diffusion des ordinateurs dans les foyers a également renouvelé les manières de faire de l’art en amateur dans les domaines de l’écriture, de la musique ou des arts graphiques.4

Or, il ne faut pas oublier que YouTube, acheté par Google en 2006, n’a été ouvert qu’en 2005. Un nombre colossal de vidéos a donc circulé sur les écrans jusqu’à ce qu’en février 2017, YouTube déclare avoir dépassé un milliard d’heures de vidéos regardées par jour dans le monde5.

Au premier abord, il est donc absolument indéniable qu’il faille « faire avec la vidéo » pour prendre en compte les pratiques culturelles réelles des élèves. C’est un des principes du Groupe de recherche en Littératie Médiatique Multimodale basée au Québec, qui justifie qu’on s’interroge sur les vertus/les limites de la didactisation d’un tel médium/voire d’un tel genre, à des fins de formation en littérature.

Mais la vidéo n’a pas attendu l’arrivée du Web non plus pour s’imposer dans le champ de l’art contemporain. Des artistes comme Nam June Paike6 ou encore Bill Viola7 se sont saisis, dès les années 1960 pour le premier, de la textualité filmique traitée avec des outils d’enregistrement plus légers, plus directs et une poétique plus libre, capable de s’affranchir parfois du narratif, moins soumise à une idée historisée du « beau » que celle portée par les caméras de long ou court métrage au cinéma. L’art vidéo a acquis une reconnaissance irréfutable dans l’histoire de la médiatisation de l’art contemporain quand Le Grand Palais de Paris consacra une mémorable exposition à Bill Viola en 2014. Ces artistes nous montraient dès les années 1970 à quel point la vidéo a une vocation performative parce qu’elle capte l’instantané dans son épaisseur : elle réactive et interroge notre rapport au temps, au rythme, au lieu, à l’instant et à l’événement. Elle explore à la fois l’image, le son, le cinétisme, la narrativité, la fragmentation, l’imaginaire, la référentialité, la fictionnalisation, les possibles énonciatifs, les limites et les flous du sens. Elle est aussi particulièrement propice à l’entrelacs des niveaux logiques (Watzlawick, Beavin et Jackson, 1972) dans le même énoncé, cultivant simultanément des effets sensibles et la distanciation chez le récepteur.

Enfin, pour le versant qui nous concerne directement, la vidéo s’est imposée dans le champ de la littérature, que ce soit du côté de la création ou de la médiation, même si cette distinction tend à devenir caduque, justement, avec le numérique. Cette émergence va de pair avec le Web, les réseaux sociaux et la multimodalité contemporaine. Ce développement galope à un point tel que l’on peut considérer que chez François Bon, par exemple, la fonction-vidéo a remplacé la feuille et le crayon depuis bien longtemps.

Voilà pourquoi, la vidéo se tenant au cœur de pratiques contemporaines très diverses, il semble inévitable d’interroger le potentiel de ce média pour enseigner la littérature. Ainsi, l’hypothèse est simple : la vidéo de lecteur susciterait des modalités d’écritures de la réception fécondes, elle révélerait et stimulerait des gestes de lecture littéraire propices à la formation de lecteurs créatifs, auteurs de leur propre lecture. Le recueil de données que l’on s’apprête à analyser résulte d’une démarche de recherche qualitative à vocation exploratoire. Il nous appartient d’analyser ici, non pas des performances de vidéastes, mais les phénomènes de lecture littéraire manifestes dans ces productions de lecteurs toujours en apprentissage. Nous le ferons à l’aide des outils de la phénoménologie de la lecture adaptés à la didactique de la littérature, notamment par Gérard Langlade (Lacelle et Langlade, 2007).

Dans la première partie, nous interrogerons les pratiques de référence des BookTubeurs et des écrivains auteurs de vidéos, puis dans la seconde partie, nous repérerons ce qui se joue en termes d’expérience littéraire lorsque la production d’une vidéo de lecteur est mise en œuvre dans le cadre d’une formation au niveau universitaire.

1. La vidéo de lecteur, émergence d’un genre codifié, mais pluriel

1.1. Le BookTube comme pratique sociale d’expression et de diffusion de la lecture

L’émergence du BookTube intervient dans un contexte de défiance de la part des experts en littérature à l’égard d’Internet. Faut-il cultiver le sentiment d’une incompatibilité supposée entre les Lettres et la culture du Web, entre la diffusion du livre et le succès toujours plus puissant des plateformes de diffusion numérique ? C’est ce que fait la journaliste Laura Daniel sur Bibliobs, le 8 septembre 20158. Elle y argumente la supposée médiocrité qui relie YouTube à la littérature en s’appuyant sur les exemples du « Mok » et « La Brigade du livre ». Elle conclut sans affiner davantage le contrat de lecture de tels sites : « Tout compte fait, les lycéens feraient peut-être mieux de ne pas se débarrasser toutde suite de leurs austères — mais plus fiables — manuels scolaires. »

Dans ce discours qui se veut protecteur de la Littérature, on appréciera au passage de quelle façon les manuels scolaires sont analysés et considérés.

Un an plus tard, sur France Culture, on semble découvrir un phénomène : « Depuis deux ans les BookTubeurs ont remplacé les blogueurs. Aujourd’hui, ils sont près de 300 francophones, en France, en Belgique, en Suisse, au Québec, dont 30 dépassent les 15 000 abonnés »9. En réalité, le phénomène est international et déjà plébiscité aux États-Unis et en Espagne. C’est ce qui est expliqué, par exemple, sur le blogue de Madmoizelle :

Le phénomène du BookTube nous vient des pays anglophones et hispanophones où il est extrêmement dynamique. Par exemple, la chaîne de la BookTubeuse Las palabras de Fa réunit plus de 305 000 abonnés, et son succès lui permet de faire des interviews de grands acteurs américains entre deux revues de livres. La survitaminée Poland Bananas Books est quant à elle une américaine du New Jersey qui réunitquelques 297 000 abonnés et ne manque pas d’inventivité pour parler de la lecture sous toutes ses formes. […] Si tous les profils de BookTubeurs existent, il y en a tout de même un qui domine particulièrement : c’est celui de lecteurs et lectrices d’une petite vingtaine d’années, qui ont généralement une affection particulière pour la littérature jeunes adultes et de l’imaginaire.10

La rédactrice de Madmoizelle qui livre ces précisions, vraisemblablement Lucie Kosmala, responsable « littérature » du blogue, draine une représentation passablement commerciale de la littérature sur YouTube : le quantitatif, le jeunisme et les « vitamines » en seraient les critères distinctifs. D’après sa présentation, le couronnement d’une spécialiste de la lecture consisterait à réaliser des entrevues avec… de « grands acteurs américains ».

L’exemple d’Émilie11, une Française de 22 ans dont la chaîne YouTube s’appelle « Bulledop Bouquine dans sa bulle », nous montre qu’effectivement les médias n’ont pas encore pris la mesure de ce phénomène de médiatisation de la lecture qui leur échappe : membre de la communauté YouTube depuis 2012, Émilie avait plus de 43 000 abonnés en mars 2017 et presque deux millions de vues. Six mois plus tard, elle a plus de 54 250 abonnées, son « Bullet Journal » s’approche des 600 000 vues et les statistiques de sa chaîne indiquent que le chiffre de 2 566 100 vues a été dépassé. Sa vidéo, mise en ligne le 6 mai 201612, est un tutoriel de BookTube, une méta-vidéo sur le modèle du partagedes compétences. Elle a été vue plus de 21 000 fois et a obtenu plus de 1000 approbations.

Sur le ton du conseil bienveillant et familier, la BookTubeuse décline ce qu’elle estime être à la source de son succès, non sans critiquer ses propres débuts (quelques mois auparavant). Conformément à l’esprit de mutualisation du net, elle explicite et scénarise son savoir-faire en s’adressant à chaque spectateur comme s’il était un BookTubeur potentiel ; elle incite chacun à l’imiter. L’identification qui est stimulée n’est pas l’illusion romanesque du rapprochement d’un personnage de fiction, la stratégie consiste plutôt à rapprocher le lecteur/spectateur du vécu de lecture de la BookTubeuse. Ici, Émilie ne parle pas de littérature, mais de la façon d’en parler, en raisonnant autour de mots-clés accessibles à tous : ce sont des termes relatifs au naturel, à la passion, à la confiance en soi et à l’audace. Le plaisirlittéraire constitue une part implicite du plaisir visible de la communication, de la médiation voire du coaching, dansl’optique d’un développement personnel accessible au plus grand nombre.

On apprécie des commentaires visibles en février 2017, mais effacés depuis : « Nous on a utiliser ta vidéo en cours defrançais pour ensuite faire une présentation d’un livre © ». Émilie répond alors : « Roh trop bieeeeeen © ». À travers cet échange, on relève au moins deux faits : d’une part, apparemment, certains enseignants n’hésitent pas à s’appuyer sur ces pratiques sociales réelles et valorisées par une bonne partie des jeunes pour développer des compétences et l’intérêt de leurs élèves. D’autre part, le ton employé dans l’échange signale le positionnement de la BookTubeuse qui, flattée et amusée par la reconnaissance symbolique que lui confère la confidence de son interlocuteur admiratif, maintient très clairement sa place hors du système de valeurs etd’expression de l’école.

Dès lors, que pensent les pédagogues du recours au BookTube en classe ? Dans une livraison de 2016 de la revue LMM, la Suisse Vanessa Depaleans plaide pour une prise en compte du succès du BookTube. Elle prône l’approche affective et non hiérarchisée des lectures, les compétences développées pour l’oral et le travail valorisant sur l’image de soi qui peut en résulter. Pourtant, une réflexion sur la vidéo de lecteur en cours de littérature ne peut se cantonner à la transposition pure et simple d’une pratique sociale vers un cadre scolaire qui vise avant tout la formation. De plus, faire passer le BookTube pour l’ensemble des activités littéraires sur YouTube serait extrêmement réducteur. Sur le plan du sens et des valeurs enfin, les travaux de Gellereau et Molinié sur la lettre- vidéo, assortis d’un regard critique, politique, sur les usages des technologies, restent nécessaires et précieux. Le BookTube, drainé par de jeunes lecteurs enthousiastes, ou plutôt principalement des lectrices, rompu(e)s aux techniques de communication, et jaloux-ses de leur spontanéité bien maîtrisée, ne recouvre pas à lui seul, loin de là, les liens entre littérature, Web et vidéo.

1.2. Des vidéos d’écrivains lecteurs et créateurs en ligne

Avec un écrivain comme François Bon, littérature, vidéo et Web deviennent non seulement collaboratifs, mais les brins d’un même ouvrage, les leviers d’un travail global pluridirectionnel et multimodal sur la langue et le rapport au monde que le langage, tout entier, active. Dès lors, Bon joue avec les codes du BookTube et son marketing, qu’il assume un peu à contre-emploi, tout en explorant les virtualités du médium pour transmettre, échanger, mais aussi créer, explorer, susciter des synergies, s’aventurer en direct. Prenons pour exemple la vidéo de Bon consacrée à Jules Verne, mise en ligne sur YouTube le 3 septembre 201613.

Cette vidéo d’environ 40 minutes (voir illustration 2) participe, avec huit autres vidéos, de la collection «Autobiographie des objets ». Cet ensemble numérique est formellement indépendant du livre portant le même titre paru au Seuil en 2012. On retrouve dans cette vidéo l’art de l’improvisation du lecteur subjectif qui, en s’appuyant sur la matérialité des livres rassemblés, filmés, et les souvenirs qu’ils réactivent, actualise les effets de cette littérature jusqu’aux questions qu’elle pose pour aujourd’hui et pour demain. Dans un style que l’on pourrait qualifier d’intime, étant donné notamment la référence comme entendue aux liens familiaux, l’abondance du « on » et quelques tournures familières, Bon chemine dans son discours en suivant plusieurs fils : comment ces livres se trouvent-ils à côté de moi au moment où je parle, caméra allumée ? Au terme de quelle histoire partagée ? Quel travail a fait le temps ? Qu’est-ce que ces livres ont changé à ma/à notre perception, à notre expérience du réel ? Bon semble répondre à la fois aux questions que lui pose l’œuvre de Jules Verne et à la façon dont elle a pénétré sa bibliothèque, matérielle et intime, pour y demeurer sous plusieurs formes, voire s’y effacer partiellement. En même temps, il se demande si sa façon de filmer convient, si le médium vidéo (qu’il maîtrise parfaitement) se met au service du plus juste, du plus parlant. La vidéo est réalisée dans un contexte qui infléchit évidemment la réflexion, et ces éléments sont questionnés aussi par l’écrivain.

Dans cette vidéo trop longue au regard des règles implicites du BookTube, le matériau est hétéroclite : autobiographiede lecteur, souvenirs de lecture, analyse éditoriale, examen axiologique, commentaire interprétatif des illustrations, oralisation d’extraits, parcours cursif, interlecture, désir de relecture, analyse des formes narratives, recontextualisation fine, puissante actualisation, etc. Sur le plan de l’image, l’auteur-lecteur met en avant les livres en tant qu’objets dans un effet pêle-mêle, et ce, dans un environnement numérique : la table de travail, les écrans, l’espace de montage de la vidéo en cours.

Illustration 2 : Le Tour de Jules Verne en 39 minutes, par François Bon

La vidéo exhibe sa procédure, ce qui génère une actualisation d’ordre médiatique au sein même de l’aventure littéraire tout en étoffant sa performativité. En jouant avec les codes YouTube, en testant son matériel en direct, le créateur ouvre et explore des stylistiques et des pouvoirs régénérants du Web. La vidéo et Internet ne constituent pas un cadre imposé ou de simples outils : ils provoquent des questions, des émotions inattendues, échappent en partie à la programmation, ouvrent au lecteur-spectateur la possibilité d’une réception performée.

On peut considérer la chaîne YouTube de François Bon comme une encyclopédie où ses vidéos sont classées par rubriques. Sont également référencées sur cette chaîne des créations trouvées sur la toile, des productions d’« amis », ce qui génère dès lors un effet de « communauté » voire de polyphonie, en même temps qu’une sorte de carnet de bord numérique de lecture de vidéos. On y trouve, par exemple, des liens vers le Journal filmé d’Arnaud de la Cotte (voir illustration 3), dont le n° 30, réalisé au cours de l’été 2016 a été mis en ligne sur YouTube le 24 février 201714.

Dans cette vidéo, l’image, le son, les gestes ordinaires sont saisis dans une captation ouvertement artisanale. Lemontage sobre et une interrogation anaphorique murmurée et déclinée jusqu’à la fin, « Comment filmer… », font littérature. Peut-on reconnaître dans cette énonciation sensible la voix du… narrateur ? De l’auteur ? D’un énonciateur extérieur ? Du poète ? Du vidéaste ? La question lancinante qui se surimprime à l’enregistrement de ces fragments de temps de vacances ordinaires engage simultanément la réflexion sur les possibilités du geste-vidéo. On voit aussi se mêler aux traces d’un quotidien délibérément banal, diverses façons dont se mettent en jeu les gestes de la lecture : lire un livre, lire la presse, lire la signalisation routière métaphorisent les lectures du monde, celle du vidéaste ou celle du spectateur.

Illustration 3 : Arnaud de la Cotte, Journal

À la question « Comment filmer… ? » qui, en se répétant tout au long de la vidéo, crée une trame quasi poétique, non narrative et réflexive, semble répondre constamment, en échos, celle que le spectateur partage avec les personnes filmées : « Comment lire… ? ». Voici donc, à travers l’exemple de de la Cotte, un usage artistique de YouTube capable de générer de nouvelles modalités qui n’entrent aucunement en contradiction avec le livre, mais reposent, de diverses manières, les questions de la lecture et de l’expression littéraire.

2. Les vidéos de lecteurs en cours de littérature : objectifs et interprétation des productions

2.1. Choix d’un objet : du carnet de bord au numérique

Dès lors, pourquoi les vidéos de lecteurs deviendraient-elles des activités d’enseignement, quels enjeux peut-on reconnaître à leur didactisation ? À quelles conditions une transposition de tels dispositifs littéraires et médiatiques développerait des compétences littéraires chez des lecteurs en formation ? Pour répondre à ces questions, on se propose d’examiner des réalisations d’étudiants du point de vue des activités de lecture dont elles témoignent.

Gellereau et Moliné s’étaient déjà attardées sur la richesse de la lettre vidéo :

[…] dans ses dimensions autobiographique, dialogique et vidéographique [elle] se propose à l’amateur comme un dispositif pour réfléchir sa propre image et mettre en relation un fragment de lui-même avec quelques autres fragments d’altérités et de mondes.

(1999, p. 253)

Il est tout à fait saisissant de constater à quel point l’avènement d’Internet et l’ouverture des plateformes de mise en ligne de vidéos telles que Dailymotion, Viméo et surtout YouTube15, confortent cette conception de la vidéo comme expression de soi en lien avec autrui, expérience réflexive de l’altérité.

Mais la didactisation de la vidéo de lecteur ne tient pas seulement à notre intérêt pour les vidéos d’écrivains. Elle questionne plus largement l’exposition de la subjectivité lectorale des grands lecteurs, et nos façons de la saisir au cœur des supports de la multimodalité. Le suivi d’écrivains en ligne à travers leurs blogues ou au gré des réseaux sociaux (le blogue d’Éric Chevillard16, le mur Facebook d’André Markowicz, les « 36 secondes » d’Anne Savelli17 sur Bobler, Anh Mat sur Instagram, etc.) fait évoluer notre conception du carnet de bord où la vidéo de lecteur vient, comme unmoyen parmi d’autres, exprimer un rapport aux textes d’autrui, la surprise ou l’indignation face à un discours, un souvenir littéraire, un désir de lire…

Ainsi, didactiser les vidéos de lecteurs trouve un plus grand intérêt à s’appuyer sur l’observation de diverses démarches d’auteurs-lecteurs et les possibilités multimodales des écritures de la réception (Le Goff et Fourtanier, 2017), que sur la stricte imitation du BookTube comme genre médiatisé, efficace au niveau de la communication certes, mais somme toute très canalisé dans ses traits génériques et formels.

2.2. Choix de méthode : objectifs et modes d’interprétation des vidéos produites par les étudiants

Le statut accordé aux vidéos de lecteurs recueillies auprès de trois groupes d’une vingtaine d’étudiants de lettres en Licence 1 à Grenoble et Valence, en 2015, et en Master à Rennes, en 2016, relève du large champ des écrits de la réception travaillé plus spécifiquement lors des Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature de Toulouse (Le Goff et Fourtanier, 2017) dans le prolongement des travaux sur le texte du lecteur (Mazauric, Fourtanier et Langlade, 2011). Dans cette optique, l’activité du lecteur est perçue comme production d’une reconfiguration intime et singulière du texte lu. Les vidéos ont été sollicitées en tant que traces et reconfigurations subjectives des œuvres lues par des lecteurs singuliers.

Le corpus de vidéos à analyser a été constitué en réponse à cette consigne : « Au terme de la lecture d’une des œuvres au programme, au choix, vous réalisez votre texte de lecteur, individuellement ou en binôme, sous forme de vidéo.Votre subjectivité et la créativité de votre lecture sont bienvenues. » En 2016, la consigne s’est étendue sur l’ensemble du semestre, en précisant que la vidéo à rendre résulterait du montage de plusieurs petites vidéoséquivalentes à autant de pages d’un carnet de bord de lecteur. La pratique en binôme a été écartée en 2016 afin d’encourager l’approfondissement de la dimension personnelle.

Du point de vue pédagogique, l’objectif de cette activité était de stimuler des reconfigurations multiples, et non seulement métaprocédurales, chez les étudiants engagés dans une lecture littéraire. Du point de vue de la recherche, l’objectif était de collecter et d’analyser un ensemble d’écrits de la réception littéraire appartenant à la catégorie des vidéos de lecteurs. Cette observation constitue la première étape d’un projet de didactisation des vidéos, le besoin premier consistant à identifier les caractéristiques d’une telle « écriture de la réception » (Le Goff et Fourtanier, 2017, p.6) et les gestes de lecture qu’elle recouvre.

Les principes méthodologiques qui autorisent la collecte de ce type de données ont été défendus notamment par Favriaud et al. lors de ce qu’ils appellent une « recherche écologique » (2011). Il s’agit alors d’observer les résultats et les effets de pratiques réelles qui n’ont pas été conçues strictement en tant que dispositif de recherche, mais qui n’en demeurent pas moins innovantes et qui constituent des sources pertinentes pour observer des activités de lecteurs.

L’ensemble des soixante vidéos collectées en contexte pédagogique ne va pas donner lieu à une analyse extensive ici même. Un échantillon de vidéos variées est constitué de façon à vérifier si les différentes activités fictionnalisantes ont les moyens de s’exprimer dans un texte de lecteur-vidéo. Récapitulées par Lacelle et Langlade (2007), les activités fictionnalisantes sont au nombre de cinq : la concrétisation imageante, la cohérence mimétique, l’activation fantasmatique, l’impact esthétique, la dimension axiologique. En réalité, le travail produit en didactique ces dix dernières années permet d’ajouter cinq autres gestes de lecture à ce modèle théorique initial, tout particulièrement (mais non exclusivement) dans le cas de lecture de poèmes : l’interlecture, la reconfiguration énonciative, la narrativisation (Brillant Rannou, 2010), la transmodalité, la mise en corps (voix, rythmique, mémorisation, figuration corporelle) (Brillant Rannou, 2018). Cet ensemble de notions devrait permettre de rendre compte des activités révélées ou suscitées lors de la réalisation d’une vidéo de lecteur. Dans ce type de recherche, on se demande aussi jusqu’à quel point le modèle descriptif retenu couvre l’analyse du corpus.

2.3. Des productions en quête de modèles médiatiques

L’imitation de formes connues est une démarche naturelle lorsqu’il s’agit d’honorer une consigne d’écriture créative. Or, on note que dans les groupes de 2015, aucune production n’imite le style du BookTube, non seulement, on l’imagine, parce que les étudiants n’étaient peut-être pas familiers à cette catégorie en ligne, ou parce qu’ils rechignaient à se mettre en scène, mais peut-être encore parce que, selon des représentations bien ancrées, la transposition d’un genre émergeant dans la sphère privée n’aurait pas nécessairement sa place à l’université. En revanche, en 2016, chez des étudiants de Master, l’esthétique du BookTube et des textes de lecteurs sur les réseaux sociaux ont transparu dans plusieurs productions comme en témoignent ces captures d’écrans extraites de deux vidéos de lectrices (voir illustrations 4 et 5).

Illustration 4 : Lectrice 1
Illustration 5 : Lectrice 2

Ces mises en images et en espace recourent à l’autocadrage de face, comme dans une vidéo de BookTube conventionnelle. La lectrice 1, qui est par ailleurs une blogueuse littéraire investie, répond à la consigne sur un ton amical, enjoué et « vitaminé ». Dans cet extrait, sa vidéo de lectrice prend la forme du conseil de lecture, ce qui constitue bien une formalité possible d’écrit de la réception. On reconnaît dans le deuxième exemple la reprise parodique du conseil de lecture via l’application Snapchat : la locutrice habille son image et sa voix d’une fantaisie visuelle et sonore programmée par l’application. Le ton dont l’énonciatrice écope désamorce la convention sérieuse de texte de lecteur universitaire. Serait-ce la consigne qui, en sollicitant l’outil vidéo, aurait suscité ce registre décalé ? Ou l’opportunité de se déguiser à l’aide d’une application ludique n’a-t-elle pas offert ici un biais de camouflage face au dévoilement dérangeant que peut provoquer un exercice dédié à la subjectivité de la lecture ? Il est vrai que les étudiants de 2016 étaient tenus de produire plusieurs petites vidéos, au fur et à mesure de leurs différentes lectures.Cette temporalité didactique a encouragé les étudiants à tester les différents genres diaristes du Web, en commençantpar les plus courants dans leurs pratiques privées.

Certes, ces deux premiers exemples montrent que la vidéo comprise comme support de communication risque de circonscrire le texte de lecteur dans des formes préconçues. L’objet se centrant sur le message, le médium vidéo, dans ces deux cas, n’y est que faiblement questionné en tant que tel. Pourtant, la consigne ne prévoyait pas l’enregistrement d’un discours préétabli sur le texte littéraire, au contraire, elle visait une « remédiatisation » du texte lu, selon la définition de Bonnet (2017) : « Remédiatisation : on traduit ainsi la “remediation” proposée par Jay David Bolter et Richard A. Grusin, dans leur essai paru en 2000 : Remediation: Understanding New Media. Le terme désigne la migration d’une œuvre, d’un média à l’autre ».

C’est dans des cas de reconfigurations du texte littéraire en vidéo qu’on parlera plus aisément de lecture créative et qu’on pourra alors mesurer quelles activités fictionnalisantes (Lacelle et Langlade, 2007) ont pu être activées lors de leur réalisation.

2.4. Analyse de l’auctorialité de la lecture et des activités fictionnalisantes du lecteur

La soixantaine de vidéos de lecture collectées durant ces deux années ont emprunté des modalités et des esthétiques variées révélant des degrés d’appropriation et un travail interprétatif très hétérogènes. Nous allons moins nous attarder sur les causes et les contraintes didactiques qui ont pu aboutir à de telles productions, que sur la poétique même des objets numériques constitués, à partir de quatre exemples retenus pour leur diversité.

2.4.1. La transposition mot-à-mot

La remédiatisation du poème de Jacques Roubaud18 en vidéo dans le cas présenté ici témoigne à première vue, non pas d’un projet d’interprétation globale du texte, de sa signifiance ou de sa textualité, mais de la quête pas-à-pas d’un mot-à-mot linéaire.

Les images fixes qui accompagnent la lecture orale du poème livrent une remédiatisation terme à terme redondante et visuelle. La simplicité des moyens et la vocation illustrative du diaporama sont toutefois cohérentes, eu égard au registre du poème qui s’apparente à une comptine. La figuration des « linottes » ou de la « culotte » dans leur sens premier et contemporain contribue au registre humoristique. L’organisation de l’énonciation à deux voix génère un effet « personnage ». Le portrait final ondulant sur un fond illustratif qui pourrait être un verre d’alcool, excède cependant le contenu du texte en soufflant au spectateur un second degré à l’expression « tête de linotte », et finalement au texte.

La transposition mot-à-mot, qui est une démarche d’appropriation repérable dans de nombreux cas d’écriture de la réception multimodale par des élèves (Brillant Rannou et Le Baut, 2017), correspond à celle de la paraphrase. Elle rappelle le pas-à-pas dans le texte, portant l’espoir — non garanti — de voir l’accumulation successive d’explicitations ponctuelles à aboutir à une vision éclaircie en fin de travail. En pratiquant de la sorte, les lecteurs atténuent la littérarité qui les embarrasse et retrouvent à l’aide d’une référentialité très concrète, des points d’accroche dans leur quotidien ou un imaginaire connu. Dans ce premier cas, on peut considérer que la concrétisation imageante s’est imposée comme mode d’entrée dans l’exercice de remédiatisation. La particularité est que cette mise en images reste très dépendante dela progression verbale. Nous allons voir que la concrétisation imageante peut se combiner à une quête de référentialité beaucoup plus globale.

2.4.2. L’interlecture référentielle objectivable

Le second exemple de vidéo de lecteur19 proposé ici manifeste lui aussi la recherche d’un ancrage référentiel en dehors du texte. Cette fois-ci, la démarche ne consiste pas à redoubler le vocabulaire du poème d’images illustratives et redondantes, mais plutôt à alimenter, par un choix d’images mobiles préexistantes et sans fantaisie, la part inférentielle de la lecture, comme si, grâce à la vidéo, le monde référé dans le texte et ses connotations retrouvaient des fondements ou des gages historiques et sociaux.

En puisant dans les archives de l’INA des extraits de films en lien direct avec le thème du travail, les lecteurs excèdent la référentialité transparente du texte : ils n’hésitent pas à inclure des images de train renvoyant au travail forcé en Allemagne, par exemple. La logique de cette vidéo tient à l’effet de cohérence mimétique que cultive l’image documentaire. Le poème trouve un correspondant visuel parfaitement cohérent. Les lecteurs créent ainsi un décor de mémoire historique et collective pour accompagner le poème personnel du fils d’un métallo. La vidéo de lecture active dès lors une concrétisation imageante partageable, apte à une validation historique, même si les métiers, les époques, les identités, bien sûr, ne sont pas ceux du texte littéraire lu. Les lecteurs se construisent et partagent ainsi avec les spectateurs de la vidéo, une mémoire, une banque d’images, qui rend possible selon eux l’interprétation du poème auquel ils prêtent un ancrage historique gorgé de signes (le métal, la roue, l’outil, la vapeur, etc.).

On note dans ce cas que le texte a été recomposé : les passages retenus pour la lecture orale sont présentés sous des titres de rubriques. La lecture recompose sa version du poème, unifiée et valorisée par le choix d’un fond musical raffiné et une esthétique jazz qui donne au noir et blanc, comme la couverture du livre, une forme de noblesse.

Illustration 6 : Couverture du livre Le geste ordinaire

En devenant matière à vidéo, « Le geste ordinaire » renforce sa qualité d’hommage non seulement à l’égard du père du poète, mais aussi aux travailleurs manuels qui, par leur travail quotidien, ont fait l’Histoire. On peut considérer dès lors que cette démarche participe à l’activité axiologique de la lecture.

2.4.3. L’activation fantasmatique

Le propre de la troisième vidéo20 qui a retenu notre attention est sa propension à révéler l’activation fantasmatique des lecteurs. D’ailleurs, les auteurs de la vidéo ont tellement investi leur univers esthétique et mental dans leur réalisation, qu’ils n’ont même pas précisé le nom de l’auteur du texte dans leur générique.

Voici alors le cas d’une vidéo de lecteurs particulièrement travaillée sur le plan technique et esthétique. On voit bien que les images construites d’après un mot, une sensation ou une émotion exprimés dans le texte lu n’ont pas vraiment de fonction référentielle, ni même pour objectif de partager une concrétisation imageante. Le texte est plutôt vécu ici comme le point de départ d’une exploration imaginaire, il est « utilisé » comme un « texte tremplin » selon laterminologie de Rouxel (2004). Le texte du lecteur se substitue au texte lu en réponse à un désir du lecteur plus ou moins conscient et plus ou moins relié au poème. C’est alors la sensualité et la charge d’évocations personnelles et fantasmatiques qui prennent le premier pas : le contraste entre les paysages, le travail sur les couleurs et les transformations cinétiques (accélérations, ralentis), révèlent et surtout réveillent une grande puissance émotive. La technique de lecture à deux voix participe au halo fantasmagorique qui imprime cette vidéo. La double voix place l’écho du texte dans un arrière- fond, et son éloignement un peu mystérieux esthétise le texte du lecteur. L’accompagnement de l’enfant évoqué semble s’effectuer comme dans un rêve, entre mémoire et inconscient. Même si le texte d’origine est lu à voix haute avec une véritable attention, il est évident que c’est le plaisir de la création vidéo qui a guidé cette réalisation. L’interprétation littéraire est devenue secondaire, c’est l’exercice de lecture en soi et la mise en images qui ont pris le premier plan.

2.4.4. Une lecture-création ou une création de lecteur

Enfin, la lecture devient un travail de création complet quand le lecteur s’est affranchi des modèles en ligne, qu’il s’est autorisé une appropriation très personnelle, mais qui laisse résonner encore, après la lecture, les effets de sens des textes lus. La multimodalité ne vient pas en appui illustratif à une lecture préalable, mais collabore à des pistes de réflexion, d’éveil esthétique ou d’analyse. On peut considérer que la quatrième vidéo21 de notre échantillon tient cette promesse.

Il s’agit d’un montage à partir du carnet de bord vidéo22 tenu le long d’un trimestre en Master. Plusieurs textes littéraires y sont évoqués, cités, mis en voix, commentés, transfigurés, remédiatisés en images, en sons, en mouvement. Le rôle des images et du son y est beaucoup plus collaboratif qu’illustratif. Leur disjonction apparente contribue même parfois à l’intrigante beauté de la lecture : surprenante, questionnante, suggestive. Comme François Bon, le lecteur intègre à sa vidéo ses préoccupations sur le média lui-même, le sens et les effets du numérique. L’esthétique de « récupération » ou de collage qui provient du recyclage de rush pour constituer une partie de la bande-images, convoque une conception de la lecture parente du braconnage cher à de Certeau (1990). Lire, c’est s’emparer du vivant qui, sans ce regard singulier, échappe. La lecture créative se passe de modèle à imiter, elle inaugure ses chemins de traverse et s’essaie à des rapprochements et des reconfigurations de figures, de sonorités, de pensées, non programmés et toujours en route.

Conclusion

En 2015, Saemmer demandait si le numérique ferait disparaître le texte. Elle rapportait cette inquiétude ambiante selon laquelle le numérique éloignerait la vraie lecture, condamnés que nous serions à des réceptions de survol et à la superficialité des choses.

Nous devons constater que, bien au contraire, quelles qu’en soient les modalités, les vidéos de lecteurs stimulent la lecture, la représentent et l’accompagnent dans une communauté reconstituée et vaste, soucieuse de réflexivité, de contextualisation tout autant que d’actualisation, et de questionnement métaprocédural sur les outils eux-mêmes.

Les vidéos collectées ayant été mises en ligne sur le mode privé (d’un commun accord entre les étudiants), elles marquent un rapport intériorisé aux lectures, un cheminement dans l’identité de lecteur des apprenants tout en faisant preuve d’un pacte de sincérité qui n’exclut ni l’humour ni l’autodérision. Cette catégorie d’écrits de la réception implique la voix, le corps, la temporalité linéaire de l’énonciation, mais avec la libre recomposition du montage. En ceci, elle ouvre des perspectives riches pour une didactique soucieuse de la subjectivité créative des apprenants.

Faut-il former les élèves à devenir des BookTubeurs performants ? Je ne souscrirais pas à un tel emportement qui alimente une machine économique sans recul, impose un ton et une catégorie de performances somme toute assez éloignée des pratiques artistiques elles-mêmes. Il me semble plutôt primordial de cultiver des récepteurs sensibles à la diversité des vidéos littéraires en ligne, créateurs de leurs propres lectures et de leurs images.

En 1989, c’est-à-dire avant l’ouverture du Web pour tous, Perriaut considérait les « pratiques amateurs » comme des stimulis de formes nouvelles qu’on n’hésitait pas à qualifier d’avant- gardiste. Choisir « l’avant-garde », la considérer toujours avec curiosité là où elle nous devance, quitte à nous éloigner de nos certitudes… Voilà, me semble-t-il, la posture à promouvoir pour enseigner la littérature et tenter d’en accompagner l’élan.

Notes
  1. L’article contient en annexe une lettre vidéo réalisée en classe dans le premier degré. ↩︎
  2. Serge Bouchardon sur YouTube : https://www.YouTube.com/watch?v=mTjBG702s-4 ↩︎
  3. http://lobsoco.com/lobservatoire-des-consommations-emergentes-vague-3/ ↩︎
  4. http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/doc/08synthese.pdf ↩︎
  5. http://www.cnetfrance.fr/news/YouTube-plus-d-un-milliard-d-heures-de-videos-vues-quotidiennement-39849142.htm ↩︎
  6. Smithsonian American Art Museum « Nam June Paik : Global Visionary – Exhibition Trailer » Ajoutée le 8 nov. 2012 : https://www.YouTube.com/watch?v=PexGYL7c-v8 ↩︎
  7. Farguier Jean-Paul, Bill Viola expérience de l’infini, 33e FIFA, mise en ligne par Julien Breuil le 4 mars 2015 :
    https://www.YouTube.com/watch?v=07nY5dywIEI&pbjreload=10 ↩︎
  8. Daniel Laura : http://bibliobs.nouvelobs.com/la-video-boite/20150820.OBS4492/peut-on-parler-de-litterature-sur-YouTube.html ↩︎
  9. https://www.franceculture.fr/litterature/la-nouvelle-donne-de-ledition-les-BookTubers ↩︎
  10. http://www.madmoizelle.com/BookTubeurs-critiques-litteraires-YouTube-576447 ↩︎
  11. Voir la liste des chaînes de BookTube sur https://www.BookTube.fr/chaines ↩︎
  12. https://www.YouTube.com/watch?v=eAVWRsJ16jg ↩︎
  13. https://www.YouTube.com/watch?v=Cs04Eb78ZdA&list=PL0b9F8mHoFK49yP9cc-IYf2d-zZRR01cR ↩︎
  14. https://www.YouTube.com/watch?v=3BUlzuTIPaY ↩︎
  15. YouTube.com, Dailymotion.com, Metacafe.com, Wat.tv, Rutube.ru, Wideo.fr, Vimeo.com, Veoh.com, Myspace.com, etc. ↩︎
  16. http://autofictif.blogspot.fr ↩︎
  17. http://www.lairnu.net/36-secondes/ ↩︎
  18. Roubaud, J. (2004) Les animaux de tout le monde. Seghers. Récupéré du site https://www.YouTube.com/watch?v=9Aqt7YHwqxA&feature=youtu.be ↩︎
  19. Coton, M. et Léonard, L. (2011). Le geste ordinaire. Esperluète éditions. Récupéré du site https://www.YouTube.com/watch?v=7WBK_IcN9Xc&feature=youtu.be ↩︎
  20. https://www.YouTube.com/watch?v=mNTNXEOLDng&feature=youtu.be ↩︎
  21. https://www.YouTube.com/watch?v=UpTMp7SkdXA&feature=youtu.be ↩︎
  22. Il s’agit du travail de Dorian Moulart, étudiant en master Recherche Lettres et Humanités à Rennes 2 en 2016-2018. Son mémoire en cours est consacré au lyrisme en littérature numérique. ↩︎
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