L’article qui suit est issu d’un entretien entre Nathalie Brillant-Rannou et des coordinatrices de l’édition enrichie de La Croisade des enfants de Marcel Schwob. Le groupe « Lectures et médiations numériques » (EA CELLAM, Université Rennes 2) a engagé une recherche-action reposant sur la conception d’un livre au format ePub3 à partir de ce récit du XIXe siècle, en collaboration avec le studio L’Apprimerie. Cet ouvrage enrichi est appelé à faire l’objet d’une étude de réception dans un second volet du projet. À travers cette démarche, il s’agit de voir dans quelle mesure la remédiatisation d’une œuvre littéraire est à même d’en favoriser l’appropriation en décloisonnant les horizons d’attente et les habitudes de lecture. Les contenus émergents que constituent les livres numériques enrichis invitent en effet à dépasser les oppositions binaires écran- papier et lecture linéaire-lecture délinéarisée. Les œuvres patrimoniales remédiatisées qui intègrent de l’hypertexte et des contenus multimédias ouvrent des pistes de réflexion spécifiques au sein de cet ensemble. Cet entretien porte sur les choix éditoriaux effectués et sur les hypothèses de réception qui les ont sous-tendus, particulièrement en termes de compétences de lecture et d’enjeux de patrimonialisation.
The article that follows recounts an interview between Nathalie Brillant-Rannou and coordinators of the enriched edition of Marcel Schwob’s The Children’s Crusade. In collaboration with the studio L’Apprimerie, the group “Reading and Digital Mediations” (EA CELLAM, University Rennes 2) conducted an action-based research study on the design of a book in ePub3 format from Schwob’s nineteenth century story . This enriched book is to be the subject of a reception study in the second part of the project. Through this approach, it is necessary to see to what extent the remediatization of a literary work is able to promote its appropriation by decompartmentalizing the horizons of expectation, as well as the habits of reading. The emergent contents of enriched digital books invite us to go beyond the binary oppositions between paper and screens, between linear reading and delineared reading. The remediatized heritage works, which integrate hypertext and multimedia content, open up specific lines of thought within this ensemble. This interview focuses on the editorial choices made and the reception hypotheses that underpin them, particularly in terms of reading skills and heritage issues
Cet article, issu d’un entretien réalisé avec Nathalie Brillant Rannou, porte sur une édition enrichie de La Croisade des enfants de Marcel Schwob, élaborée dans le cadre d’une recherche-action participative menée au sein de l’équipe d’accueil du CELLAM à l’Université Rennes 21. Le projet vise à questionner les enjeux de la remédiatisation2 des œuvres littéraires et ses impacts pour les lecteurs. L’ouvrage au format ePub3 est accessible gratuitement via le catalogue du SCD de l’université et sur l’iBooks Store. Il a été développé en collaboration avec le studio L’Apprimerie. Le projet éditorial s’est nourri d’une réflexion sur les modes de lecture et sur les figures de lecteurs3. L’enjeu n’était pas tant d’élaborer une (ni des) image(s) de lecteur(s)-type(s), mais de rester ouvert à une pluralité de lecteurs à même de s’investir dans une expérience de réception singulière.
L’hypothèse qui a guidé l’élaboration de cette édition, et que nous allons confronter prochainement aux résultats d’une enquête de réception, est que la remédiatisation d’une œuvre littéraire serait à même d’en favoriser l’appropriation par des lecteurs divers à travers une expérience qui encourage le décloisonnement des horizons d’attente et des habitudes de lecture. L’entretien qui suit s’est déroulé entre la finalisation éditoriale du projet en 2017 et la projection vers l’enquête de réception en 20184.
N. B.-R. : Comment l’œuvre a-t-elle été choisie pour devenir un livre numérique enrichi ?
S. D. : Du point de vue de la « fabrique » de l’édition, plusieurs éléments ont guidé notre choix. Il existait déjà des versions numériques de La Croisade des enfants, mais non enrichies5. Ce récit polyphonique écrit au XIXe siècle est par ailleurs inspiré d’une matière médiévale du XIIIe siècle. Dense et suggestif, il était susceptible de favoriser la diversité des niveaux et des modalités de lecture et propice à la mise en place d’une démarche participative. Or, nous souhaitions impliquer des spécialistes de différentes périodes et de différents domaines, ainsi que des artistes et des vidéastes professionnels ou étudiants.
Au-delà de cet aspect, le récit de Schwob nous est apparu comme un texte à même d’interpeler les lecteurs, quel que soit leur profil. En effet, La Croisade des enfants peut faire l’objet de différentes approches, ouvrir sur différents modes d’appropriation et d’interprétation. De fait, nous tenions à éviter de cibler un lecteur spécifique, pour partir au contraire d’une vision plurielle du lecteur et de ses attentes en incluant aussi bien le grand public que les élèves, les étudiants et les universitaires. Et ce, afin d’analyser les articulations possibles entre les différentes approches de lecture.
Enfin, La Croisade des enfants constitue un texte riche, mais relativement peu connu. Ce choix nous a donc paru propice à la découverte. Il nous semblait notamment intéressant de pouvoir travailler sur une œuvre que certains lecteurs allaient découvrir d’emblée en version numérique, sans l’avoir nécessairement consultée sur papier. Cela permettra de se demander, par exemple, dans quelle mesure la modernité littéraire de l’œuvre, soulignée par la critique schwobienne, est susceptible (ou pas) d’apparaître plus nettement aux lecteurs qui découvriront directement le texte à travers un dispositif numérique.
N. B.-R. : Comment les parcours de lecture ont-ils été déterminés, selon quelles représentations des profils, démarches, gestes des lecteurs ?
M.-A. C.-N. : Nous avions la volonté de constituer différents parcours, correspondant à des approches complémentaires de l’œuvre. Il s’agissait de rendre l’œuvre accessible à différents types de lecteurs (jeunes ou adultes, amateurs ou spécialistes), afin qu’elle puisse être explorée selon les attentes, besoins et envies de chacun. Notre objectif était également de favoriser les passerelles entre les parcours, en évitant de cloisonner l’approche sensible des textes, la démarche de compréhension de l’œuvre et l’approche scientifique des textes littéraires.
Nous avons notamment été inspirés par les travaux de Darnton (1999) sur les évolutions du livre. À propos des ouvrages de sciences humaines, l’historien déclare : « Plutôt que de gonfler le livre électronique, je crois possible de l’organiser en couches pyramidales » (1999, p. 183). Il invite à concevoir des ouvrages structurés en différentes strates ou couches successives, en partant d’une édition courante complétée de documents accompagnés d’éléments d’interprétation, d’essais théoriques, de supports pédagogiques, et enfin de « rapports de lectures », appelés à s’étoffer progressivement.
Cette analyse peut être facilement transposée dans le contexte d’une édition littéraire, avec le souci d’articuler la découverte de l’œuvre, l’accès à des documents, à des fiches explicatives et à des analyses approfondies. C’est ce que nous nous sommes appliqués à faire, en nous inspirant également d’autres éditions numériques, en particulier l’application Candide de la BnF6 et les applications « Explore Shakespeare » proposées par les Presses universitaires de Cambridge7.
Notre édition au format ePub3 s’organise finalement en trois parcours de lecture :
• « Lire, parcours sensible »
Ce parcours propose une lecture immersive : le lecteur est invité à plonger dans l’œuvre en se laissant porter parl’intensité du récit, par l’écriture de Schwob. Outre les illustrations originales d’Anne Guibert-Lassalle, la musique et la lecture sonore activables sont mises à disposition du lecteur pour l’inciter à faire une expérience de lecture multisensorielle, à la croisée du texte, de l’image et du son.
Dans ce parcours, le lecteur peut déjà entamer une démarche de contextualisation du texte, notamment grâce à des notes portant sur des éclairages lexicaux et contextuels, qu’il peut activer ou non. Nous posons ainsi l’hypothèse que la réception immersive ou sensorielle n’exclut pas une curiosité documentaire ou intellectuelle.
• « Explorer, premiers repères »
Cette logique de contextualisation est au cœur du deuxième parcours qui invite à prendre un premier recul pour situer l’œuvre par rapport au matériau utilisé par Schwob (les chroniques médiévales, le contexte des croisades), au parcours de l’auteur et au contexte littéraire du XIXe siècle.
Ce parcours ouvre déjà des pistes vers le troisième volet de l’édition, par exemple à travers un abécédaire interactif.
• « Approfondir, mise en perspective »
Le troisième parcours invite à une démarche d’approfondissement par la découverte du point de vue de chercheurs spécialistes de différents domaines et périodes, à travers des articles enrichis d’illustrations et de sons, mais aussi d’interviews vidéos. Ces détours, étayages ou expansions scientifiques ne sont pas opposés au plaisir de la mise en scène, au jeu avec les sons, les images et la sémiotique générale de l’outil.
Si ces différents parcours sont nettement identifiés dans le sommaire, le principe de cette édition est de les réunir dans un seul support pour inciter le lecteur à naviguer entre différentes appréhensions du texte.
N. B.-R. : Quelles difficultés de lecture de la version papier cette éditionnumérique enrichie cherche-t-elle à surmonter ?
C. D. : Saemmer et Tréhondart définissent le livre numérique comme « un ensemble de fichiers reproduisant des similitudes avec le livre papier tout en s’ouvrant vers de nouvelles particularités » (2014, p. 107). Pour Prost, Morin, Lekehal et Anatrella, le livre numérique contient « d’autres objets que le texte du livre, comme de la vidéo, de la musique ou plus généralement du son8 » (2013, p. 56). Le livre enrichi est indépendant de toute interaction avec le papier contrairement au livre augmenté qui interagit avec le support papier via un dispositif spécifique.
Selon nous, cette édition enrichie de La Croisade des enfants peut d’abord permettre de surmonter certaines difficultés de lecture. Les contenus multimédias (la lecture sonore, les illustrations, la musique, les vidéos) sont susceptibles d’attirer, voire de motiver les personnes ayant des réticences à l’égard de la lecture d’œuvres littéraires ou de la consultation d’éléments de contextualisation et d’articles scientifiques.
Par ailleurs, le livre numérique offre des solutions pour limiter les contraintes liées à la consultation de notes (lexicales et référentielles) en regard du texte, sachant que La Croisade des enfants a cette particularité d’en appeler beaucoup. Au format papier, les notes de bas de page des éditions scientifiques peuvent devenir prépondérantes et phagocyter le texte, jusqu’à en parasiter la lecture. Cette difficulté de gestion des espaces de la page dans les éditions commentées apparaît dès le XIIIe siècle, où la glose envahit les marges des manuscrits de théologie ou de droit (Grafton, 1998, p. 34)9.
Si les notes de bas de page modernes sont disposées dans un espace bien défini, elles n’en restent pas moins potentiellement dissuasives pour des lecteurs non habitués au paratexte. Dans un ePub classique, comme dans un livre imprimé, ces notes de bas de page sont le plus souvent déplacées en fin d’ouvrage par des liens hypertextes qui perturbent la lecture en séparant le lecteur du texte pour le renvoyer vers une série de notes isolées. Finalement, si l’usage des notes pose autant de difficultés dans les publications papier et homothétiques, c’est qu’elles ont à voir avec l’hypertexte. Selon Boullier (2014), la note de bas de page peut d’ailleurs être considérée comme un précurseur de l’hyperlien, reliant entre eux deux documents.
Cela explique que la publication numérique soit plus à même d’offrir un rendu satisfaisant des notes. L’ePub3 fixe permet de dissimuler les notes et de les rendre activables une à une, en les faisant apparaître dans une fenêtre contextuelle située en marge ou en fenêtre « pop-up » directement dans le texte. La note des éditions numériques retrouve alors une place dans les marges, mais sans parasiter le texte.
Une des hypothèses de départ de notre publication est que le lecteur sera amené à s’intéresser aux notes éclairant le texte si ces dernières ne s’imposent pas directement à lui, mais demeurent adaptables à son besoin d’information. Le lecteur peut même choisir le type de notes qu’il souhaite activer grâce à la distinction entre les appels des notes lexicales et ceux des notes contextuelles10. L’objectif est alors de participer à une démocratisation de la consultation des notes en agissant sur leur forme, leur présence et leur positionnement. Cette hypothèse demandera à être vérifiée par des enquêtes de réception11.
Au-delà de la présence des notes, le lecteur sur papier peut rencontrer des difficultés pour accéder à des compléments qui permettent d’élucider ou d’enrichir le texte lu. Le livre numérique doit permettre de naviguer de façon fluide et selon un parcours personnel entre l’œuvre et des contenus qui l’entourent et la prolongent. La Croisade des enfants donne la possibilité de proposer des éléments nombreux et divers dans le prolongement du texte (par exemple sur le matériau historique médiéval, sur le contexte littéraire du XIXe siècle…).
Notre objectif était de réunir dans un seul livre des contenus habituellement distincts éditorialement dans des versions papier : une édition présentant le texte illustré avec un design travaillé dans la veine des beaux livres, une édition avec dossier pédagogique, une édition scientifique, un volume d’articles de recherche. Le numérique rend en effet possible la superposition des différentes fonctions éditoriales, en « strates pyramidales », selon l’expression de Darnton (2010, p. 179).
De fait, l’édition enrichie de La Croisade des enfants rassemble des contenus en général associés à différents types d’éditions et ciblant des publics différents. Notre pari est que le lecteur pourra être progressivement amené à consulter des contenus de plus en plus pointus au cours de sa découverte de l’œuvre, après une première lecture dans un parcours « sensible » favorisant la rencontre avec le texte. Le numérique permettrait alors d’éveiller une curiosité face au texte, par l’intégration d’enrichissements suite à un travail sur l’ergonomie du livre et l’expérience de lecture.
N. B.-R. : Quelles limites pressenties de la lecture numérique ont pu orienter le projet ?
C. D. : Dès le début du projet, notre principale inquiétude a été de perdre le lecteur dans un flot de contenus et, en lui proposant trop de choix possibles, de générer de la désorientation cognitive. En même temps, il était capital d’exploiterdifférentes possibilités de navigation pour que le lecteur choisisse et crée son propre parcours.
Le premier écueil à éviter, c’est le labyrinthe. Le risque était grand d’égarer le lecteur dans les trois parcours, voire dans le Web, via l’activation de liens externes, sans lui donner les moyens de repérer sa position dans le livre. Nous avons donc été très attentives à cette question, y compris dans le choix du format.
Le choix éditorial de l’ePub3, orienté par la volonté de favoriser l’interopérabilité, c’est-à-dire par la possibilité de lire le livre sur tous les supports, sans se limiter à une application propriétaire, a aussi permis de préserver une certaine linéarité de la lecture. Un livre applicatif nous aurait offert les potentialités d’un « livre espace » (Jeantet, 2015) avec une entrée dans le texte via une carte comme dans l’application Candide de la BnF. Nous avons exploité dans La Croisade des enfants la linéarité du format ePub qui déroule le livre de façon classique, tout en laissant le choix au lecteur de le parcourir via le sommaire, accessible en permanence. Les trois logos représentant chacun des parcours donnent également des repères dans les différentes parties du livre : « parcours sensible », « explorer », et « approfondir ».
Les gestes nécessaires pour parcourir le livre ont été pensés dans cette même perspective : nous avons essayé de faire en sorte qu’ils soient assez intuitifs et cohérents, par exemple, grâce au défilement de l’écran (scrolling) présent dans toutes les pages, y compris dans les notes, et au geste de tourner des pages pour changer de chapitre. La notion de page, préservée avec le choix de l’ePub3 fixe, participe de la transition entre le papier et le numérique. Notre édition enrichie reprend des repères issus de l’imprimé (les pages qui se tournent, la linéarité), mais rappelle aussi la lecture Web (avec le scrolling, le bouton sommaire, l’interactivité, ou l’accès au texte via un nuage de tags). Cette transition d’une technologie à l’autre semble nécessaire à l’adaptation du lecteur. Elle était déjà nettement visible dans le passage du manuscrit à l’imprimé. Au début de l’imprimerie, les incunables gardaient des aspects formels du manuscrit en copiant les lettres gothiques et en conservant des éléments manuscrits pour faciliter le repérage dans le livre et éclairer le texte. De la même façon, le livre numérique enrichi, s’il s’émancipe du modèle homothétique, reste encore attaché à la structuration du livre papier, difficile à dépasser sans crainte de sortir de la notion de livre12.
Il faut ajouter que les récents développements de l’ePub ont permis de privilégier un format ouvert, sans toutefois renoncer à une mise en page complexe — intégrant des habillages graphiques et sonores — ni à l’interactivité, pensées conjointement pour une expérience de lecture.
En définitive, au-delà de l’opposition entre le papier et le numérique, le plus important pour nous était d’aller vers une expérience spécifique. Cette édition, même si elle reprend encore des codes de l’imprimé, ne remplit pas les mêmes fonctions et ne suscite pas les mêmes horizons d’attente. Par exemple, dans le premier parcours qui donne à lire l’œuvre, nous nous attendons à ce que le lecteur qui a choisi un livre numérique enrichi accepte de s’engager dans une expérience de lecture immersive, multimodale, et de rencontrer d’autres imaginaires, dans un nouveau projet artistique. C’est donc bien une création numérique à part entière issue d’une remédiatisation (Laborderie, 2015) d’une œuvre de Schwob. Il ne faut pas s’attendre à une édition papier modernisée par le numérique, mais à une expérience de lecture originale qui propose d’explorer des imaginaires, voire de reconfigurer le sien propre, à partir de l’œuvre de Marcel Schwob.
N. B.-R. : Les choix éditoriaux permettent-ils de résoudre la tension entre lecture decontextualisation et lecture actualisante ?
M.-A. C.-N. : Le récit que nous avons choisi d’éditer est une œuvre du XIXe siècle qui retravaille un matériau médiéval. Ce matériau ne peut manquer d’apparaître au lecteur, car le récit en fait trace, en particulier à travers le lexique. Notre éditorialisation va dans ce sens : des apports contextualisants sont proposés dans l’ensemble des parcours grâce à des éléments permettant de situer l’œuvre par rapport aux chroniques médiévales (notes, traduction des chroniques, fiches repères, etc.). En particulier, la possibilité de se référer aux chroniques du Moyen Âge, matériau d’écriture pour Schwob, et de comprendre que certains faits ou termes sont des emprunts directs à ces chroniques, peut aider à resituer l’œuvre dans le contexte médiéval. La carte de l’itinéraire, dans le deuxième parcours, s’inscrit aussi dans cette logique contextualisante.
La Croisade des enfants procède cependant à une actualisation, par Schwob, de ce matériau médiéval. Or, le récit articule différents regards sur les événements de 1212, sans vision surplombante qui imposerait une signification définitive : cette polyphonie est déjà en soi moderne. Le récit originel est donc propre, à lui seul, à susciter une lecture qui ménage à la fois l’ancrage dans le passé et l’actualisation.
Et surtout, l’œuvre en elle-même s’avère propice à diverses lectures actualisantes pour les lecteurs d’aujourd’hui : traitant de la question de la foi, selon différents points de vue, elle interroge la permanence des problématiques liées au fait religieux ; elle aborde aussi les thèmes du refus de l’autorité et de la société, de l’anarchisme, des mouvements de «jeunes » pacifistes qui défient l’autorité, sans même s’en préoccuper. Apparaissent ainsi des regroupements d’enfants qui perturbent la vie de la cité. Dans notre édition, nous avons pris en compte cette possibilité d’une lecture actualisante. Par exemple, l’enrichissement iconographique laisse libre cours à une interprétation moderne du texte. De même, nous avons évité, dans le premier parcours, l’iconographie du Moyen Âge ou du XIXe siècle et nous avons fait le choix d’une musique avec des échos médiévaux, mais réactualisée. Ainsi, le lecteur est libre d’investir le récit de Schwob en l’actualisant.
En définitive, il nous semble que nos choix éditoriaux peuvent encourager à effectuer des allers-retours entre les lectures contextualisantes/actualisantes.
N. B.-R. : La « clôture » du livre enrichi n’entre-t-elle pas en contradiction avec la dynamique des hyperliens de la lecture numérique ?
C. D. : Le format ePub choisi est en quelque sorte un site Web encapsulé permettant une lecture hors ligne. Cette forme de lecture déconnectée nous semblait utile à la fois pour favoriser une expérience immersive dans l’œuvre et pour faire de cette édition une édition close, terminée, et non pas un site Web sans cesse en évolution.
C’est un choix éditorial que de limiter les liens externes, et donc les sorties du lecteur sur une diversité de contenus au risque de le désorienter. Comme l’a rappelé Tisseron (Kirou, 2012), le premier Web était saturé de liens. Or, faire le choix d’activer un lien hypertexte implique une résolution de problème, susceptible de perturber notre lecture par des conflits cognitifs (Baccino, 2011).
Il y a finalement peu de liens hypertextes externes dans notre édition qui tente de proposer tous les éléments dont le lecteur a besoin pour une lecture sensible, mais aussi pour une lecture éclairée avec les parcours « explorer » et « approfondir ».
Cependant, cette édition ne se voulait pas complètement close sur elle-même et devait laisser la lecture s’ouvrir malgré tout sur le Web, afin notamment de permettre au lecteur de compléter ses connaissances. Ainsi, les quelques liens externes choisis renvoient plutôt vers des sources latines du Moyen Âge ou des textes contemporains de Marcel Schwob. Nous avons privilégié des liens destinés à prolonger l’analyse dans une démarche de recherche. Le lien hypertexte externe est alors utilisé dans une perspective exclusivement informationnelle (lien définissant, explicatif, ou renvoyant à la source)13.
Notons toutefois que cette édition enrichie est une édition expérimentale, réalisée dans une période de transition. Pour de nombreux éditeurs pure players, l’avenir du livre numérique est dans le Web. Notre édition est d’ailleurs déjà un livre Web, puisqu’elle peut très bien se lire via une extension intégrée à un navigateur14. L’intérêt du livre Web est de ne plus dépendre d’applications ou de terminaux spécifiques, mais d’être accessible partout et tout le temps.
Cela amène à reposer la question de la clôture du livre qui serait directement conçu pour le Web15. Nous avons choisi l’ePub3 pour conserver la possibilité d’une lecture déconnectée et proposer une œuvre close sans toutefois sacrifier l’interopérabilité en tombant dans des formats propriétaires. Cette clôture fait de l’ePub un contenu lisible par l’intermédiaire de logiciels de lecture ou d’extensions de navigateurs. Diffuser un fichier au format ePub3 implique alors de développer un dispositif de médiation visant à accompagner son téléchargement et sa lecture dans un environnement adapté16.
Des éditeurs pure players présentent la clôture du texte comme un élément essentiel du livre, qui conditionne sa définition (Tréhondart, 2014). Sans cette clôture, cette finitude du livre, le livre n’en serait-il plus un ? La question reste ouverte.
N. B.-R. : La « clôture » du livre enrichi n’entre-t-elle pas en contradiction, parailleurs, avec la subjectivité de l’interlecture ?
M.-A. C.-N. : Concernant la question de l’interlecture, ce livre laisse la possibilité de lectures complètement différentes: on peut imaginer que certains lecteurs se contenteront d’écouter la lecture sonore ou de lire l’œuvre sans activer les notes, quand d’autres se reporteront davantage aux parties contextualisantes et scientifiques.
Nous avons cherché à encourager une première lecture non contextualisée, par une certaine linéarité qui incite à consulter les éléments contextualisants dans un second temps, d’une part, mais aussi avec une réflexion menée sur les notes, comme nous l’avons vu.
Dans le premier parcours, par exemple, chacun peut investir le texte, accompagné de l’image et de la musique, avec ses connaissances et son imaginaire, ses références (sa bibliothèque intérieure). Ces images et musiques, proposées pour provoquer une expérience de lecture spécifique, ne sont pas incompatibles avec l’interlecture, on peut même souhaiter qu’elles incitent le lecteur à multiplier les rapprochements. L’ensemble des signes, images, musiques et textes se veulent davantage évocateurs et ouverts sur des imaginaires qu’enfermants. Le texte n’est pas le seul à proposer une ouverture sur l’imaginaire, musiques et images sont autant de portes d’entrée.
Finalement, faire le choix de la lecture d’un livre enrichi implique une expérience tout autre que celle qu’apporte la lecture d’un livre papier.
N. B.-R. : Quelles compétences de lecture avez-vous le sentiment de solliciter plus particulièrement pour faire de la réception une expérience gratifiante pour le lecteur, satisfaisante pour le prescripteur ?
M.-A. C.-N. : Nous souhaitons préciser que notre approche ne relève pas au départ de la didactique de la littérature. Nous n’avons pas cherché à concevoir un ouvrage didactisé, mais pensons que notre édition est didactisable. Nous proposons donc ici simplement des pistes de réflexion à titre d’exemples ouverts, sans viser l’exhaustivité, en abordant d’abord les compétences de lecture littéraire, puis des compétences propres à la lecture des livres numériques.
Tout d’abord, le format numérique peut favoriser l’analyse de la structure de l’œuvre, le repérage des enjeux d’un découpage en chapitres. Dans ce livre numérique, chaque récit correspond à un chapitre présenté sur une « page » à dérouler. Changer de chapitre implique de changer de page, avec des éléments graphiques et sonores différents pour chaque page. La démarcation est encore plus nette que dans un livre imprimé.
Par ailleurs, le sommaire restant toujours immédiatement accessible, la navigation entre les chapitres est facilitée par rapport à un livre. Ce qui peut faciliter des comparaisons entre les sections de La Croisade des enfants et favoriser l’analyse de la composition de l’œuvre, d’autant que celle-ci est particulièrement riche de jeux d’échos et de ruptures.
Cette particularité structurelle de l’œuvre est soulignée par l’iconographie : la singularité de chaque chapitre va de pair avec une continuité du récit : l’iconographie, à gauche, met en évidence une unité par le défilé toujours identique de silhouettes d’enfants, mais aussi la progression de la narration par le passage graduel à une couleur blanche dominante. On pourrait dire la même chose de la musique : la diversité des instruments et l’unité d’un thème rendent compte de la spécificité structurelle de l’œuvre. Ce sont donc d’autres entrées, qui sont autant d’interprétations de l’œuvre par des artistes, à même de toucher plus facilement certains lecteurs.
D’autre part, l’édition numérique peut encourager la perception et l’analyse de l’énonciation littéraire. On peut souligner l’intérêt de la lecture sonore sur ce plan : les voix incarnent les personnages, mais sans chercher à trop singulariser chacun d’entre eux, sans trop appuyer le trait. Ce choix correspond à l’écriture de Schwob, dans laquelle il y a à la fois une singularisation du discours de chaque protagoniste (le lépreux, le goliard, les enfants, les papes, le kalandar) et en même temps une certaine continuité, une homogénéité de l’ensemble des récits organisés de façon linéaire, structurée vers la fin du récit.
Enfin, la publication numérique facilite l’analyse des échos lexicaux, le développement de compétences d’analyse intratextuelle, grâce à la navigation via le sommaire, mais surtout la recherche plein texte qui permet de repérer les occurrences d’un mot. C’est particulièrement intéressant dans ce texte tissé de répétitions, qui ont différentes fonctions. Prenons ainsi l’exemple du mot « bourdonner » qui vient faire écho aux « bourdons » des pèlerins.
L’enrichissement a donc vocation à faciliter la perception des particularités de l’œuvre littéraire.
Une seconde piste de réflexion consiste à se demander en quoi ce contenu permet de développer des compétences propres à la lecture numérique. Nous posons l’hypothèse que le livre enrichi peut rendre capable de croiser, en fonction de ses objectifs de lecture, deux types de lecture qui sont souvent opposés : la lecture linéaire du livre papier et la lecture délinéarisée du Web. Le livre numérique permet de solliciter ces deux modes de lecture en même temps par sa clôture et par son interactivité.
C’est un nouveau rapport au texte qui s’invente, qui met en jeu non seulement le texte écrit, mais aussi l’appropriation simultanée d’autres types de contenus (image fixe, image animée, musique, lecture sonore) de façon plus marquée et plus diversifiée que dans le livre illustré.
N. B.-R. : Qu’en est-il de la dimension patrimoniale de l’œuvre ? Avez-vous le sentiment que le livre numérique questionne aussi les enjeux et les paradoxes de la patrimonialisation littéraire, ou qu’il s’en tient à les entériner ?
S. D. : La Croisade des enfants et son auteur Marcel Schwob étaient tout à fait reconnus en leur temps. Ils sont certes moins visibles à l’heure actuelle, mais de riches travaux critiques leur sont régulièrement consacrés17. En proposant ce texte en version enrichie, nous souhaitons donc contribuer à cette dynamique de reconnaissance de l’œuvre tout en l’élargissant, dans une perspective de partage et de transmission.
Cette édition vise en effet à faciliter l’accès au texte, aux éléments de contexte et d’analyse, dans une logique de médiation, tout en faisant le lien vers d’autres dispositifs de patrimonialisation, grâce aux liens vers Gallica, par exemple. Il s’agit de proposer aux lecteurs des contenus qui permettent de situer l’œuvre par rapport à des repères du passé (le matériau médiéval, le contexte du XIXe siècle) à travers une interface originale, innovante, pour en favoriser la réception.
D’autre part, nous avons entrepris d’offrir dans cette édition numérique différentes créations (textuelles, plastiques, sonores et vidéos) inspirées par l’œuvre, qui en soulignent l’actualité. Cette dimension est particulièrement nette dans la contribution à cette édition conçue par un auteur contemporain, Christoffel (2017), qui vient dialoguer avec l’œuvre de Marcel Schwob. Or, comme l’indique Louichon (2015), une œuvre patrimoniale n’est pas seulement une œuvre passée, mais une œuvre du passé qui suscite des réceptions présentes, qui génère des textes, des discours contemporains18.
Notre hypothèse, qu’il va s’agir à présent de confronter aux résultats de nos enquêtes de réception, est ainsi que cette démarche de remédiatisation est à même d’actualiser, de dynamiser la réception de l’œuvre. Comme le résume Jeantet (2015) :
Convoquant tous les médias en un seul fichier tout en se réclamant principalement de l’expérience de lecture, le livre numérique enrichi, en un équilibre de funambule, exacerbe le concept de remédiation. Il cherche à séduire de nouveaux publics, peut-être davantage sensibilisés à la « culture de l’écran » qu’à la culture du livre, œuvrant ainsi à une remédiation au sens de médiation vers de nouveaux publics. (p. 4)
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