De l’art aux sciences humaines, comment amener des élèves à tirer profit des œuvres en contexte muséal au moyen du numérique mobile ? Nous présentons la mise en place d’un projet de recherche- développement avec le Musée des beaux-arts de Montréal et des écoles primaires montréalaises visant la conception et la mise à l’essai d’un dispositif muséo-techno-didactique. Ce dispositif recourt à un prototype d’application pour les technologies mobiles que nous avons conçu pour une expérience muséale au croisement des arts visuels et des sciences humaines. Après avoir exposé la démarche de conception et la mise à l’essai du dispositif auprès de 3 classes de 3e cycle, nous explorons son potentiel pour le raisonnement en sciences humaines au contact des œuvres d’art, plus spécifiquement sous l’angle de l’interprétation d’œuvres d’art figuratives pour leur valeur documentaire. L’analyse des vidéos réalisées montre l’intérêt du dispositif pour stimuler et recueillir le raisonnement des élèves, mais démontre aussi certaines faiblesses dans la contextualisation des œuvres, possiblement liées à des connaissances limitées concernant les réalités passées étudiées.
From art to the humanities, how to get students to take advantage of artworks in museum context using mobile, digital devices? We present the implementation of a research and development project between the Montreal Museum of Fine Arts and Montreal primary schools for the design and testing of a museo- techno-didactic device. This device uses a prototype application for mobile technologies we have designed and affords a museum experience at the intersection of the visual arts and the humanities. After outlining the design process and testing the device with 3 different third-grade classes, we explore its potential for social science reasoning in contact with works of art, specifically in terms of the interpretation of works of figurative art for their documentary value. Analysis of videos made shows the value of the device to stimulate and collect students’ thinking but also demonstrates some weaknesses in the contextualization of the works, possibly related to limited knowledge with respect to past contexts that have been studied.
Bien qu’encore peu étudiée, l’intégration des technologies mobiles à l’expérience muséale offerte aux visiteurs scolaires représente une voie nouvelle qu’envisage un nombre grandissant d’institutions muséales, qui s’interrogent du même coup sur son impact (Société des musées québécois [SMQ], 2011). Constituées pour l’essentiel des téléphones intelligents, des tablettes numériques et des iPod touch, ces technologies mobiles accroissent et multiplient les modes d’accès et d’usage des ressources numériques multimédias. Selon les spécificités des appareils (disposant ou non de GPS, boussole, Bluetooth, caméra, etc.), les développements logiciels et les réseaux disponibles (réseau sans fil ou cellulaire), les applications développées pour ces technologies en vue d’un usage en milieu muséal se présentent comme des guides multimédias pour une exposition, des jeux ou encore des outils de travail. L’intérêt d’un nombre croissant d’institutions patrimoniales à envisager une telle intégration à leurs pratiques de médiation culturelle (Goldman, 2011 ; SMQ, 2011) nous a incités à entreprendre une recherche- développement d’objet (Van der Maren, 1996) de type collaboratif. Ainsi, en partenariat avec le Musée des beaux-arts de Montréal ainsi qu’une équipe de conseillers pédagogiques et d’enseignants, nous avons conçu, mis à l’essai auprès de trois classes de 3e cycle du primaire et exploré le potentiel pédagogique d’un dispositif muséo-techno-didactique recourant à une technologie mobile et à un prototype d’application original. L’exploration de son potentiel s’est effectuée principalement par l’analyse des productions vidéos réalisées par les élèves, invités à interpréter des œuvres d’art figuratives pour l’étude de réalités passées. Notre contribution s’inspire du « modèle de recherche-développement en éducation », formalisé par Harvey et Loiselle (2009, p. 110), qui détaille cinq phases : l’origine de la recherche, le référentiel, l’opérationnalisation, la méthodologie pour la mise à l’essai et les résultats.
Soucieux d’entreprendre un virage numérique et d’explorer de nouvelles avenues pour la médiation culturelle, le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) souhaitait concevoir et développer une action éducative et culturelle interdisciplinaire reliée au curriculum de sciences humaines du primaire. À cette occasion, il envisageait de tirer profit de l’exposition permanente d’art québécois et canadien présentée dans le nouveau Pavillon Bourgie (Desrochers, 2011) et d’une exposition virtuelle présentant cette collection (Musée des beaux-arts de Montréal [MBAM], s.d. a), et entrevoyait le développement d’une application pour les technologies mobiles.
Dans cette perspective, nous avons entrepris une recherche-développement visant à contribuer dans une étroite collaboration musée, école et université, à la conception, l’élaboration, la mise à l’essai et la validation d’un dispositif muséo-techno-didactique novateur destiné au public scolaire du primaire1. Précisons d’emblée que, par dispositif didactique, nous entendons, selon les termes de Février (2009, p. 58, en référence à Astolfi, Ginsburger-Vogel et Toussaint, 1997), «un ensemble de moyens disposés conformément à un plan qui présente une démarche visant des objectifs d’apprentissage ainsi que l’acquisition de compétences générales ou spécifiques reliées à une ou plusieurs disciplines selon les modalités et les spécifications du programme d’études». Comme le rappellent Lebrun, Smidts et Bricoult (2011), la conception d’un dispositif s’arrime souvent à des préoccupations pour l’innovation et traduit des visées plus pragmatiques que théoriques. Dans notre expression « dispositif muséo-techno-didactique », les qualificatifs « muséo » et « techno » traduisent la nature particulière des moyens qui seront mobilisés : à savoir le lieu muséal, de même que les outils et ressources numériques procurés par différentes technologies. Quant au terme « didactique », il renvoie, dans notre cas, à plus d’un domaine disciplinaire. Il s’agit principalement du domaine de l’« univers social » (traditionnellement désigné par l’expression « sciences humaines »), comprenant l’histoire et la géographie, ainsi qu’à l’éducation à la citoyenneté. Un second domaine disciplinaire visé par le projet est celui des arts plastiques.
À l’origine de la recherche, un premier ordre de préoccupations concernait l’interdisciplinarité. Comment les arts visuels peuvent-ils favoriser l’appropriation par des élèves des concepts de société et de territoire, comme prescrit par le Programme de formation de l’école québécoise pour le domaine de l’univers social ? Par ailleurs, s’il est vrai que l’œuvre d’art figurative possède une valeur documentaire et peut être envisagée à titre de document iconographique, l’interprétation de l’œuvre va bien au-delà d’une lecture d’éléments anecdotiques. Elle fait écho à la sensibilité d’un artiste qui incarne un certain regard ne pouvant se dissocier de la société qui l’abrite. Qui plus est, l’œuvre est riche d’une opinion, d’un propos subjectif qui fait écho au regard subjectif de l’enfant ou de l’adolescent qui s’y retrouve et s’y confronte dans sa propre réalité. Là réside toute la richesse du caractère polysémique de l’œuvre, et de la lecture qu’en fait le regardeur. Aussi, comment pouvons-nous amener l’élève, par ces jeux de regards, à saisir l’articulation entre territoire et représentation ? Plus spécifiquement, comment pouvons-nous l’amener à comprendre à la fois comment le territoire était occupé ou utilisé par les humains à une certaine époque, et ce que l’art apporte à la représentation de ce territoire ?
Nous étions également animés par un second ordre de préoccupations. À une démarche d’apprentissage expérientielle proposée en contexte muséal, quelle contribution peut apporter la technologie mobile ? En termes plus précis, comment peut-on tirer profit des ressources numériques de l’institution, des fonctionnalités des appareils mobiles (comme les tablettes numériques) et du réseau wifi pour concevoir une expérience de visite conviant l’élève à jouer un rôle actif dans la création du sens ? Comment peut-on à la fois enrichir son expérience de visite, en le conviant à consulter des contenus multimédias, à créer une production qui témoigne du regard qu’il pose sur l’œuvre et à la partager avec ses pairs ?
La conception du dispositif s’appuie sur une recension de travaux en éducation ou en médiation muséale ainsi que sur des études liées à l’intégration des technologies mobiles à l’expérience muséale. En outre, une analyse du curriculum du primaire et la prise en compte d’écrits sur l’interprétation de documents iconographiques en sciences humaines conduisent à identifier les éléments d’interdisciplinarité entre les sciences humaines et les arts visuels.
En ce qui a trait à l’éducation muséale, nombre de chercheurs préconisent un apprentissage actif centré sur l’enquête par l’élève (Allard et Boucher, 1990) ou « inquiry learning » (Hein, 1998 ; Hooper-Greenhill, 2007). Hein (1998) inscrit d’ailleurs ce type d’apprentissage dans une perspective constructiviste qui confère un rôle important et relativement autonome à l’élève- visiteur dans le cadre d’activités néanmoins structurées. En outre, l’importance d’amorcer la démarche d’apprentissage en classe et de prévoir un prolongement à la visite fait consensus depuis longtemps (Allard et Boucher, 1990). Dans le domaine élargi de la médiation muséale, des travaux récents ont documenté la tendance des visiteurs à prendre des photos dans les expositions, à l’aide de leur propre appareil, témoignant d’une volonté d’appropriation personnelle et de prolongement de l’expérience muséale (Chaumier, Krebs et Roustan, 2013). Cependant, l’intégration de technologies mobiles à la visite muséale pose de réels défis à considérer. Alors qu’elles induisent souvent un déplacement dans l’espace tête baissée, qualifié de « head-down syndrome » par Damala, Cubaud, Bationo, Houlier et Marchal (2008), une intégration judicieuse devrait inciter le visiteur à « looking down, looking around » (autant à regarder son appareil que l’environnement qui l’entoure, selon Rodney, 2011). Quelques travaux ont d’ailleurs fait valoir les différents apports d’une technologie mobile à la visite scolaire pour des élèves du primaire et du secondaire, principalement sur le plan des outils procurés à l’enquête au musée, facilitant le prolongement de la visite en classe, et sur celui de la motivation et de l’engagement suscités envers la visite muséale. À titre d’exemple, dans une étude consacrée au design et à l’évaluation de l’application Myartspace, pour téléphone intelligent comme soutien à l’apprentissage, Vavoula, Sharples, Rudman, Meek et Lonsdale (2009) ont démontré son potentiel pour collecter des traces lors de la visite d’un musée d’art et fournir des ressources pour le prolongement de la visite en classe. En outre, dans le projet de recherche Gidder (« Groups in Digital Dialogues ») mené avec le Astrup Fearnley Museum of Modern Art d’Oslo, Pierroux (2009) a mobilisé des technologies mobiles et des médias sociaux comme soutien à l’apprentissage dans la conception et la mise à l’essai d’un programme éducatif muséal destiné à des classes du secondaire. Elle fait valoir l’importance de rechercher un équilibre entre le caractère novateur et les dispositions réelles des acteurs concernés à emprunter la voie explorée. Par ailleurs, Charitonos Blake, Scanlon et Jones (2012a, 2012b) se sont intéressés aux trajectoires d’apprentissage musée-école prenant appui sur les médias sociaux au moyen des téléphones personnels, dans une étude réalisée auprès de 29 élèves de 13-14 ans d’un cours d’histoire au secondaire en visite au Museum of London. Ils ont mis en lumière l’apport de différents outils et artefacts, en particulier les images prises par les élèves à l’aide de leur téléphone, qui interviennent dans la construction et la matérialisation du sens que prend l’expérience à leurs yeux. Enfin, Larouche (2016) a exploré le potentiel d’un dispositif muséo- techno-didactique pour la visite d’un musée d’histoire mobilisant un prototype d’application pour iPod touch, dans la perspective de procurer des outils pour développer la pensée historique des élèves. Elle a montré que si cette technologie mobile offre une passerelle intéressante entre les ressources numériques et les ressources physiques de l’institution, en salle d’exposition et en classe, il demeure cependant important d’initier les élèves à s’approprier les artefacts muséaux, quels qu’ils soient.
Nous avons poursuivi l’élaboration du référentiel par une brève analyse du Programme de formation de l’école québécoise (PFÉQ), du ministère de l’Éducation du Loisir et du Sport (MELS, 2006), qui laisse entrevoir des liens interdisciplinaires pouvant s’établir entre les domaines de l’univers social et des arts plastiques. Le domaine de l’univers social vise à développer la capacité de raisonnement du jeune citoyen « en privilégiant les perspectives de l’espace et du temps », au moyen d’une série de concepts explicatifs des réalités sociales et territoriales à l’étude (MELS, 2006, p. 170). Aux 2e et 3e cycles, où l’enseignement de ce domaine est obligatoire, l’élève doit étudier, notamment, comment diverses sociétés du Québec étaient organisées sur leur territoire, à différents moments du passé. Pour ce faire, le PFÉQ invite l’élève à emprunter une démarche de recherche et de traitement de l’information qui incite à recourir à des « ressources du milieu ainsi qu’à des documents écrits, visuels ou médiatiques » (MELS, 2006, p. 172, 174, 176). Par l’utilisation de techniques, dont celle consistant à interpréter des documents iconographiques, l’élève est amené à faire diverses observations susceptibles de lui procurer de l’information. Pour la discipline des arts plastiques, le PFÉQ vise notamment à développer chez l’élève deux compétences, l’appréciation d’œuvres d’art et la réalisation d’une création médiatique. Au 3e cycle, l’élève doit découvrir « des productions plastiques variées et certaines des traces socioculturelles qui révèlent leur appartenance à différentes périodes artistiques » (MELS, 2006, p. 216). Cette brève analyse nous a conduits à nous intéresser aux œuvres d’art figuratives susceptibles d’offrir un témoignage sur les réalités sociales et territoriales à divers moments du passé, constituant des éléments d’interdisciplinarité possible entre les arts visuels et les sciences humaines. Incidemment, des travaux en culture matérielle (Musée McCord, 2003), en didactique de l’histoire (Jadoulle, Delwart et Masson, 2002) et en didactique des sciences humaines (Larouche, 2014b), ont proposé des repères pour procéder à l’interprétation de documents iconographiques. Crawford, Hicks et Doherty (2009), actifs dans les milieux muséaux et scolaires, ont proposé un outil Web destiné aux classes de sciences humaines pour interpréter des œuvres d’art accessibles et pour publier leur interprétation. Intitulé « the REED-LO scaffolding interpretive model », ce modèle propose une démarche interprétative en six étapes : « Réagir, Envisager, Explorer, Déchiffrer, Localiser, Juger » (traduction libre de : « React, Embrace, Explore, Decipher, Locate, Opine ») (Crawford, Hicks et Doherty, 2009, p. 137). Sous droits réservés au Art Museum of Western Virginia, ce matériel proposait une série de questions et des liens spécifiques à l’étude de dix-sept œuvres, en lien à des thèmes présents dans les curriculums américains de Social Studies. Cependant, cet outil n’était plus disponible sur Internet au moment de la recherche.
À la suite de cette recension d’écrits et de l’analyse curriculaire, nous avons procédé, pour l’opérationnalisation de la recherche, en quatre étapes définies ci-après
Pour la conception du dispositif muséo-techno-didactique, nous avons établi des liens entre la collection du MBAM et le PFÉQ et dégagé un thème commun, celui de la société québécoise vers 1900, nous intéressant aux transitions que vit le Québec qui s’urbanise rapidement à cette époque. Ainsi, nous avons constitué un corpus de 12 paysages et scènes de genre réalisés des années 1840 aux années 1940, exposés dans le nouveau Pavillon Bourgie, par douze artistes du Québec et du Canada qui, pour la plupart, de retour d’un séjour de formation en Europe, s’intéressent au caractère singulier des paysages d’ici (voir un exemple à la figure 1).
L’iPad est voué à servir [a] d’instrument d’enquête dans l’exposition et d’exploration des œuvres ciblées, et [b] d’outil de création d’une vidéo, lors de la visite-atelier, qui sera ensuite diffusée sur le site Viméo. Son usage tire profit de la fonctionnalité de prise de vue (par la caméra incluse dans la tablette), de l’application iMovie et d’un prototype que nous avons conçu et développé pour l’expérience. Appelé « Voyage artistique », ce prototype d’application remplit deux fonctions : 1) outil d’exploration de l’exposition permanente du Pavillon Bourgie et 2) outil de découverte des œuvres ciblées. Il est couplé à un dispositif de puces placées derrière les douze œuvres ciblées sur trois des cinq étages de l’exposition permanente, émettant un signal Bluetooth au visiteur qui s’en approche lorsqu’une œuvre peut être explorée au moyen du prototype. Ce message contient une question incitant à observer l’œuvre. Le prototype comprend également un court texte présentant la pensée de l’artiste sur son œuvre, de même qu’un portrait ainsi qu’une brève biographie de cet artiste, une carte ancienne, datant de l’époque de l’œuvre et situant le lieu représenté, ainsi qu’un jeu d’observation « Trouvez les erreurs » (à partir d’une reproduction truquée de l’œuvre à comparer avec celle exposée en salle) (voir les figures 2 et 3). Hormis certains portraits d’artistes, l’application présente des contenus originaux et complémentaires à l’exposition en ligne du MBAM présentant la collection d’art québécois et canadien.
Destiné aux enseignants et aux éducateurs du musée, le document intitulé « Scénario pédagogique » offre des activités complémentaires ou d’enrichissement pour l’étude de la société québécoise sur son territoire vers 1905. Ces activités se veulent aussi un apport au cours d’arts plastiques, proposant l’appréciation d’œuvres et la réalisation d’une création médiatique (une vidéo d’environ une minute). En cohérence avec les propositions d’Allard et Boucher (1990), le scénario présente ainsi une démarche d’apprentissage globale, en sciences humaines et en arts plastiques, avant, pendant et après la visite (voir tableau 1). Dans sa portion muséale, il comporte des indications pour l’animation de la visite des salles d’art québécois et canadien, et pour l’atelier de création d’une vidéo. Dans sa portion scolaire, il propose des activités avant et après la sortie au musée. Assorti d’un guide pour l’enseignant, d’un carnet de route pour les élèves, de même que des fiches documentaires sur les 12 œuvres et artistes du corpus (les textes sont ceux utilisés dans le prototype), ce scénario prend également appui, en plus de la technologie mobile, sur l’exposition en ligne du MBAM (s.d. a). En outre, le scénario comprend une grille d’analyse et d’interprétation des œuvres d’art (voir tableau 2).
En nous appuyant sur des grilles proposées par le Musée McCord (2003) et par Larouche (2014b), nous avons développé une grille afin de guider les élèves dans l’analyse des œuvres, selon la technique d’interprétation des documents iconographiques et la compétence « apprécier des œuvres plastiques » du PFEQ. Cette grille propose d’abord une lecture affective de l’œuvre afin de recueillir les sensations, les émotions et les souvenirs provoqués ainsi que les hypothèses formulées spontanément. Suivent une analyse et une interprétation de l’œuvre dans sa matérialité et pour la représentation de la réalité qu’elle propose (voir tableau 2). Reprenant l’approche des Clefs pour l’histoire (McCord, 2003), il s’agit, d’une part, d’interroger le type d’œuvre (QUOI), le lieu de création (OÙ), la date de production (QUAND), l’auteur de l’œuvre (QUI) ainsi que les motivations de l’artiste pour la création de l’œuvre (POURQUOI). D’autre part, il s’agit également d’analyser et d’interpréter le sujet général de l’œuvre et son langage pictural (QUOI), le lieu (OÙ), le moment ou la saison (QUAND) et les acteurs représentés (QUI), en plus de s’intéresser au regard porté par l’œuvre sur la réalité de l’époque et au témoignage qu’elle apporte pour la compréhension de cette réalité (POURQUOI).
Tableau 2
Grille d’analyse et d’interprétation d’œuvres d’art figuratives, de l’affectif au cognitif
Nous présentons ci-après la méthodologie utilisée pour la mise à l’essai et l’étude du potentiel pédagogique du dispositif. Cette recherche a impliqué deux écoles différentes, plus particulièrement, trois enseignantes de 5e et 6e années ainsi que deux conseillères pédagogiques à la Commission scolaire de Montréal. Les écoles desservent des milieux socioéconomiques défavorisés et multiethniques. S’étant déroulées au printemps 2015, les activités ont impliqué 54 élèves. Dans cet article, nous présentons uniquement l’instrument de recherche utilisé et les données recueillies pour l’analyse des productions vidéo des élèves.
Rappelons que le scénario pédagogique invitait les élèves, en équipe de deux, à documenter une œuvre en particulier, qui leur était assignée, et à décrire le parcours de l’artiste. Au moyen d’iMovie, ils devaient réaliser un reportage sur cette œuvre lors d’une visite en salle d’exposition et d’un atelier de création vidéo (voir les figures 4 et 5). Pour la réalisation des vidéos, les élèves ont reçu les consignes suivantes : présenter en une minute une œuvre et indiquer ce qu’on peut apprendre sur l’occupation du territoire par la société québécoise vers 1900, puis la jumeler à une autre œuvre exposée qui peut s’y apparenter, soit parce qu’elle est du même artiste, soit par la similarité de son sujet ou de la technique employée. Au terme de l’atelier, les élèves étaient invités à diffuser leur vidéo sur le site Viméo de manière à pouvoir y accéder après la visite.
Au total, 26 productions ont été réalisées par les participants. De ce nombre, 23 productions ont pu être considérées pour l’analyse, les trois autres étant inaudibles. Les vidéos sont d’une durée moyenne de 44 secondes, oscillant entre 26 secondes et 1:06 minute. Elles ont été traitées à l’aide du logiciel NVivo par une analyse thématique de contenu.
La grille d’analyse des vidéos comporte trois aspects :
1) le contenu visuel, à savoir des prises de vue des œuvres réalisées en salle d’exposition et des captures de pages écrans de l’application (portrait de l’artiste, page affichant son portrait et sa biographie, carte ancienne) ;
2) le rapport narration/image, en ce qui a trait à l’appréciation de l’œuvre (dimension affective), son analyse et son interprétation, tant du point de vue de sa matérialité que de la représentation qu’elle fournit. Ce rapport narration/image fait l’objet d’une seconde analyse en ce qui a trait à l’interprétation de l’œuvre, tentant de départager ce qui relève d’une simple description de l’œuvre et ce qui relève d’une inférence, notable par un lien établi entre l’œuvre, la société et le territoire étudiés. Cette inférence mobilise alors différentes connaissances, dont, possiblement, des concepts en sciences humaines que possèdent les élèves.
3) et le rapport entre la narration et les sources d’information (lecture intégrale de textes présents dans l’application, reformulation de l’information disponible dans l’application ou autre information mobilisée dans l’analyse et l’interprétation de l’œuvre).
Cette grille d’analyse s’inspire ainsi de préoccupations liées à l’analyse des multimédias et des discours, dans la perspective sémiotique telle qu’envisagée par Lemke (2012).
La présentation des résultats porte sur le contenu visuel des vidéos, sur le rapport narration/image qu’il est possible de repérer dans les productions vidéos ainsi que sur le rapport entre la narration et les sources d’information.
L’analyse du contenu visuel des 23 vidéos laisse entrevoir un recours autant aux prises de vue réalisées en salle d’exposition qu’à des captures de certaines pages écrans de l’application, à l’exception d’une seule vidéo qui n’utilise pas de page-écran de l’application (voir le tableau 3). Ainsi, toutes les productions comprennent des prises de vues réalisées en salle d’exposition. En ce qui concerne les éléments provenant de la salle d’exposition, l’œuvre apparait en entièreté dans 19 vidéos. De plus, 20 vidéos mettent en évidence des détails précis de l’œuvre étudiée. Pour ce qui est du cartel de l’œuvre, il est présenté seul (en gros plan) dans 11 productions alors qu’il apparait aux côtés de l’œuvre dans un plan large dans 5 productions.
En ce qui concerne des éléments provenant de l’application, une seule vidéo n’en contient pas. On retrouve dans 16 productions un portrait de l’artiste, un nombre auquel il faut ajouter 5 vidéos, où les participants mettent en évidence une page de l’application, qui comprend le portait de l’artiste accompagné de son texte biographique. De plus, la carte ancienne situant le lieu représenté par l’œuvre est présente dans 15 vidéos.
Nous présentons les résultats relatifs au rapport narration/image dans les productions vidéos en ce qui a trait, premièrement, aux réactions affectives, deuxièmement, aux propos sur l’œuvre considérant sa matérialité, et enfin, aux considérations sur la représentation fournie par l’œuvre.
Nous distinguons alors les propos purement descriptifs de ceux effectuant une inférence, c’est-à- dire de ceux qui établissent un lien avec le contexte social et territorial étudié.
Alors que la démarche d’analyse et d’interprétation des œuvres suggérée lors des activités de préparation et de visite invitait les élèves à porter d’abord un regard affectif sur les œuvres, seulement certaines vidéos en présentent des traces dans la narration. En ce sens, les réactions affectives sont peu explicitées par les participants dans les productions vidéo. À cet égard, une seule vidéo contient une appréciation générale de l’œuvre : « On a aimé la façon dont c’était détaillé. On a aussi beaucoup apprécié l’effet d’ombre et de lumière » (I_Légaré). En outre, plusieurs productions signalent le choix des couleurs et les aspects artistiques des œuvres, mais très peu le font dans une perspective d’appréciation personnelle.
Une narration centrée principalement sur l’œuvre, sous l’angle de sa matérialité
L’analyse des productions vidéo révèle que la narration est centrée davantage sur l’œuvre considérée dans sa matérialité (l’objet) plutôt que sur la représentation (le contenu) qu’elle fournit. Au total, sur 17:13 minutes de vidéo, plus de la moitié du temps est consacré à l’artiste, sa vie, son œuvre en général et ses préférences (08:47) alors qu’un peu moins du tiers du temps concerne le contenu de l’œuvre (05:53). Le temps restant de la narration (02:33) concerne un lien établi avec une seconde œuvre exposée au musée, sans nécessairement que l’œuvre fasse l’objet d’une narration du point de vue de sa matérialité ou de la représentation qu’elle fournit.
Lorsque les élèves traitent de l’œuvre comme objet — lorsqu’ils la considèrent dans sa matérialité — la majorité des propos aborde l’artiste, sa vie et son œuvre en général. On peut établir une correspondance entre la narration et les questions de la grille d’interprétation des œuvres. En ce qui concerne le QUOI et le QUI, l’ensemble des productions vidéos fait mention du titre de l’œuvre et du nom de l’artiste. Dans la moitié des vidéos, la vie de l’artiste est également abordée, par la mention de l’année et du lieu de naissance ainsi que de l’année et du lieu de décès. L’exemple qui suit illustre bien cette situation qui est semblable dans plusieurs vidéos : « Alexander Young Jackson. Il est né en 1882 à Montréal et mort en 1974 à Kleinburg en Ontario. Sa toile s’appelle Jour gris, Laurentides » (I_Jackson). Toutefois, et ce, pour l’ensemble des productions, aucune mention n’est faite à l’égard du type d’œuvre (paysage ou scène de genre), bien que la grille d’interprétation incite les élèves à y porter attention.
En ce qui concerne le QUAND et le OÙ, près de la moitié des équipes mentionne explicitement l’année de production ainsi que le lieu de production de l’œuvre. À cet égard, les élèves utilisent bien souvent la carte géographique qui leur était proposée dans l’application du musée pour évoquer le lieu de production.
En ce qui concerne le POURQUOI, la majorité des productions aborde des champs d’intérêt de l’artiste quant aux thèmes de ses œuvres. On fait mention de ses préférences pour les paysages, des lieux distincts comme la campagne ou les villes, ou encore de préoccupations comme la modernité : « L’artiste s’appelait Marc-Aurèle Fortin. Il aimait peindre les villes, les arbres feuillus, les reflets, la lumière et les atmosphères » (J_Fortin). Dans la majorité des vidéos, il s’agit d’informations reprises ou reformulées de l’application du musée.
Quelques narrations abordent le QUOI de l’œuvre et s’intéressent à ses propriétés, au langage pictural et à la technique utilisée par l’artiste. Dans les extraits suivants, on note le choix des couleurs et leurs effets : « Le noir est très important dans cette œuvre, sinon on ne pourrait pas représenter l’orage, la noirceur et les contrastes » (J_Fortin) ; « Dans cette œuvre, les couleurs sont sombres et froides, […] on dirait que les gens sont stressés » (J_Légaré). Ailleurs, on évoque la technique : « Où il y a les montagnes il y a beaucoup de lignes et les couleurs sont plutôt sombres » (K_Jackson). Dans une autre vidéo, les élèves analysent la perspective aérienne : « Les couleurs sont froides, grises. Nous voyons aussi que la perspective aérienne est présente, car le champ et la ville sont précis, mais la colline parait plus floue » (J_Brymner). Par ailleurs, il arrive que l’entrée dans l’œuvre se fasse par le regard de l’artiste, sous l’angle de ses motivations : « Dans cette œuvre, l’artiste a préféré mettre des couleurs chaudes pour montrer que c’est l’automne » (K_Edson). Notons enfin que des narrations attribuent à l’artiste certaines préférences alors qu’aucune information n’est fournie à cet égard dans le prototype d’application : « Aujourd’hui on va vous présenter l’œuvre de Alexander Young Jackson. Il aimait représenter la campagne, car il n’aimait pas vraiment la modernité » (K_Jackson). Une piste d’explication pourrait être une information fournie lors de la visite relativement à la dualité ville/campagne, qui a pu mener ces élèves à polariser ainsi les préférences de l’artiste.
Comment les vidéos abordent-elles le témoignage offert par les œuvres sur les réalités passées, sous l’angle des aspects QUAND, OÙ, QUI et POURQUOI ? L’analyse des propos traitant de la représentation du passé nous a menés à distinguer deux niveaux d’analyse et d’interprétation des œuvres : la description et l’inférence aux réalités passées, manifestes par l’établissement de liens avec le contexte social et territorial de l’époque. Cependant, cette distinction s’avère parfois complexe à opérer alors que la narration passe de l’un à l’autre selon les aspects de l’œuvre qui sont abordés.
Sur le plan de la description, bon nombre de narrations mentionnent des éléments perceptibles dans les paysages ou les scènes de genre. Les élèves nomment et décrivent simplement ce qu’ils voient dans l’image, à titre d’exemple : « Il y a une maison où les bucherons pourraient aller s’installer. Voici les bucherons qui descendent du canot de la rivière Saint-Maurice. Voici la forêt feuillue sur la rivière Saint-Maurice » (J_Edson). Certaines descriptions donnent lieu à des généralisations : « Comme vous voyez, beaucoup de gens vont aux boutiques de tabac pour acheter leurs cigarettes » (I_Hébert) ; « En 1800, nous voyons bien que la mode était les chapeaux » (I_Sandham), ou encore « Comme il y a un fleuve dans l’œuvre, je comprends qu’il y a beaucoup de cours d’eau dans cette époque » (J_Cullen). Dans cette perspective, les observations tiennent lieu de constat sur ce qui existait à l’époque, comme l’agriculture, l’électricité, les habillements, la langue d’affichage et les moyens de transport : « Les magasins sont illustrés en anglais. […] C’est l’évolution des moyens de transport comme le vélo, le tramway, la voiture, la calèche » (K_Hébert). À noter, la description mobilise tout de même des connaissances préalables afin de nommer les éléments perceptibles, comme dans l’extrait suivant, relatif à un campement autochtone : « Voici leurs habitations qui s’appellent des tipis. Voici leurs moyens de transport qui s’appellent le canot. Aussi ils défrichaient les arbres pour faire des meubles » (K_Légaré). On relève également une occurrence du concept de « bourgeois », mais sans élaboration sur les différentes classes sociales qui composent la société québécoise au début du XXe siècle : « On constate que les habits ont bien changé et que les bourgeois sont mieux habillés que le cocher » (I_Boisseau). En somme, les propos descriptifs laissent poindre un raisonnement sur le fait que les choses ont changé depuis l’époque représentée, mais les éléments abordés sont peu mis en relation aux contextes social et territorial de l’époque.
Sur le plan de l’inférence, bien qu’elles soient plus marginales dans le corpus de données, quelques narrations recourent à des informations contextuelles, à titre d’exemple : « En 1948, la calèche était encore très utilisée. Par contre, les autos commençaient à faire apparition. Les tramways encore très utilisés au centre-ville. En 1948, les publicités sur les cigarettes étaient encore légales et ils (sic) pouvaient être affichés en anglais » (I_Hébert). À la différence de l’extrait abordé précédemment sur le même objet (K_Hébert), les élèves infèrent des informations contextuelles soutenant l’interprétation de l’œuvre, notamment la législation sur les publicités et sur l’affichage en anglais, qui, rappelons-le, se fait aujourd’hui principalement en français au Québec. D’autres extraits illustrent bien la manière dont les participants peuvent tirer profit de l’inférence afin d’interpréter des œuvres. On relève dans cet extrait l’importance de la religion dans la société : « À l’époque, la religion était très importante et tous les dimanches ils allaient à l’église. Ils se réunissaient pour parler et faire la fête » (K_Morris). Dans l’extrait suivant, on signale l’impact du port de Montréal sur le développement économique de la ville :
« En 1800, le Port de Montréal est très important, car il y a beaucoup de nouveaux emplois qui se créent. En plus, le Port de Montréal sert à décharger les cargaisons qui viennent d’Europe » (I_Sandham). Cependant, ces types de propos sont peu nombreux dans l’ensemble des vidéos analysées.
Il se dégage trois types d’information mobilisés dans la narration des participants dans les productions vidéos : les informations reprises presque intégralement de l’application, les informations reformulées à partir du contenu de l’application et les autres informations mobilisées dans l’analyse et l’interprétation de l’œuvre. Il est important de préciser que ces trois types d’information peuvent se retrouver dans une même production.
Dans la majorité des vidéos, lorsqu’elles abordent l’œuvre dans sa matérialité, et particulièrement pour les questions QUOI, OÙ, QUAND et QUI, les informations fournies proviennent intégralement de l’application ou du cartel de l’œuvre se trouvant au musée. Il s’agit alors du nom de l’artiste, de son année et lieu de naissance ainsi que de décès, du titre de l’œuvre ou encore de l’année et du lieu de création : « On va parler de Cornelius Krieghoff. Il est né en 1815 en Hollande et il est décédé en 1872 aux États-Unis. […] Le titre de l’œuvre Québec vu de la pointe. Il a peinturé cette œuvre en 1863 » (J_Krieghoff). Cette utilisation des informations générales sur l’œuvre est représentative de ce qui se retrouve dans la plupart des productions vidéos, bien que l’ordre de présentation puisse varier : « On va vous présenter l’œuvre La coupe de glace. Elle a été faite par Maurice Cullen en 1914 à Montréal. Il est né en 1870 à Saint-Jean à Terre-Neuve et il est décédé en 1934 à Chambly au Québec » (J_Cullen). Certaines vidéos s’intéressent également au POURQUOI de l’œuvre en reprenant intégralement le texte présenté dans l’application sur la pensée de l’artiste : « Cornelius aime peindre sur le vif » (I_Krieghoff) ;
« William s’intéresse davantage aux aspects traditionnels comme l’architecture » (J_Brymner).
Dans une grande majorité des productions vidéos, les informations fournies dans l’application sont reformulées dans les mots des participants. Ces informations portent principalement sur l’artiste et ses préférences : « Il aime peindre les paysages, des moments de la guerre, la région qu’il habite et aime beaucoup représenter l’hiver » (I_Jackson) ; « Il aime beaucoup peindre les maritimes et les bateaux » (K_Sandham). En outre, quelques participants reformulent les informations contenues dans l’application afin d’analyser la représentation : « Fait en 1868, Allan Edson représente des bucherons qui débarquent de leur canot. […] Les bucherons utilisent des canots pour se rendre au chantier » (I_Edson). Cette formulation apparait grandement inspirée des informations qui se trouvent dans l’application alors qu’il y est inscrit : « Les bûcherons que je représente dans ma peinture débarquent du canot pour se rendre sur le chantier » (MBAM, 2015).
Une grande majorité de vidéos présentent des propos narratifs ne recourant pas aux textes fournis par l’application. Il s’agit principalement de propos essentiellement descriptifs du contenu de l’œuvre ou dans de plus rares cas, faisant des inférences aux réalités passées. À titre d’exemple, pensons aux participants qui ont abordé la loi sur la langue d’affichage qui n’était pas en vigueur au moment de la production de l’œuvre. Il apparait cependant ardu d’identifier la provenance de ces connaissances. En effet, il peut s’agir de connaissances acquises lors de la visite, en classe ou dans un tout autre contexte. Malheureusement, nous n’avons pas développé d’outil, dans ce cadre méthodologique, permettant de retracer l’origine de ces inférences. Remarquons cependant que si ces connaissances s’avèrent nécessaires afin d’établir des liens avec la société québécoise de l’époque, elles sont peu mobilisées dans les vidéos étudiées.
À ce stade-ci de l’analyse, le dispositif muséo-techno-didactique apparait offrir un contexte d’étude intéressant pour l’apprentissage des sciences humaines. Sollicitant le rôle actif de l’élève dans la création du sens, le recours à la technologie mobile et aux ressources numériques de l’institution rend propices l’appropriation et l’interprétation d’œuvres d’art figuratives. L’analyse du contenu visuel et de la narration des vidéos produites a mis en évidence l’intérêt de l’application dans l’expérience muséale proposée, alors que la presque totalité des vidéos intègre des pages-écrans et des informations provenant du prototype d’application. L’analyse du rapport narration/image a permis d’accéder au raisonnement des élèves au contact d’œuvres d’art, en laissant entrevoir certaines de leurs difficultés lorsqu’ils s’approprient des œuvres d’art pour l’étude de réalités sociales et territoriales passées. Ce constat rejoint celui posé par Van Boxtel et Van Drie (2012), qui font valoir l’importance des connaissances préalables dont doivent disposer les élèves pour interpréter des documents iconographiques. Reprenant nos interrogations de départ, alors que nous étions préoccupés de favoriser par les arts visuels l’appropriation de concepts relatifs à la société québécoise et à son territoire, nous serions tentés de constater que l’interprétation des œuvres va peu au-delà de la lecture d’éléments anecdotiques. Notre étude conduit ainsi à mieux mesurer les défis qui se posent lorsqu’une telle action éducative est envisagée. Incidemment, à partir d’autres données collectées lors de la mise à l’essai, nous poursuivons l’exploration du potentiel didactique du dispositif, notamment par l’analyse de la compréhension par les élèves des réalités et concepts abordés dans l’expérience.
En ce qui concerne le peu de réactions affectives aux œuvres dans les narrations des vidéos, ce résultat a conduit le personnel du musée à s’interroger sur un meilleur agencement entre les objectifs liés à l’apprentissage de l’univers social et ceux liés au domaine des arts plastiques. Cette réflexion a amené l’équipe à réviser le scénario pédagogique, en particulier les consignes à livrer lors de l’atelier de création vidéo, afin de favoriser une meilleure expression par les élèves de leurs réactions affectives en lien à la compétence « apprécier des œuvres d’art ».
Par ailleurs, des données contextuelles recueillies, au moyen de bilans d’impressions rédigés à la suite de l’observation des activités s’étant déroulées en milieu muséal, ont laissé entrevoir le caractère stimulant des activités pour les élèves, leur appropriation rapide de l’iPad comme outil d’exploration de l’exposition et des œuvres, de création d’un reportage, et leur engouement pour la découverte spontanée de plusieurs œuvres, non ciblées par le projet, jalonnant leur parcours à l’exposition. Sollicitant la curiosité des élèves, l’une d’elles a déclenché un questionnement manifeste (voir la figure 6). Intitulée « Les castors du roi » du Canadien Kent Monkman (2011), cette œuvre de très grand format utilise les codes réalistes de la peinture d’histoire pour représenter le massacre subi par les castors au temps de la traite des fourrures en Nouvelle- France, alors que tous adoptent, dans une allégorie religieuse, la foi catholique. Incidemment, les élèves ont fait part de leur désir d’avoir plus de temps pour visiter l’exposition et pour créer une vidéo.
Rappelons enfin que le dispositif muséo-techno-didactique proposé agissait à titre de complément à l’étude de la société québécoise vers 1905. À cet égard, des données contextuelles recueillies auprès des enseignants ont laissé entrevoir le fait que les activités ont été réalisées en classe sans qu’une étude préalable des réalités sociales et territoriales n’ait été effectuée, et qu’un nombre d’heures excédant le temps habituellement imparti au domaine de l’univers social ait été consacré au projet. Ces informations peuvent constituer une piste d’explication du caractère plutôt descriptif des narrations d’élèves et du petit nombre d’inférences produites. Qui plus est, nous ne connaissons pas l’utilisation faite des vidéos lors du retour en classe. En ce sens, nous ne pouvons savoir jusqu’à quel point leur visionnement a permis une mise en commun des connaissances et des apprentissages, de même qu’un bilan critique de l’ensemble de la démarche, selon ce qui était proposé dans le guide de l’enseignant. Cette information demeure inconnue à ce jour et cela représente une limite de l’étude du potentiel de notre dispositif.
Cet article visait à explorer le potentiel d’un dispositif muséo-techno-didactique pour l’interprétation d’œuvres d’art figuratives mobilisées dans l’étude du passé. Les résultats obtenus à cette étude sont importants pour la recherche sur la médiation culturelle et la didactique des sciences humaines, de même que pour la pratique pédagogique, en milieux muséal et scolaire. Ils concourent à montrer comment un dispositif s’appuyant sur la sortie au musée et sur des outils et ressources muséaux numériques, de nature multimédia, peut s’inscrire dans le parcours scolaire d’un groupe d’élèves ciblé au primaire. Les résultats obtenus soulignent le potentiel d’un tel dispositif sur les plans scientifique et pragmatique. Sur le plan scientifique, les résultats font valoir l’intérêt que représentent les œuvres d’art figuratives comme matériau documentaire pour l’étude du passé, dans une perspective interdisciplinaire en sciences humaines et en arts visuels. En outre, le recours aux outils et aux ressources numériques — comme ceux mobilisés en complément des ressources physiques de l’exposition muséale — constitue un apport significatif à une visite muséale, comme le démontre le grand nombre de références les concernant dans les créations vidéos des participants. Les résultats liés à l’analyse de la relation narration/image mettent cependant en lumière le caractère limité des inférences que font les jeunes aux réalités sociales et territoriales de l’époque étudiée, résultats également obtenus par Van Boxtel et Van Drie (2012). Sur le plan pragmatique, comme documenté par cet article, notre recherche a conduit à déterminer un corpus artistique pertinent, aux yeux des collaborateurs muséologues et des enseignants, pour l’étude des réalités sociales et territoriales passées. En ce sens, les liens de complémentarité établis entre les œuvres et le programme d’univers social au 3e cycle du primaire fournissent le fondement d’une intervention éducative pertinente. Qui plus est, le musée s’est doté d’un prototype d’application pour iPad et connait mieux les usages pédagogiques possibles de cette tablette à titre d’outil d’enquête et de création. Cet outil s’est avéré facile à utiliser par les jeunes et pertinent pour organiser leurs observations sur les œuvres ciblées et pour diffuser leur production sur Viméo. L’équipe éducative du musée dispose ainsi d’un nouveau scénario de visite-atelier et d’instruments tangibles au potentiel certain pour contribuer au virage numérique souhaité par l’institution.
Le potentiel du dispositif ayant été étudié et s’avérant prometteur, la recherche fournit l’occasion à l’école et au musée d’enseigner aux élèves comment tirer profit des ressources mises à leur disposition, en enrichissant leurs pratiques informelles de création vidéo (si existantes). Aussi, le prochain défi consiste à favoriser l’appropriation par les milieux concernés, muséal et scolaire, des propositions et outils développés, tant numériques que didactiques. À ce jour, le MBAM (s.d. b) a intégré le dispositif que nous avons conçu à son offre éducative pour l’année 2015- 2016. Cependant, le milieu scolaire saisira-t-il la balle au bond ? Verra-t-il dans le musée un partenaire de choix pour favoriser les apprentissages prescrits par le curriculum ? Percevra-t-il une occasion de déjouer les contraintes qui pèsent sur l’enseignement/apprentissage des sciences humaines à l’école primaire, notamment l’absence d’assignation d’un temps particulier pour l’enseignement de ce domaine et une certaine complexité du curriculum qui freine son appropriation par les enseignants (Larouche, 2014a ; Larouche, Araujo-Oliveira et Fillion, 2015) ? Jusqu’à quel point le dispositif élaboré sera-t-il connu par les enseignants et perçu comme un complément ou un enrichissement, aux cours d’univers social et d’arts plastiques, susceptible d’accroitre la motivation des élèves ? Jusqu’à quel point répondra-t-il à des besoins du milieu scolaire ? Jusqu’à quel point le caractère innovant du dispositif, par les ressources et outils mobilisés et la démarche d’apprentissage proposée, sera-t-il jugé d’intérêt compte tenu de l’ensemble des réalités qui régissent la vie de la classe ? Quant au milieu muséal, dénué de ces contraintes qui pèsent sur la forme scolaire, il se trouve à développer des actions éducatives innovantes, mettant facilement à profit les pratiques informelles des jeunes dans le champ du numérique. On peut toutefois se demander comment les ressources développées prendront leur place dans le virage numérique global que prend le Musée des beaux-arts de Montréal, actif sur plusieurs fronts, avec l’exposition virtuelle sur l’art québécois et canadien, de même que la plateforme numérique ÉducArt en développement, destinée au milieu scolaire (Deveault, 2016 ; MBAM, s.d. c).
Entretemps, la conception du dispositif et l’exploration de son potentiel auprès d’élèves de milieux défavorisés multiethniques auront certainement contribué à développer leur curiosité et à les sensibiliser à la lecture d’images en sciences humaines, dans une expérience muséale engageante et stimulante pour leur pensée créative et leurs habiletés médiatiques multimodales.
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