À l’aide de deux enquêtes ethnographiques, l’article montre comment la construction sociale de la lecture est genrée. Par les représentations concurrentes et exclusives que cette construction sociale normative impose, elle écrase la figure du lecteur homme et, encore plus en amont, la figure du lecteur garçon (adolescent et jeune). En milieu rural comme dans le quartier de la banlieue défavorisée urbaine, l’image et le discours sur la lecture sont réservés aux filles, et les rares garçons et hommes lecteurs, catégorisés comme artistes, intellectuels ou militants, doivent trouver des stratégies d’esquive, de déguisement et d’instrumentalisation de la lecture pour pouvoir afficher cet état ; car, tout comme en milieu rural, la solitude choisie est un comportement connoté au féminin. Alors, à quelle culture l’acte de lecture renvoie-t-il les garçons/hommes ?
On the basis of two ethnographic studies, this article demonstrates how the social construction of reading is gendered. Imposing competitive and exclusive representations, this normative social construct impedes the figure of the man-reading and, more importantly, the figure of the boy- reading (teenagers and young adult). In rural areas, much like in the areas of the underprivileged suburbs, reading is for girls, and the few boys and men readers, often viewed as artists, intellectuals or activists, must find strategies to disguise reading. Thus, in both of these areas, the chosen solitude of the ‘reader’ is a behaviour associated with the female gender. Therefore, which culture does the act of reading reflect boys and men?
Lorsqu’on travaille sur les lecteurs et leurs lectures, on ne peut faire abstraction d’une réalité statistique qui constate la forte féminisation du public des livres, notamment depuis la moitié des années 1970. D’autres ont étudié ce phénomène et identifié plusieurs explications dont les principales relèvent de l’entrée massive des filles dans l’enseignement secondaire, puis supérieur, sur les cinq dernières décennies, de l’augmentation corollaire de leur niveau de qualification, de leur émancipation et de leur poids dans l’éducation et la transmission des ressources culturelles aux enfants1.
Le constat et l’analyse des différences, dans les choix et les préférences culturels des filles et des garçons, traversent et structurent une partie de la littérature sur les pratiques culturelles depuis une trentaine d’années2. Grâce à ces travaux, une approche genrée de la culture se développe autour de la question du poids du genre sur les goûts culturels et leur distribution différentielle (Lemel et Roulet, 1999). Plus particulièrement, la problématique des rapports sociaux de genre dans le champ de la culture contribue à montrer que les goûts culturels aussi participent aux processus de différenciation sexuée : préférer écouter la radio ou lire un roman n’a rien de spontané ni d’aléatoire en termes de probabilités statistiques.
Les deux enquêtes qui étayent le raisonnement sont de types qualitatif et ethnographique et ouvrent la boîte noire de la caractérisation sexuée du livre et de la connotation négative qui en découle pour la lecture. Il s’agit d’étudier les usages des livres et leurs représentations dans les consommations, en les prenant comme révélateur d’un rapport différent des hommes et des femmes à la culture (littéraire). L’hypothèse étant que ce rapport différent ne dépend pas seulement du cas individuel, du milieu social, mais bien plus des effets croisés de la construction sociale de la lecture, de la lectrice/du lecteur et du livre.
L’hégémonie des femmes en matière de lecture est le fait d’un paradoxe : non seulement jusqu’à une époque récente elles ne détenaient pas les outils de l’acculturation à la literacy, mais elles ne sont toujours pas (ou peu) aujourd’hui dans les postes qui mènent les hommes à la haute maîtrise de l’écrit : élites du monde législatif et constitutionnel, du monde administratif et judiciaire, du monde des comptes, du monde des lettres et des sciences, du monde de la politique et des médias. Elles écrivent pour leurs patrons, mais elles ne pensent pas, ou du moins les discours publics, les textes de référence et la juridiction ne leur sont pas directement imputés. Elles exécutent les consignes des penseurs qui restent des hommes. De fait, s’il s’est produit un rééquilibrage de la distribution des connaissances et des compétences académiques, scientifiques et littéraires, la figure de lettré demeure masculine et fortement associée au prestige du savoir abstrait et pur (savoir et pouvoir, savoir et action, savoir et rapport au monde) alors que celle de lectrice (savoir et réflexion, savoir et rêve, savoir et organisation, savoir et maturité, savoir et éducation, savoir et instruction, savoir et rapport au texte) est devenue féminine et fortement reliée à la persévérance et à l’effort intellectuel. Comme si la lecture-acte cognitif restait associée aux activités, gestes et devoirs des hommes et, par antagonisme dans les rapports sociaux de genre, la lecture-plaisir, loisir et rêve, venait se s’inscrire dans la construction de la lecture comme activité féminine, dans une caractérisation de gestes et de postures, d’enjeux et de raisons opposée à la lecture masculine. Ainsi,plusieurs loisirs culturels prioritairement investis par les femmes au début des années 1970 ont connu une accentuation de leur caractère féminin (fréquentation des spectacles de danse ou les pratiques amateurs d’activités artistiques)(Donnat, 2009). Surtout, plusieurs activités à dominante masculine au début des années 1970 sont aujourd’hui investies plutôt par les femmes (spectacles vivants et lecture de livres, avec toutes les activités en rapport avec le livre, qu’il s’agisse d’achat, d’inscription et fréquentation des bibliothèques, de discussions sur les livres ou de quantité de livres lus). La lecture des fictions enregistre un bond spectaculaire et les femmes sont trois fois plus nombreuses que les hommes à lire des romans autres que policiers, et sont même plus nombreuses à lire des romans policiers, genre résolument masculin (comme la BD) jusqu’aux années 1990.
L’image et la perception du livre dans l’espace de la culture travaillent en profondeur les projections de cet objet sur les personnes qui le manient, qui l’utilisent, qui y font référence dans leur existence. De sorte que les tendances culturelles et les données chiffrées ne font pas que traduire un état des lieux de la réalité ; elles alimentent les représentations et les croyances, les stéréotypes et les rôles qui génèrent ainsi des processus de mimétisme et similitudes, de catégorisation et de cristallisation des comportements de genre.
Par exemple, on sait qu’en 2010, sur 100 inscrits en bibliothèque, 76 sont des femmes, en majorité mères de famille. B. Maresca écrit que la parentalité au féminin pèse beaucoup plus lourdement sur les choix culturels que la parentalité au masculin ; il montre comment l’empreinte des activités littéraires valorisées par l’école pousse les femmes, lorsqu’elles deviennent mères, à impulser d’un même élan l’investissement parental sur ces mêmes activités, avec des résultats très contrastés entre les filles — qui suivent et reproduisent le chemin indiqué — et les garçons qui, en grande majorité à l’âge de la puberté, marquent leur séparation d’avec l’enfant et la tutelle maternelle en résistant à la lecture (Maresca, 2007). Parmi les traits distinctifs les plus partagés par les adolescents, il y a le fait de lire moins d’un livre par semaine. Et parmi ces adolescents peu lecteurs, les garçons sont nettement majoritaires. Ce « comportement emblématique de l’adolescence contemporaine » (Mercklé, 2010) devient un trait distinctif et un enjeu de distinction impliquant notamment de revoir les codes et les agendas culturels entre 11 et 13 ans dans un contexte où l’isolement et le silence propres à la lecture solitaire jouent contre le désir d’intégration aux pairs et de participation à la vie de groupe.
Cet ordre de choses, à la fois chiffré et observable, redouble et durcit les images du livre et du lecteur contemporains : les objets et les pratiques culturelles sont des marqueurs associés au genre féminin qu’ils deviennent des indices distinctifs de modes de vie et, par conséquent, des styles culturels ségrégatifs. Outre que ces objets matérialisent, par des raccourcis confortables et fonctionnels, la frontière entre masculin et féminin (Bourdieu, 1997), ils l’actualisent dans le moindre comportement culturel, choix et style. De sorte que la stylisation poussée des comportements et des choix culturels de nos adolescents (Octobre, Détrez, Mercklé et Berthomier, 2010) emprunte sinueusement la voie facile et commode des différences de sexes, se confondant presque avec elle. Un processus de légitimation par les comportements et les styles de consommation culturelle finit par tracer en quelque sorte la frontière entre les manières de consommer de la culture bonnes pour les garçons et les autres pour les filles, le partage des activités ne s’établissant pas dans la symétrie, mais dans une valence différentielle des sexes (Héritier, 1996) où les objets et les comportements culturels masculins valent plus et mieux que le style féminin, jugé commun, ordinaire, parce que sentimental. Le régime du sentiment, du rêve, de la médiation, de la contemplation est le régime romanesque qu’instituent les livres, majoritairement lus par les filles/femmes. Ainsi, par extension, l’objet « livre » fonctionne comme un outil frontalier, donnant prise à des tactiques de distinction et de reconnaissance, d’intégration et d’exclusion, d’union et de séparation : les garçons et les filles peuvent légitimement trouver les modèles et les références à suivre lorsqu’ils commencent à se détacher des choix culturels familiaux et parentaux en développant une certaine autonomie (des goûts autant que des possibilités). Les horizons d’attentes apparaissent socialement et symboliquement structurés, rassurants par là même ceux et celles qui souhaitent personnaliser leurs styles en devenant jeunes adultes (Octobre, 2010) : ils deviennent en même temps hommes et femmes. Et cette séparation, culturellement entretenue au jour le jour par les passions culturelles et les loisirs, s’établit durablement dans le temps des existences individuelles, collectives et sociales puisqu’on en retrouve des traces flagrantes chez les retraité-es qui, interrogés dans le cadre de l’enquête dans un village de campagne, reproduisent exactement la même frontière, la même distinction, les mêmes jeux de distinction et d’exclusion.
Constater la prééminence des lectrices est un premier socle du questionnement ouvrant sur une problématique au croisement de la construction sociale de la lecture et des rapports sociaux de genre. Ainsi, la construction sociale de la figure de la femme-comme-naturellement, et essentiellement portée pour l’acte de lire, à savoir le cadre immobile, silencieux et solitaire propre à la lecture à voix basse est, elle, une autre manière d’explorer la question du genre via l’objet culturel qu’est le livre et ce qui y est associé. Ce sont ces conditions que nous avons pu interroger dans une approche située, le quartier et le village, comme autant de terrains où s’expriment les normes sociales régissant la construction d’une condition : où s’entremêlent stéréotypes et préjugés, mais aussi attentes et impératifs sociaux, en plus d’une sexuation croissante des objets, lieux et professionnels qui représentent ou incarnent cette condition. L’enquête ethnographique présente deux avantages de taille, en plus de produire des matériaux qualitatifs extrêmement riches d’indices : d’une part, l’observation permet de mettre en relief l’ordinaire rendu invisible par l’évidence ou, au contraire, de capturer l’extraordinaire ; d’autre part, l’entretien permet d’accéder à la finesse des processus et des logiques d’action. Sur la base de notre travail sur les quartiers populaires, la place des bibliothèques dans les sociabilités de quartier, et d’un travail ethnographique sur les lectrices que nous avions rencontrées à l’occasion d’une étude sur les bibliobus dans les zones rurales et péri-urbaines (Roselli, 2008), il est possible de découvrir l’existence de mondes clos autour d’objets ou de lieux où une culture de genre se développe en participant à l’activation d’une identité marquée, séparée, spécifique, et parfois assumée et revendiquée, tout en se demandant ce qui est renvoyé aux garçons/hommes par les usages sociaux de la figure de lectrice.
Une investigation, sur et dans le monde des filles et le monde des garçons, a été menée à travers les observations d’habitudes et de comportements de fréquentation de la bibliothèque de quartier (Roselli, 2011). L’intérêt principal de cette étude est de montrer comment les interactions entre bibliothécaires femmes (86 % de la profession) et usagers filles définissent un cadre normatif genré, qui se répercute sur l’image de la bibliothèque, de la lecture et du livre.
On observe qu’un groupe de lycéens et lycéennes se divise à l’entrée de la bibliothèque, les filles franchissant le pas tandis que les garçons restent dehors et les attendent. D’emblée, le territoire des filles est clos, avec les livres et les femmes bibliothécaires, et celui des garçons est ouvert, en liberté et en contact direct avec le monde. On constate rapidement que les mondes sont à part, clos les uns par rapport aux autres ; cette frontière participant à la définition identitaire des membres, dont nous faisons l’hypothèse qu’ils se reconnaissent dans une identité que nous pourrions appeler « réduite » puisqu’elle se déploie par la négative, et, plus exactement, au travers de pratiques évitées, repoussées, de comportements et d’états déniés : « je ne suis pas comme ça, moi » ; « je ne suis pas un intello » ; « moi, je ne fais pas ça ». Mondes des « ados » bien séparés, « ségrégés » (disent les spécialistes des cultures adolescentes), qu’il est possible d’observer dans les salles Internet et les espaces quasi-publics autour des bibliothèques, sur les places ouvertes où se rencontre la jeunesse. Une attention particulière a été portée aux modalités de cloisonnement de ces cercles ainsi qu’aux zones de porosité et de passage (sorties et entrées, marginalisation et exclusion, intégration et infiltration, mais aussi tentatives de pénétration par des éléments non- conformes) (Rault, 2003). Il a été possible de faire une bonne ethnographie de certains de ces cercles, ce qui a permis de connaître le degré de dureté de leurs frontières, les points et les traits de non-retour, de marquage indélébile pour les individus qui s’y aventurent et y restent3, puis de la « culture » qu’il faut embrasser pour en faire partie.
Ces interstices infra-culturels, à mi-chemin entre sociabilités amicales et amoureuses, interdits et stratégies personnels/de groupe ont le mérite de nous faire comprendre que « faire un tour à la médiathèque » pour les jeunes des quartiers de la banlieue pauvre est une manière de sortir d’une trame d’interconnaissance étroite et contraignante et d’explorer un univers étranger sans crainte de honte tout à la fois. En effet, l’idée même d’être pris en flagrant « délit de frottement », avec un monde aussi bourgeois et féminin que la bibliothèque, décourage bon nombre de jeunes garçons de banlieue, jusqu’à ce que la représentation de l’établissement lui-même s’institutionnalise comme une zone où l’on est persona non grata. Dans les rapports sociaux de banlieue et la trame d’interactions qu’ils dictent au quotidien, ce sentiment d’étrangéité et d’extériorité vis-à-vis du lieu de la bibliothèque et de tout ce qu’il représente est tourné en ridicule comme une chose de filles et pour les filles, et contamine par extension tous ceux qui s’y frottent.
En 2010, après des travaux de la bibliothèque devenue médiathèque, les baies vitrées sont devenues plus grandes et permettent de voir mieux ce qui se passe à l’intérieur. Mais cette visibilité, loin de créer une passerelle entre les deux groupes, durcit davantage leur séparation : la transparence de l’intérieur, avec le sérieux et l’intérêt des filles pour ce qu’offre la bibliothèque, ne fait que renforcer le sentiment d’étrangéité des garçons à ces postures. Tout se passe comme si plus on cherchait à atténuer les différences de perception et plus ces efforts publics, considérés comme venant des dominants sans aucun lien avec la réalité sociale du quartier, étaient reçus comme un témoignage supplémentaire de l’intention hors contexte visant à aplanir des différences qui sont, pour les acteurs, fondamentales et structurantes. L’attente à l’extérieur de la bibliothèque acquiert un sens particulier puisqu’elle se tisse sur un temps partagé, entre garçons et filles, entre dehors et dedans, comme si les deux côtés se tenaient ensemble dans une dialectique des rôles sociaux qui, tout en étant acceptés par les parties, devaient se confirmer et se durcir. C’est pourquoi, dans la scène dans et autour de la bibliothèque de quartier, aucun des membres des deux groupes ne peut traverser la séparation entre le dedans et le dehors. Les deux groupes, l’un féminin, l’autre masculin, incarnent le clivage auquel donne prise le rapport à la lecture et à la culture institutionnelle (Baudelot, Cartier, Détrez, 1999 ; Détrez, 2014) à partir du moment où, dans la construction de la personnalité, filles et garçons se reconnaissent dans un groupe de genre4. C’est le clivage entre les deux types de culture qu’il faut souligner ici et l’usage social auquel il se prête comme raccourci logique fondé sur la différence des sexes biologiques : ce clivage entre culture institutionnelle et culture du divertissement devient le réceptacle de l’identification sexuée, puis moteur à son tour de pratiques différenciées.
Matrice pour le marquage individuel et moteur pour la reproduction des rôles, le clivage entre deux rapports différents à la culture, et notamment à la lecture (par l’hexis penchée sur la page et le stylo à la main, incarnée par les filles) et à l’école (par le biais des devoirs écrits, acceptés par les filles et refusés ostensiblement par les garçons), offre l’occasion de réactualiser des rôles distribués par le sexe biologique et incarnés avec zèle par le genre qui différencie les deux groupes (Détrez, 2002). La différenciation filles-garçons se trouve renforcée grâce à la fabrication sociale de la lectrice, qui est aussi celle du non-lecteur (Lahire, 2001).
Outre le fait que les garçons entre la 6e du collège et la première du lycée deviennent rares en bibliothèque, ces garçons adoptent un comportement « clandestin », conscients du fait qu’ils empruntent une voie à contre-courant. En franchissant le seuil de la bibliothèque, et notamment de la bibliothèque de quartier (où ils sont connus et ont une réputation à défendre), ces garçons se placent immédiatement du côté féminin du monde et ceci par plusieurs mécanismes qui, comme nous le verrons, enclenchent des processus d’assimilation et d’exclusion symboliques. Pierre, que nous avons rencontré pour un entretien trois fois sur l’année 2010, est de ces garçons qui franchissent le seuil fatal de la bibliothèque, sans pour autant pouvoir s’affranchir des stigmates qui lui sont collés. Treize ans en 4e du collège, d’origine espagnole, il vit avec ses deux sœurs plus jeunes (6 et 4 ans) chez sa tante maternelle depuis deux ans, en attendant que les choses aillent mieux en Espagne (Barcelone) où sa mère est restée travailler. D’un air détaché, il explique les raisons pour lesquelles il vient à la bibliothèque : chez lui « il n’y a rien à faire à part manger, dormir, se laver » et en plus « il y a ses sœurs ». Dans la pratique, il vient en bibliothèque pour lire des mangas (Bleach et Naruto) et y fait aussi ses devoirs. À la sortie de l’école, il vient traîner là pour ne pas rentrer chez sa tante.
Tout en étant fraîchement arrivé dans le quartier, Pierre n’est pas dupe des caractéristiques qui lui sont accolées : bon élève « je ne suis pas très intéressant » ; sérieux, « je ne passe pas beaucoup de temps avec les filles de ma classe » ; silencieux, « je n’ai pas grand-chose à dire d’intéressant » ; solitaire, « je n’ai pas beaucoup d’amis ». Les traits distinctifs qui mènent Pierre à la lecture, et la lecture à Pierre, sont tous présents dans la condition d’adolescent étranger aux sociabilités adolescentes du quartier. Il est étranger et choisissant la solitude de la bibliothèque et de la lecture après l’école, il entretient dangereusement cette condition. Dans le même temps, c’est la condition d’étranger qui lui permet de jouer franc jeu : accepter l’isolement et la rareté et la payer socialement « sans passer pour une tapette ». Il n’est pas jugé «bizarre » parce qu’il vient d’ailleurs, qu’il ne parle pas le langage jeune du quartier (tout en le comprenant et en le rejetant volontairement, « je ne suis pas comme eux même si je traîne avec et ce sont mes copains ») : il se permet de pousser les limites de sa curiosité dans des espaces scolaires de travail (le CDI où il a sympathisé avec la documentaliste) et de lecture. Il sait pourtant que cette condition ne peut pas durer : par nature, la condition d’étranger perd de sens jour après jour ; puis, en prenant de l’âge et entrant dans la période où il faut choisir son camp, il ne pourra pas impunément entretenir l’ambiguïté : il faudra choisir de se comporter en garçon ou en fille et le choix affiché — entre le dedans/en étant seul ou le dehors/avec les copains — suffira comme raccourci, comme marqueur social du genre. Le risque que représentent la bibliothèque, la lecture et les livres (BD et mangas de préférence, mais romans policiers aussi, « policiers pour adultes ») touchera progressivement son identité sexuée et non plus seulement, comme c’est le cas jusqu’à présent, son identité d’étranger. C’est la raison pour laquelle Pierre vient toujours seul en bibliothèque, quittant le groupe de copains avec qui il rentre sur le quartier avec le prétexte de s’occuper de ses sœurs, il entre et s’installe en secret dans les rayons de la bibliothèque. Il n’est pas tranquille et évite de croiser la bibliothécaire sur le quartier.
Pierre est conscient des conditions qu’il ne remplit pas en tant que garçon/homme du quartier. En restant à l’intérieur — et c’est pour l’instant le plus grand danger pour Pierre — on est dans la « maison des filles », symbolisant tantôt l’espace domestique, la sphère familiale et son for intérieur. Ainsi sont associées à celles qui lisent les vertus domestiques, familiales et intimes — ordre, service, mais aussi respect, corps sexué et sensualité, rêve, mais aussi discrétion, secret, intimité, émotions et sentiments — qui deviennent toutes des qualités négatives si elles sont attribuées à un garçon qui ne peut, dans ces conditions, être un homme. C’est donc bien autour de la virilité, de ses empreintes puissantes dans la classe populaire et en milieu rural, que s’articulent les leviers d’attraction et de répulsion des activités de loisir et de culture, dont la lecture est la plus archétypale de par sa construction socio-historique comme conquête du sexe faible pour renverser les rapports de domination.
La seconde enquête à laquelle nous puisons nos cas d’étude porte sur les femmes lectrices en milieu rural (2008-2009) et montre comment une esthétique de la lecture est cultivée par certaines femmes dans les villages péri-urbains comme une passion personnelle et secrète. Le point central de cette étude est la construction volontaire et individuelle d’une sphère close où la solitude choisie par ces lectrices fonctionne à contre-point de la culture locale, agrégative et communautaire.
La systématicité des réactions (observées directement et lues dans les données statistiques) genrées face au livre, la régularité avec laquelle on s’en éloigne, puis on s’en rapproche à certains âges et cycles de vie, nous encourage à penser ce pouvoir de l’objet (et des personnes et des lieux qui l’incarnent) comme un pouvoir différenciateur, d’autant plus fort qu’il reste implicite, tu, dénié ou méconnu. Le fait d’étudier le livre comme objet culturel différenciateur permet ainsi de s’intéresser aux effets de sédimentation autour de l’objet et à ceux d’attraction/répulsion du livre, de la lecture en dehors de la bibliothèque. Ce sont les questions que nous nous sommes posées lors d’une enquête sur les lecteurs dans seize communes rurales autour de Toulouse, où nous avons commencé par nous immerger à l’aide des tournées du bibliobus en 20085.
Les bibliobus desservent depuis plus de 60 ans les communes de campagnes et de montagnes ne disposant pas de bibliothèque6 et leurs publics sont exclusivement composés de femmes. À partir de ce constat, nous avons mené nos observations et nos entretiens auprès des trois catégories de femmes inscrites : professeure des écoles avec leur classe, mères de famille (avec ou sans enfants) et retraitées. Les questions auxquelles on peut répondre sont nombreuses : qui est attiré ? Qui est repoussé ? Pour quoi faire ? Avec quelle valeur sociale de l’acte ? Qui se sent autorisé à le dire ? Les transfuges de la ligne de partage paient-ils le prix fort ? Et à quelles conditions cette subversion est-elle possible (Baudelot et Establet, 2007 ; Mitchell et Reid-Walsh, 2008) ? Les observations ne se sont pas limitées au passage du bibliobus puisqu’il a fallu entrer dans le monde de certains de ces villages pour comprendre le fonctionnement des sorties (dans le village et hors du village), des sociabilités et des cercles ainsi que des jeux d’alliance et de mésalliance par affinités. Nous avons repris contact avec les femmes enquêtées dans le bibliobus et avons réalisé des entretiens ethnographiques sur leur parcours et leurs cercles affinitaires au village et en dehors.
Sans ignorer les positionnements générationnels historiquement marqués de certaines catégories particulières dans les villages (immigrés, notamment espagnols des années 1930 à 1950 ; militants politiques et syndicaux ; artistes et écrivains) ni les spécificités de chaque village, nous avons tenté de dépasser ces catégories pour entrer dans les dynamiques d’interaction et d’interconnaissance (les cercles, les associations, les habitudes des habitants et leur entre-soi électif) pour saisir des caractéristiques communes aux lectrices et voir si, par elles, nous ne pourrions pas parvenir à rencontrer des lecteurs hommes. Nous disposons à ce jour de dix-huit entretiens de lectrices et de deux entretiens de lecteurs, ces derniers étant tout à la fois moins nombreux, moins visibles et moins disponibles.
Nous revenons plus particulièrement sur un cas, celui de Gaëtan, fils d’Italiens métayers pour un grand aristocrate rural, agriculteur exploitant aujourd’hui et vivant depuis trois générations au village (ses deux enfants, mariés avec enfants, se sont récemment installés comme propriétaires dans le village, alors qu’ils travaillent aux abords de la métropole toulousaine), scolarisé au primaire en 1950 dans l’école du village et adepte de la bibliothèque municipale que le maire avait ouverte dans une annexe de la mairie. Gaëtan est l’exception dans la catégorie statistique des agriculteurs qui lisent (des livres), habitant d’un village rural, homme. Sans doute, la condition de fils d’immigré a-t-elle déjoué la mécanique statistique et retenu notre garçon dans les lectures, alors qu’il a travaillé très jeune pour aider son père et que ses parents n’ont jamais su écrire le français. Gaëtan n’a été ni militant syndical ni artiste ; il ne fait pas partie des catégories qui en milieu rural sont passées par des matrices de socialisation et à la lecture (militants, élites politiques rurales, bénévolat associatif) ni autorisées à un relâchement des codes sociaux (artistes, écrivains, journalistes,professions administratives et médicales). Quelle est son histoire, quel est son profil, son ancrage pour qu’il ait résisté aux normes sociales et à l’appel grégaire de la communauté villageoise ?
Le principal levier de résistance de Gaëtan réside dans son amitié amoureuse avec une épicière du village (maintenant octogénaire, et encore aujourd’hui lectrice acharnée de romans achetés par la poste à France Loisirs) qui a tenu son magasin jusqu’à la fin des années 1980 avec une extension en maison de la presse et, pour les années 1960 à 1985, d’un point relais bibliothèque. Enfant, puis jeune garçon, Gaëtan passe dans cette épicerie tous les jours pour feuilleter le quotidien local et s’empare des romans et bandes dessinées laissés dans « la caisse du Conseil Général », laissée par le bibliobus. C’est par la soif de lectures et les initiatives prises par cette épicière que Gaëtan est devenu « accro » à la lecture de romans de Simenon, aux romans historiques et biographiques. Son répertoire, s’il s’est progressivement spécialisé par l’affirmation de goûts personnels (le polar américain), est largement emprunté aux goûts de son amie de lectures, avec qui il a partagé, durant toute leur existence, leur secret : mariés tous les deux à des jeunes du village qu’ils n’avaient pas choisis, ils donnent l’impression de s’être tenus et d’avoir tenu par les livres. Paulette, qui me montre les locaux de son épicerie, décrit le coin « lecture » qu’elle avait organisé où mères de famille, enfants et jeunes, amoureux de la presse et des livres, trouvaient un abri dans l’agitation de la vie quotidienne. Pour son boudoir donnant sur la cour organisé autour d’une belle bibliothèque en merisier, Paulette a repris la peinture vert pomme qui était celle du coin « lecture » dans l’épicerie. Gaëtan, qui nous reçoit dans son bureau-bibliothèque, a lui aussi une grande bibliothèque vitrée qu’il s’est fait construire par le menuisier du village. À la question de savoir s’il n’a jamais éprouvé de difficultés à révéler ainsi sa passion pour les livres, il répond en souriant que les collectionneurs sont toujours bien vus, même de livres ; « ce qu’il ne faut pas dire est qu’on les a tous lus parce qu’alors on est mal regardé ». Lire en milieu rural a quelque chose de subversif, et cet aspect contient une double dimension de secret et de distance à la vie collective qui n’est pas appréciée par la communauté villageoise. La raison en est que la solitude choisie de ceux qui se retirent au nom d’une passion personnelle éloigne d’autant les individus de la sphère collective et partagée, mettant en avant les passions individuelles, les temps personnels au détriment du temps collectif. De manière encore plus puissante que chez les adolescents enquêtés par Dominique Pasquier (2005), la dictature de la majorité est un régime de fonctionnement et de maintien du système villageois. Majorité veut dire ici vie de la communauté et l’attention portée aux autres, non pas tant en termes d’entre-aide que d’entre-soi électif et protégé. Le « nous » a cette signification particulière au village pour dire « notre monde à nous », le monde que nous incarnons et que nous défendons ensemble, ayant pris le parti de vivre à la campagne, dans un espace restreint et dense de liens de toutes sortes : économiques, amicaux, amoureux, mais aussi de liens de connaissance, de partage de certaines idées et valeurs. Sans vouloir uniformiser à outrance la vie des villages, il n’est pas exagéré d’affirmer que le dénominateur commun que nous y avons trouvé est la densité relationnelle, la proximité spatiale et la centralité des autres dans la vie des ménages. Le recours aux sentiments, aux rêves qui requièrent la solitude et le silence, comporte un retrait de la vie sociale, qui est de fait dangereuse pour le lien social et la participation à la vie de tous. Lire requiert de se mettre à l’écart, de s’écouter et de satisfaire un désir individuel qui entre en concurrence directe avec l’implication de l’individu dans la cité. Pour preuve, les dix-huit femmes interrogées font toutes référence au temps « volé », « pris », « arraché », «soustrait » aux tâches quotidiennes et à la vie de famille (notamment autour des tâches liées à l’éducation des enfants) et, de manière plus spécifique au village, elles parlent aussi du regard des voisins, des amis, de la famille sur cette occupation chronophage qu’est la lecture. De fait, pour continuer à lire, elles ont dû — chacune à sa façon — inventer des espaces de retrait où le temps n’était pas compté : dans leur chambre, le soir, après avoir rempli toutes les tâches liées à la famille restreinte et élargie ; le matin tôt, au petit-déjeuner pris avant les autres ; le dimanche après-midi, lorsque les enfants et les hommes sont au foot ou au rugby ; lors de maladies prolongées ; lors de surveillances et d’accompagnement d’autres malades. Aujourd’hui qu’elles n’ont plus d’enfants en bas âge, elles ont aussi un coin préféré où elles s’installent pour lire, dans le côté de la maison donnant sur la cour arrière, loin du regard et du passage des autres.
Les ruses décrites par Gaëtan ne sont pas différentes de celles mises en œuvre par son amie Paulette pour rester épicière tout en étant lectrice. Bien que la marge d’action de l’homme soit plus grande, c’est Gaëtan qui a tout de même dû se cacher le plus souvent : alors que la place d’épicière a, en quelque sorte, rendu la passion de Paulette socialement acceptable dans une logique d’ouverture du village au monde extérieur, la place d’agriculteur et de père de famille n’est pas idéale pour affirmer son amour pour la lecture. Ces deux témoignages ensemble aident à repérer les espaces figés, les crispations des places occupées, les moments d’assouplissement, les situations d’ajustement et les zones où une certaine porosité est admise (pratique intime ou secrète, groupe restreint et protégé ou encore atelier de pratiques en amateur). Quelques passages, hybridations ou brouillages sont sans doute tolérés, ménagés, entretenus (Welzer Lang et Zaouche-Goudron, 2011), tout en demeurant dans des sphères rigoureusement cloisonnées, des cases compartimentées, comme si les actes, les préférences, les sociabilités liées à la subversion ne pouvaient pas se mélanger avec les sphères de la vie où il faut tenir sa place. Et vice-versa : comme si la place prise à un moment par une activité culturelle garantissait la stabilité des bénéfices acquis et surtout, cautionnait durablement légitimité et conformité (Butler, 2005). Ainsi, il a été plus facile pour Paulette de subvertir les rôles de sexe grâce aux élans permis par le féminisme et l’émancipation des femmes, que pour Gaëtan, qui incarne un cas rare de lecteur averti en milieu agricole, qui a dû déguiser sa passion pour la lecture en amour pour les beaux livres. Pourtant, les deux villageois apparaissent étrangement isolés quand ils reconstruisent leurs histoires respectives : isolés par leur désir de se retirer des affaires courantes et des relations sociales, ils apparaissent comme des narrateurs détachés de la vie du village ; se mettent à l’écart, comme si le désir et la fréquentation de certains objets et lieux dictent les sociabilités, les réseaux de connaissance et d’affinité (Pasquier, 2003), par opposition à d’autres objets culturels tels l’écoute de la musique ou de la télévision, les jeux de cartes ou les sorties au café. Ainsi, être lecteur au village signifie essentiellement ruser pour disposer du temps et de l’espace de calme et de retrait de la communauté, tout en restant présent aux occasions incompressibles de célébration de la vie commune : les fêtes du village, nombreuses, et, pour les hommes, les sorties au terrain de foot ou au rugby ; les retrouvailles au moment de l’ouverture de la chasse et les sorties de chasse ; les soirées au café, surtout l’hiver, et en terrasse du café lorsque l’été arrive. On comprend qu’à ce régime de vie extérieur, dehors, en compagnie, en conversation, l’acte de lecture apparaisse étrange, voire menaçant pour les habitudes et les codes de l’entre-soi villageois. Chez les femmes, en ce qu’il importe un espace-temps hors du « monde des femmes » (foyer, ménage, famille, voisinage, entraide, implication associative) ; pour les hommes, en ce que cet acte les retire du « monde des hommes » (chasse, café, sorties et engagements sportifs). Mais si pour certaines femmes ces difficultés ne suffisent pas à les arrêter dans la passion pour la lecture, pour les hommes — jugés à l’aune d’une activité non seulement connotée négativement dans la communauté adulte, mais vécue comme un vrai obstacle à s’affirmer dans son rôle social de père, de travailleur, d’ami — ces résistances exigent la mise en place de vraies stratégies d’évitement de l’espace public.
L’appartenance sexuelle et sociale n’a pas la même saillance à l’âge de la construction de la personnalité, à l’âge de la mise en couple et de l’arrivée du premier enfant ou encore au moment de stabilisation des carrières professionnelles. Aussi, lorsque les préférences s’expriment en matière de pratique de culture ou de loisir, les objets ne revêtent ni le même sens ni la même importance. Sur la base des deux enquêtes menées, il est possible d’envisager l’idée que la féminisation de la lecture n’est pas forcément une victoire moderne, car l’objet qui est au cœur de cette activité, le livre, peut avoir perdu de sa valeur. Il est tout aussi envisageable que, dans l’enracinement progressif de cette valence négative, le livre ait perdu de sa valeur parce que 1) il est devenu beaucoup moins rare sur le marché des biens culturels disponibles, 2) est donc nettement moins précieux au vu de sa diffusion et 3) est accessible à tout le monde, et notamment à ce monde féminin par opposition auquel s’est historiquement construit le prestige du savoir écrit. C’est donc en termes de rapports de force qu’il faut regarder la figure de la lectrice, comme antinomique et antagoniste de la figure de l’homme de lettres, du clerc, de l’intellectuel… R. Pfefferkorn (2007) rappelle, à propos des rapports sociaux, que les choix individuels (préférences et pratiques) s’établissent dans une trame de rapports sociaux extrêmement tendue où les actes accomplis sont portés et portent à leur tour le poids du regard de l’autre, des attentes et des projections subies, conscientes et surtout inconscientes. Dans cette optique, le livre n’est pas tant un objet qu’un point dans un entrelacs de relations et d’interactions, qui se nouent et se dénouent au gré des institutions, des actions, des dispositifs qui s’en inspirent, l’incarnent, l’utilisent et le valorisent.
De sorte que le travail sur les mécanismes de caractérisation sexuée d’un objet culturel et les effets de segmentation sur ses publics potentiels est aussi un travail sur la distribution différentielle et socio-graphiquement systématique des possibilités de développer une préférence culturelle, de l’afficher, de l’assumer et de la cultiver. Une tablature des dispositions (Lahire, 2004 ; Glévarec et Pinet, 2009) autour de la lecture révélerait la force d’impact d’un processus de réification dans le livre qui pourrait être schématisé comme suit :
sexe biologique → objet culturel → sexe social
puis rectification/validation
sexe social → objet connotant → sexe biologique confirmé puis cristallisation comme pour un fait établi et prouvé objet sexué = sexe social = sexe biologique
puis, retour en boucle de rétroaction.
Fonctionnant comme raccourci facile pour départager le « nous » du « eux » ou des « autres », le semblable de l’autre, le féminin et le masculin, l’association entre objets et genres est un processus de réification et d’actualisation constantes (Octobre, 2005). Ce jeu peut fonctionner avec efficacité pour minorer, dévaloriser, marginaliser, exclure ou, dans d’autres situations, gratifier, encourager, valoriser, inclure. Pointer les angles morts et les implicites des procédés de différenciation, c’est aussi identifier, comprendre et interpréter la manière dont la différenciation est portée par des objets culturels, tels que le livre, puis transmise et inégalement distribuée aux individus qui en font l’usage ou s’en éloignent systématiquement.
Il faudrait pouvoir recenser les objets genrés qui participent aux mécanismes de sexuation des pratiques culturelles : si le livre a été longtemps réservé aux hommes (clercs) pour le travail scriptural et intellectuel, quel livre est devenu féminin aujourd’hui ? Et l’acte de lecture, que dit-il de celui/celle qui l’accomplit ? Quelles mutations des représentations peuvent inverser la valence différentielle de l’objet livre comme objet sexué au féminin ? Dans certains contextes, milieux sociaux et pour certaines générations, la lecture-plaisir est considérée comme une perdition et un relâchement des mœurs, une voie ouverte sur l’inconnu, une perte de temps à coup sûr dans les classes populaires où on se tient mécaniquement à l’écart des lectures par le jeu des contraintes temporelles, des sociabilités extérieures et la crainte du jugement des autres (Siblot, Cartier, Coutant, Masclet et Renahy, 2015). Les socialisations sont différenciées entre filles et garçons dans tous les milieux sociaux (Dafflon-Novelle, 2006) et elles demeurent imperméables entre frères et sœurs, en milieu populaire notamment. L’adhésion à la norme sociale du genre est en effet plus attendue là où les écarts coûtent plus socialement.
Dans les espaces rapprochés du quartier et du village en milieu rural, le regard des autres surdéterminent tous les objets culturels par des connotations tellement prégnantes (contraignantes) que le féminin et le masculin opèrent comme des frontières de séparation de mondes et d’ordres établis. Ces questions ne peuvent faire l’économie d’une réflexion en termes de position dans l’espace social : les positions de genre et de la culture littéraire sont socialement situées et interroger la domination masculine dans ce champ ne signifie pas seulement regarder comment certaines femmes ont opéré un renversement de situation dans le cadre local et l’espace social qui est le leur ; c’est aussi regarder de près comment ces rapports sociaux construisent le masculin dans le domaine de la lecture. Autrement dit, en même temps que les leviers de la fabrique des goûts et les usages sociaux de la lecture, il nous semble nécessaire, à ce point, d’étudier le rapport aux textes des garçons/hommes pour mieux comprendre les voies possibles d’adhésion ou, au contraire, la mise en place durable des barrières et des formes de répulsion de la lecture. Quels sont les espaces de porosité, de perméabilité et d’influences réciproques (et non seulement d’évitement et d’esquive) : que fait, d’un point de vue de l’identité genrée, sociale et relationnelle, la lecture aux garçons/hommes qui résistent à l’appel de la bande et demeurent seuls pour lire ? Quelles zones de « passage » sont tolérées chez les jeunes ? Et chez les adultes, actifs être traités des villages en milieu rural, que fait la féminisation accentuée et confirmée de la lecture aux représentations et usages des livres ? Et que font ces représentations sur le féminin et le masculin ?
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