Volume 4 / La conception de dispositifs info-communicationnels

Tablettes tactiles à l’école primaire en France: illusions essentialistes et pratiques générées chez les enseignant.e.s du primaire

Séverine Ferrière
Université de Nouvelle-Calédonie
Isabelle Collet
Université de Genève

Résumé

Les tablettes tactiles, par leur approche simple et leur expansion massive, pourraient être l’outil numérique échappant à un étiquetage lié aux stéréotypes genrés associant
« technologies numériques » et masculin. L’analyse du discours de professeur.e.s des écoles sur leurs représentations et leurs pratiques en classe révèlent une pensée essentialiste et une adhésion aux stéréotypes déjà à l’œuvre, reproduisant une hiérarchie sexuée à l’école primaire, avec plus d’hommes concernés par les tablettes et des représentations différenciées entre « observation » pour les femmes et « action » pour les hommes. Cette recherche confirme la nécessité de penser la formation initiale et continue des enseignant.e.s quant aux stéréotypes genrés et les processus de transmissions, pour que les problématiques translittéraciques en plein essor ne soient pas marquées par deux pensées essentialistes majeures que sont le sexe et l’âge.

Abstract

Thanks to their user-friendliness and massive expansion in the population, tablets could be the digital tool beyond gendered stereotypes, and a way to counter the long time association between “digital technologies” and masculinity in the field of education. Cross-analysis of teachers’ speech on their representations and classroom practices reveal that adherence to stereotypes is already at work and reinforces a gendered hierarchy in primary school. More men are involved and described themselves as “active” while women are more sceptical and “observing”. This research emphasises the need of initial and lifelong training for each teacher, to avoid a transmission of gendered and aged stereotypes in the transliteracy skills among teachers and children.

Mots-clés
tablettes tactiles, professeur.e.s des écoles, genre, TICE, formation des enseignant.e.s

Keywords
tablets, primary school teachers, gender, ICTs, training teacher
Citer
Pour citer
Ferrière, Séverine et Collet, Isabelle (2016). Tablettes tactiles à l’école primaire en France: illusions essentialistes et pratiques générées chez les enseignant.e.s du primaire. Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, 4.

1. Introduction

Depuis le « Plan Calcul » des années 60 jusqu’au « Plan numérique » annoncé le 7 mai 2015, la France n’a pas été avare de préconisations, plans, rapports et incitations ministérielles pour l’intégration des technologies éducatives dans les pratiques pédagogiques à l’école élémentaire en France. Même les technologies tactiles sont une histoire ancienne : Villemonteix et al. (2014) rappellent qu’elles sont présentes dans le milieu éducatif depuis le milieu des années 1980 avec le stylo optique de l’ordinateur MO5 (Thomson). Reconnaissons tout de même que l’arrivée des tablettes tactiles a considérablement relancé l’intérêt, et l’Amérique du Nord a massivement équipé ses élèves (Karsenti et Fievez, 2013). Aujourd’hui, au Québec, plus de 10 000 élèves utilisent quotidiennement des tablettes tactiles en classe. Ce chiffre dépasse les 4,5 millions aux États-Unis. La France n’est pas en reste : des villes (comme Angers) ou des départements (tels que la Corrèze) ont déjà investi dans les tablettes, l’Éducation nationale venant le plus souvent en appui pour la formation des enseignant.e.s. Dans cette perspective nationale, le « Plan numérique » de l’Éducation nationale se déploie progressivement depuis la rentrée 2015 à grand renfort de tablettes. Plus de 1507 collèges et 1189 écoles sont équipés à la rentrée 2016, cofinancés par l’État et par les collectivités territoriales.

L’argument premier des discours institutionnels en faveur des tablettes tactiles est leur capacité à faciliter l’individualisation des parcours d’apprentissage des élèves. Les tablettes faciliteraient la mise en œuvre d’une aide personnalisée et permettraient également de développer des usages collectifs. Par ailleurs, elle est vue comme un moyen exceptionnel d’accroitre la motivation des élèves (Wainwright, 2012). Mais les enseignant.e.s doivent alors consentir à de nombreux changements dans leur pratique et dans la forme scolaire. En effet, « par leur mobilité et leur interface tactile, les tablettes apparaissent comme l’instrument d’un projet institutionnel de transformation du fonctionnement classique de l’école primaire, marquée par un lieu unique, la place centrale d’un maître enseignant en simultané » (Hamon et Villemonteix, 2015, p. 1). C’est pourquoi cette mobilité apparaît en tension avec les cadres pédagogiques déjà en place et bien souvent référés à l’espace de la classe (Bruillard et Villemonteix, 2013). Les difficultés sont multiples. En particulier, les enseignant.e.s estiment que le plus grand défi est de gérer les risques de distraction que représentent les tablettes tactiles pour les élèves. « Ces tablettes permettent aux élèves peut-être trop facilement de faire autre chose que d’écouter l’enseignant. Et, si jeunes soient-ils, les élèves ont découvert avec les tablettes la messagerie électronique et les réseaux sociaux » (Karsenti et Fievez, 2013, p. 35).

Notre propos n’est pas ici d’entrer dans le débat des atouts et limites des tablettes numériques à l’école primaire, mais plutôt de nous demander si tous les enseignant.e.s entrent avec la même facilité et le même enthousiasme dans l’univers de ces dispositifs (Laurillard, 2009).
En particulier, la fracture numérique entre les hommes et les femmes, mondialement observée dans les études d’informatique (Collet, 2011 ; Lagesen, 2011 ; Margolis et Fisher, 2002) risque-t-elle d’avoir une répercussion dans l’appropriation des tablettes par les enseignantes du premier degré, très largement majoritaires ? Ne risque-t-on pas de voir se recomposer durablement une hiérarchie sexuée à l’école autour du numérique ?

C’est ce que nous nous proposons d’investiguer dans cet article, sous l’angle de la transmission des représentations sexuées face à un objet numérique très récent et diffusé massivement. Nous contextualiserons, dans un premier temps, le poids et la place des politiques publiques en France dans le champ des technologies numériques en contexte éducatif. Nous évoquerons ensuite deux illusions essentialistes sur le numérique qui perdurent au sujet des « digital natives » et des femmes. Par l’intermédiaire de l’analyse de témoignages d’enseignant.e.s au primaire équipé.e.s et utilisant des tablettes tactiles, nous tenterons de mettre au jour les représentations et les pratiques en classe, au regard du sexe des enseignant.e.s, afin de saisir si elles se différencient, et en quoi.

2. Les technologies de l’information et de la communication en éducation (TICE) et le genre

2.1. Les TICE : un objet « nouveau » depuis quarante ans

En matière d’innovations technologiques, et plus particulièrement en informatique, l’école française a plutôt été précurseure… peut-être peut-on même estimer qu’elle s’est précipitée, séduite par les sirènes de la modernité et de la compétitivité, ajoutées à une certaine fascination technophile pour l’ordinateur. Le lancement de l’informatique à l’école eut lieu en 1971. L’idée était de rénover toutes les disciplines grâce aux vertus de la démarche informatique supposée organisatrice et modélisante, développant chez les élèves une nouvelle manière de penser qui permettrait au pays d’entrer dans le XXIe siècle technologique. Après une série d’expérimentations positives et encourageantes, Laurent Fabius initie, en 1985, le plus célèbre des plans (et celui qui a eu la plus grande envergure) : « Informatique pour tous » (IPT). C’est malheureusement un échec manifeste (Baron, 1989 ; Plantard, 1992 ; Baron et Bruillard, 1996 ; Linart, 1996 ; Quéré, 2002 ; Dimet, 2003) : la mise en place s’enlise rapidement, les enseignant.e.s sont peu ou pas formé.e.s et méfiant.e.s face à une informatique portée par des discours incantatoires, des ordinateurs peu conviviaux, des ressources limitées… Le désenchantement est général dès que l’ordinateur sort de l’environnement expérimental protégé. Or, cette époque a été à l’origine d’une relation de méfiance entre l’école et les technologies éducatives, étroitement liée également à des considérations genrées.

Pour mettre en place « Informatique pour tous » dans les écoles, on s’est adressé d’abord aux professeur.e.s de mathématiques ou de technologie chargé.e.s de concevoir des projets et de développer des logiciels pédagogiques. C’est à ce moment que s’installe à l’école française un lien étroit entre mathématiques, techniques et informatique qui, par la suite, aura des conséquences sur les représentations sexuées attachées à la discipline. Pourtant, dès 1982, Arsac (1987), informaticien qui a beaucoup œuvré pour l’essor et l’enseignement de l’informatique en France, met bien le doigt sur le problème de l’approche de l’informatique par les mathématiques : « le fait qu’un nombre certain d’élèves sont réfractaires aux mathématiques, bloqués en face d’elles, convaincus qu’ils n’y comprendront jamais rien. Ramener l’informatique aux mathématiques, c’est leur interdire l’informatique » (p. 151). Parmi ces élèves, on compte en particulier les filles. Il cite Yvette Roudy qui déplore, lors d’un colloque sur l’informatique dans l’enseignement, le manque de filles dans les clubs informatiques. Toutefois, son analyse de la situation est malgré tout imprégnée de convictions essentialistes, car il explique que la sélection dans ces clubs se limite aux dispositions innées des élèves et les filles n’y survivent pas, car elles ne les ont pas « naturellement » (Arsac, 1987, p. 149).

2.2 La fracture numérique « au second degré » (Hargittaï, 2002)

Cette soi-disant inimitié entre les femmes et la technique est le produit historique d’une longue construction sociale. Cette inégalité d’accès aux savoirs scientifiques entre les sexes a été la source d’une « fracture numérique ». Ce terme, apparu dans les années 80, désigne le fossé qui existe entre celles et ceux qui ont accès aux technologies de l’information et de la communication (TIC) et ceux et celles qui en sont privé.e.s.

Cette fracture numérique a deux dimensions : l’une matérielle, se manifestant par un déficit en moyens d’équipement ; et l’autre intellectuelle et sociale, c’est-à-dire un « manque de maîtrise des compétences et connaissances fondamentales pour l’usage des TIC1 et l’exploitation de leurs contenus ainsi que le manque de ressources sociales pour développer des usages qui permettent de négocier une position sociale valorisante au sein des univers sociaux fréquentés » (Brotcorne et Valenduc, 2008, p. 10). Cette seconde dimension est appelée par Hargittaï (2002) « fracture numérique au second degré ». En France, comme dans la plupart des pays occidentaux, quand l’accès est possible, les disparités entre les sexes s’amenuisent à mesure que les TIC se banalisent dans la vie quotidienne, et la fracture numérique entre les sexes dans le domaine de l’usage des TIC n’existe plus dans les faits (Vendramin et Valenduc, 2003). Mais nous allons voir qu’elle perdure dans la maîtrise des outils et, de manière générale, dans les représentations.

2.3 Deux illusions essentialistes

L’idée que du sexe biologique découle un ensemble d’aptitudes ou de traits de caractère n’est pas encore révolue (Vidal, 2015). La thèse de la complémentarité entre les sexes fait toujours recette, curieuse complémentarité d’ailleurs, car la répartition des habiletés est faite de sorte que les éléments du pouvoir se retrouvent du côté des hommes, quelles que puissent être les caractéristiques de ce pouvoir. Cette croyance dans la complémentarité sert à légitimer le genre, un système de division et de hiérarchisation du masculin et du féminin produit par les rapports sociaux de sexe. La division qui va nous intéresser ici est celle qui va réserver les sciences et techniques aux hommes, perpétuant l’idée qu’il existe une incompatibilité fondamentale entre les femmes et les sciences, ou entre les femmes et les techniques. Comme le dit Daune-Richard (2003) : « Dans les sociétés modernes, la division sexuée de l’accès aux techniques est fondée sur un rapport à la nature défini différemment au féminin et au masculin — soumission pour les femmes, maîtrise pour les hommes — et non plus sur un rapport de pouvoir direct des hommes sur les femmes légitimé par un mythe des origines ou un ordre des dieux. C’est la définition du féminin comme étant lié à la nature qui fonde l’exclusion des femmes de la légitimité technique » (p. 141). Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’enseignement donné aux filles reflète cette croyance et les savoirs sont soigneusement triés pour préserver la supposée nature des femmes.

Les années 1980 marquent un tournant dans l’histoire des filles et des sciences, et Marry (2004) montre que les femmes investissent peu à peu le monde de la technique à haut niveau. Même si des pans de la société restent largement occupés par les hommes, comme les études d’ingénieur (actuellement 72 % d’hommes dans ces écoles) (MENESR, 2016), même si l’entrée des femmes dans ces secteurs s’est faite lentement et sans heurts, leur présence change la représentation globale des métiers et amorce une transformation des rapports sociaux de sexe. Néanmoins, s’il est indéniable que les frontières ont bougé (par exemple, le premier choix de filière des filles, après la seconde, est la première S), et qu’une femme ingénieure n’apparaît plus aujourd’hui comme une exception, les constats effectués dans les années 80-90 sont dans une large mesure encore d’actualité. Dans cet environnement, l’informatique a une place à part, car la part des femmes y est en diminution depuis les années 80 (Collet, 2011).

Nous arrivons alors à un paradoxe : l’usage de l’informatique n’a plus rien de technique, dans le sens où la maîtrise du système informatique, la connaissance du matériel et la programmation des logiciels ne sont plus nécessaires à la pratique quotidienne des ordinateurs et autres objets connectés. L’usage des tablettes tactiles ou de l’ordinateur nécessite des connaissances spécifiques, mais qui sont des savoirs d’usage et non des savoirs techniques2. Pourtant deux illusions essentialistes perdurent.

La première est celle de compétences innées chez les « digital natives » (Prensky, 2001) : les enfants seraient spontanément et naturellement à l’aise avec les technologies de l’information et de la communication. La réalité montre que le fait d’être né.e après la généralisation de l’informatique personnelle évite le sentiment d’étrangeté devant la machine, mais ne confère aucune compétence (OCDE, 2016). Frau-Meigs (2014) utilise même le terme de « digital naïf », car, en réalité, les jeunes générations ont des routines et des habiletés plus que de réelles compétences. C’est ce que relèvent aussi Delamotte, Liquète et Frau-Meigs (2014) au sujet des adolescent.e.s : « Parmi les compétences absentes, nous avons repéré les difficultés actuelles des jeunes à apprécier le potentiel informationnel de l’environnement ou de la technique utilisée » (p. 13). Les enjeux translittéraciques, particulièrement par les pratiques informationnelles, sont primordiaux dans le champ éducatif, d’abord, pour dépasser une utilisation superficielle ou intuitive, et ensuite, dans une perspective d’égalité, car, comme le montre Octobre (2009), il y a des « lignes de fracture intra-générationnelles » (p. 16) : les différences de sexe, de milieu social et de niveau d’études doivent être prises en compte.

La deuxième illusion essentialiste est qu’il existerait une aisance et une appétence pour les objets technologiques plus grandes chez les garçons que chez les filles, chez les hommes que chez les femmes, puisqu’elles seraient innées. Ainsi, Jaboin (2008) montre que les hommes qui enseignent au primaire se retrouvent responsables des tâches supposées masculines, quel que soit le niveau de compétence en la matière : la gestion du réseau et le dépannage informatique semblent être de leur ressort, qu’ils le souhaitent ou non. Le jeu vidéo est souvent convoqué à l’appui de cette croyance, en particulier pour justifier les écarts chez les jeunes. Il s’avère pourtant que si les deux sexes ne jouent pas aux mêmes jeux, « Les femmes de 18 ans ou plus (31 %) représentent une portion significativement plus importante, au sein de la population qui joue à des jeux vidéo, que les garçons de 18 ans ou moins (17 %) »3.

2.4 L’appropriation genrée des technologies éducatives

Très peu de travaux se sont penchés sur l’appropriation différenciée des technologies éducatives, en particulier depuis que la population des usagers d’Internet est paritaire, et que la fracture numérique ne concerne plus que la maîtrise des outils. Les enquêtes publiées au début des années 2000 (Ingarao et Collet, 2003 ; Fassa 2006) montrent pourtant que le fait que les femmes soient des usagères averties, voire des spécialistes, ne leur confère pas pour autant un sentiment de compétence. Fassa (2006) note que « les hommes [enseignants se considèrent] comme des utilisateurs plus compétents, plus créatifs, plus informés que les femmes, auxquelles un intérêt particulier est reconnu pour la pédagogie seulement. Cette attribution sexuée des compétences s’explique en partie par le fait que les femmes s’estiment, à connaissances égales, moins compétentes que les hommes » (p. 190).

Les hackers (au sens premier du terme désignant les informaticiens passionnés et non les pirates informatiques) restent la référence pour mesurer les compétences informatiques et la légitimité à s’approprier l’outil (Collet, 2006), alors même que les compétences des hackers sont inutiles en technologie éducative. Si tou.te.s les enseignant.e.s craignent que les élèves en sachent plus qu’eux ou elles en informatique, la réponse « je ne sais pas » de la part d’une enseignante les fragilise particulièrement, car elle semble être l’aveu d’une incompétence essentielle de leur part, dont les élèves vont pouvoir abuser.

2.5 La tablette tactile, un outil pour dépasser les illusions essentialistes inégalitaires face au numérique ?

En résumé, au regard de ces différentes observations qui croisent le champ des technologies numériques en contexte éducatif et les représentations sexuées, se dégage un certain nombre de paradoxes imbriqués. Ils relèvent de dimensions historiques, représentationnelles, développementales, générationnelles et professionnelles. Dans une perspective historique, on note une volonté politique de la France, depuis des décennies, d’introduire les « nouvelles technologies » dans le champ éducatif, sans résultats vraiment probants, notamment par manque d’encadrement ou par précipitation. En parallèle, on note la prégnance de représentations sexuées des technologies numériques comme territoire masculin, malgré des politiques éducatives et sociales en faveur de l’égalité (de traitement, professionnelle, etc.).

Une seconde perspective, en termes d’exposition et d’appropriation aux technologies numériques, spécifiquement « tactiles », soulève d’autres paradoxes : selon le rapport de l’Académie des Sciences : « Les tablettes visuelles et tactiles peuvent être utiles au développement sensori-moteur du jeune enfant avant 2 ans » (Bach, Houdé, Léna et Tisseron, 2013). On peut, dans ces conditions, envisager (surtout espérer) cet outil comme non sexué. Dans cette perspective, on observe effectivement que les représentations différenciées semblent s’être déplacées vers un décalage générationnel plutôt que sexué.

Enfin, dans une dimension professionnelle, la nécessité de penser des enseignements translittéraciques est élaborée et pensée en France, notamment dans le secondaire par l’intermédiaire de Projets type TPE (Travaux personnels encadrés) ou PPCP (Projets pluridisciplinaires à caractère professionnel), en lien avec les documentalistes (Delamotte et al., 2014 ; Lehmans et Morandi, 2014). On note par l’intermédiaire de ces recherches la présence des professeur.e.s documentalistes, souvent associé.e.s aux projets relevant de l’EMI (Éducation aux médias et à l’information). Il semble donc important, voire nécessaire, avant de penser des programmes d’enseignement en direction des élèves, de se pencher et s’interroger sur les représentations et pratiques des professeur.e.s· des écoles (qui ont la spécificité d’être « polyvalents » dans les apports disciplinaires), afin d’offrir une sorte d’état des lieux, pour ensuite penser des dispositifs numériques sur les plans de la formation et du curriculum.

L’objectif de cet article est donc d’analyser des témoignages d’enseignant.e.s au primaire, équipé.e.s et utilisant des tablettes tactiles, afin de mettre à jour les représentations, modes d’appropriation et d’utilisation, au regard de leur sexe, pour saisir si les représentations sexuées rattachées aux stéréotypes hommes/femmes, au sujet des technologies numériques, prend déjà le pas dans les classes du primaire.

3. Contexte de la recherche et méthodologie

3.1. Une différence dans l’utilisation homme/femme posée d’emblée

Dans le cadre de cet article, nous analysons des données recueillies lors du déploiement massif de tablettes tactiles depuis l’année 2010/2011 dans la ville d’Angers. Sous l’impulsion de la municipalité, 45 écoles élémentaires ont été équipées de 12 à 24 tablettes en moyenne, touchant quelques 9 000 élèves (pour plus de détail, voir Ferrière, Cottier, Lacroix, Lainé et Pulido, 2013). Cette action a été inscrite dans deux dimensions : la politique éducative de la ville et les politiques éducatives en France pour le développement des TICE, initiées depuis 2006 et renouvelées.

La population initiale de la recherche était composée de 18 enseignant.e.s issues d’écoles équipées, mais utilisant ou non des tablettes dans leur classe. Et d’emblée, sans présager des motivations ou compétences de ces enseignant.e.s, 10 femmes et 18 hommes ont accepté de participer à cette recherche. Or, pour l’année scolaire 2012/2013 (temps de la formation et de recueil des témoignages), les statistiques faisaient état d’une proportion féminine de 81,7 % (chiffres constants dans l’enseignement primaire). Sur le terrain, il était proposé, dans le cadre de l’introduction de tablettes, des formations. Sur les 36 enseignant.e.s qui ont suivi cette formation, 17 étaient des hommes et 19 des femmes, soit une quasi-parité. Ces deux informations issues de données de recherche et du terrain professionnel sont les indices d’un intérêt manifeste de l’implication des enseignants par leur engagement, en suivant une formation, et par leur utilisation pratique et professionnelle, qui fait état d’une surreprésentation des hommes proportionnellement à leur nombre dans la profession enseignante au primaire.

Afin d’approfondir ces observations, qui présentent comme « condition » initiale un déséquilibre hommes/femmes dans l’intérêt, et donc, dans l’utilisation, nous avons extrait du corpus les 10 entretiens des enseignant.e.s utilisant des tablettes tactiles dans leur classe. Il s’agit de 4 hommes et de 6 femmes, avec une moyenne d’expérience de 14,6 ans. La moitié des enseignant.e.s ont suivi la formation (3 hommes et 4 femmes). Ces 10 enseignant.e.s ont un ordinateur chez eux et l’utilise, la moitié ont une tablette et 3 sur 10 ont un smartphone.

3.2 Outils d’analyse des entretiens pour faire émerger les représentations au-delà des discours

Nous avons réalisé, dans un premier temps, une analyse des discours recueillis grâce aux statistiques lexicométriques de la méthode ALCESTE4, développée par Reinert (2007). L’intérêt de ce type d’analyse est de dégager les grands champs représentationnels des discours, en mettant en exergue des tendances qui permettent de saisir des représentations communes et antagonistes, au-delà du discours « linéaire » qui pourrait être produit dans un entretien. Pour réaliser ces analyses, nous avons utilisé le logiciel libre de lexicométrie Iramuteq5 (Ratinaud, 2009), implémentation libre d’ALCESTE. Celui-ci offre différents types d’analyses complémentaires sur le corpus, tels que la Classification descendante hiérarchique (CDH), qui propose une approche globale du corpus, en repérant statistiquement les cooccurrences et les corrélations des mots, afin de constituer ensuite des classes ou des grandes thématiques sous forme de dendrogrammes ; ainsi qu’une Analyse des similitudes (ADS), dans une approche plus locale, qui permet d’établir une représentation graphique en arborescence des termes utilisés.

Nous avons complété l’analyse du discours lexicométrique, avec une approche sémantique, par l’intermédiaire du logiciel TROPES. L’objectif de la réalisation de ces deux analyses est double. D’abord, en termes de compréhension, car l’analyse sémantique permet une approche différente, comme le résume bien Molette (2009) : « L’analyse sémantique permet de passer de “l’analyse de contenant” (formes) à “l’analyse de contenu” (sens), en faisant appel à la pragmatique linguistique (c.-à-d., tenir compte du contexte) » (p. 3). Ensuite, ce type d’approche inscrite dans une perspective dite de « triangulation méthodologique », dans notre cas, sous l’angle de l’analyse des données issues de discours (Caillaud, 2015), permet de confronter les résultats afin de donner plus de sens, de profondeur et de signifiance aux données qualitatives (Ferrière, Bacro, Florin et Guimard, 2016).

4. Analyses du discours d’utilisateurs/trices de tablettes tactiles

4.1 Approche globale du corpus par les champs représentationnels dans les discours des enseignant.e.s

La Classification descendante hiérarchique (CDH) appliquée aux entretiens des 10 enseignant.e.s permet de dégager 3 classes qui prennent en compte la moitié du corpus, ce qui signifie qu’il ressort du corpus global une hétérogénéité importante.

Figure 1 : CDH des discours des enseignants avec nuages de points (taille proportionnelle à l’importance des mots dans les discours) et effets de variables

La CDH met en évidence deux branches principales du dendrogramme. La première regroupe la classe 1, que vous avons appelée « Expérimentations en classe », en rouge (avec 59,91 % des formes) et la classe 2, en vert (avec 12,77 % des formes) qui traite des « Aspects organisationnels et publics visés ». La classe 1 est caractéristique des discours des femmes enseignantes. À l’opposé, on trouve les discours regroupés dans la classe 3, en bleu (avec 27,32 % des formes), caractéristiques des enseignants, avec un discours très « technique avec les applications et leurs utilisations ».

Cette première approche globale permet de saisir à travers les discours que malgré une utilisation de toutes et tous en classe, l’expression et les discours ne se situent pas exactement dans les mêmes dimensions. La classe 2 est « intermédiaire » et non spécifique des enseignants, hommes ou femmes, ce qui est logique puisqu’il s’agit d’une classe descriptive et contextuelle (qui est un effet de la grille d’entretien, avec les questions pour initier le dialogue). Les formes réduites représentatives des classes 1 et 3 ne sont pas du même registre, comme nous allons le voir plus en détail par les analyses plus locales.

4.2. Approche locale du discours par Analyse des similitudes (ADS)

L’analyse des similitudes (ADS) permet d’approfondir les champs représentationnels des discours et de mieux observer les points de jonctions et d’oppositions, sous forme d’arbre des liaisons lexicales par classe.

Classe 2 : Les aspects organisationnels du déploiement dans les classes

Figure 3 : Analyse des similitudes (ADS) de la classe 2 « Aspects organisationnels et publics visés »

La racine de l’arbre lexical est ici « année », liée à « école », puis « collègue » et « classe ». Il s’agit des descriptions de l’arrivée des tablettes dans les établissements, avec des discours de type :

« Elles sont arrivées l’année dernière au mois de mai, elles ont été déposées devant le bureau de la direction sans qu’on soit vraiment au courant, c’est vraiment, bah tiens ça traine, on regarde ».

(homme, CE1/CE26)

« […] la première, l’année dernière, première session, alors au niveau de l’école, comme c’est une grande école on souhaitait quand même qu’il y ait au moins un qui participe, voilà ».

(femme, CP/CE1)

« C’est que je ne suis pas prioritaire pour avoir les tablettes vu que mes collègues, parce que je suis en maternelle, parce que mes collègues sont nombreux et commencent alors au début j’étais toute seule l’année dernière, donc je les avais comme je voulais ».

(femme, CP/CE1)

Cette classe n’est pas forcément pertinente en termes de contenu, mais elle met en avant une sorte de « fiabilité » dans l’analyse du discours, dans la mesure où chaque enseignant.e a présenté l’arrivée des tablettes, discours plutôt objectif et homogène. C’est pour cette raison qu’il semble logique qu’il n’y ait pas d’effet quant au sexe des enseignant.e.s.

Classe 1 : Les expérimentations en classe émanant particulièrement des femmes

Figure 2 : Analyse des similitudes (ADS) de la classe 1 « Expérimentations en classe »

Pour cette classe, les racines principales sont « temps », « voir », « classe » et « choses », liées entre elles, un peu à l’image d’une phrase caractéristique du discours. Le verbe « voir » inscrit le discours dans la prudence, c’est ce que résume cet enseignant, dont le discours est le plus significatif de cette classe de mots :

« […] donc je pense qu’il y aura vraiment projet à construire autour de ça, des outils, à définir ce qu’on veut faire avec l’iPad et puis voir au bout de quatre ans ce qu’ils sont capables de faire »

(homme, CE1/CE2).

Autour du verbe « voir », on trouve à proximité les termes : « enfant », « rapport », « intérêt »,
« maison », « aimer », « aider », « essayer », « projet », « TBI », « objet » et « négatif » ; pui
« pratique » à « hyper » et « intégrer » ; et « donner » à « moment » :

« Si ce n’est qu’à un moment donné je me suis dit : bon c’est un outil multimédia donc je vais essayer de voir quelle plus-value il va apporter dans la pratique exactement »

(femme, Grande Section).


Une branche lie « voir » à « temps », « vraiment » et « outil », en faisant référence à la
« formation », comme l’illustre ces enseignant.e.s :

« Si si j’avais dit on essaye de voir comment c’est réalisable comment on fait et du coup ça avait duré pas mal de temps puisque ce n’est que le vendredi que j’allais en formation déjà et je me suis heurtée à beaucoup de difficultés techniques ».

(femme, CE2)

« […] non, du tout, c’était vraiment l’occasion quand c’est arrivé dans l’école de découvrir ce que c’était, je n’étais pas forcément, j’étais plutôt réticent à l’aspect pédagogique dans un premier temps ».

(homme, CE1/CE2)

Une autre branche, avec comme racine « classe » fait référence à « utiliser », « ordinateur »,
« tablette » à « tactile ». Il est fait explicitement référence à l’outil ici, en référence également au « groupe », « intéressant », « place » et « journée », comme l’explique cette enseignante :

« Sauf pour certains, mais, mais je pense que dans leur tête c’est vraiment un outil, maintenant notamment pour les CM disons que pour l’instant je l’utilise comme traitement de texte ».

(femme, CE2)


Enfin, une branche avec la racine « chose » fait le lien à un champ sémantique lié à la tablette tactile, son utilisation en contexte (« séance », « main », « sentir », « apporte », « matériel »), à
« l’école » et « enseignant » ; on trouve également le terme « problème » (au niveau
« technique », avec « poser » et « question ») ; et « penser », avec « besoin », « envie »,
« demander » et « mairie ».

Au regard des discours significatifs de cette classe, il s’agit ici de constats mitigés quant au déploiement, de la plus-value de l’outil, ainsi que du manque d’encadrement au niveau technique :

« Enfin je ne maîtrise pas ça, mais je sais que l’outil iPad pour stocker des choses c’est compliqué voilà donc je pense que ce n’est pas forcément l’outil adapté aux écoles à mon avis ».

(femme, Grande Section)

« […] parce que je pense qu’avant sans iPad on enseignait très bien et j’ai envie de dire les séances que je fais sans iPad sont pas forcément mauvaises donc j’essaye vraiment de chercher ce que ça peut apporter ».

femme, Grande Section)

« Si si j’avais dit on essaye de voir comment c’est réalisable comment on fait et du coup ça avait duré pas mal de temps puisque ce n’est que le vendredi que j’allais en formation déjà et je me suis heurtée à beaucoup de difficultés techniques. »

(femme, CE2).

Cette classe met en exergue des représentations de ce qui « entoure » l’utilisation de tablettes tactiles, avec un discours tout de même dans la retenue, dans l’attente de voir, et qui soulève aussi les obstacles possibles, comme les soucis techniques.

Classe 3 : La technique avec les applications et leurs utilisations émanant particulièrement des hommes

En revanche, ce n’est pas le cas de la Classe 3, représentative du discours des hommes enseignants, avec un arbre de liaisons lexicales à deux racines principales qui sont composées des verbes « aller » et « mettre ». D’emblée, la dynamique du discours est différente de celle de la classe 1, avec « voir », « temps » et « chose » :

Figure 4 : Analyse des similitudes (ADS) de la classe 3 « la technique, avec les applications et leurs utilisations »

On trouve autour du verbe « aller » une multitude de termes, notamment « « document »,
« photo », « image », « texte », « serveur », « travailler », « enregistrer », « intéressant »,
« écrire ». À chaque nœud sont rattachés de termes complémentaires, qui illustrent l’utilisation de ces outils (par exemple, pour « photo » : « insérer », « album », « film », puis « coller » et « copier » ; puis « prendre » à « règle », « dessin » et « numbers »). Voilà quelques extraits typiques de discours :

« […] donc ils vont devoir aller chercher des photos, chercher des sons, faire des traitements de texte, après mettre ça dans keynote pour appréhender une nouvelle application, etc. et donc faire de la recherche ».

(homme, CM2)

« […] les copier, les coller, là mettre heu, c’est très facile pour [l’]enfant de copier un texte, d’ouvrir une page, d’y rajouter une photo, c’est quelque chose qui donne de l’intérêt ».

(femme, CE2)

« Mais il y a ça quand même en début d’année, on apprend à créer un dossier, enregistrer son fichier, dans le dossier, j’ai mis des petites fiches de travail pour les accents, enfin bon les trucs de base de traitement de texte ».

(homme, CM2)


Autour du verbe « écrire », sont énumérées des pratiques telles que la « dictée » et la
« poésie ». C’est ce que nous avons pu mettre en évidence par l’analyse des entretiens (Ferrière et al., 2013) où le domaine d’apprentissage du « Français » recouvre 65 % des pratiques avec les tablettes.
Une dernière racine, avec « mettre » au centre est liée à « exemple », accent », « book » et « creator » ; « PowerPoint », « avance » ; et un ensemble de mots décrivant les pratiques en classe, tels que « enregistrement », « résultat », « page », « ouvrir », « wifi », « visage »… Enfin, les verbes « apprendre », « créer » et « gérer » inscrivent le discours dans une dynamique positive et active

4.3 Approche sémantique des discours comme reflet de positionnements différents

Nous avons réalisé une analyse complémentaire en focalisant sur les occurrences et natures des pronoms, des verbes et des adjectifs, au regard du sexe des enseigant.e.s. S’intéresser aux pronoms utilisés permet de saisir où se situent les personnes par rapport au sujet évoqué. Dans notre cas, on n’observe pas de différences massives :

Figure 5 : Occurrence des pronoms dans les discours selon le sexe des enseignant.e.s en pourcentage

Les hommes utilisent plus le pronom « on » (dans 28,4 % des cas, contre 21,5 % chez les femmes), souvent employé dans une perspective informelle, et qui introduit une dimension groupale, collective, comme l’illustre cet homme enseignant :

« Ça peut paraître peu de formation, mais, à la fois, il s’agit d’utilisation d’un outil donc il faut que l’on se l’approprie et que l’on s’en serve, c’est-à-dire que si on est tout le temps en train de vous montrer comment on s’en sert, comment ça fonctionne, on oublie de s’en servir et donc on ne se l’approprie pas ».

(homme, CM2)

En écho, les femmes utilisent plutôt le « je », dans 45,5 % des cas, alors que les hommes ne l’utilisent que dans 35,8 % de leurs discours. Or, l’utilisation du « je » inscrit le discours dans une perspective plus individuelle, par exemple :

« Bah je ne savais absolument ce que c’était qu’un iPad hein, j’en avais jamais eu dans les mains. Donc c’était vraiment une heu, donc je me suis dit quand même, et puis je n’ai pas pas du tout d’iPhone, moi je suis très, dans l’ancien matériel ! (rires). Donc tout ce qui était, rien que le tactile, je n’avais aucune connaissance ».

(femme, CE2)

Les occurrences catégorielles des verbes permettent de compléter ces représentations :

Figure 6 : Occurrence des verbes par catégories et états selon le sexe des enseignant.e.s en pourcentage

Les verbes factifs, donc orientés vers l’action, sont les plus importants, ce qui est cohérent avec le sujet des entretiens, qui retranscrivent les usages en classe. Cependant, on observe que les hommes ont tendance à plus utiliser des verbes factifs (44 % des verbes), alors que les femmes utilisent plus de verbes statifs (38,2 %). Cela recoupe ce qui a pu être mis en évidence par l’analyse lexicométrique, autour de constats, de limites et, plus largement, de prudence pour les femmes, alors que les discours des hommes sont plus le reflet d’actions, par l’utilisation d’applications, la description de ce qui est mis en place dans la classe.


Enfin, les adjectifs utilisés sont un indice complémentaire du positionnement des enseignant.e.s.

Figure 7 : Occurrence des adjectifs par catégories et états selon le sexe des enseignant.e.s en pourcentage

Là encore, les adjectifs les plus utilisés par les hommes et les femmes enseignant.e.s sont ceux relevant de catégories subjectives, donc inhérentes, intérieures au sujet (cela est logique puisqu’il s’agit d’entretiens sur leurs pratiques), puis objectives, donc plus extérieures au sujet. Mais on observe que les femmes utilisent plus que les hommes les adjectifs subjectifs (48,6 % pour les femmes et 45,7 % pour les hommes) ; et inversement pour les adjectifs objectifs, avec une utilisation supérieure pour les hommes (36,5 %) par rapport aux femmes (33,2 %).

Ce complément d’analyse du discours permet de saisir qu’au-delà d’un discours qui semble au premier abord assez homogène (les variations ne sont pas massives), le positionnement des hommes et des femmes n’est pas le même. On peut envisager l’impression d’homogénéisation du discours au regard des champs représentationnels mis en évidence par l’analyse lexicométrique : toute une partie du corpus est descriptive, générale et générique. Au-delà de cette première approche, se dessine une différenciation homme/femme face à l’outil, avec d’un côté, des femmes qui s’expriment dans une dimension personnelle, individuelle et expérientielle autour de constats, d’états de fait, alors que les hommes s’inscrivent plutôt dans une dimension collective, ancrée dans l’action.

5. Comment aller au-delà des résistances genrées dans les technologies numériques et l’éducation/formation ?

5.1 Une implication, des représentations et des utilisations inscrites dans la différence

Les tablettes tactiles, par leur approche simple et leur expansion massive dans la population en France et dans le monde, pourraient être l’outil numérique qui dépasse les variables discriminantes dans le champ des technologies numériques. Par l’intermédiaire de trois types d’observations, une première par la représentation numérique de la population interrogée, une seconde par une approche globale et représentationnelle des discours par cooccurrences, et une troisième, plus locale, par l’analyse d’occurrences sémantiques, il semble que ce ne soit pas le cas.

La première observation que l’on pourrait donc qualifier de « brute », sans autre forme d’analyse, met en évidence que les hommes enseignants se dirigent massivement vers l’utilisation des tablettes tactiles, proportionnellement à leur nombre dans l’enseignement primaire. L’intérêt et les motivations sont donc, semble-t-il, empreints de représentations sexuées, ce qui peut trouver écho aux remarques de Jouët (2003), qui souligne une appropriation plus lente, plus réservée des femmes, qui attendent que les objets soient usuels. L’introduction des tablettes tactiles s’est fait sans formation systématique (sur les 10 enseignant.e.s interrogé.e.s, la moitié ont participé à une formation hybride), présupposant que leur usage intuitif permettrait aux enseignant.e.s de les transformer spontanément en outils pédagogiques dans les écoles. Or, il y a une différence entre utiliser une tablette pour le loisir (jeux, consultation Internet, photos et vidéo) et en faire un usage professionnel avec des élèves. Les enseignant.e.s doivent, d’une part, posséder une vue générale des capacités de l’outil et des manières de s’en servir et, d’autre part, en être suffisamment détaché.e.s pour pouvoir inventer des modalités pédagogiques réelles et non strictement technophiles (utiliser la tablette comme une fin en soi). Or, l’introduction massive d’outils technologiques à l’école n’a pas fait ses preuves, comme l’ont montrés la non-appropriation et l’abandon rapide des ordinateurs d’« Informatique pour tous » (Cuban, 2001), et conduit souvent à un rejet ou, en tout cas, à une certaine retenue. On peut donc penser que la « présentation » et l’« introduction » des tablettes tactiles dans ce contexte ont généré chez beaucoup d’enseignant.e.s la même méfiance que précédemment, et chez quelques autres, le même engouement technophile… suscitant également de la méfiance chez leurs collègues. De plus, les stéréotypes genrés préexistants, sur la technologie en générale comme domaine masculin, ont engendré des préjugés traduits dans les attitudes par plus de réserve de la part des femmes, et une action, dans une certaine mesure attendue, de la part des hommes.

Les analyses lexicales et sémantiques des discours mettent en évidence ce que Jouët note :
« Quand les femmes parlent des outils et des machines, elles utilisent généralement des concepts et un vocabulaire différents de ceux des hommes » (2003, p. 62). L’analyse des discours des enseignant.e.s selon deux entrées met en évidence ces différences dans les discours et dans les représentations, alors même que l’ensemble des enseignant.e.s sont utilisateurs/trices de tablettes tactiles dans leur classe. On distingue, d’un côté, un discours qui émane plutôt des femmes enseignantes, qui fait référence à la formation proposée suivie ou non, dans une perspective plutôt prudente d’attente, « il faut voir »… De l’autre, le discours plutôt des hommes, très descriptif en termes d’outils spécifiques aux tablettes et d’environnement numérique. Ces deux niveaux de discours inscrivent, à travers la description des pratiques (qui était l’objet des entretiens semi-directifs), deux perspectives représentationnelles que l’on pourrait résumer par « observation » pour les femmes vs « action » pour les hommes.

Le discours diffère donc aussi en termes d’intégration comme outil pédagogique et comme
« plus-value ». L’approche des femmes enseignant.e.s, plutôt en phase d’ « observation », les conduit à s’interroger sur l’intérêt, l’utilité de l’outil pour les élèves, et pour elles, sur l’optimisation des apprentissages. Leurs discours relèvent aussi les limites, les obstacles et les problèmes techniques. Pour les hommes, les tablettes tactiles sont un outil, avec des applications qui sont nommées, présentant une dimension orientée dans l’utilisation pratique et concrète. On pourrait dire, en opposant au discours de réserve des femmes, que l’outil n’est pas réellement envisagé dans ses dimensions pédagogiques par les hommes, l’énumération d’applications pouvant être envisagée comme superficielle en contexte scolaire. En d’autres termes, les femmes semblent s’inscrire dans une dimension réflexive de l’outil, alors que les hommes sont dans une utilisation techniciste. On peut également mettre en lien ces divergences représentationnelles et expérientielles au regard d’une évaluation de soi différente, où les hommes se sentent et s’estiment plus compétents que leurs collègues femmes (Fassa, 2006).

5.2 Mêmes écueils, mêmes constats, mais quelques pistes pédagogiques et professionnelles à envisager

L’analyse des discours met donc en évidence que les représentations et pratiques dans les classes des tablettes tactiles sont similaires à d’autres outils introduits dans le champ éducatif auparavant, avec une association stéréotypée qui, finalement, ne laisse que peu de place à la pédagogie, l’apprentissage et l’innovation. En termes d’égalité, particulièrement dans le champ éducatif et professionnel, ce constat est loin d’être anodin. Il s’agit d’un véritable obstacle identitaire qui modèle les postures professionnelles, et ce, aussi bien pour les femmes que pour les hommes dans l’enseignement : les femmes sont victimes des représentations associées aux technologies numériques comme territoire masculin ; les hommes, quant à eux, sont dans une certaine mesure enfermés dans ces mêmes représentations stéréotypées. C’est bien ce qu’illustre cette citation tirée de la recherche interrogeant des enseignant.e.s utilisant ou non des tablettes :

« Alors… non, mais la chance qu’on a, c’est qu’on a Pierre. Pierre, qui était à la base… enfin on l’a délégué “personnel informatique de l’école”, parce qu’on sait qu’il maîtrise, on sait qu’il aime ça ».

(enseignante qui n’utilise pas de tablettes)

Penser l’égalité ne peut se faire qu’en prenant en considération les hommes et les femmes dans une perspective globale et interactionnelle.
En effet, au-delà des pratiques enseignantes, l’obstacle majeur que révèlent ces discours différenciés est l’exposition « sur le terrain », dans les classes, des hommes utilisant plus les technologies numériques. Or, on sait que ce principe d’exposition a des conséquences réelles sur le développement de l’enfant et l’adolescent.e. Le peu de modèles féminins dans les sciences conduit les filles et les femmes à adhérer plus fortement aux stéréotypes genrés (Delisle, Guay, Senécal et Larose, 2009). En d’autres termes, cela « renforce » les pensées de types essentialistes. Dans cette perspective, l’illusion générationnelle doit aussi être étudiée. En effet, que transmet-on comme message aux jeunes enfants, souvent dès l’école maternelle, si ce qui touche au numérique est pris en charge particulièrement, d’une part, par des hommes (alors même qu’ils sont très largement minoritaires dans la profession) et, d’autre part, par les enseignant.e.s jeunes ?

Finalement, au regard de l’histoire que nous avons retracée et qui illustre la construction d’une méfiance du corps enseignant à l’égard des technologies éducatives, il semble urgent de réconcilier enfin les enseignants, et surtout les enseignantes, avec le numérique, d’abandonner les discours incantatoires et genrés sur la technique et de faire des tablettes un outil pédagogique parmi d’autres. Associer les technologies numériques à l’éducation aux médias peut être une piste intéressante, qui éviterait alors de focaliser sur l’introduction du numérique comme domaine associé au masculin, mais plutôt comme un outil au service du développement de l’esprit critique, de l’autonomie, compétences éducatives dégagées de tous stéréotypes genrés. Comme nous l’avons souligné, il s’agit d’un enjeu important, particulièrement dans le premier degré, où l’enseignant.e est polyvant.e, ce qui conduit donc à envisager une approche de cette nouvelle discipline transversale comme systématique. À travers ces remarques émerge l’aspect primordial de la formation des enseignant.e.s, qui semble être la clef, afin de dépasser les illusions essentialistes associées aux technologies numériques, que l’on retrouve rattachées aux tablettes tactiles en contexte éducatif.

6. Conclusion

L’exemple de cette recherche met bien en évidence qu’au-delà des tablettes tactiles, les enjeux différenciateurs sont encore et toujours à l’œuvre en contexte scolaire. Il s’agit donc de prendre la mesure de l’impact en contexte éducatif du modelage, de la transmission et de la reproduction des stéréotypes genrés. En effet, avant d’envisager des contenus d’enseignement en direction des élèves, il est nécessaire de penser la formation enseignante. Si l’on se réfère à la définition que proposait en 2000 l’OCDE au sujet de la littéracie numérique, il s’agit d’une : « Aptitude à comprendre et utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités » (p. 10). Ce terme est utilisé pour détailler les 40 recommandations du « Rapport du Conseil National du Numérique » (2014), particulièrement dans le champ de la formation.

La première étape consiste donc à encadrer et former d’abord les enseignant.e.s, ce qui éviterait l’illusion générationnelle qui devient un écueil. Il semble en effet nécessaire de penser la formation initiale et la formation continue, dans l’utilisation et la familiarisation des tablettes tactiles (Karsenti et Collin, 2013), mais plus largement des technologies numériques. Toujours selon le « Rapport du Conseil National du Numérique » (2014), la formation initiale doit être pensée plus particulièrement en direction des enseignant.e.s documentalistes, ainsi que la présence d’une personne référente dans le domaine. La recommandation 4 précise qu’il s’agirait de « désigner dans chaque établissement un référent coordinateur de la littératie numérique (enseignant documentaliste, directeur…) » (CNN, 2014, p. 36). Pour la formation continue, il est entre autres préconisé : d’« utiliser les méthodes coopératives et le travail en ligne pour la formation continue des équipes pédagogiques en matière de littératie numérique » (Recommandation 5, CNN, 2014, p. 37).

À ce stade, la question des représentations sexuées de la technique revient sur le devant de scène : le choix des personnes référentes risque très facilement de réactiver les stéréotypes sexués, comme on a pu le constater au niveau des correspondants informatiques des académies ou des référents B2I, postes occupés majoritairement par des hommes. Biais d’autant plus facile à générer que les hommes sont surreprésentés aux postes de directions d’école.

Quant à la formation continue, elle peut être perçue sous le prisme de pensées essentialistes, quant aux compétences supposées ou non, et de fait stigmatisantes, mettant en doute les aptitudes à se former des femmes enseignantes en fin de carrière, à l’inverse des hommes entrant dans la profession.

Par ailleurs, malgré la Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif, reconduite régulièrement depuis 2000, et faute de textes contraignants, bien peu d’ESPE (Écoles supérieures du professorat et de l’éducation) proposent une formation aux questions de genre (Léchenet, Baurens et Collet, 2016). Ainsi, ni les enseignant.e.s, ni les formateurs/trices d’enseignant.e.s n’ont conscience de ce qui se joue, autour de l’appropriation du numérique par les deux sexes.

Il semblerait plus pertinent d’envisager une temporalité et un encadrement systématique et pensé, là encore, pour l’ensemble des enseignant.e.s, sans présager ni préjuger de leurs connaissances et compétences initiales dans le domaine des technologies numériques. Il s’agit aussi d’une nécessité afin de dépasser un « sentiment d’étrangeté », souvent à l’origine d’une « fracture numérique » qui conduit à des inégalités dans le champ éducatif.

Au regard des effets des stéréotypes et des sollicitations dans le champ de l’éducation et de la formation, il semble donc qu’il faille privilégier une approche systématique pour chaque futur.e enseignant.e, de la maternelle à l’enseignement supérieur, afin que chacun dispose des mêmes connaissances de base, puisse dépasser ses propres représentations ainsi que celles partagées dans leur profession, pour pouvoir investir les technologies numériques au-delà des représentations sexuées et générationnelles qui modifient de fait les représentations, et surtout, les pratiques.

Notes
  1. Technologie de l’information et de la communication. ↩︎
  2. Un parallèle peut être fait avec la voiture : conduire ne nécessite plus aucun savoir d’ordre mécanique ou électrique, contrairement à réparer ou entretenir un véhicule. ↩︎
  3. Essential Facts About the Computer and Video Game Industry was released by the Entertainment. Software Association (ESA) in April 2016 : http://essentialfacts.theesa.com/ ↩︎
  4. Le principe de cette méthode repose sur un découpage répété du vocabulaire utilisé dans le corpus soumis à analyse, par l’intermédiaire de statistiques textuelles distributionnelles. Autrement dit, le corpus, constitué sur un principe de ressemblances et de différences statistiquement établies selon la métrique du « Chi2 d’association signé », propose une classification, nommée « classes », qui sont significatives de l’appartenance d’un mot à une classe. Ces classes sont des typologies de discours organisés en fonction de variables déterminées avant l’analyse du corpus (dans notre cas le sexe des enseignant.e.s) et qui présentent l’organisation topique et les mondes lexicaux caractéristiques des discours. ↩︎
  5. Iramuteq, pour « Interface de R pour les Analyses Multidimensionnelles de Textes et de Questionnaires ». Cette implémentation libre d’ALCESTE permet, par la méthode d’analyse hiérarchique descendante (CDH), de générer des « classes » selon un système de division du corpus, en reproduisant la méthode de classification développée par Reinert. Ce logiciel prend appui sur le logiciel R et le langage Python. ↩︎
  6. Nous avons spécifié, à titre d’information, le niveau d’intervention des enseignant.e.s, mais il n’y a pas d’effet de variable, autrement dit, malgré un public d’élèves différent, de la Grande Section de maternelle (GS) au CM2, les discours ne se différencient pas à ce niveau. ↩︎
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